1Qu’est ou que veut être la sociologie médiévale qu’Alexis Fontbonne nous propose de découvrir dans ce livre volumineux ? L’auteur esquisse plusieurs définitions, entre autres : « unir, par le langage, deux disciplines séparées en soulignant leur unité sur le plan épistémologique » (p. 15) ; « produire pour les historiens et les sociologues de quoi faire de la sociologie du Moyen Âge » ; aborder « la sociologie indigène du Moyen Âge, le discours médiéval sur le monde social » (p. 20) ; « trouver ce qui est médiéval dans les notions sociologiques », « tenter une description synthétique du monde social médiéval en termes sociologiques » (p. 288) ; ou encore, « faire la sociologie des producteurs d’histoire médiévale ». Ce sont de toute évidence des propositions peu homogènes. Essayons de résumer l’idée centrale de l’auteur : des concepts essentiels de la sociologie, forgés par des « pères fondateurs » comme Émile Durkheim et Max Weber, mais aussi par le fondateur d’une école plus récente, Pierre Bourdieu, s’enracinent dans une relation étroite, voire un rapport génétique avec le Moyen Âge. Or, depuis Durkheim, Weber, mais aussi Bourdieu, les connaissances scientifiques sur le Moyen Âge ont largement progressé : notre Moyen Âge n’est plus celui des sociologues des années 1900. Ces progrès scientifiques permettraient non seulement de revoir de façon critique la vision qu’avaient ces sociologues de la société médiévale, mais également de revoir les concepts sociologiques qu’ils avaient construits à partir de leurs représentations, entre-temps dépassées, du Moyen Âge. Bref, pour citer la dernière phrase du livre : « Si une conscience sociologique est nécessaire à l’exercice savant de la médiévistique, une conscience médiévale semble tout aussi nécessaire à la pratique de la sociologie. » (p. 352, voir aussi p. 21)

3Fontbonne développe son projet tout au long de sept chapitres dont les titres donnent un aperçu de sa démarche : (1) « Relations spontanées des médiévistes à la sociologie et des sociologues au Moyen Âge » ; (2) « Matrice médiévale des notions fondamentales de la sociologie » ; (3) « Une réflexivité médiévale sur la sociologie » ; (4) « Ouvrir le Moyen Âge à la sociologie » ; (5) « Applications des concepts sociologiques à la période médiévale » ; (6) « Les médiévaux sociologues » ; (7) « La sociologie des médiévistes : esquisse pour un projet de recherche ». Ce livre, nous avertit l’auteur, a d’abord été pensé comme un « manuel de sociologie médiévale » à l’intention des étudiants – à l’instar des traditionnelles introductions à la numismatique, à l’archéologie ou à la paléographie –, une introduction qui présenterait donc l’art ou la technique de « la nécessaire conversion des outils conceptuels de la sociologie à la médiévistique » (p. 17). Mais ce livre s’adresse également aux « professionnels », aux chercheurs en sociologie auxquels l’auteur suggère d’ailleurs de commencer la lecture par le quatrième chapitre. Conseil étrange, vu les thèmes des premiers chapitres.

5Mais Alexis Fontbonne ne fait pas de la sociologie involontaire au sens de Hintze, et l’on doit se poser la question de savoir si la « sociologie volontaire » pratiquée ici est susceptible de faire avancer la réflexion sur les fondements de la science historique et sur les rapports entre elle et la sociologie.

6Le point de départ du livre est un appel à dépasser ce que l’auteur désigne comme le niveau des relations « spontanées » entre médiévistes et sociologues. Les uns considérant le recours à la sociologie comme du ballast théorique peu utile, les autres utilisant des références à un Moyen Âge généralement méconnu comme un moyen commode pour donner une apparence de profondeur historique à leurs travaux sur des questions contemporaines. Le quatrième chapitre (« Ouvrir le Moyen Âge à la sociologie »), recommandé aux sociologues comme porte d’entrée dans le livre, donne une image peu flatteuse de ce que le Moyen Âge représenterait aujourd’hui pour nos collègues sociologues : une société figée, un âge sombre et obscur.

