1Fondée en 1947 à l’initiative de Fernand Deligny (1913-1996), la Grande Cordée est une « tentative » de prise en charge en cure libre d’adolescents considérés par les institutions spécialisées comme délinquants, difficiles, caractériels ou anormaux. Expérimentation à l’issue incertaine, une « tentative » relève pour Deligny d’un processus qui doit sans cesse échapper à sa propre captation dans une forme instituée. Elle est encore, comme le remarque Igor Krtolica, « un parcours provisoire à même les circonstances contingentes d’une étendue finie, trajectoire brisée au sein d’un milieu qui n’existe qu’à être tracé1 ». Au fil des tentatives, le parcours de Deligny pendant et après la Seconde Guerre mondiale l’amène à traverser certaines institutions de prise en charge de l’enfance dite « inadaptée » tout en maintenant une défiance à leur égard. Comme le souligne Émile Copfermann, ses prises de position témoignent d’un anticonformisme sans cesse renouvelé et d’une volonté de situer son intervention aux marges des partis et des institutions :
Communiste, ses relations avec le Parti se tendent de ce qu’il ne produit pas le catéchisme pédagogique qu’une telle appartenance doit susciter. […] Assistant social, il lui faut tout de même une raison sociale, il n’a pas la souplesse nécessaire pour l’obtenir […]. Éducateur enfin, Deligny doute de la pédagogie, des pédagogues et de tous ceux qui aiguillonnent la pédagogie : psychologues, psychosociologues, etc. Pas de spécialistes. Il leur préfère […] n’importe qui : groupes, mouvements2…
2Cherchant à esquiver les fixations et les déterminations institutionnelles, la tentative de la Grande Cordée prend l’apparence d’un réseau multisite dispersé sur l’ensemble du territoire avec le soutien des mouvements d’éducation populaire, des auberges de jeunesse et d’un réseau de militants communistes et anarchistes. Au milieu des années 1950, la pratique du film s’introduit dans l’organisation. Il s’agit notamment de susciter chez les adolescents des dispositions nouvelles et d’instaurer, par le film, le milieu de la collectivité dispersée. Ainsi les projets de films prennent-ils l’allure de tentatives qui déplacent et décentrent la tentative initiale.
3Cette manière d’appréhender le film ne doit pas être décorrélée, nous semble-t-il, d’autres initiatives prises au même moment en France, à commencer par la création en 1947 de l’association pour la recherche filmologique. S’apparentant elle aussi à un réseau, la filmologie regroupe les travaux de chercheurs et d’intellectuels qui, dans les domaines de la psychologie, de la sociologie et de l’esthétique, prennent le cinéma pour objet. S’intéressant aux effets du spectacle cinématographique sur les spectateurs et sur les foules, la filmologie se détourne du film en tant que forme et résultat d’une expression singulière pour mieux le ressaisir comme cause d’une série de bouleversements psycho-physiologiques et sociologiques.
- 3 Henri Wallon (1879-1962) est impliqué dans l’entre-deux-guerres dans plusieurs projets de réformes (...)
4À l’intersection de ces initiatives, un dialogue théorique peut être noué entre deux figures centrales : Deligny (éducateur et fondateur de la Grande Cordée) et le professeur Henri Wallon3 (psychologue, président de la Grande Cordée et vice-président de l’Institut de filmologie).
5À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, dans une période qui prend conscience des effets du cinéma de propagande et où les luttes de pouvoir entre éducation, santé et justice restent vives, les trajectoires de l’éducateur et du psychologue laissent en effet entrevoir les développements d’une véritable recherche par le film du « milieu » (social et culturel) qu’il participe à modifier et de l’activité individuelle et collective qui peut trouver à s’y insérer. Les contributions de Wallon à la recherche filmologique s’intéressent plus particulièrement aux dispositions ou aux aptitudes appelées par le film en fonction de l’âge, du développement psychique et de l’appartenance culturelle. Le film y est abordé comme une situation particulière qui sollicite une activité inédite de la part des spectateurs. Les recherches menées par Deligny au sein de la Grande Cordée s’intéressent, quant à elles, au film et à son dispositif en tant qu’ils peuvent modifier la relation de l’adolescent à son milieu. La pratique de Deligny est non seulement pédagogique, mais aussi artistique et militante. Ainsi les projets de films doivent-ils participer à l’élaboration du dispositif pédagogique et conduire à la création collective d’une œuvre singulière. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de se saisir du film. Celui-ci devient le site et la cible d’une tentative, qu’elle soit scientifique, pédagogique ou militante.
6Mais que signifie au fond « se saisir du film » ? Comment l’appréhender à travers l’activité individuelle et collective qui trouve à s’y insérer ? En rapprochant les projets de films imaginés par Deligny au sein de la Grande Cordée et les contributions de Wallon à la recherche filmologique, nous souhaitons interroger le modèle même du film, mais aussi son dispositif, tels qu’ils sont appréhendés, questionnés et déplacés dans ces initiatives de l’après-guerre. Pour cela, nous souhaitons tout d’abord revenir sur la notion de milieu telle qu’elle est développée et défendue par Wallon, notamment dans les débats portant sur l’enfance « anormale », avant d’aborder plus spécifiquement ses contributions à la recherche filmologique. Nous aborderons ensuite le dispositif de la Grande Cordée et nous étudierons les projets de films qui s’y imaginent. En filigrane, nous interrogerons ce moment charnière où la réflexion sur le cinéma s’écarte d’une certaine tradition critique (le cinéma saisi dans ses spécificités, art et langage) pour s’intéresser au média (la dimension d’appareil idéologique, culturel et social).
7La notion de « milieu » joue un rôle central dans la pensée de Wallon comme dans celle de Deligny. Elle permet de mieux saisir la façon dont ils appréhendent le cinéma, mais aussi, et avant tout, de situer leur position dans les débats portant sur l’enfance dite « inadaptée ». Ces débats constituent le fond sur lequel se détache la tentative de la Grande Cordée.
- 4 Muel-Dreyfus, 2004, 76.
- 5 Chauvière, 2009 [1980], 97.
8Sous Vichy, l’enfance inadaptée devient le lieu d’une véritable lutte de pouvoir entre éducation, santé et justice. Dès la fin des années 1930, nous assistons à une forte moralisation des débats et à une montée très nette de la médecine, au détriment de l’éducation, dans la définition et la prise en charge de « l’enfance déficiente ». Fait révélateur de ce contexte, Wallon, qui préside en 1936 une commission pour l’enfance déficiente, doit insister pour que l’enquête dont il a la charge porte l’intitulé « enquête psycho-pédagogique » et non « enquête médico-psychologique4 ». En 1943 est créé un Conseil technique de l’enfance déficiente et en danger moral, présidé par le professeur Georges Heuyer. Comme le remarque Michel Chauvière, la finalité de ce Conseil technique est avant tout d’« inscrire l’hégémonie technique et idéologique de la neuropsychiatrie infantile dans le champ de l’enfance déficiente, en danger moral et même par extension délinquante5 ». En 1947, dans un texte intitulé « Les enfants inadaptés », Wallon revient sur les modes de gestion de l’enfance « anormale » durant la guerre et l’Occupation. Le texte est particulièrement révélateur de cette mainmise de la médecine, politiquement inacceptable à ses yeux, et de la mise à l’écart de l’Éducation nationale au profit des institutions privées :
- 6 Henri Wallon, « Les enfants inadaptés », texte dactylographié, s. d., Archives nationales, fonds H (...)
