• 1 Morin, 1956.
• 2 Morin, 1957.
• 3 Morin et Rouch, 1961.
• 4 Morin, 1978, VII.
• 5 Voir Truffaut, 1954 ; Hubert-Lacombe, 1996.
• 6 Georges Friedmann (1902-1977), normalien, collaborateur des revues Clarté et Monde, est exclu du P (...)
• 7 Fondé le 4 novembre 1946 au cours d’une réunion à l’École nationale des arts décoratifs, dirigée p (...)
• 8 Concernant le Centre d’études sociologiques, on pourra se référer au dossier de la Revue française (...)
• 9 La conférence de Moussinac, « Cinéma : expression sociale », publiée en 1927 dans L’art cinématogr (...)
• 10 Orain, 2018.
• 11 Henri Wallon (1879-1962), spécialiste de psychologie infantile, professeur au Collège de France, p (...)
• 12 Léon Moussinac (1890-1964), collaborateur de Clarté dès 1922, ami d’enfance de Louis Delluc, aband (...)
• 13 Célestin Freinet (1896-1966), instituteur, livre ses réflexions pédagogiques au sein de plusieurs (...)
• 14 Marie Lahy-Hollebecque (1881-1957) crée avec Moussinac, en 1928, Les Amis de Spartacus, le premier (...)
• 15 Georges Sadoul (1904-1967) est membre du Parti communiste depuis 1927, membre du groupe surréalist (...)
• 16 Bouju, 2010.
• 17 Gouarné, 2013.
• 18 Sapiro, 1999.
• 19 Changement générationnel, puisque Marie Lahy-Hollebecque décède en 1957, Henri Wallon en 1961, Léo (...)
• 20 Sur ces débats, on pourra se référer à Graff, 2014.
• 21 Laude, Dofny et Jamous, 1960.

