• 1 La première occurrence du mot « Moyen Âge » a été datée du 28 février 1469 (avec toute l’incertitu (...)
• 2 Ferguson, 1950 [1948].
• 3 Moos, 1996.
• 4 Escudier, 2009.
• 5 Ces caractérisations, formulées dans une perspective de sémantique historique, sont pertinentes en (...)
• 6 Voir l’édition allemande : Koselleck, 2015 [1989], 27-28.
• 7 Hartog, 2003. Se pose aussi la question d’une pluralité de régimes d’historicité dits « modernes » (...)
• 8 Lilti, 2019.

1Au tournant du xviii^e et du xix^e siècle, le « Moyen Âge », envisagé à la fois comme concept historiographique et comme période, est devenu une référence centrale du rapport des sociétés européennes à leur histoire. En effet, si les premiers usages du terme remontent de manière révélatrice au xv^e siècle1, manifestant dans des cercles spécifiques, principalement les humanistes italiens, la conscience d’un changement d’époque et l’avènement d’une « Renaissance »2, « Moyen Âge » n’a longtemps été qu’une désignation possible, en concurrence avec « gothique » ou « féodal » par exemple, d’un passé encore très indéterminé, tant dans son analyse historique ou juridique que dans ses représentations culturelles. À partir du milieu du xviii^e siècle, l’idée d’une période cohérente de près d’un millénaire acquiert cependant une force inédite. Cette période commence à faire l’objet d’un savoir spécifique – comme le montrent les Antiquitates Italicae medii aevi de Ludovico Antonio Muratori, qui meurt en 17503 –, mais aussi d’un imaginaire particulier – Le Château d’Otrante d’Horace Walpole, en 1764, en témoigne. Cette évolution se déroule au moment où Reinhart Koselleck voit débuter ce qu’il appelle le phénomène de « temporalisation » (Verzeitlichung) qui dure jusqu’au milieu du xix^e siècle. Alexandre Escudier a montré que ce terme renvoyait chez Koselleck à quatre phénomènes4 : l’apparition d’un perspectivisme historique qui indexait la connaissance du passé sur une expérience historique localisée dans le temps, la dénaturalisation des catégories temporelles, l’émergence d’un concept d’histoire comme totalité unifiée et orientée, et l’effacement progressif de la fonction éthique du récit historique (la désuétude de l’historia magistra vitae) – ce qui ne signifie pas la disparition de sa fonction édifiante, en particulier en contexte national5. À partir du vocabulaire allemand, Koselleck a souligné le décrochage historiographique instauré entre la modernité, qui a été conçue comme un « temps » nouveau (die Neuzeit), et la période précédente, désignée comme un « âge » (das Mittelalter) soustrait au mouvement de la temporalité6. Cette temporalisation a conduit les sociétés européennes à se penser désormais explicitement comme « modernes » dans ce sens précis, inaugurant ce que François Hartog a appelé un nouveau « régime d’historicité7 », au sein d’un contexte étroitement lié à une forme nouvelle de publicisation des savoirs que l’on pourrait rattacher aux « Lumières » dans la perspective d’Antoine Lilti8. Cette simultanéité, même si elle ne constitue pas en elle-même un rapport de causalité, incite à s’interroger sur la relation entre l’affirmation du « Moyen Âge » comme catégorie temporelle et la « temporalisation » qui s’observe dans certaines entreprises savantes, en Europe, durant la deuxième moitié du xviii^e siècle.

• 9 McMahon, 2001 ; Chappey, 2002 ; Zékian, 2011 ; Masseau (dir.), 2017.
• 10 Sur la question de l’ambivalence comme élément central d’une modernité liée aux Lumières, voir Lil (...)

2Se pose ainsi la question de savoir dans quelle mesure le régime d’historicité moderne, ce que l’on appellera ici, pour simplifier et de manière conventionnelle, la « modernité », a pu engendrer une nouvelle figure de l’altérité, cet âge « moyen » esquissé par les penseurs de la Renaissance pour désigner le temps qui les séparait de l’Antiquité. Dans la perspective d’un temps orienté vers le progrès par la Révolution et l’industrialisation, cette définition était négative, mais le romantisme et les Anti-Lumières en ont simultanément fait l’emblème d’un paradis perdu, celui d’un monde chrétien et solidaire9. Ces appropriations divergentes fondent une ambivalence durable des sociétés modernes à l’égard du Moyen Âge, du point de vue tant intellectuel que politique10.

• 11 Christin, 2008.

3Le propos n’est pas de réduire le rapport des sociétés européennes avec leur passé à l’articulation entre Moyen Âge et modernité. Nous cherchons à cerner un état de la notion de « Moyen Âge » qui se cristallise à la fin du xviii^e siècle, tout en sachant que le terme a déjà à cette l’époque une histoire de plus de trois siècles. Nous la saisissons dans sa relation à une conception de la « modernité » pour laquelle d’autres jalons seraient également pertinents : la Renaissance, la Réforme, l’exploration et la première colonisation du monde par les Européens, ce que l’on a longtemps appelé la « révolution scientifique », ou encore plus généralement les transformations sociopolitiques des monarchies entre le xvi^e et le xviii^e siècle, parfois appréhendées comme caractéristiques de « l’Ancien Régime »11.

• 12 Tocqueville, 1866, 33.
• 13 Dans les termes plus récents de Koyré, 1957.

4Cette stratification de la modernisation de l’Europe produit elle-même des effets complexes, comme le montre le rapport entre Ancien Régime, modernité et Moyen Âge. Le terme d’Ancien Régime s’impose au moment même de la destruction de ce qu’il devait désigner, par la Révolution. Il reste cependant, tout au long du xix^e siècle, auréolé d’une relative indétermination. L’Ancien Régime et la Révolution, l’ouvrage d’Alexis de Tocqueville paru en 1856, repose sur une oscillation dans la définition du terme. Au départ, l’Ancien Régime s’oppose à la fois au Moyen Âge et au nouveau régime politique et institutionnel issu de la Révolution française, selon une périodisation relativement claire. Cependant, au fil de sa démonstration, Tocqueville fait découler l’Ancien Régime directement du Moyen Âge, en particulier à travers sa composante féodale. La Révolution, en supprimant l’Ancien Régime, rompt donc en réalité également avec le Moyen Âge : « La Révolution, dont l’objet propre était d’abolir partout le reste des institutions du moyen âge […]12 ». Il paraît finalement difficile, voire impossible, de distinguer l’Ancien Régime du Moyen Âge, comme si la césure de la modernisation, quelle que soit la manière dont on la définit, séparait toujours, en dernier lieu, de l’époque médiévale – qu’il s’agisse de l’humanisme revenant à la latinité classique, du protestantisme à l’Église d’avant la papauté romaine ou de « l’univers infini » issu de l’éclatement du « monde clos »13.

• 14 Voir les interventions réunies dans Le Goff, 2004.

5Ainsi, que la transformation historique soit envisagée comme une rupture radicale ou comme un processus progressif, la période qui va du xv^e au xviii^e siècle constitue un champ de failles temporelles qui séparent deux blocs bien identifiés par des chrononymes, Moyen Âge d’un côté, monde moderne, dans le sens que l’on a précisé, de l’autre, introduisant un troisième terme dans une conception du temps dominée jusque-là par l’opposition entre Antiquité et modernité (les médiévaux, rappelons-le, se pensaient comme des moderni par rapport aux antiqui). Le passage du mode de production féodal, ayant lui-même remplacé le mode de production esclavagiste de l’Antiquité, au mode de production capitaliste propre à l’époque moderne, qui reste cependant si mystérieux chez Karl Marx, relève de cette problématique. Il en va de même pour l’analyse par Tocqueville du passage de l’Ancien Régime à la Révolution, du lien entre Réforme, capitalisme et démagification (Entzauberung) du monde chez Max Weber, ou encore de l’évolution de l’archaïsme à la modernité picturale que Giorgio Vasari identifie dès le xvi^e siècle. Dans tous ces cas, très différents entre eux, de même que dans les dénominations nationales de la période (« temps modernes » en France dès le xvi^e siècle, Early modern period en anglais, ou Frühe Neuzeit, objet de la Neuere Geschichte, en allemand), si le contenu de la modernité varie considérablement, les modalités de sa constitution restent constantes. Elle se dessine en opposition avec une période précédente qui, malgré les efforts pour distinguer des strates temporelles, finit par reconduire au Moyen Âge. Tout se passe comme si la production d’une coupure moderne devait inéluctablement passer par l’instauration d’un Moyen Âge potentiellement dilaté. Écarté par Tocqueville au profit de l’Ancien Régime, il finit par revenir, dessinant les contours d’un « long Moyen Âge » imaginé par Jacques Le Goff en 1983 en conjuguant la lecture de Marx et celle de Claude Lévi-Strauss14. Dans ces opérations, la principale caractéristique du Moyen Âge est finalement d’être le temps d’avant la modernité.

• 15 Sur la perception de la temporalité médiévale, voir Schmitt, 2016.

6En ce sens, notre choix de privilégier, pour cette enquête, la notion de « moderne » au sens proposé par Koselleck ne signifie pas renoncer à la pluralité de la « modernité », la considérer comme un bloc sociohistorique unitaire, ni ignorer les limites de cette dernière, souvent soulignées jusqu’à Bruno Latour ou aux auteurs décoloniaux. Il s’agit plutôt de tirer un fil possible de cette pelote enchevêtrée des temporalités, en considérant qu’il permettra de nous guider dans l’appréhension du rapport dialectique entre « Moyen Âge » et « modernité » – un rapport qui se situe au cœur de la production de ce couple, de manière structurelle, quel que soit le degré de variation de la caractérisation contextuelle et empirique des deux notions. Dans la perspective que nous adoptons ici, et qui n’est, répétons-le, que l’une des manières de décrire le rapport entre Moyen Âge et modernité, le processus de temporalisation décrit par Koselleck aurait eu pour effet d’inscrire rétrospectivement les siècles écoulés entre la disparition de l’Empire romain d’Occident et le xvi^e siècle, en Europe occidentale, dans un référentiel temporel et conceptuel nouveau, profondément différent de la manière dont ces sociétés percevaient leur propre temporalité15. Entre 1750 et 1850, la production de cet écart entre Moyen Âge et modernité dans un contexte historique spécifique (qui réitérait le geste humaniste en lui donnant rétrospectivement un sens nouveau) a parfois entraîné l’affirmation d’une distance incommensurable entre les deux périodes, faisant du Moyen Âge l’autre absolu de la modernité. Plus généralement, elle a conduit à considérer qu’à partir du moment où la rupture moderne a entraîné l’invention du Moyen Âge, ce dernier ne pouvait être que tout à fait rejeté par la modernité, sauf à être mélancoliquement regretté, dans une perspective antimoderne.

• 16 Anheim, 2019a ; id., 2019b.
• 17 Büttgen, Rauwel, 2019.