Le gouvernement s’intéressait à un tel point à l’enfance déficiente et en danger moral que celle-ci fut rattachée directement à la présidence du Conseil. […] Un « Comité de coordination des services de l’enfance déficiente et en danger moral » fut constitué. Les médecins y occupaient la place d’honneur. […] Les associations régionales tirent la quasi-totalité de leurs ressources de subventions officielles. C’est grâce à elles que les œuvres privées, notamment les Bons Pasteurs, ont pu prospérer. […] Dans un rapport présenté au Comité national de l’enfance le 9 janvier 1947, il est dit : « les institutions privées se débattent au milieu de graves difficultés financières » […]. On est surpris de ne pas trouver mention ici du rôle de l’Éducation nationale ? […] Le ministère de la Santé publique voudrait-il, maintenant que nous sommes revenus en régime normal, continuer à enlever à l’Éducation nationale son rôle essentiel6 ?
9Cette lutte de pouvoir doit également être resituée dans ce que Sarah Fishman nomme « une école française du milieu social7 ». Les débats, qui engagent experts médicaux et psychologues, portent pour une large part sur l’importance à accorder au milieu dans le développement psychologique de l’enfant. D’un côté, les experts médicaux, notamment le professeur Heuyer, favorisent le facteur biologique tout en admettant l’influence du milieu ; de l’autre, les assistantes sociales et les psychologues, notamment Wallon, favorisent le facteur mésologique sans nier pour autant le rôle de la biologie.
- 8 Bautier et Rochex, 1999, 13-14.
- 9 Mucchielli, 1994.
10Plus largement, la posture intellectuelle de Wallon s’inscrit dans un contexte français marqué, dès le début du xxe siècle, par la multiplication des travaux s’efforçant « de ne pas séparer l’étude des fonctions et des processus psychiques de celle de leurs cadres sociaux, de l’analyse et de l’histoire des œuvres, des instruments intellectuels, des institutions et des représentations collectives8 ». Reprenant l’expression de Laurent Mucchielli, Élisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex associent les travaux de Wallon au développement et à l’exploration d’un véritable « territoire commun9 » entre la psychologie et la sociologie.
11Il s’agit pour Wallon de dépasser l’opposition entre les aspects psychologiques et sociaux du développement de l’individu. Selon lui, l’enfant est dès le plus jeune âge un être social constitué par son milieu. D’abord incapable de subvenir à ses propres besoins, ses premiers gestes sont tournés vers les personnes qui l’environnent. Mais c’est son entourage, son ambiance humaine – pour reprendre un terme qui revient régulièrement sous sa plume –, qui donne forme et contenu à son attitude. Il est donc essentiel pour Wallon de « rattacher les opérations intellectuelles, dont l’enfant devient capable, avec des relations sociales qui lui deviennent également accessibles10 ».
12À l’intersection des aspects psychologiques et sociaux du développement de l’enfant se trouve donc la notion prépondérante de « milieu ». Entre les situations que propose le milieu et les dispositions d’un individu, chaque aspect actualise ce qui est en puissance dans l’autre. Dans ses échanges incessants avec le milieu, l’enfant accède ainsi aux premières formes de représentations et, progressivement, à l’ordre symbolique :
- 11 Wallon, 1959 [1954], 288.
Ce qu’elle [la société] ajoute aux milieux naturels, c’est le dessein d’agir sur eux par le moyen de procédés techniques ou culturels. C’est, par conséquent, des images de la causalité et une représentation des choses qui abordent les données immédiates de l’expérience ; et ces images ne pouvant avoir d’autre support actuel que des simulacres ou le langage, elles ont comme eux pour condition essentielle un groupement stable d’individus, une société organisée11.
13À cela, il faut encore ajouter qu’il n’y a jamais un seul milieu pour Wallon, mais toujours une multiplicité, à commencer par la famille et l’école. Ainsi, c’est à l’intersection de plusieurs milieux que le sujet se saisit et ne cesse de se ressaisir :
Plusieurs milieux peuvent donc se recouper chez le même individu et même s’y retrouver en conflit. […] Les milieux où il vit et ceux dont il rêve sont le moule qui met son empreinte sur sa personne. Il ne s’agit pas d’une empreinte passivement subie. Assurément, les milieux dont il relève commencent par commander bien de ses conduites, et l’habitude précède le choix. Mais le choix peut s’imposer soit pour résoudre des discordances, soit par comparaison de ses propres milieux à d’autres12.
- 13 Wallon, 1997 [1941], 11.
- 14 Ibid.
14Contre le fixisme, Wallon ne conçoit pas un individu allant à la rencontre de la société, mais étudie les processus de différenciation ou de spécification par lesquels un individu ne cesse de se produire. Le développement est donc discontinu et ne se fait pas sans heurts. C’est pourquoi chaque étape doit être étudiée en elle-même et dans l’ensemble complet de ses conditions actuelles. Cette question de méthode conduit Wallon à penser l’individu et le milieu comme une totalité sans cesse mouvante, ou encore comme un ensemble indivis qui ne perd jamais sa capacité de transformation. Enfin, parmi l’ensemble des possibilités qu’offre le milieu, et en dépit du choix qu’effectue l’enfant ou le sujet, « rien n’est détruit de ce qui est abandonné, rien n’est même sans action de ce qui est dépassé13 ». La rencontre de nouveaux milieux ou l’apparition de circonstances nouvelles peuvent toujours raviver chez le sujet des « possibilités qui ne sont pas mortes14 ».
15La proposition de Wallon implique donc la conception d’un espace dynamique, toujours en devenir, marqué et remarqué par l’activité qui trouve à s’y s’insérer. Si cette idée, nous le verrons, est au cœur du dispositif que mettra en place Deligny avec la Grande Cordée, elle permet également de mieux saisir les contributions de Wallon à la recherche filmologique. En effet, le cinéma, en tant que procédé technique et culturel, modifie à son tour la relation de l’individu à son milieu. En introduction de l’article « De quelques problèmes psycho-physiologiques que pose le cinéma », Wallon écrit :
Il est de toute évidence que le milieu technique développé par nos civilisations modernes se substitue plus ou moins au milieu naturel et modifie chaque jour le milieu vital de l’homme ; qu’il doit exiger des formes nouvelles d’accommodation aux réalités et aux forces qui agissent sur lui de l’extérieur. Dans certains cas, des techniques nouvelles entraînent des effets qui mettent à rude épreuve soit les régulations biologiques qui sont liées à la structure des organes et des fonctions, soit les régulations psychiques qu’ont pu développer au cours des millénaires vécus par l’humanité les nécessités quotidiennes de l’existence15.
16Ainsi le cinéma exige-t-il de la part du spectateur des dispositions nouvelles. Les travaux de filmologie fournis par Wallon portent essentiellement sur les formes d’accommodation et de régulation psychique qu’entraîne, chez l’adulte et chez l’enfant, l’action du cinéma. Mais comment la recherche filmologique menée par Wallon se saisit-elle du film ? Depuis quelle position ? Et à quelles fins ?
- 16 Sur l’histoire de la filmologie, voir Albera et Lefebvre, 2009.