1Les travaux d’Edgar Morin consacrés au cinéma – ses deux ouvrages, Le cinéma ou l’homme imaginaire1 et Les stars2, ou le film qu’il réalise avec Jean Rouch, Chronique d’un été3 – ont connu un indéniable succès. Pour autant, son inscription au sein d’une histoire des théories du cinéma en France est encore imparfaitement perçue. Lors de la réédition en 1977 de son ouvrage d’anthropologie sociologique Le cinéma ou l’homme imaginaire, Morin lui-même présente son texte en le qualifiant d’« aérolithe4 ». Cette méconnaissance résulte selon nous du fait qu’il élabore ses réflexions au cours des années 1950, une période longtemps mésestimée à la suite de plusieurs anathèmes associant, dans un climat de guerre froide, la découverte des crimes de Staline au désaveu des films dits de la « qualité française5 ». Morin a en effet entrepris ses recherches sous la houlette de Friedmann6 dans le cadre de deux organisations nouvellement créées, à savoir l’Institut de filmologie7 et le Centre d’études sociologiques8, trouvant place, de la sorte, au sein d’une « École française du cinéma social », active depuis la fin des années 19209 et qui disparaîtra à l’aube des années 1960. Une « École10 » – composée d’intellectuels tels Henri Wallon11, Léon Moussinac12, Célestin Freinet13, Marie Lahy-Hollebecque14, Georges Friedmann, Georges Sadoul15, puis Edgar Morin – qui, parce qu’elle a pour objet d’étude le cinéma, a sans doute des contours académiques moins affirmés que d’autres, mais qui mène néanmoins un réel programme de recherche, présentant ses investigations lors de conférences ou de séminaires et publiant ses travaux aux Éditions sociales internationales16 ou au sein de revues proches du Parti communiste. Une communauté théorique qui partage un même intérêt pour le cinéma comme phénomène social, pour le marxisme17 comme méthodologie et pour le communisme comme engagement politique. Une école du « cinéma social », et non de « sociologie du cinéma », car ses membres sont issus de champs disciplinaires distincts, inscrits en psychologie, histoire du cinéma, pédagogie ou sociologie. Des individus qui se sont retrouvés dans la Résistance18 ou au sein du Comité de libération du cinéma français et qui, au lendemain de la guerre, se sont attachés à raviver les acquis du Front populaire en concourant activement à la reconnaissance sociale et culturelle du cinéma qui s’opère alors, avec la mise en place d’institutions nouvelles, tels le Centre national de la cinématographie, l’Institut des hautes études cinématographiques, la Fédération française des ciné-clubs et l’Institut de filmologie. Une école dont l’importance pour l’histoire du cinéma est donc cruciale, mais qui a pourtant été effacée de nos mémoires à la suite d’un changement générationnel19, mais aussi en raison d’une mutation conceptuelle conduisant à la dévaluation des recherches sociales au profit de perspectives sémiologiques, comme en témoigne par exemple la réception très critique de l’expression « cinéma-vérité », forgée par Morin pour présenter Chronique d’un été (1961)20. Dès lors, l’étude prosopographique du trajet de Morin en cinéma permet de rappeler le cadre intellectuel dans lequel il a pu développer ses propositions, et ce afin de restituer une généalogie conceptuelle. Bien plus qu’un « aérolithe », Morin nous paraît constituer une figure exemplaire au sens où il est sans doute l’un des ultimes héritiers de ce courant théorique et où il permet de surcroît d’envisager quelques-unes des raisons qui ont conduit à la disparition de ces propositions dans les récits qui ont été faits des études sur le cinéma. Ainsi, dans un premier temps, nous rappellerons ce que fut la découverte du cinéma par Morin au cours de l’entre-deux-guerres, jusqu’à son intégration au côté de Friedmann dans des programmes de recherche menés sur le cinéma. Dans un deuxième temps, l’étude de la trajectoire de Friedmann nous aidera à retracer les contours de cette École française du cinéma social. Enfin, après avoir envisagé ce que furent les recherches de sociologie du cinéma au sein de l’Institut de filmologie, on tentera d’en restituer quelques-uns des attendus théoriques afin de saisir la singularité des propositions formulées par Morin. Ces recherches en cinéma paraissent avoir été menées conjointement au sein du Centre d’études sociologiques21 et de l’Institut de filmologie, mais leurs résultats sont quasi exclusivement signalés dans la Revue internationale de filmologie en raison de leur spécificité disciplinaire. En l’état actuel des investigations, ce récit ne peut être plus amplement documenté, puisque les archives d’Edgar Morin, conservées à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine, ne contiennent que très peu de documents autres que des tapuscrits d’articles concernant cette période.

• 22 Morin, 2013, 11.
• 23 Morin, 2019, 367.
• 24 Morin, 2018, 600.
• 25 Meusy, 2001.

2Morin, né en 1921, a rappelé comment, à la suite du décès de sa mère et alors qu’il n’était âgé que d’une dizaine d’années, la salle de cinéma et le monde imaginaire qui évoluait sur l’écran sont devenus pour lui « l’occasion d’un grand refuge […], une bonne caverne enveloppante22 ». La salle est cependant plus qu’un espace de protection : « Certes, je m’évadais de ma réalité, mais dans cet imaginaire je découvrais les réalités de la vie23. » L’expérience est fondatrice et structurante, et lorsqu’il en fait état, il s’efforce de penser ensemble vie psychique et physique, l’imaginaire et le réel, afin de saisir de façon complexe ou dialectique ce que la philosophie, depuis l’allégorie de la caverne de Platon, le plus souvent disjoint voire oppose : « Ce monde de l’imaginaire cinématographique ne m’a pas fait m’évader du monde réel, il a participé à faire de moi ce que je suis, ce que je pense, ce que je crois24. » Durant cette période, comme il le rappelle, il passe de « cinéphage à cinéphile », car à la simple consommation de films s’est substituée la recherche de l’œuvre rare. Il a donc connaissance des débats qui agitent le cinéma au cours des années 1930, puisque les salles et leurs choix de programmation sont le siège de ces controverses. La révolution soviétique, la montée des extrémismes en Allemagne ainsi que les difficultés économiques issues de la crise de 1929 font qu’à une réflexion théorique sur le film comme expression artistique succède une interrogation sociale et politique quant à l’influence des images animées sur les spectateurs. Morin se souvient en effet de sa découverte du cinéma soviétique dans la salle de la coopérative ouvrière de la Bellevilloise25, alors que celui-ci fait l’objet d’une forte censure par peur du communisme. C’est d’ailleurs dans cette salle qu’il entend possiblement des réflexions sociales sur le cinéma ou découvre des usages militants du film, puisque Moussinac en est l’un des programmateurs.

