1Ce livre porte sur les statistiques des nationalités, sur les conditions politiques et institutionnelles de leur production ainsi que sur les débats professionnels ou publics qui les ont entourées dans les régions de peuplement polonais entre les révolutions de 1848 et les traités de paix à l’issue de la Grande Guerre. L’auteure rappelle dans l’introduction le mot attribué à Churchill après Yalta, selon lequel « il n’y aura plus de mélanges de population pour causer des conflits sans fin » (p. 5). Si on met de côté la conjoncture historique à tous égards atroce – l’Holocauste, les divers « nettoyages ethniques » qui se poursuivaient, les « échanges de population » forcés, la chasse aux Allemands et leur expulsion violente de tout l’Est européen, la déportation de plusieurs populations minoritaires en Russie soviétique – dans laquelle la déclaration fut prononcée, cette évaluation positive du nouvel ordre établi dans la région après 1945, avec des États-nations reconstruits sans minorités apparentes, pouvait être conçue comme l’achèvement du projet mal réalisé un quart de siècle plus tôt à la conférence de paix de Versailles. Le projet reposait sur une idée forte – et historiquement en partie fausse (faisant l’impasse sur les formations étatiques fédérales) – selon laquelle la stabilité des États modernes dépendait de l’homogénéité culturelle de leur population.

2Les prémices de cette idée remontent, probablement, à la paix de Westphalie (1648) mettant fin aux guerres des religions, laquelle a divisé l’Europe occidentale grossièrement en deux ensembles d’États – catholiques (au sud) et protestants (au nord). Cette division s’est exacerbée au siècle suivant avec la Contre-Réforme catholique (en France avec la révocation de l’édit de Nantes, mais en Pologne, en Bohème ou en Hongrie aussi), avant de s’affaiblir sous l’effet des Lumières et de la sécularisation qui s’est ensuivie. En fait, les divisions religieuses et les sociétés d’ordres ont perdu de leur poids idéologique devant la montée d’un nouveau modèle de société, détaché des appartenances religieuses, aux visées égalitaires, l’État-nation. Toutefois, les nationalismes politiques se sont d’emblée réclamés d’une certaine prééminence de leur culture anthropologique – comme base de la nation – face aux minorités culturelles, surtout s’ils pouvaient tirer avantage de capitaux collectifs prestigieux, tels les restes du statut de noblesse ou la référence à un état féodal historique. Majorités et minorités pouvaient aussi, étant donné l’inachèvement persistant de la sécularisation, se prévaloir de religions propres comme fondement secondaire de leur identité. D’où une inégalité de statut des groupes ethniques – ce qui ne jouait de rôle jadis qu’à titre exceptionnel dans les sociétés d’ordre – et une compétition qui s’engage dans des sociétés multiculturelles en voie de modernisation entre minorités et majorités pour l’affirmation et la promotion de leur identité collective. Celle-ci peut se transformer en conflit ouvert pour des parts de pouvoir dans l’État, pouvant mettre ce dernier en danger, surtout lorsque les groupes en lutte investissent des territoires géographiques spécifiques, susceptibles d’être réappropriés comme les leurs propres. Ce genre de compétition peut aussi s’atténuer par l’assimilation des minorités en fonction des rapports de forces en présence.

3Tout ceci explique l’exigence d’homogénéité culturelle dans des projets étatiques nationaux, comme celui d’une Pologne future à l’époque de sa partition, mais aussi les contre-projets des empires. Comment délimiter les territoires susceptibles de revenir à un État-nation polonais autrement qu’en référence à la légitimité politique que leur confère leur occupation majoritaire par des populations de souche ethniquement polonaises ? Cette question devait trouver une réponse dans des dénombrements de populations, qui commencent à acquérir dans la seconde moitié du xix^e siècle une technicité scientifique grâce à la discipline statistique désormais académiquement établie, d’où l’autorité de la science que peuvent revendiquer ses résultats. Le livre de Morgane Labbé reconstitue cette histoire entrecroisée et complexe des statistiques des nationalités et de leur usage dans des projets scientifiques et politiques, notamment dans ceux des nationalistes polonais et de leurs adversaires à travers l’espace des trois empires, renfermant des populations de langue polonaise pendant le long xix^e siècle. L’ouvrage suit ces développements du « réveil des peuples » au centre et dans l’Est européen (1848) – cet « événement nationalisant » pour bien des groupes ethnoculturels – jusqu’à la renaissance d’une Pologne indépendante en 1918.

