• 1 Prédal, 2004.
• 2 Charles Ford (1908-1989) et René Jeanne (1887-1969) sont critiques du cinéma, mais aussi concepteu (...)
• 3 Ford et Jeanne, 1961, 251.

1Depuis 1895, la culture cinématographique a principalement été le fait des critiques qui transmettaient jugements et savoirs au moyen de la presse spécialisée et généraliste1. Cependant, dès les années 1930 se découvrent d’autres relais médiatiques comme la radio, qui perdure jusqu’à nos jours avec « Le masque et la plume ». Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la télévision naissante s’intéresse elle aussi au cinéma. Charles Ford et René Jeanne2 soulignent ainsi l’interférence entre les deux médias en énonçant que « sans cinéma, pas de télévision3 ». Les auteurs reviennent sur l’apport du cinéma à la radio-télévision en soulignant la contribution des sources filmiques au petit écran français. En effet, ils proposent un bilan des différentes programmations cinématographiques produites depuis la création de la Radiodiffusion française (RDF) en 1945. Et pour la première fois, ils élaborent une typologie des productions audiovisuelles – documentaires, émissions, sketchs, journaux – sur le 7^e art :

• 5 La télévision française a encore « un statut de laboratoire » (Gaillard, 2012). Elle ne possède pa (...)
• 6 Gaillard, 2012.
• 7 Ibid.
• 8 Jean Thévenot (1916-1983) est critique régulier des médias – cinéma, radio, télévision – au sein d (...)
• 9 D’après Olivier Barrot, L’Écran français commence à paraître clandestinement sous l’Occupation, to (...)
• 10 Michel Favier-Ledoux est critique à L’Écran français, mais aussi à Image et son – La revue du ciné (...)
• 11 Michel Bernheim (1908-1985) exerce comme assistant-réalisateur auprès de Julien Duvivier. Il a col (...)
• 12 Roland Dailly est critique du cinéma pour la revue L’Écran français.
• 13 Thévenot, 1947, 14.

2Dans leur travail rétrospectif, Ford et Jeanne évoquent, à titre d’exemple, l’émission d’actualité cinématographique « La séquence du spectateur », créée par Claude Mionnet en 1953, qui repose sur un montage d’extraits filmiques et de bandes-annonces présentés aux téléspectateurs en voix off. Par ailleurs, Ford et Jeanne évoquent l’expérience de Marcel L’Herbier, produisant les séries d’émissions « La cinémathèque imaginaire » (1952), « La cinémathèque de l’avenir » (1952) et « La cinémathèque des musiciens » (1953-1954) au sein de la Radiodiffusion-télévision française (RTF). Cette dernière a même programmé un cycle Marcel L’Herbier en 1952, en diffusant ses œuvres cinématographiques. Néanmoins, ces émissions cinématographiques n’ont pas perduré, en raison des nécessités de la grille horaire et du budget très limité de la RTF. À l’époque du contexte expérimental de la RTF5, la culture cinématographique commence lentement mais aussi difficilement à trouver une place au sein de la programmation de la télévision. Entre 1945 et 1957, l’usage de la télévision n’est pas assez présent en raison du manque d’installation d’émetteurs dans les zones rurales. En outre, le prix des téléviseurs demeure élevé au début des années 1950. L’audience est très restreinte et très peu de foyers sont équipés de téléviseurs : c’est le cas de 1 % de la population française en 19506. La pratique de la télévision est principalement collective – dans le cadre des cafés et des télé-clubs –, contrairement à la radio qui est un média de masse à part entière7. Au début des années 1950, la télévision représente uniquement un relais de diffusion, voire un média en devenir. Pour cela, Jean Thévenot8, ancien rédacteur principal de Paris-mondial, en 1939, chef adjoint au bureau d’études artistiques de la télévision en 1944, critique des médias, auteur d’ouvrages sur le développement de l’audiovisuel, mais aussi producteur-concepteur au sein de la radio-télévision, crée une rubrique télévisuelle à L’Écran français9 où, en compagnie d’autres critiques, comme Michel Favier-Ledoux10, Michel Bernheim11 et Roland Dailly12, il introduit des idées prospectives qui consistent à soutenir le développement de la télévision comme relais de transmission des expressions artistiques, en particulier du cinéma. Ainsi, ils partagent l’idée selon laquelle la télévision devrait constituer un champ de création pour les professionnels du cinéma. En ce sens, les critiques de L’Écran français forment un espace intellectuel, voire politique, au sein duquel Jean Thévenot a proposé ses visions sur le devenir et la pratique de la télévision française, en tant que critique, mais aussi professionnel de l’image et du son depuis 1939. Ce travail éditorial s’inscrit également dans une approche légitimatrice de ce relais de diffusion, car L’Écran français entend également rompre avec une « querelle des Anciens et des Modernes », qui insiste sur les hiérarchies existantes entre les créations picturales, théâtrales, cinématographiques et audiovisuelles. En effet, Jean Thévenot témoigne ouvertement que « […] L’Écran français, pour qui “tout ce qui est image est sien”, a été l’un des premiers à l’affirmer13 ».