8Si nous resserrons encore un peu notre démonstration et considérons maintenant que, dans la construction de cette temporalisation, la science historique telle qu’elle se redéfinit méthodologiquement joue un rôle à part entière et que, plus largement, le nouvel ordre des savoirs qui émerge à partir du xviii^e siècle est lui-même indissociable de la modernité, comme on peut en faire l’hypothèse après le Michel Foucault de Les mots et les choses, il faut maintenant se poser la question de la relation des sciences sociales à la notion de Moyen Âge. À la première hypothèse, selon laquelle Moyen Âge et modernité entretiennent un rapport dialectique constitutif, se superpose une seconde, selon laquelle ce rapport a été en particulier construit par les nouveaux savoirs universitaires que sont les sciences historiques et sociales. Dans cette perspective, la promotion du Moyen Âge comme catégorie historique opératoire ne rejetterait pas ce dernier dans un passé lointain dont on chercherait à s’éloigner ou, à l’inverse, dont on déplorerait la perte. Elle installerait au contraire ce même Moyen Âge, ses objets, ses monuments, ses documents, son imaginaire, au cœur de la modernité européenne, à travers ces sciences16. Nous n’affirmons cependant pas que cette présence du Moyen Âge au sein des sciences historiques et sociales et de leurs concepts se soit instaurée sur le mode d’une sécularisation, comme Koselleck le présuppose parfois dans son analyse de la temporalisation ou comme le postule Carl Schmitt, contredit en cela par Erik Peterson17, qui a pu voir dans la théologie la matrice univoque des savoirs modernes.

• 18 Funkenstein, 2018 [1986].
• 19 Iogna-Prat, 2016.
• 20 Anheim, 2016.

9Notre démarche relève plutôt d’une histoire des sciences et des savoirs nourrie par les propositions d’Amos Funkenstein, offrant une vision dialectique de la question de la discontinuité des savoirs dans la longue durée18. Cette approche est une manière de surmonter les difficultés créées par la notion de « rupture épistémologique » de Gaston Bachelard et par ses échos, à l’instar des épistémès de Michel Foucault. Les sciences historiques et sociales ont pu s’instituer en sciences au moyen d’une rupture à la fois chronologique et méthodologique avec les savoirs antérieurs, qu’il s’agisse de l’historia magistra vitae ou de la théologie, mais cette affirmation de la différence ou de la nouveauté ne doit pas dissimuler les relations profondes que les sciences sociales continuent à tisser avec l’héritage médiéval. En effet, non seulement le concept de « société » entretient des rapports complexes avec l’ecclésiologie médiévale19, mais le rêve de totalisation du savoir n’est pas, lui-même, sans rapport avec le projet intellectuel de la théologie20.

• 21 L’expression est transposée de Passeron, 1986.

10C’est finalement cette relation circulaire qui est au centre de ce numéro de la Revue d’histoire des sciences humaines. En portant notre attention sur le « Moyen Âge des sciences sociales », en pluralisant les usages du terme « Moyen Âge » et en cherchant à en esquisser la grammaire au sein du langage des sciences sociales, on ne voudrait pas tant faire l’inventaire exhaustif des manières dont ces dernières ont étudié la période médiévale depuis qu’elle a été construite comme catégorie, que comprendre de quelle manière la construction du Moyen Âge est liée à la genèse des sciences sociales et comment la référence médiévale traverse leurs disciplines en certains points – comme elle traverse, en réalité, l’ensemble des sociétés modernes, dont elle serait le « passager clandestin21 ». Cependant, il faut ici introduire un nouvel élément. Si le Moyen Âge entretient des relations avec les sciences sociales, et plus largement avec la modernité qui leur donne naissance, c’est parce que ce Moyen Âge a été constitué, comme catégorie, non seulement par une nouvelle approche savante des sociétés et de leur passé, mais aussi par un nouveau rapport culturel, au sens large, au passé. La culture de la modernité a contribué à produire le Moyen Âge comme période et comme objet avant que les sciences sociales et historiques ne s’en emparent. Cette donnée accentue encore la singularité de la notion dans le paysage des chrononymes : elle n’est ni émique (les médiévaux ne se sont bien sûr pas pensés comme tels) ni étique (le Moyen Âge n’est pas un concept forgé par la recherche scientifique moderne). La notion de Moyen Âge est héritée d’un vaste processus de transformation de la culture européenne au sein duquel la littérature ou les arts ont joué un rôle prépondérant, avant même la naissance des universités et des disciplines modernes.

• 22 Durand-Le Guern, 2001.
• 23 Pour une perspective générale, voir Alexander, 2007. Sur Horace Walpole, voir la mise au point de (...)
• 24 Sur la question du médiévalisme et de son histoire longue : Besson, Blanc, Ferré (dir.), 2022 ; Di (...)

11Suivies par celles de François-René de Chateaubriand ou de Victor Hugo22, les œuvres littéraires d’Horace Walpole ou de Walter Scott sont essentielles pour la définition du Moyen Âge et sa popularisation dans le monde britannique et bientôt dans toute l’Europe23. Alors que la délimitation d’une frontière entre enquête historique appuyée sur une recherche érudite et travail littéraire n’a guère de sens pour la fin du xviii^e siècle et le début du xix^e siècle, et qu’il n’est pas aisé de distinguer un essai comme le Génie du christianisme d’une fiction comme René dans le processus de construction de la catégorie de Moyen Âge, de même que, plus tard, il n’est pas légitime de séparer La sorcière des œuvres historiques de Jules Michelet, la sociologie naissante et une histoire désormais « scientifique » se sont saisies du « Moyen Âge » comme d’un objet constitué depuis quelques décennies déjà, au sein de la culture européenne24.

• 25 Sur la notion de médiévalisme, plus large que celle de médiévistique désignant les études érudites (...)

12Ces remarques conduisent à souligner une dernière dimension de notre enquête, dès lors que l’on accepte la double hypothèse qui la fonde, sur les liens entre Moyen Âge et modernité d’une part, Moyen Âge et sciences sociales de l’autre. L’analyse de ces mêmes liens ne peut séparer de manière hermétique le médiévisme ou la médiévistique, entendus comme l’étude scientifique du Moyen Âge, du médiévalisme, défini comme la référence culturelle au Moyen Âge25. Le médiévisme, comme produit de la relation entre Moyen Âge et sciences sociales, aurait au contraire pour contrepartie inséparable, pour faux jumeau, le médiévalisme qui charrie des conceptions et des usages positifs du Moyen Âge. Pour autant, médiévisme et médiévalisme n’entretiennent pas une relation stable et déterminée. La constitution d’un sous-champ médiéval au sein des disciplines qui se construisent dans les universités européennes au cours de la seconde moitié du xix^e siècle – histoire, histoire littéraire, histoire de l’art, histoire de la philosophie – est très progressive et différenciée selon les traditions nationales. D’autre part, le médiévalisme ne se définit pas une fois pour toutes avec Walter Scott et Victor Hugo : le Moyen Âge est resémantisé, décennie après décennie, dans une série d’usages vernaculaires dont le degré de popularisation ou de politisation est très fluctuant. C’est justement cette relation mouvante, dans laquelle les deux pôles du rapport au passé médiéval sont en interaction mais aussi en évolution permanentes, dont on voudrait parvenir à esquisser la description. De plus, ces deux pôles ne sont pas strictement symétriques : il s’agit, d’un côté, d’une pratique normée à vocation scientifique ; de l’autre, de formes culturelles et sociales aux contours souvent flous. La première fut en outre l’outil de la déconstruction critique des secondes, dans un mouvement caractéristique du projet moderne. Reste que la reconnaissance conjointe de cette parenté et de cette dissemblance pourrait contribuer à mettre en évidence à la fois la formation imaginaire de la modernité et son effort réflexif, sans cesse tenu en échec, pour prendre la mesure d’elle-même.

• 26 Cette notion est aujourd’hui d’usage dans les sciences historiques. Voir, par exemple, Watts, 2020 (...)
• 27 Sur cet aspect, voir les travaux de Roland Recht, incontournables d’un point de vue historique et (...)

13Une telle saisie se fait à travers des médiations multiples, en particulier celle des arts et des lettres, qui sont elles-mêmes prises dans des processus de construction de véritables champs, au sens sociologique, mais aussi de nationalisation culturelle et historique propres au xix^e siècle. Ces dispositifs produisent une forme d’appropriation d’un passé qui vient juste d’être réinventé, aboutissant à une double « colonisation26 », par l’Europe et par les différentes nations qui la composent. Le Moyen Âge chrétien, dans son unité, est alors considéré comme la matrice de l’Occident moderne – thèse qui a encore récemment conduit à discuter « les racines chrétiennes de l’Europe » au sein de l’Union européenne. Cependant, chaque État-nation a considéré sa propre généalogie, le phénomène engendrant des querelles historiographiques caricaturales, comme la dispute sur le gothique en Alsace, objet de conflit entre la France et l’Allemagne27.

• 28 Voir Thiesse, 2001 [1999], en particulier 133-158 ; Geary, 2006 [2002].

14Il importe donc d’observer la manière dont ces processus politiques et nationaux travaillent le rapport au Moyen Âge, aussi bien dans sa dimension culturelle au sein du médiévalisme (qui n’est donc pas entendu ici de manière limitée comme folklore, mais comme l’ensemble des usages vernaculaires ou non universitaires de la référence médiévale) que dans sa dimension scientifique en médiévistique. La porosité entre les deux domaines invite à décrire médiévalisme et médiévistique comme deux pôles d’un continuum, plutôt que comme deux rapports radicalement différents au passé dénommé « Moyen Âge ». Au xix^e siècle, des historiens, des philosophes et des historiens de l’art et de la littérature ont en effet rétroprojeté sur le Moyen Âge des caractères nationaux dont auraient procédé les généalogies de modernités concurrentes28, tout en établissant leur travail sur des fondements considérés comme scientifiques. Toutes choses égales par ailleurs, des phénomènes du même ordre sont à l’œuvre dans d’autres domaines, par exemple, en contexte colonial, les liens existants entre des disciplines comme l’anthropologie, l’histoire de l’art ou la philologie orientaliste et les projets littéraires, artistiques et muséaux concernés par les cultures non européennes.

• 29 Sur le Moyen Âge des frères Schlegel, voir la vaste étude Höltenschmidt, 2000.
• 30 König-Pralong, 2016.

15En Allemagne, au tournant du siècle, le domaine médiéval a été retravaillé par les romantiques du cercle de Iéna. Parmi eux, les frères Schlegel – le poète et sanskritiste August, qui avait publié une étude sur Dante en 1791, et le philosophe Friedrich, qui a promu l’enseignement de l’histoire de la philosophie et de la littérature médiévale à l’université – ont regardé cette période comme le terreau de la mystique allemande, le lieu d’émergence d’un caractère national qu’il fallait affirmer contre les idées philosophiques de la Révolution française et le cosmopolitisme kantien29. Créée un peu plus tard par Friedrich Schlegel, l’éphémère revue Deutsches Museum (le « Musée allemand »), environ deux mille pages publiées en 1812-1813, conférait une place stratégique au Moyen Âge germanique dans le projet de refondation de la culture nationale. En France, Victor Cousin, dont la politique universitaire imprimait sa marque aux facultés de lettres depuis la Sorbonne, le concours de l’agrégation, puis le ministère de l’Instruction, a engagé un vaste projet de réhabilitation et de nationalisation du Moyen Âge, dans lequel la figure de Pierre Abélard résumait la bonne philosophie scolastique et anticipait le tournant moderne cartésien30, sur un mode continuiste. En 1821, Louis XVIII, convaincu par une proposition de Joseph-Marie Degérando, avait fondé l’École des chartes. Au-delà de sa vocation première, la formation d’archivistes paléographes, elle a joué un rôle important dans la structuration des institutions patrimoniales, produisant la figure du conservateur et le régime de custodialité qu’il a incarné durant près de deux siècles. Elle a ainsi marqué un tournant dans l’histoire du rapport avec la documentation médiévale. L’édition et l’étude des sources bénéficièrent de ce mouvement d’érudition, comme de l’intérêt pour le Moyen Âge dans les milieux contre-révolutionnaires, mais aussi dans le monde libéral, voire progressiste, ainsi que dans les sociétés savantes locales en plein essor, constituant la période médiévale en objet valorisé, parce que disputé du point de vue sociopolitique. Symétriquement, l’énorme réservoir de documents inédits que constituaient les fonds de manuscrits médiévaux des archives nationales permettait aux sciences de l’érudition de s’exercer en revendiquant un nouvel ancrage identitaire.