• 26 Morin, 2019, 38.
• 27 Jean Baby (1897-1969), professeur agrégé d’histoire et de géographie, fait partie du Cercle de la (...)
• 28 Jacques Decour (1910-1942), agrégé d’allemand, collabore de 1930 à 1936 à La Nouvelle revue frança (...)
• 29 Morin, 1959, 54.
• 30 « Sous l’Occupation, j’avais fait un article pour Les Lettres françaises non arrivé à destination, (...)
• 31 Barrot, 1979.

3Cette période de l’entre-deux-guerres ne peut en effet être envisagée sans évoquer le contexte politique extrêmement prégnant, et Morin le confirme lorsqu’il écrit au sujet des événements du 6 février 1934 : « Deux fractions opposées de la France se dressèrent l’une contre l’autre. C’est alors que la politique est entrée en coup de vent dans ma classe du lycée Rollin et continua à l’agiter26. » Plusieurs des enseignants du lycée Rollin, tels Jean Baby27 ou Jacques Decour28, sont proches du Parti communiste et participent aux groupements ou aux revues qui concourent au rassemblement politique et culturel porté par le Front populaire. Morin a parfaitement connaissance de ces enjeux ; il se dit en effet « à cheval sur deux générations » : « Quoique d’âge moindre, je participais à cette génération née à la vie politique avant 193929. » Génération qu’il côtoie de très près durant l’Occupation, se rapprochant de Friedmann par exemple, car celle-ci est engagée dans la résistance des intellectuels à laquelle il participe. Morin connaît leurs actions puisqu’il se souvient avoir rédigé un article « non arrivé à destination » pour la publication clandestine Les Lettres françaises30 – publication qui, à partir de mars 1944, accueille L’Écran français, titre lui aussi clandestin31.

• 32 Morin, 2019, 225.
• 33 Friedmann, 1946.
• 34 Vignaux, 2009a.
• 35 Friedmann et Morin ont été exclus du Parti communiste, Sadoul mettra fin à son adhésion en 1956 ap (...)

4Sous l’Occupation, Morin se lie d’amitié avec Friedmann en dépit des vingt années qui les séparent. Cette rencontre est d’importance, puisqu’il écrit dans son ouvrage mémoriel Les souvenirs viennent à ma rencontre : « Je dois dire ma reconnaissance à Georges Friedmann, qui a deux reprises orienta mon destin32. » C’est en effet grâce au philosophe qu’il intègre, en 1950, le Centre d’études sociologiques du Centre national de la recherche scientifique et, en 1960, le Centre d’études des communications de masse à l’École des hautes études en sciences sociales. Friedmann lui permet d’embrasser une carrière académique alors qu’il avait abandonné ses études en raison de la guerre. Or, Friedmann est en relation avec un autre résistant, également passionné de cinéma, en l’occurrence Sadoul, qu’il connaît depuis l’entre-deux-guerres puisque tous deux évoluaient dans les mêmes milieux intellectuels et culturels proches du Parti communiste. Sadoul rédige sous l’Occupation le premier volume de son Histoire générale du cinéma, ouvrage dont Friedmann rend compte en termes élogieux en 1946 dans Les Annales33, une revue qui fait référence auprès des historiens alors que ceux-ci n’ont encore que peu d’intérêt scientifique pour le cinéma. Deux personnalités, Morin et Sadoul, que Friedmann associe au groupe de recherche qu’il dirige au lendemain de la guerre à l’Institut de filmologie34 ; trois hommes qui partagent le même intérêt pour le cinéma, mais aussi pour le marxisme comme méthodologie, et qui sont liés selon diverses modalités au Parti communiste35.