• 14 À partir de 1942, Pierre Schaeffer crée le Studio d’essai, dont l’objectif principal est de condui (...)
• 15 Le Club d’essai et le Centre d’études radiophoniques organisent principalement des conférences sur (...)
• 16 André Vigneau (1892-1968) est photographe, cinéaste et peintre. À partir de 1954, il dirige le Gro (...)
• 17 Marcel L’Herbier a obtenu une certaine légitimité dans le champ de la radiodiffusion en raison de (...)

3Dans le même temps, le Club d’essai et le Centre d’études radiophoniques14, institutions spécialisées essentiellement dans le domaine radiophonique, organisent des conférences sur la place du cinéma à la télévision, avant de créer en 1954 le Groupe d’études de télévision15, dirigé par André Vigneau16 (fig. 3). Ces organes soutiennent une idée inédite selon laquelle le petit écran pourrait diffuser ses propres productions cinématographiques indépendamment des salles de cinéma. Entre 1944 et 1955, Marcel L’Herbier, cinéaste de la première avant-garde cinématographique, fondateur et directeur de l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec) jusqu’en 1952, défenseur de la profession cinématographique au sein de la Société des auteurs de films et des syndicats du cinéma, et auteur-producteur à la RTF (fig. 4)17 est invité pour la première fois au Club d’essai et au Centre d’études radiophoniques pour évoquer, au nom du champ audiovisuel, éducatif et syndical, les possibilités économiques et culturelles que peut offrir la télévision au cinéma. L’Herbier opte en ce sens pour une diffusion télévisuelle du cinéma, un projet qui coïncide avec les réflexions de L’Écran français. Dans le cadre du Club d’essai et du Centre d’études radiophoniques, Marcel L’Herbier intervient en tant que professionnel du cinéma, mais aussi de la télévision, ce qui lui permet d’asseoir son plan programmatique sur la place du cinéma dans le cadre de la télévision. Nous estimons que la rencontre entre les deux médias s’est établie par le biais de la coopération entre différents acteurs ainsi que par le dépassement de la perception du phénomène télévisuel entre 1945 et 1957. Les écrits de Jean Thévenot et les interventions de Marcel L’Herbier constituent donc une référence historique et sociologique pour observer la manière dont les acteurs et les institutions savantes se sont attachés méthodiquement et passionnément à diffuser des idées et des réflexions prospectives, afin de plaider pour une télévision de qualité au service de la culture cinématographique.

• 18 Dans le cadre de cette étude, cette cinéphilie est représentée essentiellement par Marcel L’Herbie (...)
• 19 Le recueil Cinéma : cours et conférences de l’Institut des hautes études cinématographiques a été (...)

5Dès 1944, Marcel L’Herbier intervient dans le cadre d’une conférence organisée le 19 avril par le Studio d’essai, sous la direction de Pierre Schaeffer, pour évoquer la diffusion des films à la télévision. L’allocution de L’Herbier a été retranscrite dans la rubrique « Cours d’histoire technique du cinéma » du recueil d’articles et conférences de l’Idhec (L’Herbier, 1944), qui constituait un vecteur de transmission des aspects artistiques et scientifiques des moyens audiovisuels – cinéma, radio, télévision – aux étudiants de l’institut, mais aussi aux cinéphiles19. L’Herbier souligne :

• 21 Ibid.
• 22 Ibid.
• 23 La radio a expérimenté le genre du « théâtre radiophonique » dès 1944. Voir à ce sujet Chénetier-A (...)