• 31 Lepenies, 2007, 203.
• 32 Osterhammel, 2020 [2009], 26. Nous traduisons.

16Des Moyens Âges imaginaires aux profondes résonances philosophiques, artistiques et littéraires ont ainsi joué des rôles stratégiques dans la grande réorganisation des savoirs qui s’est déroulée durant tout le xix^e siècle, conduisant à la naissance du système moderne des disciplines. En histoire, dans les études littéraires, en histoire de l’art, en linguistique et en philosophie, l’étude du Moyen Âge en a alors été profondément renouvelée. La médiévistique s’est constituée en savoir interdisciplinaire qui regroupait des études scientifiques définies par le périmètre chronologique et spatial de leurs objets : l’Europe chrétienne de 500 à 1500. Le phénomène s’est accompagné de la progressive entrée à l’université de ses diverses sous-disciplines, de la création de revues consacrées aux mondes médiévaux, de la fondation de sociétés pour l’étude du Moyen Âge et de l’organisation de congrès internationaux. Ces processus d’institutionnalisation des savoirs témoignaient d’un habitus intellectuel dont Wolf Lepenies a montré l’intensification au xix^e siècle au sein de la pratique scientifique : une réflexivité qui a favorisé la constitution d’une mémoire collective et s’est traduite dans des politiques patrimoniales31. Jürgen Osterhammel a étudié les conséquences culturelles de ces politiques d’identification à l’œuvre dans les sociétés européennes, notamment l’invention du musée et des archives nationales. Selon lui, « le xix^e siècle a été une époque de mémoire organisée et, en même temps, d’observation de soi intense32 ».

• 33 Venturi, 1972 ; Previtali, 1989 [1964] ; Haskell, 2002.

17Ces observations ne doivent pas produire l’illusion d’un enrégimentement des savoirs qui en aurait domestiqué toutes les manifestions au sein des institutions nationales. Dans d’autres constellations, un Moyen Âge idéalisé a été forgé hors des cadres académiques que les nouvelles universités humboldtienne et napoléonienne avaient dessinés, en marge des institutions étatiques et hors du territoire national, dans un exil choisi. Le médiévalisme ne se dissout pas dans la médiévistique universitaire. Vers 1810, une diaspora autrichienne à laquelle appartenaient les peintres Johann Friedrich Overbeck, Franz Pforr, Ludwig Vogel, Julius Schnorr von Carolsfeld et Joseph Anton Koch s’est installée à Rome. Appelés « nazaréens » en raison de leur penchant pour une spiritualité romantique qui revendiquait une proximité particulière avec l’esprit de l’Église originelle, ces intellectuels et artistes germaniques retrouvèrent dans le paysage romain un monde médiéval et chrétien qui, grâce à sa spiritualité mystique, avait résisté au rationalisme des Lumières. Ce mouvement participe plus largement d’une redécouverte de la peinture médiévale, en particulier italienne, puis bientôt flamande et française, sous la forme de la catégorie de « primitifs », témoignant de l’articulation entre le médiévalisme des peintres et le médiévisme des historiens d’art. Dans la deuxième moitié du xviii^e siècle, Jean-Baptiste Séroux d’Agincourt avait déjà attiré l’attention sur cette période délaissée de la peinture, en même temps que le musée des Offices, à Florence, avait ouvert en 1770 une section d’art primitif italien. Le début du xix^e siècle est un temps de basculement. Tandis que l’histoire de l’art écrite par Stendhal demeurait conforme à un canon classique qui donnait à Giotto ou Simone Martini un rôle purement historique, l’intérêt proprement artistique pour ces peintres commençait à croître, ce dont témoigne la première grande exposition consacrée aux primitifs italiens, tenue au Louvre en 1814 et organisée par Dominique Vivant Denon. Ce nouveau « goût », pour reprendre le terme de Lionello Venturi, ne va dès lors cesser de se développer et tient un rôle considérable dans le développement des collections privées du xix^e siècle et du début du xx^e siècle, en Angleterre puis aux États-Unis, sous l’influence par exemple d’un critique et historien de l’art comme Bernard Berenson33.

• 34 Andrews, 1989 ; Prettejohn, 2000.
• 35 Sur William Morris, voir Banham, Harris (dir.), 1984. Sur Ruskin, voir les références indiquées pa (...)

18La création artistique continue à entretenir des liens étroits avec cette nouvelle temporalisation de l’histoire de l’art. Les nazaréens allemands ont ainsi été rapprochés du mouvement qui caractérise la peinture britannique du milieu du xix^e siècle, la « Pre-Raphaelite Brotherhood » (PRB) fondée en 1849 par des artistes comme Dante Gabriel Rossetti, John Everett Millais ou William Holman Hunt34. Leur volonté de renouer avec une esthétique dont la peinture italienne précédant Raphaël était l’emblème est révélatrice de cette réinvention d’un passé mythique de l’art, qui recèle parfois en même temps une certaine ambiguïté dans son hésitation entre Moyen Âge et Renaissance, comme si l’un ne pouvait être séparé de l’autre. L’influence de ce mouvement a perduré et largement dépassé les limites de la peinture pour s’inscrire au cœur de la culture visuelle et intellectuelle anglaise de la seconde moitié du xix^e siècle, par l’intermédiaire de figures comme William Morris ou John Ruskin35.

• 36 König-Pralong, 2020.
• 37 Sur les notions de « medium de la mémoire culturelle », de « texte topographique » ou de « mnémoto (...)
• 38 Geary, 2006 [2002].

19Cette liaison entre mouvement artistique et contexte culturel est un autre des points communs entre les préraphaélites anglais et les nazaréens allemands, qui avaient élu la région de Rome comme lieu de la mémoire médiévale. Le salon romain de la peintre Louise Seidler, une élève de Gerhard von Kügelgen, a par exemple accueilli le plus célèbre spécialiste de Dante au xix^e siècle, Karl Witte, qui y a donné ses premières conférences sur l’Enfer du poète médiéval. Nommé professeur de droit romain à Halle en 1834, il a, en parallèle de son travail, consacré sa vie à l’œuvre du poète et philosophe florentin. En marge de sa profession universitaire d’historien du droit, cette figure de la pensée conservatrice a défendu l’historicisation de l’œuvre de Dante, alors souvent considérée comme la première poésie et pensée politique de la modernité. Fondateur de la société dantesque allemande et de sa revue (Deutsches Dante-Jahrbuch), Witte s’ingéniait à replacer Dante dans le Moyen Âge, tout en établissant les standards de l’édition critique de la Comédie36. Autour de lui, sur la frontière entre monde académique et espace de sociabilité semi-privé, s’est formé un cercle de médiévistes qui ne dissimulaient pas leurs idéaux politiques conservateurs. Parmi eux, le roi Jean I^er de Saxe a traduit la Comédie sous le pseudonyme de Philalethes. Tandis que, chez les peintres nazaréens nostalgiques d’un Moyen Âge chrétien, le paysage romain jouait le rôle de texte topographique ou de medium de la mémoire culturelle37, les sciences historiques dessinaient, dans le passé, les contours d’un Moyen Âge qui pouvait être envisagé, dans sa dimension proprement médiévale, comme le berceau de l’Europe moderne38.

• 39 Ifversen, 2002 ; Hasse, 2021.
• 40 Le Goff, 1957.
• 41 Graceffa, 2019.
• 42 Sauf si l’on considère, au xx^e siècle, l’historiographie marxiste-léniniste. Pour le domaine est-a (...)

20Aux xix^e et xx^e siècles, les savoirs européens ont européanisé l’Europe en territorialisant le monde. Historiens, géographes, ethnologues, philosophes et linguistes ont dessiné un espace européen en définissant progressivement l’Europe comme une entité culturelle et en identifiant, en son sein, des moments du passé qu’ils regardaient comme les lieux de naissance de la modernité39. Dans certaines reconstructions, la Méditerranée ou l’espace méditerranéen, héritage de l’Empire romain, a formé l’espace ou le centre de gravité permanent de l’Europe, du Moyen Âge au début de la modernité. L’article (1922) puis le livre (1937) d’Henri Pirenne intitulés Mahomet et Charlemagne, consacrés à la genèse de l’espace européen à partir de l’essor de l’islam, puis La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II de Fernand Braudel, paru en 1949, en sont les illustrations les plus célèbres. Cependant, ces processus corrélés d’historicisation et de spatialisation, contribuant à une forme d’essentialisation de l’Europe, engageaient souvent des sélections plus fines au sein d’un référentiel temporel très long et spatialement fluctuant du vi^e au xv^e siècle. Selon les récits, le centre de gravité du Moyen Âge était situé à Rome après la réforme grégorienne (xi^e siècle), c’est-à-dire au cœur de la chrétienté occidentale, dans les centres urbains et universitaires des xiii^e-xiv^e siècles (Bologne, Paris, Oxford, puis Prague), qui auraient vu naître le pouvoir des intellectuels et la classe bourgeoise40, ou encore sur les frontières entre « civilisations » dès le xi^e siècle : en Sicile, à Salerne et dans les Pouilles, portes d’entrée des savoirs et des marchandises du Moyen-Orient, à Venise, qui faisait le lien avec Byzance, en Al-Andalus (à Cordoue) et à Tolède, la capitale des traducteurs. Quant au mythe germano-romain incarné par le Saint-Empire et associé à un idéal chevaleresque germano-provençal, qui fut sans cesse réactualisé des Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité de Johann Gottfried von Herder (1784-1791) au Frédéric II du jeune Ernst Kantorowicz41 (1927), il établissait le Moyen Âge européen sur un axe nord-sud et affirmait une continuité du x^e siècle à la modernité. Plus rarement, le domaine médiéval s’étendait vers le Moyen-Orient (Antioche, Damas ou Bagdad) ou l’Orient, et dans des régions de l’histoire précédant le xi^e siècle42.

• 43 Voir Cesalli, 2017.
• 44 Armand Cuvillier a rappelé que Durkheim s’est lui-même décrit comme un conservateur plutôt qu’un r (...)
• 45 Ce jugement est énoncé dans la 56^e leçon du Cours, cité ici à partir de Clauzade, 1996, 104, auque (...)
• 46 Voir Gueux, 2018 ; Iogna-Prat, Rauwel, 2020.
• 47 Oexle, 1992.

