Harcèlement à l’université : une enquête sur certaines pratiques du monde académique
Texte intégral
Emanuel Bertrand : Pourriez-vous nous retracer votre parcours dans le monde universitaire ?
Adèle B. Combes : J’ai fait mes études de licence et de master à l’université de Montpellier. J’ai ensuite obtenu ma thèse de neurobiologie à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure de Paris, en 2017. J’ai notamment travaillé sur la maladie de Parkinson. À la suite de quoi j’ai quitté le monde de la recherche publique pour me spécialiser dans la communication médicale et la gestion de projet scientifique, un univers – dans le secteur privé – qui n’est pas non plus sans travers.
Emanuel Bertrand : Pourriez-vous nous expliquer la genèse de votre ouvrage Comment l’université broie les jeunes chercheurs. Précarité, harcèlement, loi du silence, qui est paru au tout début de l’année 2022 aux éditions Autrement ?
- 1 « Ciel mon doctorat ! » est un blog collaboratif et humoristique autour de la thèse sur la platefo (...)
Adèle B. Combes : J’ai commencé à y réfléchir concrètement en 2019. J’avais pu observer des dérives, des abus, lorsque j’étais dans la recherche publique. J’ai pu en vivre aussi. Lorsque je suis allée dans le secteur privé, j’ai travaillé avec beaucoup de personnes qui avaient obtenu un doctorat. J’en étais très contente, car, durant ma thèse, j’avais très peu eu l’occasion d’échanger avec des doctorants issus d’autres laboratoires, voire d’autres spécialités. Ce qui m’a assez surprise, c’est que beaucoup de ces anciens doctorants et jeunes docteurs avaient un ressenti négatif de leur expérience de recherche. Ce sont ces rencontres-là qui m’ont fait comprendre que les dérives que j’avais pu observer dans ma propre équipe n’étaient pas un cas unique, ou la faute à « pas de chance ». C’était quelque chose de potentiellement bien plus étendu. En discutant avec ces personnes, j’ai identifié des similarités, des mécanismes communs, et c’est sur les réseaux sociaux que j’ai pu approfondir le sujet à partir de pages telles que « Ciel mon doctorat1 ! ». J’ai alors découvert les messages, souvent sous couvert d’humour, de docteurs, de doctorants, et même de titulaires parlant des travers de la recherche et surtout de leurs souffrances. Ce n’était pas juste une question de stress ou de difficultés passagères, il s’agissait de problèmes parfois graves concernant la santé mentale et physique, l’équilibre vie personnelle/vie professionnelle, etc. Un ensemble de situations sources de souffrances.
À cette époque, j’étais en recherche d’emploi et j’avais donc un peu de temps pour moi – on ne passe pas dix heures par jour à chercher un emploi. Paradoxalement, même quand on a un doctorat, il est assez difficile de trouver un emploi. J’ai donc décidé d’utiliser ce temps pour mieux comprendre le phénomène de souffrance qui semblait exister durant le doctorat.
Je viens des sciences dites « dures ». Je ne suis pas forcément au fait des enquêtes de sociologie portant sur le monde de la recherche, donc j’ai commencé par me renseigner. En 2019, il n’y avait pas grand-chose dans les médias à ce sujet. J’ai également cherché des publications scientifiques et découvert que l’association Doctopus – observatoire indépendant de la vie doctorale – avait investigué sur la santé mentale et l’utilisation des drogues en doctorat. Mais je voulais aller plus loin, me focaliser sur le bien-être au travail, en particulier sur le harcèlement moral et sexuel ainsi que sur la santé mentale. Curiosité et temps disponible mis à part, c’est surtout l’article « Quand la relation avec son directeur de thèse vire au cauchemar », écrit par Alice Raybaud et paru le 15 janvier 2019 dans le journal Le Monde, qui a provoqué un déclic chez moi. Je me suis dit : « Un média parle enfin de ces abus, je veux en savoir plus, je veux mieux comprendre. Et s’il n’y a pas plus d’informations, c’est moi qui vais aller les chercher ! »
C’est comme ça que j’ai commencé à la fois à interviewer des personnes et à créer une enquête plus quantitative. Mon but était de relater avec précision ces vécus, ces mécanismes de violence divers et variés ainsi que leurs conséquences, et de les mettre en regard de chiffres afin de mieux comprendre la réalité de ce phénomène.