6L’Herbier suppose que le « nouveau règne21 » de la télévision permettra d’« accroître immensément le rayonnement et la portée22 » du théâtre, à l’instar de la radio23. Il espère qu’il en sera de même pour le cinématographe :

• 25 Dans une enquête rétrospective, Georges Friedmann (1902-1977) souligne que l’audience télévisuelle (...)
• 26 Au début des années 1950, André Bazin publie régulièrement des articles sur l’esthétique des drama (...)
• 27 Bernheim, 1945, 12.
• 28 Bertin-Maghit, 2005.
• 29 Burch, 1973, 92.
• 30 André Bazin définit le cinématographe comme un « art mécanique » permettant l’enregistrement brut (...)
• 31 Les Cahiers d’études de radio-télévision (1954-1960) et Radio cinéma télévision (1950-1960) ont pu (...)

7Ces propos permettent de comprendre la position de Marcel L’Herbier quant au développement de la télévision, mais aussi d’éclairer la façon dont il envisage son rapport avec le cinéma. En ce sens, L’Herbier participe à une réflexion qui a marqué le champ cinématographique et télévisuel au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dès le 4 juillet 1945, lorsqu’il sort de la clandestinité, L’Écran français crée une rubrique télévisuelle dirigée par Jean Thévenot, à laquelle collaborent, entre autres, Michel Favier-Ledoux, Michel Bernheim et Roland Dailly. À une époque où le retentissement de ce média demeure restreint25, la revue participe donc à sa reconnaissance au sein du champ cinématographique. L’action de L’Écran français est donc pionnière, puisque la revue publie régulièrement des articles sur la télévision avant l’apparition des critiques de Radio cinéma télévision, des Cahiers d’études de radio-télévision, mais aussi des Cahiers du cinéma26. Tout en abordant le petit écran en tant que phénomène social et culturel, la revue redéfinit l’espace des possibles de la création cinématographique. En évoquant la notion de « cinéma-télévision », Michel Bernheim considère la lucarne en tant que topos créatif pour les techniciens du cinéma : « […] la technique du cinéma fut d’un gros apport pour la télévision. […] Loin de nuire au développement du cinéma, la télévision offrira bientôt des occasions exceptionnellement intéressantes pour les techniciens du cinéma.27 » En effet, le téléviseur matérialise une nouvelle réalité historique attirant le regard des professionnels du cinéma. En 1945, la mainmise de l’État se poursuit avec la persistance de la pénurie des matières premières, mais aussi l’inflation des prix de revient de la production28. La télévision constitue donc un débouché potentiel pour les techniciens au chômage en raison de la difficile ascension professionnelle dans le secteur cinématographique. De fait, L’Écran français adopte un discours raisonné divulguant les vertus pédagogiques et économiques du nouvel écran. L’invention audiovisuelle apparaît comme un phénomène social accompagnant l’essor culturel et industriel d’« un outil formidable […] aux mains de la démocratie mondiale29 ». À ce titre, Thévenot construit une analogie historique entre la première séance du cinématographe Lumière le 28 décembre 1895 et la démonstration de télévision sur grand écran faite au Madeleine Cinéma le 4 décembre 1950. En s’attachant à une conception cyclique du temps, il affirme que la télévision traverse le même cheminement historique que l’« art mécanique30 » expérimenté durant la Belle Époque. D’emblée, nous constatons que L’Écran français introduit l’exercice de la critique télévisuelle lorsqu’il aborde le phénomène télévisuel31.

• 32 Thévenot, 1949, 6.
• 33 Au sujet de la rétrospective et de l’entretien avec les cinéastes dans le cadre des revues cinéphi (...)
• 34 Queval et Thévenot, 1957, 324.
• 35 La politique des auteurs confère au réalisateur le statut de véritable auteur en considérant que s (...)
• 36 Hubert Knapp (1924-1995) est un auteur-producteur dans le secteur médiatique. Il est connu pour sa (...)
• 37 Favier-Ledoux, 1952, 10.
• 38 Feigelson, 2005, 212. Georges Sadoul fait allusion à la célèbre querelle entre classiques et roman (...)