21À l’intersection de la culture romantique, des humanités anciennes et des études médiévales, ces Moyens Âges produits par l’érudition et l’esthétique modernes ont présenté au moins deux enjeux majeurs au moment de l’émergence des sciences sociales, dessinant la première configuration d’une problématique qui ne cessera de se transformer jusqu’au début du xxi^e siècle. La promotion par l’Église catholique d’un Moyen Âge moral et scientifique, que le pape Léon XIII avait sanctionnée le 4 août 1879 par la lettre encyclique Aeterni Patris « sur la philosophie chrétienne », s’inscrivait dans un mouvement social et intellectuel vaste de réhabilitation de la pensée médiévale comme une solution alternative au spiritualisme, au scientisme ou au positivisme contemporains, selon les contextes. Léon XIII préconisait une reprise en main des « sciences humaines » (scientiae humanae) par la philosophie, en particulier celle que Thomas d’Aquin avait élaborée au xiii^e siècle. Durant la même décennie, le philosophe et prêtre catholique Franz Brentano, dont Edmund Husserl et Sigmund Freud ont suivi les cours à l’université de Vienne, convoquait le réalisme de Thomas d’Aquin pour renouveler la philosophie de langue allemande, qu’il estimait gangrenée par le spiritualisme moderne43. Sur un deuxième front, des savoirs universitaires récemment constitués, notamment la sociologie, l’anthropologie et la science politique – des entreprises dont les ambitions conservatrices ont parfois été minorées44 – trouvaient dans les résultats de la médiévistique, dont l’essor universitaire était antérieur, une matière à réflexion et des matériaux transportables dans leur périmètre théorique. Au départ de la « sociologie » française, dans l’œuvre d’Auguste Comte, le Moyen Âge a été employé de différentes manières. Dans la partie du Cours de philosophie positive consacrée à la sociologie, que Comte rédige entre 1840 et 1841, la commune médiévale, à savoir l’affranchissement de l’asservissement féodal (on y reviendra) et le nouveau mode d’association qu’elle réalise, constitue un moment proprement médiéval d’émergence de formes sociales caractéristiques de la modernité. Comte décrit ainsi le Moyen Âge, malgré son caractère théologique et militaire, comme « la vraie source générale de notre civilisation occidentale45 ». Le dernier Comte, celui du Système de politique positive et de la religion de l’Humanité, a en outre trouvé dans le catholicisme médiéval et dans l’institution ecclésiale une source d’inspiration et un modèle d’ordre46. Chez Marcel Mauss, Émile Durkheim, Max Weber, Ferdinand Tönnies ou encore Georg Simmel, le Moyen Âge se présente à la fois comme un terrain d’enquête et un autre de la modernité. L’intérêt pour la religion définie comme système d’interprétation et fait social total, ainsi que la distinction structurante entre la société (Gesellschaft), moderne, et la communauté (Gemeinschaft), primitive ou médiévale, ont contribué à faire du Moyen Âge, envisagé comme religieux, communautariste et corporatiste, un objet anthropologique et sociologique. Otto Gerhard Oexle fait remonter l’opposition fondatrice entre communauté et société à l’ouvrage publié en 1887 par Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft (Communauté et société), dans lequel la référence à la communauté médiévale permet de critiquer, par contraste, le libéralisme moderne47.

• 48 Au moins depuis Cousin : « Il y a deux époques dans l’histoire moderne, et il n’y en a que deux : (...)
• 49 Guyot-Bachy, Moeglin (dir.), 2015.

22Depuis le xix^e siècle, les sciences de l’homme et de la société ont ainsi été irriguées par des relations ambivalentes au Moyen Âge. Les textes, les objets, les programmes sociopolitiques et les élaborations méthodologiques des études médiévales ont circulé hors de leur champ, tandis que la médiévistique a, en retour, été renouvelée et modifiée, au xx^e siècle, par les sciences sociales. Situé entre une Antiquité vénérée depuis le xiv^e siècle dans les savoirs de l’érudition, la littérature et la philosophie, et une modernité qui a procédé à sa propre célébration, le Moyen Âge a constitué un tiers autant qu’un moyen. Souvent subsumé par les disciplines universitaires naissantes à la modernité, dont il fut regardé comme une préparation48, il a formé un vaste territoire d’expérimentation pour les sciences sociales. Ses objets empiriques pouvaient être transformés et employés de manière plus libre et peut-être plus créative que le vénérable matériau antique ou, à l’inverse, les traces encore chaudes des révolutions modernes. Son intégration aux nouvelles universités du xix^e siècle a produit des reconfigurations disciplinaires. Ce que l’on peut appeler « médiévistique » se situe au cœur des sciences historiques et sociales en plein essor49, et entretient des liens changeants avec les usages non universitaires du Moyen Âge, rassemblés ici sous le terme de « médiévalisme », sans pour autant que leur soit prêtée une unité symétrique à celle de la discipline savante, puisqu’il s’agit d’une nébuleuse plus ou moins cristallisée selon les lieux et les époques.

• 50 L’ouvrage majeur de Mikhaïl Bakhtine est traduit en français en 1970 : Bakhtine, 1970. Voir Depret (...)
• 51 Uhlig, 2014 ; Stahuljak, 2020.
• 52 Sur cette situation très précoce du moment colonial, voir Bartlett, 1993.

23Positionné à l’extérieur du classicisme et de la modernité, en leurs diverses acceptions, le Moyen Âge a même pu devenir un objet intellectuel approprié au développement de perspectives critiques. Nous pensons en particulier à celles qui ont alimenté, dès les années 1960, le développement des études culturelles et subalternes, de la réception de Mikhaïl Bakhtine chez Julia Kristeva et Tzvetan Todorov à l’écho de Ruskin et des médiévalistes victoriens dans les cultural studies britanniques50, et qui pourraient expliquer l’attention de la médiévistique actuelle aux théories postmodernes et postcoloniales51. En 2000, dans un numéro de revue intitulé Décoloniser le Moyen Âge, John Dagenais et Margaret Greer, deux spécialistes des mondes ibériques, ont situé la colonisation d’un Moyen Âge peuplé de subalternes au xiv^e siècle déjà, chez Pétrarque, l’un des inventeurs d’une axiologie positive de la rupture avec le passé, qui achevait en 1343 la première version de son Africa consacrée à la grande histoire de la République romaine et qui, vingt ans plus tard, rejetait définitivement le savoir scolastique dans le traité Mon ignorance et celle de tant d’autres (1367-1368). Dagenais et Greer décrivent ainsi la « colonisation savante » d’un « continent sombre de l’histoire », qui coïncidait avec le début de l’ère coloniale52 :

• 54 Voir la note 26 supra.
• 55 Sur l’écart entre un Moyen Âge « précolonial », « pré-national » et « pré-global » et les historio (...)
• 56 Baschet, 2004 ; Bartlett, 1993.

24Cette affirmation d’une parenté entre études médiévales et études postcoloniales charrie elle-même un reste de la fascination, attestée à la fin du xviii^e siècle déjà, pour un temps antérieur depuis lequel constituer un point de vue critique sur l’Europe moderne, en procédant à une symétrisation du temps et de l’espace. Plus largement, elle attire l’attention sur une autre forme de politisation du Moyen Âge, nourrie non pas d’une sensibilité intellectuelle conservatrice, voire réactionnaire, mais d’un engagement critique lié à la gauche radicale, qui identifie aussi parfois dans le passé médiéval des instruments de subversion de l’ordre capitaliste contemporain. Mais si ces affinités politiques mériteraient en général une analyse historique précise qui permettrait de déterminer leur nature réelle – entre simple homologie et véritable cohérence conceptuelle –, il importe néanmoins de noter, sur le plan historiographique, qu’au xxi^e siècle une attention croissante portée aux phénomènes de « colonisation du passé » – une notion aujourd’hui employée dans les études historiques54 – a donné lieu à des entreprises comparables à celles qui furent menées dans le champ des études postcoloniales55, y compris dans une perspective interrogeant le Moyen Âge féodal comme matrice du colonialisme56. Plus largement, la période médiévale a pu parfois représenter une sorte de middleground entre sciences sociales européocentriques et études postcoloniales : dans une sorte d’ambiguïté rarement levée, elle incarne le moment antérieur à la modernité de l’Europe, qui peut à la fois s’inscrire dans une réduction de la singularité européenne ou dans la promotion d’un modèle évolutionniste des stades de civilisation. En retour, dans l’avant-propos à la traduction française de Provincialiser l’Europe, après avoir souligné que certains domaines de la recherche européenne, en particulier les études des migrations et de l’Europe centrale et de l’Est, ont profondément renouvelé les approches des sciences sociales, Dipesh Chakrabarty ajoutait :

• 58 Pour une historicisation du terme « religion » et des études de la religion (ou des religions), vo (...)
• 59 Un domaine de recherche ancien renouvelé au xx^e siècle par Le Roy Ladurie, 1982 [1975]. Pour un bi (...)
• 60 König-Pralong, 2015. Sur la rémanence de la dogmatique scolastique à l’époque moderne : Albert, 20 (...)
• 61 Besson, 2022.
• 62 Voir par exemple le projet « Les émotions au Moyen Âge » porté par Damien Boquet et Piroska Nagy : (...)

25Associé à la « religion », un autre dispositif inventé par la modernité pour contraster avec la « sécularisation »58, le Moyen Âge a été regardé d’un œil anthropologique comme un monde de croyances dans lequel les acteurs humains côtoyaient les anges et les démons, les mystiques jouissaient d’un certain crédit social, les hérésies fournissaient des outils de contestation politique59, et l’Église gouvernait les âmes et les corps des fidèles au moyen d’une dogmatique qui faisait la part belle au surnaturel60 – autant d’aspects qui firent l’objet de critiques toujours plus fortes à partir de la Réforme, point de départ de la démagification. Les relations étroites entretenues entre médiévalisme et folklorisme depuis le début du xix^e siècle en Angleterre et en Allemagne ont été fondatrices d’une tradition intellectuelle qui, au xx^e siècle, a irrigué aussi bien l’anthropologie que l’histoire61. À partir des années 1960, la convergence de ces deux disciplines autour de l’anthropologie historique et de l’histoire des mentalités, dans le contexte des Annales, a contribué à la mise en évidence de nouveaux terrains d’enquête. L’histoire orale, l’histoire des matérialités et de l’écriture avant l’imprimerie, l’histoire des femmes, des enfants et des mystiques, l’anthropologie des croyances, l’histoire des faits religieux, l’histoire et l’anthropologie des émotions62 et des « mentalités », l’histoire sociale et la sociologie des intellectuels ont trouvé à s’exercer dans un Moyen Âge devenu un pays de cocagne pour de nouvelles approches hors des sentiers battus de la grande histoire de la modernité et de ses rationalités. Lorsque cet élargissement a concerné « l’époque moderne » de la périodisation scolaire, cela a d’ailleurs souvent été pour être rattrapé, une fois encore, par l’idée de « long Moyen Âge ». Ainsi, dès le xix^e siècle, le Moyen Âge a été investi, de manières très différentes, par les sciences sociales naissantes qui, en retour, se sont construites pour une part en référence à ce temps d’avant la modernité.

• 63 Que ce soit dans Provincialiser l’Europe, paru dans sa première version en anglais en 2000, ou dan (...)
• 64 Par exemple, dans son cours de 1929-1930 à Fribourg-en-Brisgau : « Weil das eigentliche Philosophi (...)