4C’est un livre en tous points remarquable, s’appuyant sur des recherches approfondies, qui fouillent apparemment jusqu’aux recoins les plus cachés de son objet, lequel demeure concentré autour des débats sur les chiffres des populations et de leur évolution dans les zones occupées par le royaume polono-lituanien d’avant la partition. L’auteure mobilise un énorme matériel d’histoire politique, diplomatique et démographique accessible en quatre, voire cinq langues. Les sources russes semblent toutefois faire largement défaut, si tant est qu’elles importent, avec seulement deux références russes relatives à la seule discussion critique des recensements tsaristes de 1897 et 1909. Le texte de l’étude, savamment orchestré, suit avec rigueur un plan chronologique donnant lieu à quatre grandes parties, qui sont – étant donné leurs objets – substantiellement différentes. De plus, chaque partie renferme deux chapitres (sauf la première qui en comporte trois) dotés d’une numérotation continue, marquant la réelle cohérence thématique des matières traitées. Pour l’explicitation de tous les thèmes particuliers, les chapitres eux-mêmes sont subdivisés en sous-chapitres – parfois très courts – qui portent eux-mêmes un titre, ce qui donne un ensemble clairement structuré, facile à parcourir.

5La première partie porte sur la façon dont la science statistique académique encore émergente a abordé les problèmes des identités étatiques, nationales et ethniques. L’approche en a été passablement différente dans les trois empires pris en compte, hébergeant des populations polonaises. Il s’agit de la Prusse jusqu’en 1871, puis du Reich allemand jusqu’en 1918, de l’Autriche-Hongrie et de la Russie sur toute la période considérée. On part partout de la langue maternelle ou de la première langue usuelle (comme en Autriche-Hongrie), pour développer des cartographies détaillées de la distribution spatiale des sous-groupes en question (y compris des entités confessionnelles, dont il est indûment moins question dans l’étude). Les premiers essais en cette matière donnent des résultats beaucoup plus avancés dans les empires de l’Europe centrale grâce aux recensements techniquement de plus en plus perfectionnés, alors que le premier recensement russe regardé comme passablement défectueux (et le seul qui soit englobant sous les tsars) ne date que de 1897.

6Les statisticiens académiques, qui s’organisent sous l’impulsion d’Adolphe Quetelet en un réseau international (c’est-à-dire surtout européen), à partir d’un premier congrès en 1853, s’attaquent dès leur congrès de Vienne en 1857 à la définition technique des nationalités. La question laisse froids les délégués occidentaux, mais passionne leurs partenaires de l’Europe centrale et orientale. Ce n’est sans doute pas dû au hasard s’ils continuent plus tard, surtout au congrès de Budapest (1874), à débattre de la meilleure manière de saisir le statut national, puisque la Hongrie d’alors constitue le seul État moderne composé exclusivement de groupes ethniques minoritaires, les Magyars dominants – y compris l’élite titulaire noble de l’État-nation en construction – représentant eux aussi une minorité démographique dans le pays (certes la plus grande de toutes avec environ 37 % en 1840, sans dépasser encore 45 % vers 1880).

7Ce sont pourtant les recensements et surtout les dénombrements régionaux des populations en Posnanie et en Prusse orientale qui permettent d’élaborer et de mettre en pratique les mesures statistiques les plus efficaces de l’ethnicité. Cela est dû à l’efficacité organisationnelle de l’administration ainsi qu’aux universitaires dotés d’une formation professionnelle de haut niveau, affrontant l’enjeu d’une politique du peuplement proprement nationaliste dans ces confins du monde germanique. On y craint que les provinces en question perdent leurs majorités allemandes face à la croissance des populations minoritaires polonaise et juive. D’où des essais de mensuration multiples sur l’état et les mouvements des populations, opposant minorités et majorités supposées. Ils portent sur l’émigration et l’immigration, la natalité et la mortalité différentielles, l’âge et le vieillissement, des prévisions sur la croissance démographique, etc. Ces travaux qui s’apparentent à des enquêtes sociales suscitent de nouvelles formulations des identités ethniques et nationales avec la différenciation entre celles définies par la langue, les loyautés étatiques et le sens de l’appartenance et de l’adhésion communautaires issu d’actes volontaristes.