8L’Écran français consacre une rubrique permanente intitulée « Les Images du coin de mon feu » au traitement de l’actualité médiatique. Jean Thévenot publie une critique32 de l’émission cinématographique « Les rois de la nuit » de Pierre Viallet, montrant comment la radio-télévision adopte le modèle de la rétrospective de cinéaste, qui a été souvent mis en œuvre par la Cinémathèque française ainsi que les revues cinéphiles33. Cette émission consacre une rétrospective au cinéaste Claude Autant-Lara, dans laquelle Pierre Viallet conçoit une interview autour de l’actrice Micheline Presle, qui a joué dans le film Le Diable au corps. Et, lors de la réalisation de l’émission sur Rendez-vous de juillet de Jacques Becker en 1949, les téléastes se rendent au Caveau des Lorientais pour filmer le lieu de tournage de cette œuvre cinématographique. En filmant ces lieux, la télévision dévoile les coulisses du tournage pour initier le téléspectateur ordinaire à l’univers de la réalisation des films, tout en participant à la préservation de la mémoire cinématographique. La pédagogie de la mise en scène télévisuelle est notamment une thématique récurrente dans les critiques de L’Écran français. Jean Thévenot compare la naissance de la télévision et l’invention de l’imprimerie, lorsqu’il évoque par exemple le rôle continuellement joué par le livre imprimé dans la libération des hommes depuis l’époque luthérienne. Selon lui, à l’instar de l’imprimerie, cette invention audiovisuelle devrait à la fois libérer « les hommes sans voix » et créer « le spectacle des hommes sans spectacles34 ». Avec ces critiques, la revue se positionne à la fois comme juge et garante des qualités pédagogiques des créations télévisuelles. Pour cela, la rédaction s’oppose souvent aux prétentions « auteuristes35 » de certaines programmations. L’exemple le plus probant est sans doute celui des documentaires « Pêle-mêle » d’Hubert Knapp36, contre lesquels s’est acharné le critique Michel Favier-Ledoux en 1952. Pourtant, cette création s’inscrit dans une démarche inédite consistant à promouvoir les films à l’affiche, l’auteur-concepteur de l’émission s’attachant à combiner les extraits de films choisis dans une perspective anthologique. Néanmoins, parce que cette expérience télévisuelle n’accorde pas de place au commentaire, elle rend ses contenus inaccessibles aux téléspectateurs selon Favier-Ledoux37. En réalisant cette émission, Knapp s’éloigne des attentes didactiques recherchées par les critiques de L’Écran français, qui considèrent le petit écran comme une école populaire. De plus, Favier-Ledoux critique la démarche suivie par Knapp, car elle ne prend pas en compte le contexte historique et géographique de production des films. Ainsi, l’émission ne présente pas le parcours des réalisateurs et des interprètes aux téléspectateurs. Le critique spécialisé dans le cinéma italien déplore par ailleurs le traitement apolitique et désintéressé du film La Terre tremble dans la création audiovisuelle « Pêle-mêle » : il reproche au réalisateur de ne pas avoir montré ce que Visconti voulait transmettre aux spectateurs, c’est-à-dire un livre blanc sur la situation sociale et économique du prolétariat en Sicile. Le critique prolonge, d’une part, les débats polémiques – décrits comme une nouvelle bataille d’Hernani par Georges Sadoul38 – sur la circulation de la version censurée de La Terre tremble : il accuse en quelque sorte la RTF de reprendre les mécanismes de la censure propres au secteur cinématographique. Et, il fustige, d’autre part, la stratégie de la télévision consistant à présenter une version raccourcie pour des raisons purement commerciales. Pour finir, le critique reproche à Hubert Knapp de s’enfermer avec l’émission « Pêle-mêle » dans un cadre expérimental éloigné des exigences pédagogiques. La revue œuvre donc pour une transmission pédagogique de la culture cinématographique, tout en suggérant une certaine politique culturelle pour la télévision.

• 39 Lemieux et Kübler, 1990, 205. À travers des archives écrites, les auteurs montrent que la télévisi (...)
• 40 Thévenot, 1948, 12.
• 41 Ibid.
• 42 La Société des radioélectriciens publie des articles dans le Bulletin de la Société des radioélect (...)
• 43 En 1948, la Compagnie des compteurs est placée sous la tutelle du ministère des PTT. Elle est char (...)
• 44 Thévenot, 1948, 12.
• 45 Louis Merlin (1901-1976) est un journaliste français. Il travaille pour plusieurs radios durant le (...)
• 46 Bourdon, 1994, 23.