• 36 Morin relate les modalités de cette éviction dans Autocritique, 1959, p. 162-182.
• 37 Morin, 1959, 240.
• 38 Morin, 1959, 13-14.
• 39 Georges Gurvitch (1894 -1965), spécialiste de philosophie allemande, est nommé en 1935 à l’univers (...)

5Morin adhère au Parti communiste en 1941, une adhésion qui prend fin avec son éviction en 195036. Il s’attache dans nombre de ses propos à faire la distinction entre le Parti, le marxisme et le communisme. Ce dernier est selon lui « une utopie, c’est-à-dire un mythe directeur » : « L’utopie exprime nos valeurs, qui expriment elles-mêmes, dans un sens, nos besoins. À ce titre l’utopie ne peut être conçue seulement comme une fuite hors du réel. Elle fait partie du réel. Elle est un ferment d’action37. » Tandis que le marxisme est un projet théorique, une science et une méthodologie qu’il décrit en ces termes : « J’ai chevauché l’histoire. J’étais au Parti communiste. […] Je voudrais que le lecteur non indifférent aux mots de communisme, marxisme, révolution, science de l’homme, puisse trouver, dans l’essai qu’il va lire, une incitation à cette dialectique qui tente de transformer la vie en expérience, l’expérience en science, la science en action, l’action en vie et ainsi de suite, à l’infini38… » Il pense le monde en marxiste, c’est-à-dire en matérialiste historique, tandis que le concept de dialectique lui permet de saisir conjointement des éléments contradictoires afin de se placer au cœur de la complexité. Friedmann, qui a vécu une expérience d’exclusion analogue, lui propose, en tant que directeur du Centre d’études sociologiques – poste qu’il occupe à la suite de Georges Gurvitch39 –, de présenter un projet de recherche. Morin propose alors de travailler sur le cinéma :

• 42 Gouarné, 2013.
• 43 Friedmann dirige une collection intitulée « Socialisme et culture » aux Éditions sociales internat (...)
• 44 Bellanger, 1961, 131.

6Friedmann accepte volontiers que Morin prenne le cinéma pour sujet ; lui-même s’y intéresse depuis l’entre-deux-guerres. On pourrait même se demander si, connaissant le goût de Morin pour le cinéma, Friedmann ne l’y aurait pas encouragé. Ce dernier, né en 1902, est issu d’une famille de banquiers ; il est normalien et agrégé de philosophie. En 1927, il rejoint le Cercle de la Russie neuve42, une association philo-soviétique dont les activités initiales consistaient à favoriser la distribution de films soviétiques, mais qui, à la suite de la création d’une commission scientifique dirigée par Wallon, avec Friedmann comme secrétaire, œuvre pour une plus large connaissance du marxisme au sein des sciences humaines. À la veille de la guerre, les conférences du Cercle donnent lieu à la publication de deux volumes intitulés À la lumière du marxisme, parus aux Éditions sociales internationales43 dirigées par Moussinac. Les membres préparent également une revue de philosophie intitulée La Pensée, laquelle paraît en 1941 sous le titre La Pensée libre44. Dirigée par Georges Politzer, elle est considérée comme l’une des premières revues résistantes de la zone occupée.

• 45 Célestin Bouglé (1870-1940), normalien, agrégé de philosophie, devient en 1898 maître de conférenc (...)
• 46 Gouarné, 2013, 177.
• 47 Cœuré, S., 1995, 206.
• 48 Theodor W. Adorno (1903-1969), philosophe, sociologue et musicologue allemand, est l’un des princi (...)
• 49 Max Horkheimer (1895-1973), professeur de philosophie sociale, est l’un des cofondateurs et direct (...)
• 50 Albert Kahn (1860-1940), banquier, est le promoteur de multiples projets : bourses de voyages « Au (...)
• 51 Vignaux, 2007.
• 52 D’après Monique Peyrière : « Dès 1942, la Cinémathèque du MoMa et la New School for Social Researc (...)
• 53 Ouvrage dont la préface, traduite en français, paraît dans le numéro 3-4 de la Revue international (...)