27Une première modalité de la relation entre Moyen Âge et sciences sociales, telle que nous l’analysons, consiste dans une série de transferts conceptuels opérés depuis la médiévistique vers d’autres domaines des sciences sociales. Cette modalité est peut-être la plus évidente à identifier, dans la mesure où elle se construit principalement à l’intérieur même du monde savant, et à décrire, par exemple sur la base d’une sociologie des acteurs intellectuels dont les carrières dessinent des trajectoires hors de la médiévistique, après une formation initiale, en particulier une thèse de doctorat, dans l’une des disciplines de ce champ. Différente de la carrière classique du médiéviste dont la recherche eut de vastes répercussions hors de son domaine d’études – à l’exemple de celle de Jacques Le Goff en France –, la trajectoire professionnelle de ces acteurs intellectuels a pu contribuer à faire passer « en contrebande » des dispositifs élaborés au sein des savoirs institutionnalisés sur le Moyen Âge dans d’autres domaines. Certains d’entre eux, à l’exemple de Marshall McLuhan – la première des trois figures abordées ici à titre d’exemple –, ont contribué à forger des liens entre Moyen Âge et savoirs de la modernité en transposant des concepts et des schèmes d’interprétation issus d’un champ disciplinaire de la médiévistique. Faisant d’un objet médiéval – en l’occurrence le manuscrit – un signe du temps, McLuhan a prolongé la pénétration de la référence médiévale, parfois en l’invisibilisant, au sein du corpus des sciences sociales et, plus largement, de la pensée contemporaine. D’autres, ici Hayden White, ont quitté le Moyen Âge pour enquêter sur la modernité et ses usages du Moyen Âge. De médiéviste, White s’est transformé en spécialiste de l’historiographie du xix^e siècle, qu’il a étudiée comme un ensemble de dispositifs construits en relation à des Moyens Âges spécifiques. Enfin, dans le troisième cas, illustré ici par le philosophe Martin Heidegger dont la pensée a été réemployée de diverses manières au sein des sciences humaines et sociales, de Foucault à Chakrabarty63, la référence médiévale paraît éminemment paradoxale. Heidegger ne cesse de la réactualiser à des fins stratégiques, pour pointer certains dangers du monde contemporain, alors même que la valeur philosophique du Moyen Âge est niée dans une volonté d’affirmer le triomphe de la liberté moderne64.

• 65 McLuhan, 2006 [1943]. Sur l’effet en retour de la théorie des médias sur la médiévistique canadien (...)

28Les années de formation de l’inventeur de la théorie des médias, Marshall McLuhan (1911-1980), ont baigné dans la pensée scolastique. McLuhan a consacré la majeure partie de sa thèse de doctorat, soutenue en 1943 et publiée à titre posthume, à la tradition grammaticale médiévale, le trivium incluant la grammaire, la rhétorique et la dialectique enseignées dans les écoles puis à l’université durant le Moyen Âge65. Dans La galaxie Gutenberg, parue en 1962, il a décrit la scolastique médiévale comme le début d’un processus qui a abouti à l’empire moderne de l’écrit. Il situait le manuscrit médiéval à mi-chemin entre les cultures de l’oralité et celles de l’écrit :

• 67 Findley-White, Logan, 2016.

29Le village global contemporain, le monde à nouveau multisensoriel des médias électroniques, a été défini par McLuhan au moyen d’un adage tiré d’une œuvre latine du xii^e siècle (le Livre des vingt-quatre philosophes) : une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part67. Converti au catholicisme en 1937, McLuhan admirait le travail du médiéviste Étienne Gilson, qui avait contribué à faire de la Librairie J. Vrin, à Paris, un vivier de la médiévistique et qui avait fondé le Pontifical Institute of Medieval Studies (PIMS) à Toronto en 1929. De 1950 à 1973, Gilson fut professeur à Toronto. Le PIMS et sa revue lancée en 1939 (Medieval Studies), les cours de Gilson, l’enseignement littéraire de McLuhan, ses travaux avec l’anthropologue Edmund Carpenter, l’économiste Harold A. Innis et l’antiquisant Eric A. Havelock, puis le Centre for Culture and Technology créé pour McLuhan en 1963 à l’université de Toronto furent autant de lieux grâce auxquels la médiévistique a pu rencontrer une discipline nouvelle, la théorie des médias.

• 68 Au sujet de cette notion, voir l’article de Pierre Chastang dans ce numéro.

30L’élève le plus célèbre de McLuhan, le jésuite Walter J. Ong, est l’objet de la contribution de Pierre Chastang dans ce numéro, à partir de ses travaux sur la literacy et les cultures de l’écrit. Chez Ong, le manuscrit médiéval sert encore de témoin emblématique du passage d’un monde sensoriel à un autre : de celui de l’oral et de l’audition à celui de la vision. Le Moyen Âge est utilisé comme une forme d’altérité permettant de penser un autre rapport à l’oralité et à l’écriture, et de prendre ses distances par rapport au régime moderne de la communication. C’est un temps de l’entre-deux, un moment de technologisation de la parole et de la communication, qui permet de penser à la fois l’altérité et la genèse des sociétés modernes, voire leur dépassement. On comprend au passage que les affinités entre Moyen Âge, modernité et postmodernité dans les sciences sociales n’ont rien de fortuit : la « réflexivité informée68 » est nourrie par l’expérience du Moyen Âge, dès lors que le passé est « emboîté » dans le présent.

• 69 Havelock, 1986, 96.
• 70 Il faut nuancer le propos dans le cas d’Innis, qui consacre quelques pages au papier et à ses usag (...)

31D’autres membres de l’« école de Toronto », comme Innis et Havelock, formés dans les études classiques de latin et de grec, n’ont en revanche pas accordé la même attention que McLuhan et Ong à la matérialité d’un support. Chez Havelock, la poésie homérique figurait l’ancien monde, celui d’une oralité rythmique et mélodieuse qui n’était ni disciplinée ni inscrite dans un canon, ce produit de l’écriture ou de la « textualisation » dont la prose platonicienne constituait la première réalisation69. À le lire, tout se serait joué dans l’Antiquité déjà, quasiment sans laisser de traces matérielles70. Chez McLuhan et Ong, le processus s’étale sur la durée longue du Moyen Âge européen, qui a vu se succéder et cohabiter diverses techniques et divers supports d’écriture, du parchemin au papier. Dans leur cas, la formation initiale à la médiévistique, c’est-à-dire à la fois à une typologie documentaire spécifique, en particulier le manuscrit, et à un ensemble de schèmes interprétatifs souvent marqués par les savoirs médiévaux, a contribué à construire non seulement un habitus sous-disciplinaire, mais aussi un savoir réflexif conscient dont la transposition sur des terrains très différents a mis en évidence le potentiel heuristique.

• 71 Voir Paul, 2008.
• 72 White, 1973, 55 : « The Renaissance itself, however, is conceived to be a product of the ironic fa (...)
• 73 Ibid., 127, 215, 233, 311.

32Une autre manifestation de ces transferts conceptuels s’observe chez l’historien américain Hayden White (1928-2018) qui, avant de devenir un spécialiste des discours et des narrativités historiographiques, était un médiéviste classique. Il a travaillé à sa thèse de doctorat sur le grand schisme papal de 1130 aux archives vaticanes. Dans les années 1950-1960, il publia une série d’essais sur Bernard de Clairvaux, Pontius de Cluny et la curie romaine71. Dans Metahistory (1973), qui enquête sur les modalités discursives, les genres, la rhétorique, les styles et les tropes emblématiques des historiographies du xix^e siècle, le Moyen Âge, articulé à son autre, la Renaissance, forme la toile de fond du siècle des historicismes. Il permet d’expliquer la reconstruction ironique de l’histoire par Edward Gibbon, pour qui la superstition catholique avait marqué la fin de l’Empire romain, avant que, en 1453, le fanatisme religieux des Ottomans ne fût le moteur du renouvellement de la culture européenne à la Renaissance72. Le Moyen Âge des auteurs étudiés par White est un monde superstitieux peuplé de moines. Champ de bataille du conflit entre l’Église et l’État chez Hegel, incarnation du pouvoir monarchique jusque dans la modernité chez Tocqueville, temps de l’absence de conscience historique chez Jacob Burckhardt, règne de la féodalité chez Marx73, les Moyens Âges imaginés au xix^e siècle, hors du romantisme, servaient de négatifs pour révéler la modernité.

• 74 Ibid., 163 (voir aussi 170-177) : « Ranke had been enchanted with the pictures Scott had drawn of (...)
• 75 Ibid., 163. Nous traduisons.
• 76 Voir Spiegel, 2013.
• 77 White, 1966, 123 : « an attempt to liberate Western man from the tyranny of historical consciousne (...)

33Pour Leopold von Ranke, il fut cependant le terrain d’apprentissage de la méthode, en particulier du travail sur les documents manuscrits, et l’occasion de découvrir que la réalité historique dépasse toutes les fictions romantiques à la Walter Scott, aussi fabuleuses fussent-elles74. White s’imagine que Ranke a élaboré son réalisme historiciste et son objectivisme en découvrant, dans les documents d’archives, un Moyen Âge plus « fascinant » que celui des fictions médiévalistes. Pour l’historien prussien, le Moyen Âge aurait alors présenté l’exemple paradigmatique d’une réalité qui dépasse la fiction. Il aurait conduit Ranke à sa définition restrictive de l’histoire comme la « seule relation de ce qui s’est réellement produit dans le passé75 », comme une science des faits. Ironiquement, le chemin de White dessine une trajectoire inverse : d’une histoire classique du Moyen Âge à une conception réaliste et créative à la fois, libératrice76, de l’écriture de l’histoire. Pour le White des années 1960, qui avait quitté la médiévistique, l’imagination historique devait « libérer l’homme occidental de la tyrannie de la conscience historique77 ». Chez lui, c’est moins le rapport aux documents et aux interprétations médiévales qui structure l’œuvre à venir que le rapport à la société médiévale comme catégorie historiographique et élément de mise à distance historique. Le cheminement de White n’est qu’un exemple parmi d’autres d’un effet en retour de la manufacture dix-neuviémiste du Moyen Âge (on pourrait aussi penser à Dominique Iogna-Prat évoqué dans ces pages). Construit au xix^e siècle, l’objet Moyen Âge reconduit souvent au moment d’émergence des sciences sociales et à leur rapport privilégié à ce temps autre, travaillé par elles de manière réflexive, du moins chez les spécialistes qui ont accordé une attention particulière à l’historiographie, dans la longue durée. De manière symptomatique, les évolutions de carrières de la médiévistique à l’étude des xvii^e et xviii^e siècles sont beaucoup plus rares.

• 78 Duns Scotus, 1639, vol. 1, 45-76.
• 79 Peirce, 1984 [1869].
• 80 Voir Grabmann, 1926, 118.
• 81 Heidegger, 1916.