En fin de compte, Comment l’université broie les jeunes chercheurs est un ouvrage de non-fiction narrative, un essai se lisant en partie comme un roman tout en fournissant de nombreuses données chiffrées. Mon travail s’apparente à du journalisme littéraire. En juin 2019, une première personne a accepté de me rencontrer pour me donner une interview, j’ai donc pris le train pour lancer la première étape de mon projet « Vies de thèse ». Ce premier entretien était très puissant. La personne que j’ai rencontrée m’a accordé sa confiance et m’a livré des éléments très personnels. Elle m’a décrit avec précision les abus moraux et sexuels commis par son directeur de recherche et couverts par la direction de l’université. Une fois cette première interview réalisée, j’ai ressenti un fort engagement moral, je savais que je devais aller jusqu’au bout.
Emanuel Bertrand : Comment avez-vous procédé concrètement, surtout en ce qui concerne l’aspect quantitatif de votre travail ? Quelle a été votre méthodologie ? Et diriez-vous qu’il s’agit d’une authentique enquête de sociologie ?
Adèle B. Combes : J’ai allié enquête qualitative sur le terrain et questionnaire quantitatif et qualitatif en ligne. J’avais déjà une certaine expérience des entretiens et questionnaires destinés aux patients, dans le cadre de mon travail dans le privé, mais je ne suis pas sociologue. J’ai donc passé du temps à chercher des enquêtes sur le harcèlement au travail. J’ai également beaucoup discuté avec les membres de l’association Doctopus qui, eux, étaient doctorants ou docteurs en psychologie et ont pu me faire des retours sur le questionnaire que j’avais élaboré. Pour ce faire, je me suis appuyée sur le questionnaire de Leymann – publié en français –, qui est exclusivement dédié au harcèlement au travail. J’ai repris beaucoup des questions utilisées dans cet outil-là et en ai adapté de nombreuses pour qu’elles reflètent le monde de la recherche. J’en ai également ajouté, typiquement : « On m’interdit d’assister à un congrès » ou « On modifie ma place dans l’ordre des auteurs d’une publication de façon arbitraire ».
Par ailleurs, les entretiens que j’ai conduits m’ont également beaucoup nourrie. Les premiers m’ont été très précieux, car ce retour de terrain m’a permis d’emblée d’être ancrée dans le réel et donc d’alimenter, voire de réajuster le questionnaire. J’ai compris que des situations pouvaient être ajoutées à mon questionnaire initial, des choses auxquelles je n’avais pas pensé. Par exemple, en ce qui concerne le développement de phobies : « J’éprouve une phobie liée à mon travail » (phobie d’ouvrir ses courriels, d’aller dans une pièce d’expérimentation, de se rendre au laboratoire, etc.). Expérience utile, puisque près de 20 % des interviewés ont répondu avoir vécu une telle situation phobique. Même chose pour le détournement de budgets spécifiquement alloués aux jeunes chercheurs : certains jeunes chercheurs se voient accorder des fonds, en plus de leur salaire, pour les déplacements sur le terrain, les congrès, etc. J’ai ajouté une question sur le détournement de ces fonds professionnels à la suite de mon entretien avec Laurine, qui a vu ses six mille euros de budget détournés par son directeur de thèse. Je ne savais même pas que cela existait avant de discuter avec elle.
Sur la question de savoir si ma grille de questions correspond à un questionnaire de sociologie, je ne suis pas diplômée de sociologie et je n’ai pas la prétention d’être sociologue. En revanche, je ne parle pas non plus de nulle part et je ne pars pas de rien. Je me considère comme une citoyenne connaissant le monde de la recherche de l’intérieur et ayant une expertise en gestion de projet et en communication, qui souhaite lancer l’alerte sur un sujet grave dont on parle très peu. Je dirais que c’est un questionnaire qui vise à mieux comprendre un phénomène sociologique. De ce point de vue, j’estime que c’est un questionnaire de sociologie. Ensuite, sur la question de savoir s’il aurait pu être meilleur : oui, c’est certain. Certaines questions auraient pu être ajoutées, d’autres simplifiées, etc. C’est un questionnaire qui pouvait prendre jusqu’à trente minutes lorsque les interrogés avaient des choses à dire. En revanche, une personne non concernée par les situations problématiques pouvait le terminer en dix minutes.
Emanuel Bertrand : Est-ce qu’il y a eu une articulation entre ce questionnaire et un blog sur internet ?
Adèle B. Combes : Oui, afin de faciliter la diffusion du questionnaire et le partage de témoignages, j’ai créé une page Facebook autour du projet « Vies de thèse ». J’ai aussi découvert le monde fabuleux de Twitter. Le questionnaire a été beaucoup relayé sur les réseaux sociaux. Avec l’association Doctopus, nous avons envoyé le questionnaire à de nombreuses universités et écoles doctorales. Cela n’a pas très bien marché, pour être honnête. J’avais plus d’une centaine d’adresses e-mail à qui l’envoyer et n’ai obtenu que trois réponses… Seulement trois écoles doctorales qui m’ont répondu : « Ah, super, on va diffuser ! » Il est possible que certaines l’aient vu ou relayé sans me le dire. Malheureusement, la grande majorité des universités et écoles doctorales n’ont pas joué le jeu. Il peut y avoir plusieurs explications. L’explication neutre d’un côté, l’explication pessimiste de l’autre.