7De 1931 à 1934, Friedmann a été l’assistant de Célestin Bouglé45 au Centre de documentation sociale. Celui-ci, domicilié à l’École normale supérieure, constitue à partir de 1930 « le principal lieu académique de formation à la sociologie en France46 » ; il débute en 1929 une collaboration avec le Centre de recherches sociales de Chicago47 et accueille en juillet 1933 des chercheurs de l’Institut de recherche sociale de Francfort, dirigé par Théodore Adorno48 et Max Horkheimer49, ainsi qu’une partie de sa bibliothèque qui vient d’être fermée par Hitler. Le Centre de documentation sociale a été créé à l’initiative du banquier Albert Kahn50, connu entre autres pour son projet de documentation photographique et filmique intitulé Archives de la planète. Or, à la suite de la faillite de Kahn en 1929, le Centre de documentation sociale poursuit ses activités grâce aux financements de la fondation Rockefeller ; celle-ci a précédemment signalé son intérêt pour le cinéma puisqu’elle a financé en France, en 1925, la création d’une cinémathèque et d’un programme de films d’hygiène sociale du ministère de la Santé. La fondation finance également le poste d’enseignant de Jean Benoit-Lévy51 – cinéaste spécialiste du cinéma éducateur ou, selon la terminologie d’alors, de « propagande sociale » – à la New School for Social Research de New York, lorsqu’il est obligé de fuir la France en 1942, ainsi que celui de Siegfried Kracauer au Museum of Modern Art52 de New York, où il rédige son ouvrage fameux de sociologie du cinéma intitulé De Caligari à Hitler53.

• 54 Moussinac, 1927.
• 55 Léon Bourgeois (1851-1925), militant radical, neuf fois ministre, est président du Conseil en 1895 (...)
• 56 Édouard Herriot (1872-1957), normalien, agrégé de littérature, engagé dans l’affaire Dreyfus, est (...)
• 57 Braun-Larrieu, 1938 ; Vignaux, 2008.
• 58 Vignaux, 2011.
• 59 Concernant les actions menées en faveur d’un cinéma éducateur promues par des personnalités liées (...)
• 60 Cité par Gouarné, 2013, 130.

8Autant de liens entretenus par Friedmann avec des institutions qui s’intéressent aux usages ou aux influences des images médiatiques massives et qui soulignent la présence dans l’entre-deux-guerres de réflexions sur le rôle social du cinéma54. Les réflexions se développent alors selon deux orientations, qui correspondent à deux conceptions différentes du rôle social du cinéma. D’un côté, les radicaux-socialistes (Léon Bourgeois55, Édouard Herriot56, Benoit-Lévy, etc.), francs-maçons, promoteurs d’une visée laïque, s’intéressent au cinéma en tant qu’il est un outil d’éducation populaire permettant de transmettre aisément des préceptes ou des informations – c’est le grand combat contre les fléaux sociaux, la tuberculose, l’alcoolisme, la mortalité infantile57, etc. De l’autre, les communistes (Wallon, Moussinac, Lahy-Hollebecque, Friedmann, Freinet58, etc.) envisagent aussi le cinéma comme un média de masse ; cependant, ils valorisent les pratiques amateurs des techniques médiatiques afin de former les spectateurs, le cinéma devenant possiblement un outil au service de l’émancipation. Deux approches qui partagent des interrogations quant à l’influence des films sur le public ou sur le rôle social joué par le cinéma, mais qui diffèrent sur la compréhension du spectateur et sur ses capacités à s’affranchir par l’éducation59. En suivant le parcours de Friedmann se découvre donc un programme français de recherche de sociologie du cinéma porté par des théoriciens marxistes, une sorte d’École de Paris dialoguant dans l’entre-deux-guerres avec les Écoles de Francfort et de Chicago. Cette École de Paris véhicule ce que Jean-Louis Fabiani désigne comme la « tradition latente » française et qu’il définit ainsi : « Affirmation du caractère historique et social des savoirs, souci de penser l’unité des sciences, interrogation sur les modes de classification des connaissances, revendication du primat de la pédagogie60. »

• 61 Moussinac, 1947, 98 ; je souligne.