- 17 Après des études de philosophie, Isaac Cohen devient journaliste et producteur de films. En 1936, (...)
- 18 Cohen-Séat, 1946.
- 19 Mario Roques (1875-1961) est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’histoire du (...)
- 20 Historien et critique de cinéma, Léon Moussinac (1890-1964) est également directeur de l’Institut (...)
17Le projet de la filmologie16 est formulé dès 1946 par Gilbert Cohen-Séat17 dans son Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma : la filmologie s’intéresse aux « lois qui unissent le film à l’homme18 ». Dans cet ouvrage, Cohen-Séat argumente en faveur d’une prise en charge du cinéma par les sciences humaines et sociales. L’utilisation du cinéma comme moyen de propagande avant et pendant la Seconde Guerre mondiale le conduit en effet à considérer le 7e art comme un moyen de communication de masse. Il devient nécessaire selon lui de fonder une science filmologique capable d’étudier les mécanismes du cinéma et ses effets potentiels sur les foules. En 1947, Cohen-Séat fonde avec Mario Roques l’Association pour la recherche filmologique. Son but est d’assurer la création et le fonctionnement d’un Centre de recherche et de documentation scientifique consacré à la filmologie. Le Centre de filmologie est présidé par Roques19. Wallon et Léon Moussinac20 en sont les vice-présidents ; Cohen-Séat, le secrétaire général. Organisé à l’automne 1947, le premier congrès de filmologie pose les bases de la recherche filmologique et le programme des conférences établi la première année donne une idée claire des domaines d’études : études psychologiques sous la direction de Wallon ; études techniques sous la direction de Cohen-Séat ; filmologie générale et philosophie sous la direction de Raymond Bayer ; études comparatives sous la direction de Roques. La recherche filmologique entend étudier le cinéma comme un fait social. Elle s’intéresse à la réception du film en fonction de l’âge, du développement psychologique et de l’appartenance culturelle et sociale. Elle s’intéresse aussi à l’influence du film sur les mœurs et à son utilisation pédagogique. Par l’objet et la méthode qu’elle se donne, la filmologie opère pour la France, comme le remarquent François Albera et Martin Lefebvre, le passage du médium au média :
- 21 Albera et Lefebvre, 2009, 27-28.
Le « cinéma » est appréhendé autrement que la tradition critique, qui avait édifié sa prévalence de médium (spécificité) et, par là, d’art ; il l’est en tant que média, au sein des moyens de communication de masse, ou mass media (ces mots n’apparaissent pas d’emblée dans le discours sur le cinéma, mais y sont introduits progressivement – notamment grâce aux sociologues). […] La filmologie opère donc – pour la France – le passage du médium (auquel toute la réflexion antérieure est vouée depuis Lindsay ou Arnheim jusqu’à Bazin : ontologie, art et langage) au média (que Balázs, certains chercheurs des Payne Fund Studies aux États-Unis, de même que Kracauer, Benjamin et l’École de Francfort avaient entrevu : c’est-à-dire la dimension d’appareil social, idéologique, culturel)21.
18Comme le soulignent encore les deux auteurs, la filmologie considère le film comme le modèle heuristique permettant de comprendre le rapport de l’être humain à ce fait social qu’est le cinéma. Il s’agit donc de mettre à distance le film en tant qu’œuvre et d’« appréhender le milieu et les conditions qui le rendent possible, l’accueillent, et sur lesquels il agit en retour22 ». Cette mise à distance du film est clairement formulée dans les statuts de l’Association de filmologie :
- 23 Statuts de l’Association pour la recherche filmologique, rapport du comité fondateur précisant l’o (...)
Le film peut être compris de deux biais différents : tantôt il est le fruit d’un système de causes dont il dépend, où se combinent le projet du réalisateur-filmographe, les instruments de réalisation, et une foule de circonstances fortuites ou mal connues […] ; tantôt, au contraire, le fait filmique se présente lui-même comme une cause absolue, par cette seule raison que, tel quel, il apparaît sur les écrans à la vue des spectateurs avec tous les caractères du cinéma. C’est là le point de départ de la filmologie. Elle n’est ainsi rien d’autre principalement que l’étude ou la recherche des effets de la filmographie23.
- 24 Wallon, 1947b, 30.
- 25 Wallon, 1952, 21.
- 26 Wallon, 1947a, 16.
- 27 Wallon, 1954, 98.
19Wallon adhère à cette définition. Ses contributions à la recherche filmologique (1947-1957) portent essentiellement sur les mécanismes psychologiques de la perception filmique. Comme il l’explique en 1947, « à tous les problèmes que soulève le cinéma dans le domaine de ses applications, […] il y a un soubassement psychique et technique qu’il est indispensable d’explorer pour les poser correctement24 ». Mais comme il le précise par la suite, c’est à partir de la situation proposée par le film que doivent être étudiés ces soubassements et leurs effets : la filmologie « n’est pas l’étude scientifique ou technique du cinéma. Elle part du film réalisé comme d’un fait qui existe, et ce sont les réactions provoquées par le film qui la regardent25 ». Wallon se saisit du film pour étudier la relation de l’individu à ce fait social qu’est le cinéma et retrouve ainsi cette même posture intellectuelle qui le place à la croisée des études psycho-physiologiques et sociologiques. Il considère le film comme une espèce nouvelle de situation qui se présente dans des conditions particulières et qui appelle des formes d’accommodation tout aussi particulières. Reprenant les étapes du développement mental exposées dans De l’acte à la pensée, il estime que les réactions provoquées par le film doivent être étudiées « à travers les différentes couches constituant l’être humain26 ». Au niveau perceptif tout d’abord, le cinéma oblige le spectateur à modifier ses repères : le film perçoit pour lui. Il propose des mouvements d’éloignement et d’approche, il impose une succession imprévue de points de vue et déjoue toute forme d’anticipation. Le cinéma oblige donc le spectateur à modifier ses mécanismes d’accommodation posturale, entraînant ainsi une dérégulation d’ordre biologique et psychologique. Bouleversant l’organisation psycho-physiologique de l’individu, le cinéma aurait la capacité de restituer à la vision une valeur affective souvent neutralisée au cours du développement psychologique par l’habitude et par un usage strictement adaptatif. Le cinéma ménage ainsi des situations « où l’adulte peut revenir à ses formes de sensibilité qui étaient celles de son enfance27 ».
20Par ailleurs, le cinéma modifie en profondeur notre rapport à l’espace et au temps :
Jamais, sans doute, œuvre humaine n’a eu à manipuler le temps et l’espace comme le cinéma. […] Couper dans l’espace et le temps, c’était concevoir la possibilité d’en distribuer les morceaux à sa guise. L’ordre irrévocable des lieux extérieurs entre eux et des moments irréversibles pouvait donc être bouleversé. Il l’a été. La conséquence est d’importance28.