L’explication la plus pessimiste est que ces écoles n’ont pas du tout envie que l’on parle de ces problèmes-là, parce que « pas de sujet, pas de problème ! » Si l’on n’en parle pas, c’est qu’il n’y a rien à voir. Cette explication a trait aussi à une question d’image. L’explication neutre pourrait être liée à mon statut indépendant. Ce sont des retours que j’ai pu avoir, des personnes qui me disaient : « Vous êtes qui ? Pourquoi faites-vous cela ? On préférerait que vous soyez rattachée à une association connue. » C’est toute la difficulté des initiatives indépendantes, même si j’étais soutenue par une association. Donc, merci les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille, car en fin de compte, l’enquête a reçu un très grand nombre de réponses pour une initiative indépendante.
Emanuel Bertrand : Est-ce que vous pourriez nous résumer les principaux résultats des réponses au questionnaire, notamment d’un point de vue quantitatif ?
Adèle B. Combes : Il y aurait beaucoup de choses à dire. Déjà, concernant les participants : 1 877 personnes ont entièrement complété le questionnaire. Parmi ces personnes-là, on dénombre un peu plus de 60 % de femmes, environ 40 % d’hommes et moins de 1 % de personnes qui se déclarent « non binaires ». La proportion de femmes est un peu supérieure à ce qu’on peut observer en doctorat en France. L’association Doctopus l’avait déjà relevé à l’occasion de son enquête.
Emanuel Bertrand : Cette proportion de femmes parmi les doctorants s’élève à combien ? Vous la connaissez ?
Adèle B. Combes : Ce ratio est d’environ 45/55 en faveur des hommes à l’échelle nationale. Mais l’une des spécificités de mon questionnaire est que je ne l’ai pas adressé uniquement aux personnes qui étaient en doctorat. Je l’ai aussi proposé à celles qui avaient obtenu un doctorat et qui revenaient ainsi sur leur expérience de thèse. C’est une des différences de mon questionnaire avec ce qui se fait en règle générale, où les enquêtes portent seulement sur la population doctorante. Ce qui peut cacher certains problèmes. Parce que, si l’on se réfère aux personnes qui m’écrivent ou avec qui j’ai pu parler, les intéressés réalisent parfois la gravité des faits seulement après avoir soutenu leur thèse. Pendant le doctorat, on peut parfois être dans le déni. Si on accepte l’idée d’être en difficulté, on peut avoir peur de ne pas tenir la distance et de s’écrouler avant d’obtenir le diplôme. En fait, il n’est pas rare de voir des personnes qui résistent, tiennent au maximum et s’écroulent après la soutenance – ou qui simplement réalisent après coup : « Pourquoi et comment ai-je accepté tout cela ? » C’était important de donner la parole aux personnes qui ont terminé leur doctorat et qui reviennent sur leur expérience. Elles représentent environ 36 % des répondants ; 62 % étaient doctorants au moment de l’enquête ; et 2 % « autres », c’est-à-dire des personnes qui ont arrêté la thèse avant leur soutenance, qui ont abandonné ou qui ont été licenciées. J’aurais aimé avoir davantage de répondants ayant arrêté leur thèse, c’est important de comprendre les raisons d’un abandon ou d’un licenciement avant la soutenance. Certains réalisent que cela ne leur plaît pas et il n’y a pas forcément de source de problèmes : il s’agit simplement d’un choix de carrière. Mais se pourrait-il que ces fins prématurées soient liées à du harcèlement, de la précarité, des mauvaises conditions de travail ? Il y aurait, en moyenne en France, à peu près 20 % d’arrêts en cours de doctorat. C’est un chiffre élevé – avec beaucoup de disparités selon les filières. C’est important d’avoir le retour de ces personnes. Si je ne l’ai pas eu, c’est peut-être que, d’une part, ce sont des gens qui ne sont plus du tout intéressés par le monde de la recherche sur les réseaux sociaux et, d’autre part, qu’ils ne possèdent plus d’adresse institutionnelle. Les rares personnes ayant abandonné leur doctorat que j’ai pu interviewer ont été abordées grâce à une mise en relation par des connaissances communes.