35Le rôle de ces passeurs peut être également indirect, notamment à travers la philosophie, dont le rapport aux sciences sociales a souvent été déterminant au cours des deux derniers siècles, en particulier en Allemagne, et qui a pu être le véhicule d’un rapport aux savoirs médiévaux. Comme nous l’avons dit, certains concepts et propositions élaborés par Heidegger ont été reçus et réemployés en sciences sociales, y compris en suscitant des réactions négatives. À cet égard, on peut mentionner son rejet par la sociologie allemande héritée du marxisme critique, ou encore le Bourdieu de L’ontologie politique de Martin Heidegger. Or, avant de devenir l’un des principaux représentants de la phénoménologie contemporaine, le jeune Martin Heidegger préparait une habilitation à l’université de Fribourg-en-Brisgau, dans un contexte intellectuel imprégné par la théologie catholique. Pour sujet, il choisit un écrit scolastique sur les catégories et la signification, qu’il pensait être du franciscain Jean Duns Scot et qui était en réalité du grammairien Thomas d’Erfurt. Ce traité intitulé Sur les modes de signifier, édité dans les œuvres complètes de Duns Scot au xvii^e siècle78, avait déjà attiré l’attention de Charles S. Pierce en 186979. L’écrit d’habilitation de Heidegger, qui interprète la grammaire spéculative médiévale avec des outils husserliens et néokantiens80, parut en 1916 chez l’éditeur Mohr à Tübingen81. Il a été considéré comme une phase de transition après laquelle Heidegger se détourna de la scolastique, pour regarder en direction de la mystique médiévale et de la théologie luthérienne, puis du paganisme.

• 82 McGrath, 2006, 4 : « […] a systematic, if covert, overthrowing of the medieval theological paradig (...)
• 83 Voir Moore, 2019.
• 84 Baeza, 2022.

36Selon Sean Joseph McGrath, Heidegger a abouti à l’« eschatologie sans Dieu » de Être et temps (1927) par le biais d’un « renversement systématique, bien que secret, du référentiel théologique médiéval », autrement dit de la scolastique82. Depuis, la recherche a mis en évidence l’important rôle joué ensuite par le théologien dominicain Johannes Eckhart, que Heidegger regardait comme un mystique « allemand ». Jusqu’à la fin de sa carrière, Heidegger a vu en Maître Eckhart un critique de l’objectivité, du sujet volontaire et des représentations, au point que l’exigence eckhartienne de dépossession de soi (gelâzenheit en moyen-haut-allemand) aurait inspiré le projet heideggerien de « laisser-être » (Gelassenheit)83. En outre, depuis la découverte des Cahiers noirs qui documentent les prises de position politiques de Heidegger à partir de 1931, il a été possible d’évaluer l’importance des emplois de la prétendue « mystique » d’Eckhart dans la conception d’une métaphysique antisémite, opposée à la « pensée calculatrice » (rechnendes Denken) attribuée aux Juifs84. Le Moyen Âge et ses deux faces accentuées par la modernité – la scolastique et la mystique – ont donc nourri la pensée du philosophe de Fribourg-en-Brisgau, des années de formation à son engagement national-socialiste, même s’il n’a pas été sa seule source d’inspiration, de Platon à Kant.

• 85 Voir, récemment, Fontbonne, 2023.
• 86 Ginzburg, 1996.

37Ces figures de passeurs, dont on trouvera d’autres exemples dans ce dossier et qui jouent un rôle clé à travers la construction du canon des références dans le domaine des disciplines universitaires contemporaines, conduisent à interroger le rôle de la formation aux études médiévales et, plus largement, à s’engager dans une sociologie de la médiévistique depuis le xix^e siècle85. Sans doute faut-il garder à l’esprit que nous isolons ici artificiellement la place du Moyen Âge pour en rendre plus visibles les effets. Il ne faut pas céder à l’illusion d’optique consistant à ne plus voir que la référence médiévale dans la construction moderne des savoirs. Sans doute aussi faut-il parvenir à déterminer plus précisément ce qui, dans la médiévistique, conditionne cette construction moderne. Il s’agit en effet d’un habitus disciplinaire lié à un apprentissage et à des méthodes, mais aussi d’un rapport à un ensemble d’éléments qui, sans essentialiser le Moyen Âge, peuvent du moins l’objectiver partiellement, par exemple un système scolaire et disciplinaire spécifique, une structure sociale dominée par l’articulation entre l’Église et la féodalité, un état d’alphabétisation restreint. La connaissance de ces éléments, leur élaboration même, a nourri une forme de critique et de réflexivité par rapport à la modernité. La combinaison de ces deux dimensions produit un effet d’« estrangement », pour parler comme Carlo Ginzburg86, qui importe au sein des sciences sociales modernes un ferment médiévistique, sinon médiéval.

• 87 Voir Murdoch, 1991 ; Biard, 2004.

38Le deuxième type de relation identifiable est en quelque sorte inverse du précédent, sans qu’il faille forcer la symétrie : il s’agit de montrer comment le Moyen Âge peut constituer un terrain d’expérimentation ou d’élaboration de savoirs spécifiques des sciences sociales, en modifiant à la fois la compréhension des sociétés médiévales et, en retour, la démarche de ces disciplines ou champs scientifiques. L’étude du moment médiéval est par exemple l’un des éléments fondateurs de l’espace intellectuel de l’histoire des sciences. Dans des travaux consacrés à Léonard de Vinci parus entre 1906 et 1913, puis dans son monumental Système du monde dont la publication s’est échelonnée de 1913 à 1959, le physicien français Pierre Duhem, fervent catholique passé à la postérité pour ses travaux en thermodynamique, avait fait naître la science moderne le 7 mars 1277, lorsque l’évêque de Paris Étienne Tempier avait promulgué une censure qui interdisait l’enseignement de thèses aristotéliciennes et qui permettait donc, selon Duhem, de se libérer du carcan déterministe de la physique antique87. Ce geste est emblématique de la fluctuation de la césure entre Moyen Âge et modernité, sa chronologie variant d’une manière remarquable. La modernité scientifique, chez Duhem, commencerait à la fin du xiii^e siècle, tandis que, pour les analystes du système féodal, le Moyen Âge juridique et institutionnel dure jusqu’à la Révolution française. Du point de vue formel de la constitution des sciences sociales comme disciplines critiques de l’historiographie importe avant tout l’existence même de cette césure.

• 88 Balcou (dir.), 2010.

39Duhem, par sa proposition, prolongeait un conflit politique et épistémologique avec Marcellin Berthelot (1827-1907), professeur de chimie au Collège de France, républicain et libre-penseur, ministre mais aussi pionnier de l’histoire des sciences88. Dans les trois volumes de La chimie au Moyen Âge (1893), dont l’un est entièrement consacré aux sources arabes, Berthelot identifiait l’alchimie et les techniques médiévales comme un moment crucial de l’histoire de la chimie. Cette dernière aurait présenté un développement continu de l’Antiquité à Antoine Laurent de Lavoisier, avec d’importantes séquences « orientales » qui conduisirent Berthelot à l’étude de sources syriaques et arabes inédites, secondé par des collègues orientalistes. Si l’affrontement entre Berthelot et Duhem fut très violent, le premier barrant la route de l’université au second, le conflit a eu pour résultat de faire de l’époque médiévale l’un des terrains de controverses privilégiés pour une histoire des sciences en plein essor, en France mais aussi dans d’autres configurations académiques.

• 89 Duhem, 1909.
• 90 Voir Power, 2018.
• 91 Thorndike, 1914.
• 92 Crombie, 1953.
• 93 Id., 1994.

40On en mesure bien les conséquences dans le domaine anglophone. En effet, en 1909, Duhem, intéressé à l’histoire longue de la physique, avait étudié un fragment inédit de l’Opus tertium du franciscain Roger Bacon89, actif au xiii^e siècle et dont des traditions savantes britanniques avaient fait un héros national depuis le xviii^e siècle90. La mode des études sur Roger Bacon produisit ensuite, aux États-Unis puis en Angleterre, des généalogies de la science expérimentale moderne à partir de la pensée franciscaine d’Oxford au xiii^e siècle, et donna naissance à une tradition spécifique d’histoire des sciences. L’historien américain Lynn Thorndike, qui avait enquêté sur les rôles de la magie dans l’histoire intellectuelle européenne pour sa thèse de doctorat, a publié, en 1914, un article séminal sur Roger Bacon en prophète de la science moderne91. En 1953, le zoologue australien Alistair Crombie a créé, à Oxford, un enseignement d’histoire des sciences, qu’il a assumé jusqu’en 1977, devenant ainsi le premier titulaire de la chaire oxonienne consacrée à cette discipline. La même année, il publiait un ouvrage sur un autre franciscain de l’université d’Oxford, un peu plus âgé que Roger Bacon, Robert Grosseteste92. Le futur concepteur des « styles scientifiques93 », affirmait ce faisant l’origine médiévale de la science expérimentale, ainsi que son caractère authentiquement britannique.

• 94 Koyré, 1923.
• 95 Id., 2016 [1986].
• 96 Id., 1956. Sur Koyré et Duhem : Clavelin, 1987.

41Cette proposition donna lieu à une controverse avec Alexandre Koyré, lui aussi formé aux études médiévales. En 1923, quinze ans avant ses travaux sur la physique de Galilée, Koyré avait en effet publié une étude sur saint Anselme94 et il commençait à enseigner sur la mystique à l’École pratique des hautes études95. Dans son ouvrage de 1953, Crombie reprit les résultats des Études galiléennes publiées par Koyré en 1939 en les insérant dans sa longue histoire continuiste de la science expérimentale, de 1100 à 1700. Contre cette généalogie médiévale de la science moderne, Koyré a défendu sa thèse de la rupture, qui faisait naître la science moderne d’une révolution scientifique. Dans un article de 1956, il déniait la qualification de « science » aux pratiques et aux théories savantes médiévales que Crombie avait identifiées comme les « origines » oxoniennes de la science expérimentale, à savoir moderne. Sur le terrain historiographique, Koyré affirmait son désaccord au sujet de la définition même de la science. Contre l’école britannique d’Oxford, il défendait la scientificité de la théorie et de l’abstraction mathématique, qui, au xvii^e siècle, avaient renversé le règne de l’empirie bornée caractérisant les savoirs aristotéliciens du Moyen Âge96. La question de la définition de la science a ainsi été reliée à celle de l’articulation du Moyen Âge et de la modernité, comme rupture constitutive ou comme généalogie. Le rôle joué par les savoirs et les techniques médiévales a été l’un des principaux sujets d’affrontement en histoire des sciences au milieu du siècle dernier.

• 97 Nous faisons référence à un essai de Norbert Elias datant de 1939, composé initialement pour concl (...)
• 98 Sur Weber et Durkheim, voir Hulak, 2013.
• 99 Oexle, 1992, 755.