21Cette conséquence, c’est le retour à un syncrétisme dépassé par l’individu au cours de son développement. Notion centrale dans les contributions de Wallon à la filmologie, la pensée syncrétique y est abordée de façon quasi systématique. Dans l’article « De quelques problèmes psycho-physiologique que pose le cinéma », il précise que le cinéma abolit « ce qui nous paraît être l’essentiel du temps et de l’espace, c’est-à-dire une suite irréductible ou irréversible de juxtapositions ou de successions29 ». À la succession (dans le temps) et à la distribution (dans l’espace) d’impressions distinctes, qui est le propre de la pensée synthétique, Wallon oppose la fluidité d’un ensemble global, indivis, qui est le propre de la pensée syncrétique :
Entre synthèse et syncrétisme, il y a opposition. Le résultat de l’une est un tout organisé dont les parties peuvent être distinguées et soutiennent entre elles des rapports déterminés. Syncrétisme signifie au contraire confusion dans un ensemble global de tous les éléments qui les composent, quels que soient leurs rapports ou même en l’absence de rapports mutuels30.
- 31 Wallon, 1954, 93.
- 32 Wallon, 1942, 189.
22Enfin, le cinéma apparaît comme un moyen d’expression particulier puisqu’il semble « créer son objet et se confondre plus ou moins avec lui31 ». Il ne distingue pas le signe de la chose signifiée. Même s’il n’en fait pas mention dans ses articles de filmologie, Wallon aborde le problème de la signification filmique dans des termes qui ne sont pas sans rappeler ceux qu’il emploie ailleurs pour parler du simulacre. Dans De l’acte à la pensée notamment, il s’intéresse au simulacre dans la mesure où celui-ci permet à l’individu en devenir d’accéder à la représentation. Dans le simulacre, la représentation se forme en participation avec l’objet. Les activités qui s’exercent en lui « opposent aux rapports directs d’actions réciproques, qui sont perpétuels entre l’être vivant et son milieu, un autre type d’action, qui est à l’image des choses, et qui s’achèvera dans la représentation et la pensée en devenant l’image des choses32 ».
23En résumé, le cinéma a des effets sur les différentes couches qui constituent l’individu et qui correspondent aux différents stades de son développement. Le cinéma bouleverse les mécanismes d’accommodation tonico-posturale ; il permet le retour d’une pensée syncrétique ; enfin, il s’apparente à un moyen d’expression singulier dans lequel la chose et l’image de la chose se confondent. La filmologie représente ainsi pour Wallon une occasion de poursuivre ses recherches sur les liens qui unissent le biologique et le psychologique et sur les étapes du développement qui mènent de l’activité tonico-posturale à la représentation, de l’acte à la pensée. Elle représente également une nouvelle occasion de dépasser l’opposition entre les aspects psychologiques et sociologiques de ce développement. Mais les contributions de Wallon à la recherche filmologique font également état, comme chez Cohen-Séat, d’« une arrière-pensée d’intervention33 ». Les méfaits potentiels du cinéma sont régulièrement rappelés dans ses textes, même si le ton alarmiste que l’on peut retrouver chez Cohen-Séat en est relativement absent. Wallon pense toujours la situation proposée par le film et les dispositions du spectateur dans un rapport dynamique et interroge surtout la position depuis laquelle la filmologie pourrait ou devrait intervenir. Toujours dans l’article « De quelques problèmes psycho-physiologiques que pose le cinéma », Wallon écrit à propos de l’être social face au film :
Comment va-t-il y réagir ? Par une ivresse de puissance ou par une ivresse grégaire ? Par le goût de la vie ou par celui du factice ? Par une extension de sa sensibilité ou par un recul en lui-même ? Par un combiné de sentiments contraires ou ambivalents ? Y’a-t-il un moyen de le prévoir ? De le savoir à propos de chaque film ? De le savoir pour imprimer au cinéma l’orientation choisie ? On sait l’usage qu’a pu en faire la propagande fasciste. Mais on sait aussi l’usage qu’en a fait le cinéma soviétique34.
24Si les études menées par Wallon peuvent faire preuve de certaines velléités normatives, il interroge surtout le positionnement du film (l’œuvre singulière) par rapport au « cinéma » saisi dans sa dimension d’appareil (idéologique, culturel, social). Il s’agit toujours pour Wallon d’étudier les situations proposées par le film, les dispositions qu’il sollicite et, à travers elles, la façon dont des individus et des groupes d’individus s’en saisissent. Ainsi est-ce l’activité sollicitée, informée et ressaisie par le film qui doit être étudiée (et éventuellement orientée) par la filmologie. Le film n’est plus saisi en sa qualité d’objet, il est abordé en tant qu’ensemble associant situations et dispositions.
25Or, il nous semble que l’intervention pédagogique et militante lancée par Deligny à l’endroit du cinéma est motivée précisément par cette activité telle qu’elle est sollicitée, informée et ressaisie par le film. Bien que Deligny ne cite jamais les études filmologiques de Wallon, celles-ci peuvent néanmoins apporter un éclairage enrichissant sur les projets de films qu’il imagine au sein de la Grande Cordée. S’il faut attendre 1971 et la projection du film Le Moindre Geste au Festival de Cannes pour voir aboutir l’un des projets de Deligny, la réflexion qu’il mène au sujet du cinéma n’a de cesse de saisir la question du dispositif et des dispositions que le film appelle et sollicite. Avant d’envisager les projets de films imaginés au sein de la Grande Cordée, il convient donc d’étudier la façon dont Deligny décline la notion de milieu de Wallon dans celle de « dispositif d’existence », puis dans celle de « dispositif de tournage ».
- 35 Deligny, 2007 [1947], 174.
- 36 Wallon, 1934.
- 37 Le Moindre Geste est un film collectif de Deligny, Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel sorti en 19 (...)
26Wallon est l’un des rares théoriciens auxquels Deligny se réfère ouvertement. Dans son livre Les vagabonds efficaces35, il cite notamment Les origines du caractère chez l’enfant36 et De l’acte à la pensée. Vingt-quatre ans plus tard, Deligny mentionne de nouveau Les origines du caractère dans un texte accompagnant la projection du film Le Moindre Geste37 au Festival de Cannes. Le livre de Wallon y est décrit comme un repère qui le guide dans ses tentatives successives :
- 38 Ce texte de Deligny devait être ajouté au dossier de presse qui accompagnait la présentation du fi (...)
Lorsqu’il m’a fallu rendre compte d’une des premières tentatives que j’ai vécues, j’ai trouvé un texte du professeur H. Wallon qui me sert de boussole depuis trente ans : « […] Il n’est pas plus possible de déduire un comportement de dispositions, si fondamentales et impérieuses soient-elles, qu’une fonction des facteurs plus élémentaires qu’elle intègre. Et plus croît, avec la complexité d’une activité, la diversité des circonstances auxquelles il lui faut répondre, moins il est possible de l’en dissocier et de l’envisager seule. Selon qu’il s’agit de sa vie quotidienne […], soit de situations nouvelles et imprévues […], la façon de réagir peut, chez le même individu, présenter une grande diversité […]. C’est de la somme de ces traits, ou plutôt de leur répétition que résulte le caractère. Il est comme leur empreinte sur la personne. En lui viennent aboutir et se fixer des façons de réagir dont l’explication repose sur le complexe indissoluble que forment des situations déterminées et les dispositions du sujet. »38
- 39 En outre, entre 1975 et 1977, Deligny commente abondamment les écrits de Wallon dans ses lettres à (...)