9Dès 1945, L’Écran français considère la question des médias comme un véritable enjeu national participant activement à l’essor culturel et économique du pays. La revue couvre par ailleurs l’actualité des inventions technologiques dans le secteur audiovisuel. Pour cela, Jean Thévenot consulte et publie les travaux et les événements récents du Centre national d’études des télécommunications (CNET), un organisme scientifique de recherche et d’expérimentation, créé en 1944 sous la tutelle du ministère des Postes, Télégraphes et Téléphones. En 1948, Yves Delbord, ingénieur de recherche et chef du service télévision du CNET39, fait la promotion d’une caméra d’enregistrement des émissions en direct. Ce procédé technique consiste à filmer les images mobiles quand elles se forment sur le tube récepteur. Une opération qui a été expérimentée auparavant par les radiophiles lorsqu’ils enregistraient les émissions radiophoniques sur des bandes magnétiques40. Ainsi, les émissions télévisuelles pourraient à l’avenir être visionnées dans la sphère domestique. Selon Jean Thévenot, « l’amateur peut désormais copier sur pellicule d’une part, et sur disques ou sur bandes d’autre part, images et sons du film. Il peut répéter l’opération, se constituer une cinémathèque41 ». La circulation des créations médiatiques au sein de télé-clubs devient dès lors possible, grâce à ce nouveau procédé technique. La revue fait l’éloge et contribue à la diffusion de ces nouveaux dispositifs destinés à moderniser les techniques et les procédés télévisuels. Jean Thévenot suit les recherches de la Société des radioélectriciens42, qui organise, en 1948 à Paris, un Congrès international de télévision pour présenter les dernières inventions dans le domaine des équipements audiovisuels. Cette société propose une collaboration avec la Compagnie des compteurs43 pour assurer à l’image une qualité équivalente ou supérieure à celle du cinéma, tout en construisant un écran géant de sept mètres. Fruit de la coopération entre l’entreprise française Radio-Industrie et la Société des radioélectriciens, l’image en relief est ainsi présentée pour la première fois en France. En comparant la télévision en relief au cinéma stéréoscopique, Jean Thévenot souligne qu’elle permet « d’obtenir des résultats étonnants qui laissent loin derrière eux ceux atteints jusqu’ici en cinéma44 ». Cette actualité est relatée par L’Écran français afin d’inciter les réalisateurs de cinéma à faire confiance au développement de la télévision française. À partir de 1945, des ouvrages vantent l’apport économique, industriel et culturel de la télévision pour les auteurs de films cinématographiques, comme celui de Louis Merlin45, Télévision capitale Hollywood (1949). L’auteur prétend que la caméra de télévision transmet aux téléspectateurs des images que le cinéma ne peut librement filmer, notamment celles de la vie quotidienne, professionnelle et paysanne. Pour cela, Merlin souligne que la radiodiffusion ne doit pas être au service du gouvernement, mais doit rester un média autonome pour les créateurs et les spectateurs46. Thévenot mentionne d’ailleurs les travaux de Merlin dans son ouvrage TV (1957), et ce afin de promouvoir ce qui s’apparente à une politique des auteurs au sein de la télévision. Il œuvre en effet pour une télévision autonome produisant ses propres films.

• 47 Au sujet de Gilles Margaritis, voir Le Roy, 1991.
• 48 Thévenot, 1952a, 12.
• 49 Bazin, 1953.
• 50 L’Herbier, 1952.
• 51 L’Herbier, 1950.
• 52 Dailly, 1948.
• 53 L’accord franco-américain Blum-Byrnes a été signé le 28 mai 1946 par le secrétaire d’État des État (...)
• 54 Le Forestier, 2018.
• 55 Queval et Thévenot, 1957, 347.