8La deuxième partie du livre est consacrée aux services statistiques pendant la seconde moitié du xix^e siècle. Les statistiques prussiennes sont les produits d’un appareillage scientifique parmi les plus développés du monde. Elles se singularisent par l’importance de l’enjeu politique de l’ethnicité non germanique pour les gouvernements de Berlin, lesquels visent à transformer la Prusse, puis le Reich en un empire exclusivement allemand. La présence de millions de Polonais et leurs avatars (Cachoubes, Mazuriens), en plus des Juifs, ainsi que leur croissance démographique (soit naturelle, soit par immigration) sont dès l’abord perçues comme une menace grave pesant sur le caractère germanique des territoires de l’Est. Les statistiques des nationalités font partie de l’arsenal de la « lutte pour la terre », une politique active de « reconquête » des régions de peuplement hébergeant des masses ethniques minoritaires. Cette politique a des facettes multiples avec une forte composante scolaire (renforcer l’attractivité des écoles allemandes face aux autres), le classement statistique des bilingues dans la catégorie des Allemands, la promotion financière de l’installation des familles allemandes dans les territoires en jeu (colonisation intérieure sponsorisée), l’entrave à l’immigration par la fermeture des frontières et, le cas échéant, l’expropriation des propriétaires minoritaires et l’expulsion des immigrés (mesures touchant surtout des Juifs).

9Le débat agitant les hautes sphères gouvernementales sur cette politique de nationalisation n’a pas laissé indifférents les universitaires les mieux armés pour donner leur avis autorisé en tant que savants. En 1891-1892, même le prestigieux Verein für Socialpolitik (fondé en 1873 comme la principale association d’économistes et de sociologues du Reich) est entré dans la discussion. Max Weber y a contribué par une étude magistrale sur l’agriculture capitaliste des régions concernées (p. 115-116). Sans s’intéresser spécialement aux problèmes des nationalités, Weber faisait le constat que c’étaient les propriétés latifundiaires des Junkers qui avaient attiré une main-d’œuvre polonaise bon marché. Si son texte pouvait être lu comme un réquisitoire contre la classe dirigeante post-féodale, les mesures qu’il préconisait par la suite reprenaient bien des préjugés anti-Polonais et défendaient la politique officielle de « recolonisation » agressive. L’intervention de Weber a été suivie par celles d’autres universitaires de renom, assurant une publicité considérable à « la question des étrangers » dans le Reich. Celle-ci a pris une tournure particulière à propos des Juifs à l’occasion du fameux Antisemitismusstreit de Berlin (1879-1881). Si l’historiographie le retient comme un moment fondateur de l’antisémitisme politique en Europe, le débat concret s’appuyait fortement sur des références statistiques, diversement interprétées, concernant les Juifs, dont les générations montantes prenaient, effectivement, comme partout ailleurs à la suite de l’émancipation, des positions de plus en plus visibles dans les élites cultivées (grâce à leur mobilité socio-économique et éducative), au grand dam de certains détenteurs des pouvoirs étatiques voire académiques en place.

10Dans les empires russe et habsbourgeois, les politiques des États à l’égard des minorités s’opposent radicalement. Malgré les différences considérables des régimes politiques, dans les deux empires, on assiste dans la seconde partie du xix^e siècle au développement de véritables laboratoires polonais, produisant des statistiques de type étatique dans une situation sans État national autonome.

11L’empire autoritaire des tsars renferme également des territoires immenses dont le peuplement est majoritairement polonais. Ainsi en va-t-il de la « Pologne du congrès », dotée d’une certaine autonomie administrative, quoique soumise au contrôle étroit du gouvernement impérial. Pendant longtemps, les gouvernements tsaristes ne mobilisent pas beaucoup de moyens pour tenter un programme assimilationniste à la prussienne. Cette politique change après l’insurrection sanglante de 1863. La répression met en œuvre l’application d’un sévère projet de russification, notamment sur le marché scolaire et par la surveillance policière des populations et de la presse. Celle-ci ne se relâche qu’après la révolution de 1905. Le bureau officiel de statistique du royaume sous le tsar, ouvert dès 1824, sera fermé en 1868. À Varsovie se maintient un office municipal de statistique, qui pourtant essaie d’étendre ses compétences sur tout le pays artificiellement créé. Un certain renouveau s’esquisse en 1906 avec la création d’une Société de travail social à Varsovie, dont le bureau déploie une intense activité pour proposer des réformes modernistes, voire socialistes aux représentants polonais de la Douma tsariste récemment établie. En 1914, un véritable Annuaire statistique du royaume commence à être publié, à la manière des publications étatiques semblables dans les États-nations existants. Il n’aura que trois volumes, dont le troisième paraît déjà sous l’occupation allemande de la capitale. Il s’agit de la réappropriation des données chiffrées existantes sur les populations polonaises de 1897 à 1913, libérée des contraintes du régime autoritaire tsariste. Dès 1917, une Société des économistes et des statisticiens est formée à Varsovie pour développer des contre-statistiques nationales, à l’opposé des produits semblables des empires, notamment prussiens.