43À une plus large échelle, les sciences sociales, apparues dans une Europe transformée par les révolutions politiques des xviii^e et xix^e siècles, ont largement fait usage d’une distinction entre la commune médiévale, regardée comme moins artificielle que la société moderne et fondée sur le serment et les relations interpersonnelles, et la société des individus (Die Gesellschaft der Individuen)97, moderne et de nature juridique, dans le sens de Koselleck, mais aussi, plus largement, de la tradition qui va de Max Weber à Niklas Luhmann en passant par Norbert Elias. Pour construire leur objet, les deux intellectuels souvent considérés comme les pères de la sociologie, Weber en Allemagne et Durkheim en France, ont engagé des réflexions, très différentes par ailleurs, sur la ville médiévale, qui signifiait, dans leurs reconstructions, la fin de la société féodale. L’actualisation de modèles différents, « médiévaux », leur a aussi permis de penser le « commun » au sein de sociétés dont l’élément de base n’était plus le groupe, mais l’individu sujet de droits et d’obligations. Chez Weber, comme chez Marc Bloch, la fraternisation par serment (Eidverbrüderung), constitutive du statut de bourgeois, expliquait le mode de formation de la communauté médiévale sans postuler de rupture avec la modernité, tandis que Durkheim privilégiait le modèle de la corporation urbaine médiévale, soulignant le rôle moral qu’il était encore appelé à assumer pour contrer l’égoïsme moderne98. Faisant appel au Moyen Âge, Tönnies a développé une vision critique du libéralisme moderne et de ses formations sociales artificielles, auxquelles il opposait l’ordre organique de la communauté médiévale. La Philosophie de l’argent de Simmel, parue en 1900, est inscrite par Oexle sur cette même ligne de réflexion critique de la modernité, tandis que, jusqu’à la parution des Formes élémentaires de la vie religieuse, en 1912, Durkheim a développé « son programme d’une science moderne du social » à partir des sociétés prémodernes et des travaux historiques qui leur étaient consacrés99.

• 100 Sur ce tournant et ses enjeux à l’anthropocène, voir Kohn, 2015.
• 101 Bynum, 1984.
• 102 Id., 1991.

45Enfin, pour choisir un dernier exemple parmi les domaines de recherche particulièrement dynamiques depuis le début du xxi^e siècle, on observe que, des gender studies au « tournant ontologique »100, le Moyen Âge fournit encore aujourd’hui des matériaux à travailler, des matières à réflexion et des terrains d’expérimentation, en particulier pour les savoirs qui se sont structurés, souvent depuis les États-Unis, sous la forme de studies et ont ainsi modifié les découpages disciplinaires. Pour illustrer ce point, il sera fait simplement mention de deux propositions très différentes, énoncées par des historiennes américaines et britanniques qui, pour enrichir ou critiquer des approches récentes, les ont appliquées à des terrains médiévaux. Premièrement, les études médiévales entretiennent des relations étroites et circulaires avec le féminisme intellectuel et l’histoire des femmes, en particulier par le biais d’enquêtes consacrées à des saintes, des hérétiques et des mystiques, mais elles ont aussi porté des projets d’études de genre. Depuis son Jésus comme mère paru en 1984101, la médiéviste Caroline Walker Bynum, professeur à Columbia et Princeton, a renouvelé l’histoire du corps, de la sexualité et du genre à partir du Moyen Âge, en mettant l’accent sur la fragmentation des corps et la continuité matérielle, ainsi que sur la fluidité des genres. Le corps des femmes mystiques, les reliques ou fragments de corps des saintes et des saints, et celui de Jésus féminisé, allaitant dans certaines représentations médiévales, sont chez Bynum autant de moyens pour repenser les frontières du genre à partir de mondes sociaux dans lesquels n’opéraient pas de distinctions entre le normal et le pathologique semblables à celles qu’ont instaurées les dispositifs de gestion modernes des corps. Dans les essais réunis en 1991 sous le titre Fragmentation et rédemption : essais sur le genre et le corps humain dans la religion médiévale102, Bynum entre ainsi en discussion avec la philosophie de l’esprit, l’histoire de l’art, la sociologie et l’anthropologie contemporaines, à partir d’un autre monde, en particulier de voix féminines situées en divers endroits du Moyen Âge.

• 103 Voir la présentation du projet sur le site Defining the Global Middle Ages : https://globalmiddlea (...)

46Deuxièmement, du côté du dit « tournant ontologique », nous prendrons pour exemple un article publié en 2018 dans un numéro de la revue Past & Present consacré au projet « Le Moyen Âge global », porté par Catherine Holmes à l’université d’Oxford103. Sous le titre « Globalizing Cosmologies », l’historienne des mondes aztèques Caroline Dodds Pennock et l’historienne du Moyen Âge latin Amanda Power, spécialiste de la pensée franciscaine et de Roger Bacon, y enquêtent sur la notion de globalisation. Elles établissent des parallèles entre deux mondes « prémodernes », la société précolombienne et le xiii^e siècle latin, pour questionner la validité et les implications de l’équation entre modernité et « globalisation », souvent située en Europe et conçue depuis l’Occident. Leur but est le suivant :

• 105 Ibid., 94.

47Couplées aux cosmologies aztèques, les représentations du monde élaborées durant le Moyen Âge latin permettent aux autrices de pluraliser la notion de global et de distinguer les processus de mondialisation qui furent produits par le commerce à l’ère moderne de pensées à visée globale qui ne doivent ni être confinées à la modernité telle qu’on l’a définie, ni être exclusivement recherchées en Europe. Dodds Pennock et Power démontrent que, pour envisager leur environnement à l’échelle cosmique, concevoir à la fois leur propre agentivité sociopolitique en son sein et la nécessaire limitation de leurs vues, ces deux sociétés considérées comme « subalternes », aztèque et médiévale, ont déployé des moyens théoriques qui n’étaient pas moins pertinents ou intéressants que nos conceptions modernes du global. Plus englobantes en matière d’agentivité, ces cosmologies incluaient une variété d’acteurs – hommes, esprits, divinités, animaux non humains, plantes ou éléments géologiques. Leurs reconstructions historiques permettent, dans une approche d’anthropologie symétrique, de mettre en perspective les visions du monde modernes et de relativiser la position de la modernité, de sorte « qu’il n’y a pas de raison d’affirmer une homogénéité ou un processus unidirectionnel du type de celui qui est d’habitude envisagé comme la “globalisation”105 ». Au sein de ce parallèle construit entre des matériaux méso-américains et médiévaux, le Moyen Âge en vient à constituer un terrain d’expérimentation qui, de l’intérieur de la tradition européenne, en produit un outil critique et permet un déplacement par rapport à la structuration originelle du questionnement importé.

• 106 Sur ces aspects, voir Clauzade, 1996.

49Dans la culture politique du premier xix^e siècle, depuis François Guizot, Jean-Charles-Léonard Sismonde de Sismondi et Augustin Thierry, la notion de féodalité a par exemple permis de caractériser, par un jeu de contrastes, la modernité ou la « civilisation » (chez Guizot). Elle désignait des formes d’organisation sociale antérieures, qui reposaient sur des liens interpersonnels de domination entre seigneur et vassaux. Pour Claude-Henri de Saint-Simon et Augustin Thierry qui, dès 1814, collaboraient à la rédaction de L’Industrie (1817-1818), le modèle d’organisation sociale qui a permis l’avènement des premiers progrès caractéristiques de la modernité était paradoxalement médiéval. Composées d’artisans et de négociants installés dans des villes, les « communes » – qui sont apparues dès le xii^e siècle, mais que Saint-Simon et Thierry ne situent pas précisément – ont peu à peu imposé un modèle sociopolitique industriel et pacifique, qui aurait rendu caduque la féodalité médiévale, militaire et guerrière, hostile donc à l’industrie. Dès 1820, Auguste Comte a plus explicitement repris cette identification de l’industrie, signe de la modernité, à la commune médiévale, alors qu’Augustin Thierry a consacré à l’affranchissement des communes la moitié de ses Lettres sur l’histoire de France publiées en 1827, en voyant désormais dans le regroupement communal une association de nature constitutionnelle compatible avec celle que promouvait la politique libérale contemporaine. La vision de Thierry, qui reposait sur l’agentivité historique des « races », est cependant ambiguë. C’est parce qu’elle était porteuse d’un héritage « romain » antique que la société médiévale aurait pu engendrer des mouvements démocratiques prémodernes. Ceux-ci abolirent la féodalité médiévale, que Thierry associait à la royauté des « Francs »106. Comme nous l’avons dit auparavant, le Comte des années 1840 a fortement ancré ce processus d’affranchissement dans le Moyen Âge proprement dit, sans référence à l’Antiquité, en faisant de l’âge médiéval une longue période de préparation de la modernité.

• 107 Voir Abélès, Dufal (dir.), 2023.
• 108 Voir Abélès, 2023, § 21.

51En France, la Société d’étude du féodalisme, fondée en 1975 et dans laquelle Guy Bois, Jean-Philippe Genet, Alain Guerreau et Daniel Tollet, mais aussi l’ethnologue Charles Parain furent actifs, a été un lieu particulièrement vivant d’échanges entre médiévistes et modernistes jusqu’à l’arrêt de ses activités en 1983107. Bien que les historiens médiévistes fussent nombreux dans ses rangs, l’approche comparatiste y a été développée, avec des séances consacrées à des sociétés asiatiques, américaines, africaines et d’Europe centrale108. En 1981, un colloque à Trèves réunissait les chercheurs français et des collègues des deux Allemagnes, RFA et RDA, autour de la question du féodalisme regardé depuis une théorie marxiste qui était alors renouvelée de différentes manières.

• 109 Voir Sangeeta et al., 1984 ; Chakrabarty, 2002.
• 110 Davis, 2008 ; Davis, Altschul (dir.), 2010.
• 111 Davis, 2015, 70.

52Le concept a aussi voyagé dans les subaltern studies, véhiculé par un marxisme à coloration gramscienne. Il a pu servir à décrire des groupes sociaux indiens comme « semi-féodaux » ou, par exemple chez Partha Chatterjee, à constituer, avec d’autres formations de pouvoir, en l’occurrence communale et bourgeoise, une grille de lecture applicable à l’échelle du monde109. À l’horizon des études postcoloniales, la médiéviste américaine Kathleen Davis s’est ainsi intéressée aux relations dialectiques constitutives du couple Moyen Âge/modernité et de son jumeau, l’opposition entre féodalisme et sécularisme110. Selon elle, la mobilisation du Moyen Âge a joué un rôle clé dans les luttes coloniales et postcoloniales autour de l’identité raciale, ethnique et territoriale, si bien qu’elle en a conclu que « l’histoire médiévale et l’histoire coloniale sont intimement liées », parce que « le Moyen Âge féodal et superstitieux – en fait, l’idée même du Moyen Âge qui est la nôtre aujourd’hui – est né du colonialisme111 ». Il n’y aurait jamais eu de « féodalisme » au Moyen Âge ; cette catégorie aurait été inventée par des juristes, au xvi^e siècle, dans le but d’écrire une histoire de la souveraineté et de l’imperium européens, extensibles à d’autres mondes regardés comme non modernes. Ainsi, l’invention moderne du Moyen Âge aurait été largement déterminée par l’histoire du colonialisme. Le Moyen Âge, dans sa dimension féodale en particulier, serait un produit de l’imaginaire colonial.

• 112 Recht, 2016 ; id., 2020.
• 113 Dann (dir.), 1983.