8La « matrice médiévale des notions fondamentales de la sociologie » est illustrée par des notions telles que l’Église médiévale comme idéal-type de la croyance instituée (p. 56), la commune, la ville médiévale comme communauté paulinienne, ou encore le « système de notions » champs, habitus et domination. Chez Durkheim, Weber et Bourdieu, la référence au Moyen Âge répondrait « à deux caractéristiques communes à la sociologie comme science sociale » : identifier la spécificité de la civilisation occidentale et développer une « réflexivité à l’égard des pré-notions savantes » (p. 91 et suiv.). Or, les trois sociologues ayant employé des connaissances pour partie périmées aujourd’hui – des « données fausses », selon l’auteur –, la prise en compte de l’évolution des connaissances serait nécessaire à la sociologie si celle-ci « ne veut pas se réduire à une mathématique abstraite des sociétés humaines » (p. 92).

9Après cet avertissement à l’adresse des sociologues, qui ne se reconnaîtront pas forcément dans une telle description de leur métier, l’auteur passe à un exercice pratique, appelé « réflexivité médiévale sur la sociologie » (chapitre 3), ce qui veut dire : « rechercher de l’histoire médiévale actualisée dans les notions sociologiques, fonder une réflexivité critique sur l’apport des documents » (p. 97). Pour le dire plus simplement, il s’agit d’examiner certains concepts sociologiques à la lumière du progrès des connaissances historiques. Entre autres : le charisme chez Weber, l’Église chez Durkheim et Weber, l’hérésie en tant que notion structurante pour le champ symbolique chez Bourdieu. Du très bref bilan (p. 168 et suiv.) de ce long chapitre, nous ne citons qu’un seul exemple qui illustre la perspective de l’auteur : « En premier lieu, il faut se dépendre d’une certaine conception de l’Église, aussi bien comme bureaucratie rationnelle judiciarisée opposée structurellement à des communautés inspirées, que comme situation finale standard d’un espace de production symbolique. » Cette proposition résume pour ainsi dire une discussion, développée sur plus d’une trentaine de pages, de ce que Durkheim (« distinction entre magie et religion »), Weber (distinguer, au sein du religieux, les praticiens que sont le prêtre et le magicien) et Bourdieu (réflexion sur l’Église en termes de champ) entendraient par « Église ». C’est dans ces pages, très abstraites, que l’auteur introduit la notion de « champ ecclésial, qui ne renvoie pas à l’institution mais à l’ecclesia, distincte conceptuellement du “religieux” » (p. 131). L’histoire montrera si cette innovation conceptuelle sera adoptée ou non. Ajoutons simplement que ce chapitre, qui propose une réflexivité médiévale sur la sociologie, aborde une grande quantité de points des œuvres des trois « sociologues » qu’il faudrait pouvoir discuter en détail et par rapport aux problématiques qui étaient celles des trois auteurs.

10Le chapitre suivant, déjà mentionné (« Ouvrir le Moyen Âge à la sociologie), se termine par un rappel des conditions qui permettraient aux sociologues d’étudier le monde social médiéval, en résumé : « se dépendre d’un ensemble de prénotions faisant système : irrationalité des agents, confusion de l’ensemble des éléments constitutifs du monde social, absence de l’individu » (p. 213). L’une des raisons de l’altérité médiévale étant « l’absence de l’État comme méta-champ structurant » et une organisation ecclésiale du monde social qui constitue la matrice de la formation de la conception moderne de l’État. Dans ce chapitre, comme dans plusieurs autres, l’auteur aborde une multitude de thèmes qui ont fait l’objet de recherches historiques (au sens large) plus ou moins récentes (l’État, l’individu, la vie en commun, la parenté, le dominium, etc.). La révision des concepts consiste souvent en une reformulation dans la perspective de la théorie des champs. On arrive finalement à ce que l’on pourrait appeler la théorie sociologique fontbonnienne du « monde social médiéval » (p. 288) : « La période médiévale se caractérise par une extension du champ ecclésial à l’ensemble du monde social, produit d’un travail spécifique de réduction des raisons sociales à des raisons ecclésiales. » Ce travail, nous explique l’auteur de façon un peu compliquée, « se double, chez certains agents, de l’institution d’une entreprise de monopolisation du champ ecclésial transformant l’extension de ce champ en extension de la domination de cette entreprise ». Résultat : l’investissement dans le champ ecclésial s’accompagne d’une tendance à l’autonomisation de différents sous-champs, tels que le pouvoir princier, l’art ou la scolastique. Dernière étape de la sociologie médiévale, avant la future sociologie des médiévistes par eux-mêmes : mettre cette théorie en rapport avec la description médiévale du monde social médiéval, avec le discours performatif, transformateur du champ ecclésial et du monde scolastique sur le monde social (chapitre 6).