Ensuite, je n’ai pas opéré de restriction selon les spécialités. Je viens des sciences dites « dures ». Je ne voulais pas me focaliser sur elles, justement, pour que l’enquête soit la plus large possible, qu’elle représente au mieux la population doctorante. Les répondants appartiennent pour moitié aux sciences dures et pour moitié aux sciences humaines et sociales. Au sein de chaque sous-groupe, il y a beaucoup de différences. Par exemple, 21 % des répondants sont en biologie-santé, environ 40 % sont en sciences humaines et sociales, et les filières de droit et d’économie comptent pour environ 10 %.
En ce qui concerne les réponses, je me suis intéressée d’abord aux violences psychologiques. Environ un enquêté sur deux affirme avoir vécu au moins une fois, durant le doctorat, une forme de violence psychologique. Cela peut être une insulte, du chantage au diplôme, un refus de congés, une critique de la parentalité, une mise au placard, etc. En ce qui concerne le harcèlement moral à proprement parler (toute violence psychologique n’étant pas forcément du harcèlement), 20 % des répondants affirment : « Oui, j’ai été harcelé moralement durant ma thèse. » Une personne sur cinq. Il faut y ajouter 10 % de personnes qui ne sont pas sûres ou qui ne savent pas statuer. Ce qui est intéressant. Il faut savoir que j’ai construit une enquête incluant presque quatre-vingts questions situationnelles, de type « On me crie dessus » – réponse : « Oui » ou « Non » –, prolongées, le cas échéant, par « Auteur », « À quelle fréquence », etc. Après toutes ces questions/situations, je fais figurer la définition du harcèlement moral et leur demande s’ils considèrent avoir été victimes de harcèlement moral : 20 % répondent oui, et, malgré tout, 10 % répondent « Je ne sais pas ». Cela montre à quel point il y aurait une communication à faire sur ce qu’est le harcèlement moral dans les institutions. Certaines personnes éprouvent des difficultés à définir le harcèlement moral, car il existe de nombreuses zones grises. Toujours est-il que dans mon enquête, un doctorant sur cinq a vécu du harcèlement moral. Ce qui est intéressant ici, c’est que si on stratifie par genre, on relève que 22 % des femmes et 17 % des hommes ont été victimes de harcèlement moral, ce qui est relativement proche. Cela peut surprendre, car il existe un cliché selon lequel seules les doctorantes seraient harcelées moralement par leur directeur de recherche. Or, on voit que les hommes victimes ne sont pas en reste. Il est donc important de faire de la sensibilisation auprès de l’ensemble de la population doctorante.
La partie traitant des violences sexuelles ou sexistes a suivi la même logique : j’ai demandé aux personnes si elles avaient vécu certaines situations spécifiques. Résultat : 25 % des répondants ont vécu au moins une situation à connotation sexiste ou sexuelle durant leur doctorat. En ce qui concerne le harcèlement sexuel à proprement parler, et après en avoir donné la définition juridique, 6 % des répondants affirment en avoir été victimes durant leur doctorat. Cela concerne 8 % des femmes ayant participé à l’enquête et 2 % des hommes. Ce sont des formes de harcèlement qui proviennent, majoritairement, de la direction de thèse, mais pas exclusivement. Plus largement, les faits de harcèlement, qu’ils soient moraux ou sexuels, émanent plutôt de la direction de thèse. Ils peuvent être aussi le fait de collègues doctorants, de membres du personnel administratif, voire d’autres chercheurs du laboratoire. Enfin, il est important de souligner que ces violences peuvent également être commises « sur le terrain » par des personnes qui n’ont pas forcément de lien direct avec l’institution de rattachement.
Emanuel Bertrand : Est-ce que vous auriez des données sur le genre des harceleurs ou harceleuses ?
Adèle B. Combes : Non. Si j’étais amenée à refaire l’enquête, je rajouterais sans nul doute cette question-là. Je ne peux pas le quantifier, je peux seulement m’appuyer sur les témoignages que j’ai obtenus (lors des entretiens, par message ou dans les questions ouvertes du questionnaire en ligne). Au vu des témoignages que j’ai pu agréger, il semblerait que le fait d’être dirigé par une femme ne protège pas du harcèlement moral. En revanche, la grande majorité des cas de harcèlement sexuel dont j’ai pris connaissance étaient le fait d’un homme. À ce jour, je n’ai reçu qu’un seul témoignage d’homme victime de harcèlement sexuel de la part de sa directrice de thèse.
Emanuel Bertrand : Pouvez-vous nous en dire plus sur les questions ouvertes évoquées ?