27Cette « boussole » est encore présente dans la dernière tentative menée par Deligny dans les Cévennes et consacrée à l’accueil en cure libre d’enfants autistes39. C’est donc à Wallon que Deligny doit, dans une large mesure, ses réflexions sur le milieu, les circonstances et les dispositions du sujet. Avec la tentative de la Grande Cordée, notamment, il s’agit d’élaborer des dispositifs permettant de médiatiser et de modifier la relation des adolescents pris en charge à leur(s) milieu(x). Plus spécifiquement, ce sont trois aspects de la notion de milieu chez Wallon qui sont repris et reformulés par Deligny : premièrement, la société ajoute aux milieux naturels le dessein d’agir sur eux par le moyen de procédés techniques et culturels, dont le cinéma ; deuxièmement, il existe une multitude de milieux et c’est à leur intersection que le sujet se saisit ; troisièmement, la rencontre avec de nouveaux milieux peut susciter ou restituer des possibilités nouvelles ou provisoirement abandonnées. En décrivant l’organisation de la Grande Cordée, il s’agit de voir comment ces trois aspects sont déclinés dans le dispositif mis en place par Fernand Deligny.
- 40 Alvarez de Toledo, 2007, 384.
- 41 Travail et Culture est une association d’éducation populaire issue de la Résistance. Elle est étro (...)
- 42 Le modèle des auberges de jeunesse (AJ) apparaît en France au début des années 1930. À partir de 1 (...)
28Deligny fait la rencontre de Wallon en 1937, probablement par l’intermédiaire du docteur Louis Le Guillant (1900-1968), comme le suggère Sandra Alvarez de Toledo40. Le Guillant, alors chef de la Coordination des services de l’enfance déficiente ou en danger moral, et futur psychiatre attitré de la Grande Cordée, appartient également au comité de rédaction de la revue Pour l’enfance coupable, à laquelle Wallon et Deligny contribuent séparément (à partir de 1940 pour Wallon et de 1944 pour Deligny). Nous ne savons que peu de choses sur les échanges éventuels entre les deux hommes à cette période. Les premières véritables discussions ont lieu entre 1946 et 1947, alors que Deligny devient délégué régional de Travail et Culture41 pour la région Nord et élabore le projet de la Grande Cordée entre Lille et Paris. Par l’intermédiaire de Wallon, Deligny se rapproche également du Parti communiste français (il y adhère en 1948). Les statuts de la Grande Cordée sont déposés le 1er août 1948. Parmi les fondateurs, tous membres du Parti communiste, nous retrouvons aux côtés de Deligny et Wallon : Hélène Gratiot-Alphandéry (psychologue, fondatrice avec Wallon de la revue Enfance), Huguette Dumoulin (ajiste42 et membre de l’Union de la jeunesse républicaine de France) et Christiane Macé (responsable des Francas). Qu’en est-il exactement de ce projet ?
L’idée de la Grande Cordée a germé dans l’humus des années que j’ai passées comme éducateur dans des centres, instituts médico-pédagogiques et autres lieux d’asile où mon effort le plus clair avait consisté à faire s’ouvrir les portes et les fenêtres43.
- 44 Les guillemets indiquent dans cette partie les termes employés par Deligny pour décrire l’organisa (...)
29En opposition à l’enfermement asilaire, l’organisation de la Grande Cordée prend la forme d’un réseau multisite dispersé sur l’ensemble du territoire. Il s’agit pour Deligny de modifier les « dispositifs d’existence44 » d’adolescents rejetés des différents dispositifs institutionnels de prise en charge. L’intervention de la Grande Cordée peut prendre deux formes selon les cas : soit le « dispositif d’existence » est élaboré à partir du « milieu familial », l’adolescent reste alors dans sa famille et l’organisation vient compléter ce milieu, notamment en proposant des consultations régulières ; soit l’organisation envoie le jeune en « séjour d’essai » déterminé géographiquement par le projet qu’il élabore et par le réseau de contacts dont dispose l’association (artisans, ouvriers, syndicats, etc.). Dans ce cas, le « dispositif d’existence » s’élabore à partir du « milieu d’appui » proposé à l’adolescent. À l’issue de ce séjour, l’adolescent peut retourner dans son milieu familial, reprendre des études, trouver un emploi ou encore revenir à Paris pour effectuer un « séjour d’orientation » et mettre au point des intentions nouvelles. Quel que soit le cas de figure, la Grande Cordée situe son intervention à la jonction de l’individu et du milieu. Il ne s’agit pas d’intervenir sur l’adolescent directement, mais sur son dispositif d’existence. Mais comment l’organisation intervient-elle concrètement sur celui-ci ?
- 45 Deligny, 2007 [1967], 421.
30Pour commencer, les jeunes sont envoyés de l’hôpital Necker par le professeur Heuyer (ils le seront ensuite par l’assistance sociale, et parfois par les parents eux-mêmes). Deligny commence par brûler les dossiers médicaux de ces adolescents avant de les recevoir, de préférence seuls. La consultation a lieu, dans les premiers mois de l’organisation, rue de l’Oural à Paris, dans le théâtre de Charles Dullin désaffecté et « requis par la culture populaire45 ». Comme le souligne Deligny, le lieu de la consultation a son importance :
Si vous demandez à un adolescent, psychotique ou non, quels sont ses projets, si vous êtes un monsieur de quarante ans dans un bureau de psychologie ou si vous êtes une jeune fille de dix-huit ans sur un banc du Luxembourg, à moins que le gars ne soit vraiment pas bien, vous n’obtiendrez pas la même réponse46.
31Deligny constate que la plupart des jeunes formulent le souhait d’être libres. Mais selon lui, ils se laissent leurrer par une conception idéaliste et trompeuse de la liberté. Se référant à Hegel, il préfère définir celle-ci comme la capacité de l’individu à se décider en connaissance de cause. C’est cette capacité que les membres de la Grande Cordée doivent déceler et encourager. C’est pourquoi Deligny décide de centrer l’intervention sur le « projet » formulé par l’adolescent. Après lui avoir demandé ce qu’il voudrait devenir, Deligny s’engage à prendre en charge son projet « quel qu’il soit (y compris mettre le feu au ministère de la Guerre)47 ». Les éducateurs de l’association sont ensuite chargés de trouver un « séjour d’essai », quelque part en France, où l’adolescent pourra s’essayer à un métier et définir son « dispositif d’existence ». La Grande Cordée s’appuie pour cela sur un réseau de familles d’accueil et sur la fédération des auberges de jeunesse. Plus largement, le développement de l’organisation se fait au gré des occasions, comme le remarque Alvarez de Toledo :
- 48 Alvarez de Toledo, 2007, 387.
L’occasion se présentait sous la forme d’un nouveau milieu, d’un réseau de relations nouvelles et d’un apprentissage dont l’adolescent avait manifesté le désir, ou la fantaisie. […] L’occasion et les circonstances représentaient un principe existentiel, anarchiste, jubilatoire […]. Une cartographie des rencontres et des hasards se dessinait, moins mélancolique que la psychogéographie situationniste48.
32Deligny estime que trois ou quatre séjours d’essai sont nécessaires pour l’élaboration et la précision d’un projet. Pour autant, il ne s’agit pas de couper l’adolescent de son milieu d’origine, mais bien de créer un écart, porteur de possibilités singulières, entre le milieu d’origine et le milieu d’appui. Le dispositif d’existence a donc pour Deligny une dimension stratégique. Il consiste en une intervention concertée permettant de faire surgir aux yeux de l’adolescent des possibilités nouvelles ou non retenues, d’actualiser dans le milieu certaines virtualités de l’individu, et inversement.