11Arrivés à ce point, faisons, pour un moment, abstraction de la sociologie médiévale mal nommée et de la surcharge théorique excessive de la langue de l’auteur. Quelle est, au fond, l’intuition d’Alexis Fontbonne, l’intuition qui l’a poussé à entreprendre l’énorme travail que représente cet ouvrage ? On pourrait la résumer avec les mots simples et clairs utilisés par Max Weber en 1904 :

• 4 Max Weber, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », repris (...)

L’histoire des sciences de la vie sociale est et reste donc une continuelle alternance entre [1] la tentative d’ordonner, en pensée, les faits par la construction de concepts, [2] la dissolution, par l’élargissement et le déplacement de l’horizon scientifique, des représentations ainsi obtenues et [3] la construction de nouveaux concepts sur la base ainsi modifiée. Ce n’est pas en quelque sorte le caractère défectueux de la tentative de construire en général des systèmes conceptuels qui s’exprime alors : – toute science y compris la simple histoire descriptive, travaille avec les concepts disponibles à son époque –, ce qui se manifeste alors, c’est le fait que dans les sciences de la culture humaine, la construction de concepts dépend de la position des problèmes, et que cette dernière est susceptible de se modifier avec le contenu même de la culture4.

13Concernant Weber, c’est comme si le travail de la Max Weber Gesamtausgabe n’existait pas. Quand l’auteur aborde l’essai inachevé La ville de Weber, il rappelle certes brièvement le contexte général de la recherche allemande sur la ville médiévale autour de 1900, mais il ne s’interroge ni sur la nature de ce texte (enquête historique ou sociologique ?) ni sur sa fonction dans le programme de recherche de Weber sur l’économie moderne. En raison de sa focalisation sur les dimensions religieuse et ecclésiale, il ne s’intéresse au fond qu’à un seul aspect, celui de la communauté paulinienne et de la fraternisation, laissant de côté tout ce que Weber dit sur les différents types de villes médiévales et leurs particularités en fonction de facteurs historiques, politiques, géographiques, économiques, etc. Pas un mot sur la méthode comparative, pourtant essentielle. L’auteur s’empêche ainsi lui-même tout comme il empêche ses lecteurs de comprendre le véritable sens des différents travaux de Weber sur la ville. D’autres exemples pourraient être cités. Plus gênante encore, surtout dans un ouvrage qui s’affiche comme un travail sur les concepts sociologiques, est l’incompréhension de ce que sont l’idéal-type et la méthode idéal-typique utilisés par Weber. L’idéal-type apparaît un peu partout dans le livre de Fontbonne. Une seule phrase de l’auteur suffit à illustrer le malentendu profond concernant ce concept wébérien, et c’est d’autant plus gênant puisque cette phrase est censée expliquer aux étudiants lecteurs de ce manuel ce qu’est l’idéal-type : l’auteur précise qu’il faut lire l’affirmation de Weber selon laquelle « le citoyen-type de la cité corporative médiévale est marchand ou artisan » « à travers la notion d’idéal-type wébérien : dire que le citoyen type est marchand ou artisan ne signifie pas qu’il est l’habitant exclusif ou majoritaire mais qu’il s’agit de celui dont le style de vie spécifique est le plus en accord avec les spécificités constitutives de la commune médiévale » (p. 72).

15Des remarques analogues pourraient être faites au sujet du traitement d’autres concepts wébériens (le charisme, l’opposition entre Église et secte, etc.). Mais terminons sur un exemple qui illustre l’attitude de l’auteur face à la question des concepts en histoire. Afin d’échapper à une dichotomie entre villes et villages qui ne ferait pas nécessairement sens pour la période médiévale, l’auteur suggère de parler de « communautés d’habitants » (p. 274). Cela pourrait se passer de commentaire, mais aux lecteurs d’une « sociologie médiévale », on recommanderait tout de même quelques lectures complémentaires qui pourraient éclairer le sens et la nécessité d’un travail constant sur des concepts dans les sciences sociales : Max Weber, Les communautés et, du même auteur, le premier chapitre de La ville : « Concepts et catégories de ville ». L’un des apports de la « sociologie » wébérienne est justement l’exigence, formulée à l’adresse des historiens, d’utiliser, face à la complexité et à la fluidité des phénomènes historiques, et face à la diversité inarticulée des faits, des concepts précis.