Adèle B. Combes : Lorsque j’ai administré le questionnaire, j’ai laissé la possibilité aux participants de s’exprimer librement. De nombreuses personnes ont laissé un simple commentaire, d’autres ont écrit plusieurs dizaines de lignes. Les sujets abordés pouvaient concerner les violences psychologiques, le non-respect des jours de repos, le comité de suivi de thèse, le sentiment d’impuissance, l’appropriation du travail, la volonté de changer les choses, etc.
Sur l’appropriation du travail, de façon générale, un peu plus de 20 % des répondants ont vécu ce genre de faits (vol effectif de données, présentation de résultats sans citer le doctorant les ayant obtenus, etc.). Il serait intéressant de creuser ce sujet. Je pense également qu’il y a un travail important de communication à faire sur ce qu’est la propriété d’un travail de recherche et sur la manière de créditer les personnes qui ont travaillé. Certaines équipes vont citer toute personne ayant participé au projet, même les stagiaires, tandis que d’autres considèrent que même les ingénieurs de recherche impliqués n’ont pas leur place dans la liste des auteurs. De même, certains directeurs d’équipe ou de laboratoire sont inclus par défaut dans la liste des auteurs de toute publication émanant de leur unité de recherche.
Je me suis également intéressée à la parentalité durant le doctorat et à son acceptation. Parmi les parents qui ont répondu au questionnaire, 33 % se sont vu reprocher leur parentalité. C’est énorme. On est en thèse généralement entre 22 et 35 ans, une période durant laquelle beaucoup veulent fonder une famille. Il est important de lutter contre la discrimination à la parentalité. D’autant plus qu’elle est en partie liée au sexisme : 40 % des mères se sont vu critiquer leur parentalité contre 14 % des pères. Une personne que j’ai interviewée sur ce sujet m’a d’ailleurs dit : « Moi, j’ai été enceinte pendant ma thèse et ça a été une horreur. » Lorsqu’elle a annoncé sa grossesse à son directeur de thèse, il lui a répondu mot pour mot : « Comment tu as osé me faire ça ? » Il est intéressant de noter qu’elle ne met pas cette violence sur le compte du sexisme, mais sur celui de la toxicité du fameux « Publie ou crève ! ». Elle poursuit : « Tout ce qui te fait perdre du temps, n’importe quoi, est critiqué. Moi, ça a été la parentalité ; une autre personne, ça a été un congé maladie. Parce que dans la recherche, tu dois “vivre recherche”, tu dois travailler jusqu’à minuit, y passer tes week-ends. » J’ai trouvé son point de vue très intéressant et je pense qu’il serait particulièrement important d’étudier les freins à la parentalité dans la recherche. Au vu des chiffres, cependant, il semble tout de même exister un biais sexiste dans la critique de la parentalité.
Ensuite, je me suis intéressée à la santé des personnes en doctorat. Un chiffre majeur et particulièrement alarmant est ressorti de cette enquête : un répondant sur trois a déclaré avoir fait une dépression ou un burn-out durant sa thèse. Cela peut être dû à un environnement de travail toxique, un rythme de travail effréné, des expériences qui ne fonctionnent pas, à la précarité financière, etc. Ces chiffres sont corroborés par plusieurs enquêtes internationales. Il est crucial de prendre soin de la santé mentale des jeunes chercheurs, et de l’ensemble des acteurs de la recherche en général. Par ailleurs, 15 % des répondants ont déclaré avoir commencé ou augmenté leur consommation de drogues ou d’alcool durant le doctorat.
Emanuel Bertrand : Qu’est-ce que vous auriez à dire sur la représentativité de ces témoignages ? N’est-il pas possible qu’il y ait un biais lié au fait que les personnes pour lesquelles tout se passait bien ne sont peut-être pas allées jusqu’au bout du questionnaire – même si celui-ci ne leur prenait que cinq-dix minutes ? Et que cela ait pu provoquer une surévaluation des résultats que vous donnez ?
Adèle B. Combes : C’est en effet une question importante. Dans tout questionnaire, ce risque existe. La façon dont j’ai communiqué visait à atténuer au maximum ce biais. Le questionnaire n’était pas présenté comme une enquête sur le harcèlement, mais comme une recherche sur la qualité de vie au travail dans le doctorat. D’ailleurs, plusieurs répondants ont écrit qu’il était justement important pour eux de montrer que tout s’était bien passé. À l’inverse, il se pourrait que certaines situations abusives ou de souffrance aient été sous-estimées en raison de la faible participation des personnes n’ayant pas terminé leur doctorat.
Emanuel Bertrand : Est-ce que vous auriez pu écrire cet ouvrage si vous étiez restée dans le milieu universitaire ?