33Pour que cette forme d’organisation conserve son dynamisme, pour qu’elle ne puisse se replier sur les seuls rapports subjectifs entre chacun de ses membres, Deligny prend l’habitude d’ajouter au projet initial une seconde proposition qui, d’une manière ou d’une autre, doit permettre une ouverture ou un décentrement de l’organisation. C’est ainsi que les projets de films font leur apparition en 1954. Même si cette arrivée peut paraître tardive dans l’histoire de l’organisation, le cinéma n’a jamais été secondaire pour Deligny. Dès les premières réunions de préfiguration de l’association et jusqu’aux premiers projets de films, le dispositif de la Grande Cordée s’imagine dans des espaces où s’insère une activité (critique, scientifique, pédagogique) informée et souvent transformée par le cinéma. Comment ces projets de films apparaissent-ils au sein de la Grande Cordée ? Et comment agissent-ils sur son organisation ?
- 49 Le 4 septembre 1944, Dumazedier est nommé secrétaire général de la commission Éducation du Comité (...)
34En 1946, Deligny devient délégué régional de l’association Travail et Culture (TEC) pour la région Nord et effectue des allers-retours réguliers entre Lille et Paris. Issue de la Résistance, TEC est née de la rencontre d’artistes, d’intellectuels et de syndicalistes durant la guerre. L’organisation joue un rôle déterminant pour le partage et la circulation des idées entre réalisateurs, techniciens du cinéma, metteurs en scène, éducateurs, éditeurs, etc. Elle est proche de l’association Peuple et Culture (PEC), fondée en 1945 sous l’impulsion de Joffre Dumazedier49 et d’un réseau de militants (pour la plupart communistes et liés au Front populaire). Le manifeste de Peuple et Culture, rédigé l’année de sa création, pose les bases de cet engagement militant :
- 50 Extrait du manifeste de Peuple et Culture, 1945.
Ouvriers, syndicalistes, ingénieurs, officiers, professeurs, artistes, nous nous efforcerons de poser, suivant les réalités de l’époque, les bases d’une véritable éducation des masses et des élites. […] La culture populaire ne saurait être qu’une culture commune à tout un peuple : commune aux intellectuels, aux cadres, aux masses. Elle n’est pas à distribuer. Il faut la vivre ensemble pour la créer50.
- 51 Après la guerre, Marker écrit pour la revue Esprit, qui reparaît après son interdiction sous le ré (...)
- 52 Contacté par Alvarez de Toledo en 2001, Marker explique : « Oui, j’ai bien connu Deligny en ce tem (...)
- 53 Ce gamin, là est un film documentaire de Renaud Victor consacré à la « tentative des Cévennes » la (...)
35C’est ainsi que Deligny fait la rencontre d’André Bazin, qui est alors l’un des principaux animateurs de TEC (il est responsable, entre autres, des « Jeunesses cinématographiques »). En 1948, Deligny s’installe à Paris, dans le même immeuble que Bazin, rue du Cardinal-Lemoine. Bien que nous ne sachions que peu de choses sur l’influence exercée par celui-ci, nous savons que les deux hommes se voient régulièrement. C’est aussi au sein de Travail et Culture que Deligny fait la connaissance de Chris Marker51, qui dirige alors avec Joseph Rovan la revue DOC (et sa version allemande DOK), publication conjointe de Travail et Culture et Peuple et Culture. Marker se dira proche de Deligny à cette époque, partageant avec lui une vision encore confuse de ce que pourrait être un jour le cinéma militant52. Ces deux rencontres auront des conséquences importantes sur les futurs projets de films de Deligny. Si aucun d’eux ne participe aux projets de la Grande Cordée, Deligny doit à Bazin sa rencontre avec François Truffaut (qui produit le film Ce gamin, là53 en 1975), et à Marker (et à la coopérative SLON) la production et la distribution du film Le Moindre Geste en 1971. Durant ces années passées à Travail et Culture, Deligny élabore en parallèle le projet de la Grande Cordée. Il en affine la description avec Wallon et organise les premières réunions de préfiguration en 1947 dans le laboratoire de biopsychologie de ce dernier. Il est difficile de savoir si la question du cinéma est abordée lors de ces réunions. Néanmoins, le recours au film semble rapidement envisagé puisqu’une subvention d’équipement, allouée en 1950 par la Caisse d’allocations familiales, est aussitôt utilisée pour l’achat d’une caméra et d’un projecteur.
- 54 Dès sa création, la Grande Cordée souffre d’un manque de financements. Les difficultés grandissent (...)
36L’histoire de la Grande Cordée peut être scindée en deux périodes : une première durant laquelle l’organisation est coordonnée par un « groupe de base » situé à Paris (1948-1955) ; une seconde qui voit ce groupe s’installer à Salzuit en Haute-Loire à partir de 1955, après plusieurs déménagements. Durant cette seconde période, l’organisation conserve le modèle du réseau, mais les membres sont de moins en moins nombreux et la dynamique s’en trouve progressivement modifiée54. Depuis le début, la coordination des différents sites s’articule autour des rapports établis par les responsables des séjours d’essai et transmis aux membres permanents de l’association. Cherchant à affiner l’organisation de la Grande Cordée tout en la redynamisant, Deligny tente d’instaurer la pratique des « lettres collectives ». D’une certaine façon, ces lettres annoncent les futurs projets de films. Dans un article intitulé « Le groupe et la demande », il explique :
- 55 Deligny, 2007 [1967], 423.
J’avais bien essayé de fonder des espèces de groupes dans ce que nous appelions les « séjours d’essai ». J’avais proposé que les membres du « séjour d’essai » ne m’écrivent jamais hors de la présence du gars concerné, sans que la lettre porte sa signature. Ça n’a jamais marché. Henri Wallon me l’avait dit : ça ne marchera pas55.
- 56 L’intitulé de ce film n’est pas sans rappeler l’expression « éducation permanente » proposée en 19 (...)
37Les ajustements successifs de l’organisation tout comme les différents projets imaginés par Deligny pour redoubler le projet initial (à l’image des « lettres collectives ») manifestent une volonté de fonder des groupes et de donner corps et consistance à la collectivité dispersée. Même s’ils ne peuvent être réduits à cette seule fonction, les projets de films répondent à cette nécessité. Ils apparaissent tout d’abord comme des stratégies visant à donner forme et contenu à l’activité concertée des membres d’un séjour d’essai. Ils deviennent aussi des instruments permettant aux adolescents de se situer en regard des groupes fournis par le milieu d’appui et par rapport au « groupe de base » de l’association. À partir de 1955, un projet de film plus ambitieux fait son apparition. Parfois qualifié de « documentaire permanent56 » par Deligny, ce film déplace un peu plus encore la forme et les buts de la Grande Cordée. Avant d’aborder ce film en particulier, il nous apparaît nécessaire d’étudier la pratique du film telle qu’elle est envisagée dans deux autres projets élaborés en 1954-1955.