9C’est donc en partie sur ce terrain intellectuel et résistant que s’échafaude, au lendemain de la guerre, l’Institut de filmologie, puisqu’on trouve en son sein les mêmes personnalités, à savoir Friedmann, Wallon, Moussinac ou Sadoul. Une généalogie théorique et politique que rappelle Moussinac dans son discours d’inauguration de l’Institut de filmologie en novembre 1946 lorsqu’il déclare : « Je pense qu’il est assez émouvant de voir s’ajouter à ces travaux empiriques, que certains d’entre nous avaient entrepris il y a bien longtemps, avec des données extrêmement élémentaires et même très primitives, une science61. »

• 63 Après une licence de philosophie, Gilbert Cohen-Séat (1907-1980) devient journaliste et producteur (...)
• 64 Gilbert Cohen-Séat, « Rapport sur l’article 2 des statuts (objets) », Bibliothèque nationale de Fr (...)
• 65 Mario Roques (1875-1961) est normalien, agrégé de grammaire en 1897, professeur de linguistique à (...)
• 66 Étienne Souriau (1892-1979) est normalien, agrégé et docteur en philosophie, professeur de philoso (...)

11En novembre 1946, une Association pour la recherche filmologique est créée à l’initiative de Gilbert Cohen-Séat63. Celle-ci a deux objets, « la recherche scientifique appliquée aux faits du cinéma et la vulgarisation de l’idée filmologique », et elle est chargée « d’assurer la création et le fonctionnement d’un Centre de recherche et de documentation scientifique consacré à la filmologie64 ». Le Centre est pensé dès sa création comme un espace académique et scientifique destiné à interroger les processus de perception et de développement artistique ou social du cinéma. Il regroupe des universitaires renommés dans leur spécialité – tels Wallon, Friedmann, Mario Roques65 et Étienne Souriau66 –, relevant principalement de trois domaines : la psychologie, l’esthétique ou la sociologie. Dès 1947, les travaux sont présentés au cours de congrès internationaux et publiés dans une revue spécialisée, la Revue internationale de filmologie. Puis, à partir d’avril 1948, à la suite d’une convention avec la Sorbonne, les recherches exposées en « cours et conférences » sont désormais accessibles aux étudiants, tandis qu’un décret publié le 28 octobre 1950 reconnaît le parcours de formation de deux années par la délivrance d’un diplôme permettant de poursuivre en doctorat. Morin paraît avoir rejoint l’Institut après son intégration au Centre d’études sociologiques, c’est-à-dire vers 1950-1951 ; pour autant, les recherches sociologiques – y compris celles sur la vedette – y sont consignées dès 1947. Le premier texte qui témoigne de sa collaboration avec l’Institut, intitulé « Sociologie du cinéma », est écrit avec Friedmann ; il paraît en avril 1952 dans la Revue internationale de filmologie. L’article s’apparente à une déclaration d’intention consécutive d’une définition du cinéma comme technique, industrie et culture :

• 68 Ibid.

12Ainsi, dans la lignée des travaux de Kracauer, dont la préface à De Caligari à Hitler a été traduite et publiée en 1948 dans la Revue internationale de filmologie, des interrogations quant aux représentations et aux idéologies qu’elles véhiculent s’ajoutent aux réflexions portant sur l’appareillage technologique et le contexte industriel dans lequel le spectacle cinématographique s’inscrit. Dernier volet qui est spécifique aux recherches menées au lendemain de la guerre, car à la suite des travaux des historiens, et de Sadoul en l’occurrence, les chercheurs disposent à présent d’ouvrages retraçant dans leur histoire les caractéristiques techniques et industrielles du cinéma. La sociologie du cinéma peut dorénavant se déployer selon deux aspects : « Le premier envisage les données socio-filmologiques qui se dégagent des structures industrielles du cinéma, le second le caractère de reflet social impliqué dans le contenu des films68. » Compréhension qui sous-tend le programme de recherche des membres de l’Institut de filmologie et qui est rappelée par Friedmann dans le numéro suivant :

• 71 L’expression est proposée par Graff (2014, 41).
• 72 Vaillant-Couturier, 1938.
• 73 Moussinac, 1967, 157.
• 74 Friedmann et Morin, 1952, 107.