Adèle B. Combes : Je ne le pense pas, ou alors pas si tôt. Je me suis beaucoup endurcie après ma thèse, j’ai su développer une force de caractère tout en retrouvant mon esprit jovial. J’ai toujours été quelqu’un de très joyeux à l’esprit foisonnant, ma thèse avait mis un « gros frein » à cela. J’avais beaucoup de respect pour la hiérarchie, beaucoup de respect pour la science et les scientifiques, et les personnes avec qui j’ai travaillé en ont joué. Aujourd’hui, je suis totalement émancipée de cet asservissement, mais je pense que j’aurais mis beaucoup plus de temps à sortir de ce respect aveugle de la hiérarchie si j’étais restée dans le monde de la recherche.
Pour moi, il existe plusieurs formes de libération quand on a subi des violences, ou que l’on a été sous emprise. Si je prends l’exemple de la recherche, et de la fin de thèse en particulier, il y a tout d’abord une émancipation physique (on ne travaille plus avec les personnes, on en est physiquement libéré). Ensuite, il peut y avoir une émancipation à l’égard d’une contrainte professionnelle (on ne travaille plus sur la même thématique, ces personnes ne peuvent plus influencer notre carrière et notre environnement professionnel). La troisième libération – qui est malheureusement, au vu des témoignages que j’ai pu obtenir, la plus difficile –, c’est l’émancipation psychologique. Des personnes m’ont écrit au sujet de leur traumatisme, même plusieurs années après les faits. Certaines ont des sueurs froides ou redeviennent insomniaques lorsqu’elles croisent les personnes qui les ont fait souffrir ou lisent simplement leur nom.
Personnellement, je suis parvenue à m’émanciper sur ces trois aspects et c’est ce qui m’a permis de mener une telle enquête de longue haleine, de recueillir ces témoignages parfois très durs, d’écrire ce livre immersif et de donner des conférences. C’est pour cela que j’admire particulièrement les personnes qui témoignent, parfois à visage découvert, alors qu’elles sont toujours dans ce milieu-là. J’ai conscience de la difficulté que cela représente. Il est d’autant plus important de les soutenir.
Emanuel Bertrand : Est-ce que vous pensez que ce travail aura, ou a peut-être déjà eu, des effets sur votre carrière hors du cadre académique ? Est-ce que cela a changé le regard que vos collègues ou que votre profession portent sur vous ?
Adèle B. Combes : Ce n’est pas impossible. À partir du moment où l’on réalise une œuvre – et en ce qui me concerne, c’est une œuvre à la fois artistique et scientifique, à mi-chemin entre l’essai et la littérature –, ce n’est pas impossible. Mes collègues sont très contents, mes chefs trouvent que c’est positif, parce que le sujet du harcèlement dans le monde du travail – qu’il soit dans la recherche publique ou dans le secteur privé – est important. Ensuite, on verra, j’essaie de faire évoluer ces enjeux-là, de leur donner de la visibilité pour contribuer au changement. Lorsque j’ai écrit ce livre, je n’ai pas pensé à ma carrière. Ce qui m’importait, et m’importe toujours, c’est d’aider les personnes qui ont souffert à aller de l’avant, à atteindre cette triple émancipation par une sorte de processus cathartique et une reconnaissance de ce qu’elles ont vécu. Parfois, des personnes m’écrivent : « J’avais peur de lire votre livre, parce que j’avais peur que ça ravive des souvenirs trop durs, mais finalement ça m’a aidé. Même si ma situation était différente, j’ai retrouvé les mêmes pensées, les mêmes émotions, les mêmes difficultés. C’était comme si vous me preniez la main… » Et cela me touche au plus haut point. Parce que je comprends que j’ai contribué à améliorer la vie d’au moins une personne. Celle-ci termine d’ailleurs en disant : « Je réalise maintenant qu’il faut que j’arrête de me flageller. Je ne suis pas arrivée à finir ma thèse, mais je suis loin d’être la seule. Il faut que j’arrête de croire que c’est parce que j’étais nulle ou mauvaise. C’est parce que j’ai évolué dans un environnement qui ne m’a pas donné les moyens de le faire, qui m’a harcelée. Je crois qu’enfin je vais pouvoir aller de l’avant, après cinq ans. » Voilà mon but. Ce livre, je l’ai fait pour les autres : ceux qui sont passés par là, d’une part, et ceux qui ont besoin de savoir comment anticiper certaines situations abusives, comment repérer les signes avant-coureurs, d’autre part. J’ai écrit le livre que j’aurais aimé lire quand j’étais en thèse.
Emanuel Bertrand : Est-ce que, parmi les témoignages que vous rapportez, certains ont, à votre connaissance, débouché sur des poursuites judiciaires ?