38Le premier projet de film mentionné par Deligny est inspiré par un séjour dans le Vercors qu’il effectue avec une quinzaine d’adolescents de la Grande Cordée entre juillet et septembre 1954. Alors que leur campement est ravagé par un orage, les adolescents reçoivent l’aide d’un paysan qui propose de les abriter dans une maison laissée à l’abandon depuis la fin de la guerre. Le projet de film, comme bien souvent, découle de cette occasion. Dans son article « La caméra outil pédagogique57 », Deligny explique :
Le film était là, prêt à faire. Quinze garçons à la recherche du maquis, partout, au long des chemins, dans la mémoire des gens. Quinze garçons qui auraient demandé, caméra en mains, que soient revécus, remis en scène, des bouts d’histoire du maquis, joués, après avoir été vécus, par ces deux paysans, rescapés du Pas de l’Aiguille, par ce vieux qui discutait avec les patrouilles ennemies pendant que sous le foin de sa grange, les « terroristes » n’osaient plus respirer. Ce film n’a pas été fait58.
39Entre les adolescents et les habitants de la région, la recherche du maquis sonne ici encore comme une quête des virtualités du milieu susceptibles d’être actualisées par le film. Il s’agit moins d’une reconstitution que d’une occasion pour les auteurs et les acteurs de se saisir dans un milieu et de se situer dans un groupe, par l’activité de tournage. Dans ce projet comme dans les suivants, le scénario allie la description d’une « situation » à travers ses éléments discrets (le maquis, le résistant caché dans la grange) et la description d’un dispositif de tournage impliquant certaines « dispositions » de la part de celles et ceux qui y participent. À l’intersection des individus, du groupe et du milieu, la pratique du film doit manifester et remanier ce « complexe indissoluble » décrit par Wallon. Toujours dans l’article « La caméra outil pédagogique », Deligny mentionne encore un autre projet de film :
Bien d’autres films ont été projetés qui ne se sont pas réalisés non plus. Nous aurions voulu, par exemple, avec des anciens de La Grande Cordée, tenter de filmer ce que des garçons de quatorze ou seize ans voient de leur quartier natal, ce qu’ils perçoivent dans le dédale des rues environnant leur maison, afin que la caméra montre ce que voient leurs yeux, tous les jours, de la réalité familière et ce que ces mêmes yeux voient, quelques mois plus tard, quelques mois passés ailleurs, loin de la maison, parmi d’autres gens, aux prises avec un autre « régime de vie », une fois élaborée quelque intention du métier futur. Essayer de montrer comment un ensemble d’intentions nouvelles modifie la perception de la réalité59.
40Ce scénario reprend la proposition même de la Grande Cordée : faire apparaître des possibilités nouvelles par la confrontation du milieu d’origine et du milieu d’appui. La question de l’intention y joue un rôle central, puisqu’elle fait la jonction entre le milieu chez Wallon et la déclinaison qu’en propose Deligny avec le dispositif : qu’il s’agisse de l’élaboration d’un dispositif d’existence permettant l’apparition d’intentions nouvelles ou qu’il s’agisse d’un dispositif de tournage suscitant d’autres perceptions, il est question dans les deux cas de revoir les dispositions de l’adolescent à l’égard du lieu et du milieu. À partir de 1955, dispositif de tournage et dispositif d’existence se confondent.
41Les projets de films répondent donc à une double nécessité : donner forme et contenu à la collectivité Grande Cordée, c’est-à-dire à l’activité concertée de chacun de ses membres ; faire apparaître les possibilités nouvelles qui s’offrent à eux (les virtualités du milieu) et garder trace de celles qui ont été retenues ou délaissées. À travers ces projets, Deligny vise tout autant la production d’une œuvre singulière que le remaniement de ce « complexe indissoluble » que forment la situation et les dispositions des adolescents. Désignant à la fois le processus et son résultat, le film acquiert un statut original puisqu’il se déplace au gré des circonstances et de l’activité qui anime le collectif. Nous pouvons même considérer ces différents projets non réalisés comme un seul et même film qui informe la collectivité et par lequel celle-ci se ressaisit à mesure qu’il se déplace. En ce sens, les projets de film et les dispositifs imaginés par Deligny sont autant influencés par la pensée de Wallon (le complexe situations-dispositions) que par les idées qui circulent au sein des réseaux militants de l’éducation populaire (la recherche d’un milieu partagé, l’éducation permanente).
42D’autres projets de films animeront ainsi les réflexions de Deligny jusqu’à l’arrêt de la Grande Cordée (vers 1962). L’un d’entre eux manifeste plus particulièrement cette recherche par le film du milieu et de la collectivité dispersée de la Grande Cordée. Envisagé comme un « documentaire permanent », Deligny en détaille le dispositif de tournage dans son article « La caméra outil pédagogique ». Il s’agit pour lui de décrire une recherche portant sur les dispositions particulières – de la collectivité et de chacun de ses membres – que la pratique du film peut retrouver, mais également d’instaurer un milieu. Ce documentaire permanent, qui ne se fera pas non plus, ne peut être étudié qu’à travers le dispositif décrit par Deligny. Quel statut le film acquiert-il dans cet échange sans fin avec la collectivité qui le produit et sur laquelle il agit en retour ?
43« La caméra outil pédagogique » débute comme un texte de filmologie. Deligny pose d’abord le cinéma comme un fait : le cinéma existe, « à quoi servirait-il de se faire le Don Quichotte du temps des premières gazettes où la phrase, le mot, spécifiquement humains, étaient reine et roi absolus, titre et texte ». D’emblée, Deligny soulève la question de la réception du film, et plus particulièrement de sa compréhension :
- 60 Deligny, 2007 [1955], 415.
Du moment qu’un enfant voit un dessin, il dessine ou du moins connaît l’acte de tracer. Le théâtre, il sait d’emblée de quoi c’est fait : il parle et mime lui-même. Le cinéma, il le subit. On regarde un film un peu comme on regarde une montagne ou la mer. […] On ne sent pas que quelqu’un l’a fait60.
44À la surface de l’écran, le film serait perçu comme une montagne ou comme la mer, c’est-à-dire comme un ensemble indivis et indistinct. Pourtant, l’espace du film n’est pas simultané, il est reconstruit au moyen de représentations successives. Il ne s’agit pas d’« un échantillon brut de réalité » mais bien d’un « langage ». Pour Deligny, les adolescents doivent pouvoir s’essayer à ce langage « afin de le percevoir61 ». Dès lors, la question de la réception devient celle des dispositions :
J’ai pensé que le cinéma avait sa place dans un organisme comme le nôtre qui veut aider des adolescents en difficulté. Il n’est évidemment pas question que chacun ait sa caméra, mais il est nécessaire que cet outil-là soit réellement à la disposition de ceux qui veulent s’en servir pour raconter en quelques suites d’images ce qu’ils voient de la vie qu’ils vivent62.
- 63 Wallon, 1948, 366.
- 64 Dans le dispositif imaginé par Deligny, l’enregistrement de la parole des adolescents devait précé (...)
- 65 Wallon, 1942, 181.
- 66 Ibid.