10Thévenot, en se référant à l’ouvrage de Merlin, véhicule l’idée que le nouvel écran forme, au même titre que le cinéma, un espace de création. René Jeanne et Charles Ford, évoquant les interférences entre la presse, la radio, la télévision et le 7^e art, montrent que la télévision française a permis la circulation d’œuvres filmiques et contribué à l’émergence de cinéphiles patentés. Pour autant, les critiques de L’Écran français souhaitent une autonomisation du système télévisuel. En tant que service public, bénéficiant d’une taxe de 3 000 francs sur les récepteurs, la télévision devrait être en mesure de financer ses propres films. En ce sens, la diffusion des actualités cinématographiques et des classiques du 7^e art ne doit pas être l’activité principale du média naissant. Jean Thévenot opte pour une production de films d’auteur conçus spécialement pour le petit écran, tout en rappelant le cas de Gilles Margaritis47, un réalisateur de télévision provenant de l’univers cinématographique et réussissant à obtenir « un rythme qui n’a rien à envier à celui du cinéma48 ». Cette caractéristique est également vantée par le critique André Bazin lorsqu’il publie un article au titre bien significatif : « Sacha Guitry a fait confiance à la télévision comme il avait fait confiance au cinéma en 191449 », afin d’exalter sa participation à des projets cinématographiques menés avec la RTF. Ce discours est également présent chez le cinéaste Marcel L’Herbier, qui œuvre lui aussi pour l’autonomisation d’une télévision de qualité diffusant les films de ses propres auteurs. Le 17 décembre 1952, durant la conférence « Passé d’un Art futur » au Centre d’études radiophoniques, L’Herbier souligne les possibilités offertes par le petit écran aux professionnels du cinéma : lorsqu’il aborde cette nouvelle technique, c’est « pour la prier […] d’installer à côté d’elle le cinématographe […]50 ». Pour cela, il appelle l’État à instituer un socle juridique et légal quant à la télédiffusion des films. Il appuie ainsi les revendications de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF), qui souhaite supprimer la concurrence déloyale entre le secteur cinématographique et la RTF. Il invite l’État à interdire la diffusion télévisuelle d’un film avant sa sortie publique dans les salles et plaide pour légiférer sur le statut du téléfilm, afin d’alléger les querelles entre les deux secteurs51. La thématique de la concurrence déloyale entre les deux médias est également évoquée dans L’Écran français lorsque Roland Dailly développe l’idée d’une « cinématurgie52 », c’est-à-dire une esthétique dramatique conçue spécialement pour la télévision, et ce afin de faire cesser la concurrence entre les exploitants de salles et les téléastes. Dans le même temps, les revendications de la revue sont accompagnées d’un engagement militant de gauche en faveur des réalisateurs français, en raison de la signature des accords Blum-Byrnes53. La corporation, relayée par L’Écran français, pense que cet accord franco-américain signé à Washington prépare « l’arrêt de mort du cinéma français », considérant progressivement la télévision comme une possible occasion de se diversifier pour les professionnels de l’image animée54. Thévenot publie le témoignage d’Henri Damelet, président des industries radioélectriques et électroniques de France, selon lequel l’association du potentiel cinématographique et des moyens télévisuels devrait contribuer au rayonnement de l’économie nationale : « Il apparaîtra très vite qu’il est beaucoup plus efficace de mettre en commun la totalité des moyens techniques propres au Cinéma et à la Télévision que de les utiliser séparément.55 »  Sous la plume de Thévenot, L’Écran français œuvre pour la production de films à la télévision tout en offrant une lecture savante des médias.

• 56 Thévenot, 1952b, 15.
• 57 Les Cahiers d’études de radio-télévision (1954-1960) adoptent cette approche en organisant des sém (...)
• 58 Queval et Thévenot, 1957, 235.
• 59 Dailly, 1948, 6.

11Jean Thévenot offre aux lecteurs son histoire des médias lorsqu’il publie un petit dictionnaire relatant toutes les dates clés de la radio-télévision en France, mais aussi à l’étranger56 (fig. 5). Soucieux de participer au débat intellectuel sur les moyens de télécommunication, il propose une coupure épistémologique entre la connaissance savante et la connaissance ordinaire relative à l’écran naissant, dans la mesure où les articles ne reposent pas sur le jugement de goût, mais tentent plutôt de comprendre le développement historique et sociologique du phénomène télévisuel57. Dans le domaine des revues, L’Écran français se distingue également de Radio cinéma télévision, où le jugement de goût porté sur les contenus télévisés prévaut parfois sur sa considération en tant que fait social. Dans son premier ouvrage, L’âge de la télévision et l’avenir de la radio (1946), Thévenot trace les prémisses de l’investigation historique et sociologique à l’égard de l’avènement de la télévision dans la société française. Ce travail s’effectue principalement sur la base de connaissances anticipées, intellectuelles et professionnelles, comme le souligne ultérieurement son auteur : « La plupart des simples constatations ou déductions d’évidence qu’il contient ont maintenant pris valeur de prophéties pour avoir été confirmées par les événements.58 » Nous estimons que l’auteur s’inscrit dans une tradition hypothético-déductive, car il réserve une place assez importante à la prédiction de l’évolution des pratiques culturelles et artistiques. Roland Dailly fait montre également d’un intérêt pour la prédiction comme méthode lorsqu’il suppose que « la Télévision exterminera les “actualités” et installera le cinéma à domicile59 ». L’Écran français soumet donc des hypothèses quant à l’essor des médias, avant que celles-ci soient approfondies et documentées par Jean Thévenot dans son ouvrage majeur TV (1957) rédigé avec la collaboration de Jean Queval. L’expérience critique de Thévenot dans L’Écran français constitue donc une phase préparatoire à l’élaboration de son livre sur la télévision.