Adèle B. Combes : Je sais qu’une personne envisage de le faire. C’est difficile, car plus le temps passe et plus on se dit : « Ai-je vraiment besoin de me replonger là-dedans ? En ai-je la force ? » Certains se rendent compte que le simple fait d’en parler leur suffit pour aller de l’avant, d’autres ont besoin de plus. Pour l’instant, parmi les personnes que j’ai interviewées, aucune n’a entamé de poursuites judiciaires. En revanche, j’ai été contactée, après la publication de mon livre, par des personnes qui avaient lancé un processus judiciaire auparavant et qui m’ont dit : « Je ne savais pas que vous faisiez cette enquête. Si j’avais su, j’aurais participé car j’aurais eu beaucoup de choses à vous dire. »
Emanuel Bertrand : À ce propos, comptez-vous donner une suite à cette enquête ? Ou est-ce que tout ceci est « derrière vous » ? Est-ce que vous pensez continuer ce genre de travaux ? Si oui, dans quelles directions ?
Adèle B. Combes : Je vais essayer de continuer. Quelle direction, je ne le sais pas encore, car j’ai beaucoup de choses à gérer actuellement, entre mon travail « classique » à temps plein, les conférences, ma famille et d’autres activités… Beaucoup de personnes continuent de me contacter et je tente de les orienter vers les associations ou les professionnels les plus indiqués. Ce qui est sûr, c’est que je vais continuer à donner des conférences sur la santé mentale et sur les conditions de travail dans la recherche publique. Avec une focalisation sur le doctorat – mais pas exclusivement, puisqu’on voit bien que toutes les strates de la recherche sont en souffrance, d’une façon ou d’une autre. J’essaie de communiquer et de faire vivre le livre, faire exister le sujet des conditions de travail au maximum au sein des universités. La communication est primordiale. Je discutais d’ailleurs avec une psychologue spécialisée dans l’accompagnement des doctorantes et doctorants qui me disait : « Nous, dans notre cabinet, on a lu votre livre. C’est exactement ce qu’on voit tous les jours chez nous. En revanche, lorsqu’on en parle avec de jeunes chercheurs, ils ne sont pas au courant que votre livre existe, alors que cela leur correspond complètement. » Il y a un vrai problème d’information, celle-ci n’arrive pas dans les universités. Sans doute parce que, en thèse, on n’a pas le temps de s’éterniser sur les réseaux sociaux d’une part, et que certaines universités ne communiquent pas, ou communiquent peu, sur le sujet d’autre part.
Emanuel Bertrand : Savez-vous si des réformes de l’institution universitaire, au niveau national ou au niveau local, ont été engagées, ou sont susceptibles de l’être, afin de traiter sérieusement les enjeux de précarité et de harcèlement sur lesquels vous avez jeté une lumière crue ?
Adèle B. Combes : Je pense qu’il y a des efforts qui sont faits. Je ne suis pas du genre à dire : « Tous pourris ! Tous à la poubelle ! » J’essaie toujours de trouver le positif, la lumière dans le négatif. Typiquement, la création de référents harcèlement est une bonne chose, même si la mise en œuvre est imparfaite. Cela ne m’empêche pas de mettre les pieds dans le plat et de pointer les dysfonctionnements, ce qui ne plaît pas à tout le monde… La revalorisation des salaires des doctorants est également positive, même si la mesure est insuffisante, parce qu’il faudrait, déjà, payer tous les doctorants et ne pas se contenter de revaloriser les salaires de certains. Il manquerait environ quinze mille contrats doctoraux rémunérés en France, principalement pour les sciences humaines et sociales. On peut donc clairement faire mieux.
Emanuel Bertrand : Pour rebondir là-dessus, avez-vous été contactée par des officiels, des institutionnels, des membres du cabinet du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, par exemple, après la parution de ce livre, ou alors est-ce le « calme plat » au niveau de la réaction institutionnelle ?
Adèle B. Combes : J’ai été invitée par des sénateurs ainsi que des députés, et j’ai notamment été auditionnée par l’Assemblée nationale sur le sujet. J’ai également rencontré d’autres élus avec qui j’ai pu discuter de façon informelle.
Emanuel Bertrand : Les élus avec lesquels vous avez parlé de façon informelle, était-ce à votre initiative ou à leur initiative ?