54Plus largement, la cathédrale gothique est sans doute l’une des manifestations les plus claires de cette réinvention culturelle du Moyen Âge et de son intégration dans l’ordre nouveau des savoirs. Son émergence en tant qu’objet culturel de référence coïncide avec le grand mouvement de médiévalisme lié au romantisme de la fin du xviii^e siècle. Tandis qu’en Angleterre, la catégorie de « gothique » est devenue centrale dans l’imaginaire historique à partir de Walpole, dans un sens très large qui peut désigner aussi bien une époque, une esthétique qu’un genre littéraire, en Allemagne, sa dimension proprement architecturale est mise en évidence à partir de Johann Wolfgang von Goethe et des pages célèbres qu’il a consacrées à la cathédrale de Strasbourg, dans Architecture allemande, en 1772112. Inachevée au Moyen Âge, la cathédrale de Cologne fut remise en chantier au xix^e siècle, alors que Guillaume de Humboldt, Friedrich Schlegel et le penseur catholique Joseph Görres s’étaient enthousiasmés pour son architecture regardée comme l’incarnation du gothique germanique. La construction s’est achevée en 1880, inventant une continuité du xiii^e siècle au xix^e siècle113.

• 114 Chane-Alune, 2013.
• 115 Fraisse, 2014 [1990].

55C’est le début d’une immense fortune de la cathédrale gothique, qui devint, entre la fin du xviii^e et le début du xx^e siècle, le symbole peut-être le plus évident de l’omniprésence des artefacts désormais considérés comme « médiévaux » au sein d’une modernité fortement teintée d’identité nationale. Chateaubriand, puis surtout Hugo, avec Notre-Dame de Paris en 1831114, lui ont assuré une position littéraire centrale en France, dans le contexte du processus de nationalisation du gothique (alors même qu’en Angleterre, on considère le gothique comme l’idiome anglais par excellence, et qu’en Allemagne, après Goethe, il est identifié à l’âme culturelle germanique). On en retrouve la trace chez Charles Péguy ou surtout chez Marcel Proust115, qui s’élève contre la séparation de l’Église et de l’État, en 1904, au nom de la défense des cathédrales :

• 117 Le Men, 1998.

56La cathédrale n’est pas moins présente dans le domaine pictural, comme le rappelle la série de tableaux consacrés à la cathédrale de Rouen par Claude Monet117, ou dans celui de l’architecture, au temps du dégagement des places urbaines devant les grands monuments médiévaux et de la rénovation néogothique liée à la patrimonialisation, telle qu’on la voit se dérouler en France avec Eugène Viollet-le-Duc ou en Angleterre sous l’impulsion d’Augustus Pugin et de Ruskin. Mais elle devient dans le même temps un objet d’intérêt pour les savoirs universitaires, en particulier sous l’impulsion de Hegel, qui lui accorde une place importante dans son Esthétique, où elle représente des pratiques sociales, mais aussi l’âme de la société médiévale :

• 119 Semper, 1860, 29.
• 120 Morey, 1942, en particulier 265.
• 121 Sur ce moment essentiel de dialogue intellectuel entre Panofsky et Bourdieu, voir l’article à para (...)

57Il est impossible ici de retracer l’ensemble de la construction de la cathédrale gothique comme objet théorique par la philosophie, l’histoire de l’art et l’histoire à partir de Goethe, Hegel ou Viollet-le-Duc, mais il faut souligner que la dimension métonymique de la cathédrale, permettant de penser l’ensemble du Moyen Âge à partir d’elle, acquiert une prégnance remarquable dans la longue durée. L’architecture romane n’a pas connu la même fortune, malgré quelques réinterprétations modernes. Pour l’architecte, théoricien et historien de l’architecture Gottfried Semper (1803-1879), qui est peut-être le premier à avoir proposé le célèbre rapprochement entre gothique et scolastique, l’architecture des cathédrales médiévales est « une simple traduction de la philosophie scolastique dans la pierre119 ». On retrouve cette idée chez Charles Rufus Morey (1877-1955)120, acteur essentiel du développement de l’histoire de l’art aux États-Unis, directeur du département d’art et d’archéologie de Princeton de 1924 à 1945 et créateur de l’Index of Christian Art. Morey a fait venir à Princeton celui qui s’est penché avec le plus d’attention sur la cathédrale gothique au milieu du xx^e siècle, Erwin Panofsky (1892-1968), qui donna en 1948, à l’abbaye Saint-Vincent de Latrobe, la célèbre conférence publiée plus tard, en 1951, sous le titre Gothic Architecture and Scolasticism. Ce texte fut traduit en français par Pierre Bourdieu et publié, avec un autre texte de Panofsky sur Suger, dans un volume intitulé Architecture gothique et pensée scolastique en 1967 aux Éditions de Minuit. Il est accompagné d’une postface passée à la postérité pour contenir la première formulation théorique de la notion d’habitus chez Bourdieu. Centrale dans sa théorie sociologique, elle lui est inspirée par la lecture et le lexique médiéval de Panofsky121, et lui permet de renouveler la tradition venue de Mauss. Ainsi, la référence médiévale à la cathédrale gothique chemine de Hegel à Bourdieu en passant par l’histoire de l’art et s’inscrit au cœur des sciences sociales contemporaines, en tant qu’elle entretient des liens discrets mais profonds avec l’esthétique ou la sociologie.

• 122 Bernardi, 2009.

59Dans le prolongement de ces réflexions, on peut enfin indiquer rapidement un dernier objet de cristallisation théorique qui articule sciences sociales, enjeux politiques contemporains et Moyen Âge, autour des notions de communauté, commune et communs. On a déjà évoqué l’opposition entre communauté et société, Gemeinschaft et Gesellschaft, dans la tradition sociologique allemande, que l’on peut mettre en parallèle avec les notions de solidarité mécanique et de solidarité organique dans la sociologie durkheimienne. Or l’une des principales matrices de ces couples conceptuels, en particulier dans la tradition allemande de Marx, Weber ou Tönnies, est l’opposition entre Moyen Âge et modernité urbaine et industrielle du xix^e siècle. Ce jeu d’oppositions engage une série de conséquences en matière d’analyse scientifique, mais aussi de vision sociopolitique, dans la mesure où les caractérisations qu’il articule servent à défendre des formes d’organisation sociale appuyées sur des modèles historiques. Ainsi, dans l’histoire du travail en Europe au xix^e siècle, la référence aux métiers médiévaux en tant que communauté laborieuse idéale est récurrente, non seulement dans une perspective conservatrice chrétienne, mais aussi dans une vision socialiste antilibérale. En effet, dans un cas comme dans l’autre, la disparition des corps intermédiaires qui s’opère en France entre le ministère de Turgot et la loi Le Chapelier de 1791 est considérée comme l’acte fondateur d’une modernité libérale dangereuse pour la justice et l’équilibre de la société. Émergent alors des courants de pensée politiques étroitement liés à des savoirs médiévistiques qui fournissent un répertoire d’exemples et de concepts, de sorte que l’historiographie du travail médiéval entre 1850 et 1900 est indissociable de ses enjeux militants, comme a pu le montrer Philippe Bernardi. Ce constat demeure valable jusqu’au temps du fascisme italien ou du vichysme, avec des phénomènes de néocorporatisme se réclamant expressément du modèle médiéval122. Ces appropriations ne sauraient relever de l’opposition entre médiévisme et médiévalisme, car les deux ne cessent ici de se mêler. Un médiévalisme politique qui forge une image fantasmée des communautés de travail du Moyen Âge nourrit des recherches érudites sur les métiers médiévaux. Inversement, les travaux scientifiques les mieux informés méthodologiquement sont en même temps orientés par une perspective contemporaine. On le voit bien dans la préface que donne Lazare-Maurice Tisserand, inspecteur principal du service des publications historiques de la ville de Paris, à l’édition par les chartistes René de Lespinasse et François Bonnardot, en 1879, du fameux Livre des métiers d’Étienne Boileau, le principal texte réglementaire des métiers parisiens au Moyen Âge :

• 125 Hulak, 2023.
• 126 Voir par exemple Bergstrom, 2010, qui présente l’œuvre d’Ostrom en la remettant en perspective du (...)

61On pourra également songer à la riche historiographie de la commune médiévale, qui est au xix^e siècle un objet d’intérêt de la part des historiens libéraux mais aussi des penseurs socialistes125, et qui se trouve au croisement entre érudition, économie politique et militantisme. On sait d’ailleurs que la Commune parisienne de 1871 avait choisi sa dénomination en référence aux communes médiévales et on peut suivre, tout au long du xx^e siècle, des théories de l’émancipation liées à la philosophie et aux sciences sociales, qui accordent au mouvement communal médiéval une place de premier plan. On le voit par exemple chez Cornelius Castoriadis (1922-1997), penseur marxiste hétérodoxe, psychanalyste, philosophe, militant trotskiste, puis l’un des animateurs du groupe Socialisme ou Barbarie, avant de devenir, en 1980, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il considérait le xii^e siècle européen comme l’un des tournants majeurs dans l’histoire de la construction d’un mouvement démocratique et autogestionnaire, faisant varier d’une autre manière encore la césure entre Moyen Âge et modernité. Enfin, les théories économiques autour des « communs », développées depuis l’œuvre majeure d’Elinor Ostrom (1933-2012), qui sont devenues la base d’un mouvement plus général de remise en cause des formes d’appropriation privées d’une série de ressources naturelles comme l’eau, les pâturages ou les forêts, ont, elles aussi, largement utilisé la critique d’une modernité identifiée à l’individualisme et à la propriété à partir du xviii^e siècle, en préconisant le retour à un répertoire de pratiques sociales et juridiques référencées au Moyen Âge, même lorsqu’elles sont largement mythiques et participent également d’un imaginaire médiévalisant126.

• 127 Karsenti, 2013.

62Ces formes d’appropriation de certains objets considérés rétrospectivement comme « médiévaux », la féodalité, la ville, la cathédrale, la corporation, la commune ou les communs, ont certes une valeur symbolique et idéologique, mais le pari de ce numéro est de considérer qu’elles ont aussi une performativité culturelle et intellectuelle et permettent de relire la genèse des sciences sociales dans une nouvelle perspective historicisée. De manière plus large, l’objectif de ce dossier est de mettre en évidence un aspect particulier de la critique de la modernité par les sciences sociales, un dispositif différent de ceux qui sont élaborés par les critiques des Lumières. À partir de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, la contestation de l’héritage des Lumières fut souvent frontale, car les Lumières étaient pensées dans un rapport de continuité avec le xx^e siècle. Par contraste, le Moyen Âge, objet construit a posteriori et malléable, mis au service de diverses fins, n’avait pas forcément à être rejeté ou défendu. Pourtant, la constitution du Moyen Âge par une modernité qui s’était affirmée en se démarquant de lui s’est accompagnée d’un processus dialectique par lequel cette même période s’est trouvée jouer un rôle paradoxal au xx^e siècle : elle a été le moyen d’une critique de la modernité par le savoir réflexif qui la caractérise le mieux, les sciences sociales, pour en revenir aux thèses d’Antoine Lilti déjà évoquées ou à celles de Bruno Karsenti au sujet de l’héritage des xviii^e et xix^e siècles au xx^e siècle127. À partir d’études de cas rapidement esquissées et mises en relation avec les articles de ce numéro, nous avons essayé ici d’identifier différentes modalités du rapport entre les sciences sociales et une référence médiévale elle-même partagée entre un projet d’élucidation scientifique et une grande variété d’appropriations par les sociétés contemporaines. Nous souhaitons ainsi contribuer à l’écriture d’une histoire plurielle des appropriations modernes du Moyen Âge, regardé comme l’un des opérateurs du réordonnancement des temps et des savoirs à l’œuvre en Europe depuis le tournant des xviii^e et xix^e siècles.