• 60 Queval et Thévenot, 1957, 235.
• 61 Cette pratique médiatique et collective expérimentée dans l’Aisne atteste particulièrement du rôle (...)
• 62 Au sujet des télé-clubs, voir Louis, 1968.

12Dans TV, pour écarter la dimension hypothétique, Thévenot avance aussi des matériaux qui dépassent le périmètre de ses interprétations personnelles. Sa méthode accorde une importance fondamentale à l’observation des instruments liés à la télévision – enquêtes, statistiques et courriers de téléspectateurs – et des travaux savants sur les images animées. En confrontant ses articles pour L’Écran français à ses ouvrages, nous pouvons constater qu’il réunit un ensemble d’outils afin d’observer les pratiques spectatorielles. Par exemple, après avoir établi une stratification sociale par le biais des courriers des téléspectateurs, il souligne que les critères socioprofessionnels déterminent l’accès aux contenus télévisuels60. À partir des témoignages, il remarque que le journal télévisé fédère l’ensemble des téléspectateurs sélectionnés durant l’enquête, et qu’ainsi ce type de production audiovisuelle se diffuse régulièrement dans les espaces publics de sociabilité. Un constat qui, parce qu’il est quantifié, révèle que la réception collective constitue une possibilité pour celles et ceux qui ne possèdent pas encore de poste de télévision. Lorsqu’il envisage les télé-clubs, Thévenot rend compte – dans une logique qualitative cette fois-ci – des apports culturels et politiques de cette pratique développée dans le département de l’Aisne61. En soulignant que les télé-clubs accordent une primauté aux événements de la vie quotidienne, Thévenot rappelle que les ciné-clubs apportent dans le même temps des savoirs historiques. Contrairement aux précurseurs des télé-clubs en France, Roger Louis ou Alfred Beaufort62, qui s’intéressent exclusivement à leur développement quantitatif, Jean Thévenot les confronte aux ciné-clubs dans un rapport dialectique de complémentarité :

• 64 Ibid.

13Le théoricien signale par ailleurs que le plan Jean Monnet (1946-1950), œuvrant pour la restructuration et la modernisation de la production française, n’accorde pas d’attention particulière à l’installation de nouveaux émetteurs de télévision dans les zones rurales. En l’occurrence, le télé-club et le ciné-club se présentent comme une possibilité d’ouverture culturelle, car ils permettent d’aller dans les zones géographiques où les populations ne possèdent pas encore la télévision. En se référant aux statistiques produites par Joffre Dumazedier dans l’ouvrage Télévision et éducation populaire, Jean Thévenot montre que 75 % des téléspectateurs réguliers fréquentent le télé-club « pour l’ambiance du spectacle64 » et pour visionner les grands classiques du patrimoine cinématographique. En ce sens, le développement de ce dispositif permet d’initier des populations variées à la culture cinématographique. En s’appuyant sur des données chiffrées et sur des enquêtes qualitatives, Thévenot esquisse ainsi les contours d’une science des médias, qui rend compte des appréciations du téléspectateur ordinaire. En étudiant les relations entre le petit et le grand écran, le ciné-club et le télé-club, il participe pleinement à l’élaboration de recherches savantes portant sur les mutations culturelles et artistiques en contexte médiatique.

• 65 Gallinari, 2015, 106.
• 66 Ibid.