Adèle B. Combes : Il se trouve que je les ai croisés, et cela s’est bien passé, c’était positif. Un des nombreux sujets abordés a été celui de l’image. Les universités veulent donner une image très positive du monde de la recherche publique. Mais, pour obtenir cette image-là, certaines universités ou certaines personnes sont prêtes à minimiser, voire nier l’existence de problèmes graves dans leur institution. Pour moi, l’image est un problème central. Parce que l’image, c’est l’attractivité. Et l’attractivité, c’est le classement de Shanghai et c’est l’argent – on en revient toujours au même problème. Et c’est en cela que je considère que certaines directions communiquent « à l’ancienne ». On sait que les abus de pouvoir existent partout – dans le cinéma, dans le sport, dans la politique. À partir du moment où il y a des enjeux de pouvoir, avec très peu de contre-pouvoirs – comme ça peut être le cas dans la recherche publique –, alors il y a des risques d’abus. Donc, quand certains prétendent qu’il n’y a aucun problème chez eux dans l’espoir de renvoyer une bonne image, tout ce que cela engendre, c’est une perte de confiance, car plus personne n’est naïf. En revanche, lorsqu’une université est prête à mettre à pied un grand ponte, une grande directrice, pour des faits de harcèlement moral ou sexuel, cela prouve aux personnes qu’elles auront une chance d’être écoutées et protégées s’il leur arrive quelque chose.
On me dit parfois : « Vous ne parlez que du négatif, vous ne donnez pas envie aux gens de faire de la recherche, vous donnez une mauvaise image du doctorat. » À cela, j’ai envie de répondre que cette image, déjà, encore faut-il la mériter. Et puis, le nombre de doctorants ne m’a pas attendue pour commencer à diminuer. Au bout d’un moment, il faut faire son examen de conscience. Je ne dis pas que ça se passe mal pour tout le monde, c’est d’ailleurs pour cela que j’ai fait une enquête chiffrée, pour pouvoir nuancer. Je relate des récits qui sont graves, c’est vrai, mais je parle aussi d’encadrants bienveillants, de doctorants épanouis. Après, mon sujet reste celui de la face sombre de la recherche. En outre, ce n’est pas parce que les cas de harcèlement ne sont pas majoritaires qu’il faut les nier. Et ce n’est pas parce que les violences sont intégrées qu’il faut les accepter.
- 2 Täuber, S., Mahmoudi, M., « How Bullying Becomes a Career Tool », Nature Human Behaviour, 6 (4), 4 (...)
L’image et la politique sont des sujets cruciaux dans la recherche publique. C’est une des raisons qui font que la loi du silence perdure, que les souffrances sont acceptées tacitement. Cela me fait penser à une « lettre à l’éditeur » publiée récemment dans la revue académique internationale Nature Human Behaviour2, expliquant comment le harcèlement était un outil d’évolution professionnelle dans la recherche publique. Les auteurs expliquent que, pour évoluer professionnellement, on peut se servir du harcèlement pour saper la confiance de certains collègues qui seraient « meilleurs » que nous. En fin de compte, ce serait l’outil privilégié des chercheurs qui ne sont pas forcément les mieux placés pour obtenir un financement ou une évolution de carrière. C’est très intéressant, car cela montre qu’il ne s’agit pas d’une simple « sélection naturelle » qui conduirait à une meilleure recherche, mais bien d’un processus ayant des conséquences majeures sur les personnes et sur la qualité de la recherche dans son ensemble.
- 3 Combes, A. B., Comment l’université broie les jeunes chercheurs. Précarité, harcèlement, loi du si (...)
Parler de la précarité et des abus sous toutes leurs formes est donc une nécessité pour améliorer les choses. Pour que la recherche, et notamment le doctorat, soit une expérience réellement épanouissante tant sur le plan humain que sur les plans professionnel et intellectuel. Montrer et dénoncer pour mieux changer, c’est ce que j’ai voulu faire à travers la publication du livre Comment l’université broie les jeunes chercheurs3.
Notes
1 « Ciel mon doctorat ! » est un blog collaboratif et humoristique autour de la thèse sur la plateforme sociale Tumblr : https://cielmondoctorat.tumblr.com/ (consulté le 14 mars 2023).
2 Täuber, S., Mahmoudi, M., « How Bullying Becomes a Career Tool », Nature Human Behaviour, 6 (4), 475, 2022, DOI : 10.1038/s41562-022-01311-z.
3 Combes, A. B., Comment l’université broie les jeunes chercheurs. Précarité, harcèlement, loi du silence, Paris, Autrement, 2022.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Emanuel Bertrand et Adèle B. Combes, « Harcèlement à l’université : une enquête sur certaines pratiques du monde académique », Revue d’histoire des sciences humaines, 42 | 2023, 281-292.
Référence électronique
Emanuel Bertrand et Adèle B. Combes, « Harcèlement à l’université : une enquête sur certaines pratiques du monde académique », Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 42 | 2023, mis en ligne le 07 juin 2023, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhsh/8465 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhsh.8465
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