45Si Wallon s’intéresse au cinéma parce qu’il peut « faire appel à certaines dispositions de la nature humaine sous-jacentes à nos habitudes rationalistes et aujourd’hui masquées par elles63 », Deligny s’y intéresse parce qu’il peut donner à voir les images cachées derrière les mots64. Tout le problème, au fond, est celui d’une « première image des choses65 », fortement liée aux circonstances dans lesquelles elle s’élabore, et de sa distribution dans l’espace et dans le temps. Entre cette « image globale66 » et sa restitution en quelques suites d’images prises par la caméra, c’est toute une pensée et tout un mode d’expression par le film qui doivent se déployer au sein de l’organisation. En confiant la caméra aux adolescents de la Grande Cordée, Deligny anticipe également le cinéma d’intervention sociale tel qu’il apparaîtra à la fin des années 1960 (notamment sous l’impulsion de Marker en France). Si les outils ne permettent pas encore la mise en œuvre pleine et entière de ce type de projet, le dispositif imaginé par Deligny laisse entrevoir, nous semble-t-il, les réflexions qui pouvaient animer Deligny et Marker au sein de Travail et Culture.
46Le dispositif est remanié à de nombreuses reprises. Les notes abondent, mais sont souvent fragmentaires. À l’exception des articles « La caméra outil pédagogique » et, plus tard, « Le groupe et la demande », les documents parvenus jusqu’à nous sont destinés à la coordination et au perfectionnement du projet, rarement à sa présentation ou à sa promotion. Ces documents nous indiquent qu’entre 1955 et 1956, le projet de documentaire permanent – encore intitulé « documentaire Grande Cordée » ou « Enfants sans avenir ? » – occupe une place grandissante dans l’organisation, jusqu’à devenir sa raison d’être :
- 67 Lettre de Fernand Deligny à Irène Lézine du 19 mars 1955, citée dans Alvarez de Toledo, 2007, 399.
Il me semble nécessaire et possible de rechercher quelles peuvent être, dans la pratique, les formes d’organisation d’une collectivité pédagogique dont les membres, quel que soit leur âge, n’ont pas un mode de vie communautaire. La « production » de cette collectivité serait un film documentaire qui montrerait comme des enfants sans avenir peuvent s’en bâtir un quand même, lequel et comment. Cette « production » – documentaire permanent dont des extraits pourraient être montés en film présentable – est la raison d’être de la collectivité pédagogique Grande Cordée. Celui qui, d’une manière ou d’une autre, ne travaille pas au film n’a rien à y faire67.
- 68 Deligny, 2007 [1955], 416.
47Le film lui-même devient le milieu de la collectivité dispersée. L’organisation du tournage repose, comme celle de l’association, sur le modèle du réseau. Un « responsable de la semaine aux emplois du temps », chargé de contrôler si chacun fait, à l’heure dite, ce qu’il a choisi la veille comme tâche ou comme activité, doit filmer les « scènes » qui lui semblent intéressantes. Les bobines sont ensuite envoyées au « groupe de base » installé à Salzuit et constitué principalement de Deligny, Dumoulin et Josée Manenti. Au fur et à mesure, le montage de ce documentaire permanent doit leur permettre d’entrevoir « mieux qu’une mémoire collective : […] les prémices d’une conscience propre à la Grande Cordée68 ».
48Avec ce dispositif, Deligny soulève des questions de méthode qui ne sont pas sans rappeler celles posées par Wallon : comment saisir un ensemble global au-delà ou en deçà de ses éléments discrets ? Comment se saisir d’une totalité mouvante autrement qu’en isolant des variables ? Mais aussi : comment remarquer par le film le milieu de la collectivité dispersée et comment lui donner forme et contenu sans la fixer pour autant ? Le « documentaire permanent » doit instaurer un milieu sans cesse différencié par l’activité qui trouve à s’y insérer et dans lequel la collectivité dispersée doit pouvoir se ressaisir :
Il arrive souvent qu’un ancien de La Grande Cordée écrive ou vienne voir où nous en sommes avec les nouvelles recrues ou bien qu’un garçon parti en séjour d’essai revienne en séjour d’orientation pour remettre au point ses intentions. Le film dont l’un et l’autre ont tourné quelques bribes est l’objet des premiers propos échangés. Où en est le film69 ?
49L’originalité et l’ambiguïté de la tentative menée par Deligny sont résumées dans cette simple question : où en est le film ? Quel statut acquiert-il au sein de la Grande Cordée ? Il donne forme et contenu à l’activité des adolescents dispersés en même temps qu’il en garde trace. Il relève d’une inscription par laquelle un milieu est remarqué et différencié. Il apparaît encore comme une tentative qui redouble la première, qui l’informe autant qu’il la décentre. En ce sens, il devient le lieu et le modèle même de l’intervention pédagogique et militante. À propos des adolescents dispersés de la Grande Cordée, Deligny écrit encore :
Ils ont besoin d’une « collectivité » ou, si l’on veut, d’un milieu d’appui qui les informe, les « inspire » d’une manière un peu cohérente et suivie, qui leur fournisse des raisons d’être, car, pour la plupart, ils se sentent en trop sur une Terre où tout se passe pour eux, comme si, effectivement, ils n’avaient rien à y faire. Le film leur donne une raison d’être. Ils ont une preuve à faire. On les a traités de caractériels, de déficients, de « malades », de déchets. Ils peuvent devenir des exemples. Avec la caméra, le monde les regarde, le monde des Autres, qui n’avaient rien à faire d’eux, et seront tout à l’heure les témoins de ce qu’ils font chaque jour. Mise en scène ? Non. Mise en vue. Mise au clair. Mise en public70.
- 71 Deligny, 2021.
- 72 Pour un résumé de ces études, voir Aumont, 1999.
- 73 Pleynet et Thibaudeau, 1969.
- 74 Comolli, 2009 [1971-1972].
- 75 Portier, 2001.
50Ainsi le film devient-il chez Deligny le lieu d’un conflit incessant : d’une part, entre les dispositions nouvelles qu’il sollicite et la demande idéologique, culturelle et sociale formulée implicitement par son dispositif (saisi dans sa dimension d’appareil) ; d’autre part, entre l’instauration du milieu et le problème de la représentation (filmique) qui a toujours pour condition une société organisée. En confiant la caméra aux adolescents, et en inscrivant le film dans ce rapport de forces, la pratique imaginée par Deligny au sein de la Grande Cordée préfigure le cinéma militant des années 1970. Elle engage également une réflexion sur le dispositif cinématographique et les systèmes de représentations qui se concrétisera, pour Deligny, avec l’infinitif « camérer71 » (à partir de 1977), mais qui peut également être rapproché, nous semble-t-il, des études théoriques et historiques sur le cinéma saisi dans sa dimension d’appareil idéologique72 (Marcelin Pleynet73, Jean-Louis Comolli74, etc.). La recherche menée par Deligny au sein de la Grande Cordée témoigne de ces déplacements de la pensée du cinéma tels qu’ils s’amorcent et s’observent dans différentes initiatives intellectuelles, pédagogiques et militantes de l’après-guerre. Le film y est saisi à travers l’activité qu’il sollicite, qu’il informe et par laquelle un groupe ou une collectivité peut se saisir. La présente étude n’a fait que traverser certaines de ces réflexions et de ces initiatives. Il serait nécessaire, entre autres, d’étudier plus en détail les débats qui ont pu animer les militants de l’éducation populaire au sein de Travail et Culture (et plus particulièrement le dialogue Deligny-Marker), tout comme il serait utile de confronter la tentative de la Grande Cordée aux pédagogies nouvelles (et notamment la pédagogie Freinet), qui se saisissent du cinéma au même moment75.