14À travers les écrits de Thévenot et les conférences de Marcel L’Herbier, cette période (1945-1957) atteste d’une circulation des idées entre le cinéma et la télévision. L’Écran français, avec sa rubrique de critique télévisuelle, se présente comme un espace de réflexion important dans la mesure où il révèle les discours journalistiques et cinéphiliques revendiquant, dans une perspective prospective mais aussi savante, une diffusion télévisuelle pour le cinéma. Jean Thévenot comme Marcel L’Herbier supposent que la télévision pourrait constituer un lieu de professionnalisation pour les cinéastes après la signature de l’accord franco-américain Blum-Byrnes, accord auquel ils s’opposent ouvertement et publiquement. En 1947, L’Herbier organise avec le cinéaste Claude Autant-Lara un Comité de défense du cinéma français pour représenter l’ensemble de la corporation cinématographique, mais « au-delà de tout engagement syndical ou politique65 ». En 1948, L’Écran français rassemble 200 000 signatures recueillies en région parisienne pour contester les termes de l’accord66.

• 67 Chambat-Houillon, 2018.
• 68 Au début des années 1950, les téléspectateurs sont peu nombreux. Ils représentent uniquement 1 % d (...)

15On constate que les articles prospectifs de L’Écran français s’inscrivent dans une finalité politique et militante afin de permettre aux professionnels du cinéma d’intégrer la RTF. Ainsi, le discours de Marcel L’Herbier intervient pour structurer l’activité cinématographique à la télévision en prévenant les autorités publiques des futurs clivages juridiques qui peuvent opposer les exploitants et les diffuseurs en France. En s’interrogeant sur l’avenir du film d’une manière générale au sein de la RTF, L’Herbier appelle l’État à définir une certaine chronologie des médias permettant de préserver l’activité des deux secteurs. Par ailleurs, ces acteurs interviennent pour légitimer une télévision initiant les téléspectateurs aux différentes expressions artistiques, à savoir le cinéma mais aussi la littérature et le théâtre. L’Herbier s’inscrit dans une défense de la pédagogie audiovisuelle et considère la télévision comme un « véritable outil pédagogique, [qui] peut être [envisagé] comme un vecteur de la culture classique auprès, notamment, des jeunes publics67 ». En critiquant les prétentions « auteuristes » des auteurs-producteurs de la télévision des premiers temps, Thévenot appelle l’État à prendre des mesures afin que le télé-club puisse se généraliser, lui qui est en effet un espace de socialisation, mais aussi d’initiation aux différentes expressions artistiques. Toutefois, cette vision de la télévision ne peut qu’imparfaitement être réalisée, car l’ensemble de la population ne possède pas encore de téléviseur et les différentes zones rurales sont peu équipées en émetteurs68.

• 69 Nous concluons avec la notion de méta-télévision définissant d’une manière générale tout ce qui se (...)
• 70 Feuerhahn et Orain, 2019.

16Les discours de Jean Thévenot et de Marcel L’Herbier élaborés au cours des années 1945-1957 montrent comment s’est développée une conception que l’on peut désigner comme une méta-télévision69 par et pour le cinéma, conception conduite sous la forme de propos théoriques, rationnels, tout en étant passionnés, alors que la télévision française n’a jusque là produit que des « dramatiques télévisées » et quelques documentaires et émissions sur le cinéma. La légitimation de la télévision est donc une œuvre plurielle, provenant des discours et des réflexions des critiques et des professionnels de l’audiovisuel, car « […] c’est dans la coopération, l’antagonisme, l’imitation et le dépassement que s’élaborent des savoirs qui sont sociaux de part en part70 ». Ainsi, c’est dans l’hétérogénéité des méthodes, des discours, des approches, mais aussi des trajectoires socioprofessionnelles des auteurs que s’est affirmée la légitimation de la télévision. De plus, on peut constater que les travaux menés sur la télévision se déploient en dehors du champ académique, car les conférences, les séminaires et les articles sont élaborés par des cinéphiles-critiques, des animateurs de télé-clubs et de ciné-clubs, des enseignants du secondaire, mais aussi par des professionnels de l’image et du son. En ce sens, cette période est un moment charnière marqué par une pluralité de points de vue, où la réflexion sur la télévision s’élabore en regard du cinéma. Elle institue également une communauté de réflexion et de conceptualisation réunie autour d’un intérêt substantiel pour le développement des moyens audiovisuels, qu’ils soient télévisuels, radiophoniques ou cinématographiques.