14Pour Morin, le cinéma est une « interface dynamique71 » entre ce que propose le film et ce qu’apporte le spectateur par l’entremise de son imaginaire ; une proposition qui conduit au constat que le film recourt à – ou produit – des universaux. Or, cette conception universaliste me paraît pouvoir être comparée aux discours humanistes valorisant la culture véhiculés par les communistes français depuis l’entre-deux-guerres72 ; discours qui dénonçaient les idéologies inégalitaires, par exemple les préceptes coloniaux. Il apparaît ainsi que les théories du cinéma énoncées par Morin ont très probablement bénéficié des conversations partagées avec Friedmann, puisqu’elles s’inscrivent dans la continuité des réflexions qui étaient les leurs. Moussinac, par exemple, écrivait en 1927 : « Le cinéma dira l’unité humaine, il est fait pour cela73. » Ce qui pour Morin et Friedmann dans le texte de 1952 devient : « Le même western, ou le même Tarzan trouve son public en Europe, au Japon, en Afrique noire. Sa forme est universelle, c’est-à-dire simplifiée à l’extrême. Ses contenus, surtout, sont universels74. » Les théoriciens marxistes français s’intéressent, de plus, à la façon dont les individus transforment les objets ou les discours, ce qui les conduits à valoriser depuis l’entre-deux-guerres les pratiques amateurs et les arts populaires. Friedmann en fait état lorsqu’il écrit :

• 76 Morin, 2013, 11.

15Cette approche diffère fondamentalement des présupposés des sociologues de l’École de Francfort, puisque, d’après Morin, ceux-ci « défendaient l’idée que le cinéma était un instrument d’aliénation des masses populaires76 ». Constat qu’il réitère volontiers en déclarant lors d’un entretien en 2014 :

• 79 Marcel, 2017.

16Ce propos souligne la particularité du programme français de sociologie du cinéma au regard des recherches qui sont menées aux États-Unis79. Mais ce projet est également singulier en France, comme s’en souvient Morin lorsqu’il déplore la faible reconnaissance de ses travaux sur le cinéma au sein des milieux académiques et évoque le souvenir d’une certaine marginalité. Il témoigne de ce relatif discrédit en 1977, lors de la réédition du Cinéma ou l’homme imaginaire, lorsqu’il écrit :

• 81 La revue Communications est l’organe du Centre d’études des communications de masse (CECMAS) créé (...)
• 82 Communications, 5, 1965, Culture supérieure et culture de masse, actes d’un colloque tenu à Royaum (...)
• 83 Morin, 1965, 18.

17Cette dépréciation du cinéma en tant qu’objet de la recherche a probablement contribué, parmi d’autres facteurs, à la fermeture de l’Institut de filmologie, puisque celui-ci est remercié par la Sorbonne en 1962. Une telle déconsidération a perduré, comme en témoigne le numéro de 1965 de la revue Communications81 dirigé par Friedmann, intitulé Culture supérieure, culture de masse82, dans lequel les points de vue français et anglo-saxon sont confrontés. Pour Morin, « ce qui différencie la culture de masse de l’esthétique, c’est-à-dire de la haute culture, ne tient pas à l’œuvre elle-même, mais essentiellement au regard qu’on porte sur elle83 ». Ce discrédit des cultures médiatiques populaires, Friedmann l’a combattu en acceptant que Morin choisisse le cinéma comme objet de recherche, mais aussi en créant le cadre institutionnel et scientifique dans lequel ses travaux pouvaient se déployer, sans doute parce qu’ils partageaient une même approche humaniste de la civilisation technicienne.