12L’Autriche-Hongrie, un empire grandement régionalisé et libéral depuis les années 1860, autorise un autre développement. La Galicie et ses environs, peuplés majoritairement de Polonais (avec toutefois d’importantes minorités ruthènes, juives et même allemandes), sont placés de fait (depuis 1861) sous l’administration des élites polonaises. Celles-ci n’hésitent pas à exercer leur hégémonie politique à l’encontre des minorités nationales. On érige le polonais en langue officielle de la province, une langue cultivée de façon privilégiée dans le système scolaire conduisant à deux universités et à une école polytechnique. Dès 1873, un Bureau statistique est créé à Lwov, puis deux autres bureaux municipaux sont établis à Cracovie et à Lwov, investis par des spécialistes universitaires de haut niveau, dont les activités visent bientôt tous les territoires peuplés de Polonais. En 1912, une Société statistique classique voit le jour à Cracovie, à la manière des sociétés nationales que l’on trouve ailleurs. On y publie un Annuaire statistique de la Pologne couvrant toutes les régions de l’ancien royaume démantelé.

13Les quatrième et cinquième parties du livre présentent des analyses serrées des développements en matière de science statistique, ainsi que des discussions qui concernent ses nouveaux progrès, grâce aux enquêtes diverses que permettent les conquêtes réalisées à partir de 1915 par les puissances centrales sur des régions à populations majoritairement polonaises. D’ores et déjà, les débats portent sur l’étendue d’un futur État national dans le contexte de la fin de guerre. Contrairement au début de la conflagration militaire, marquée par une forte poussée russe, dépassant par moments les Carpates, la contre-offensive allemande et austro-hongroise réussit, dès 1915, à occuper le gros des territoires à peuplement polonais d’une certaine densité. Ces discussions s’intensifient dès 1917 à la suite de la Révolution russe et de l’armistice de Brest-Litovsk signé début mars 1918. Ce dernier cède à l’Allemagne une zone large de la partie occidentale de l’Empire russe, y compris les régions baltiques et l’essentiel du royaume polonais d’avant la partition. Cela autorise la formation d’un gouvernement provisoire polonais sous la tutelle des armées occupantes, puis, après la victoire de l’Entente fin 1918, la présence d’une importante délégation polonaise aux séances préparant le traité de paix en novembre 1918. Les discussions en question sont d’une telle complexité qu’elles ne sauraient se résumer. Notons que les projets chiffrés, le travail des lobbies, les pressions diplomatiques diverses n’ont pas été décisifs pour fixer la dernière mouture des frontières orientales du nouvel État polonais. Elles ont été définies sur les champs de bataille entre les forces polonaises hâtivement recrutées sous la direction de Józef Pilsudski et l’Armée rouge, finalement repoussée, une histoire qui reste hors du propos du livre.

14On soulèvera toutefois quelques aspects du livre qui paraissent problématiques. D’abord une question apparemment triviale, qui pourtant touche à la méthodologie mise en œuvre, mais aussi à certaines limites de l’étude. N’est-il pas étrange que ce travail sur les usages politiques des statistiques, véhiculant beaucoup d’observations chiffrées, ne comporte aucun tableau ? Est-ce une manière d’affirmer la primauté de la démarche historique aux dépens de toute prétention sociologiste ou sociologisante ? Pourtant, ce n’était pas la matière qui manquait. Certaines analyses de l’auteure, telle l’opposition des populations allemandes, polonaises et juives en Prusse orientale, ainsi que bien d’autres se seraient avantageusement prêtées à de tels éclairages. Les décalages parfois incompréhensibles des proportions des groupes nationaux dans différents comptages, comme dans le cas de Vilnius, auraient pu être mieux traités avec des tableaux à l’appui. Le tableau statistique est le moyen le plus commun et le plus sûr pour faire ressortir des contrastes entre ensembles, surtout lorsque l’on a recours à plusieurs variables à la fois.

15D’où une seconde remarque relative à la démarche de l’auteure. Les références statistiques qu’elle a mises en œuvre reposent presque exclusivement sur de simples proportions chiffrées des nationalités en question, sans renvoi à leurs propriétés socioculturelles que les recensements de la fin du xix^e siècle ont commencé à documenter de plus en plus abondamment. On parle parfois des décalages entre niveaux de scolarisation ou (en Prusse seulement) des données vitales (natalité, mortalité, migrations), mais l’absence de démonstrations comparatives en tableaux croisés affaiblit de semblables argumentations. Des figures contrastées entre Allemands, Polonais, Ruthènes ou Juifs à plusieurs dates successives quant au nombre d’écoles propres et de jeunes scolarisés, de groupes urbanisés, ou quant au volume des élites statutaires (noblesse) ou intellectuelles (clergé, enseignants, professions libérales), etc., auraient pu fournir des pistes d’explication sur l’importance très variable dont pouvaient se prévaloir les lobbies nationalistes engagés dans ces discussions – forts et nombreux chez les Polonais (ou les Juifs), faibles chez les Ruthènes et les autres (sans même parler des Tsiganes).

16L’absence de tableaux ou d’autres références statistiques systématiques sur les minorités (surtout quant aux données socioprofessionnelles ou relatives à la scolarisation) me fait penser à une autre quasi-absence dans le livre, le traitement de la place singulière des Juifs dans l’État, imaginée ou projetée par des statisticiens et leurs interlocuteurs politiques. Certes, les Juifs sont occasionnellement cités dans les analyses du livre, surtout à propos de la politique de refoulement prussienne, mais toujours en passant, bien que Morgane Labbé renvoie à la fondation en 1903 d’une Société pour la statistique des Juifs. Celle-ci publiera entre 1905 et 1931 le compendium remarquable Zeitschrift für Demographie und Statistik der Juden (p. 139). La « question juive » véhicule dans bien des sociétés modernes un faisceau de thèmes, dont plusieurs apparaissent dans toutes les statistiques idoines du Centre-Est européen : la stratification sociale « bourgeoise » (par exemple, la moitié des industriels du textile à Lodz – « le Manchester polonais au xix siècle » – étaient juifs), la sur-scolarisation (avec un cinquième de Juifs parmi les diplômés de l’université Jagellone à Cracovie). On y ajoutera l’antisémitisme idéologique propre, qui échappe le plus souvent aux enquêtes statistiques contemporaines. Il y a tout de même un sous-chapitre compact dans le livre sur l’Antisemitismusstreit à Berlin, mais pas un mot, sauf erreur, sur les tentatives de pogrom en Galicie à la fin du xix^e siècle ou sur les premiers boycottages des commerces juifs organisés quelques années après à Varsovie par les « démocrates nationaux » sous Roman Dmowski. Il me paraît peu vraisemblable que les discours polonais statistiquement fondés sur la reconstruction nationale n’aient pas touché – plus que n’en dit le livre – ces dix pour cent de minorité (fournissant autour d’un quart des classes moyennes cultivées) dans l’État national reconstruit, alors que l’antijudaïsme catholique constituait depuis longtemps l’une des bases du nationalisme polonais.

17Les analyses du livre sur des problèmes de nationalité sont essentiellement descriptives (rapports sur des débats) et ne soulèvent qu’exceptionnellement des questions théoriques, notamment sur le fonctionnement dans les territoires de peuplement polonais de la notion même de nationalité. Un exemple en est la réflexion sur « l’indifférence nationale » (p. 8, 66, 282). L’auteure cite à ce propos des travaux récents pour conclure que « tous ces auteurs insistent pour voir dans cette indifférence non pas la survivance d’appartenances prénationales à des collectifs, mais bien une réaction contemporaine à la nationalisation de masse » (p. 8). L’auteure rappelle à propos de la Silésie multinationale que « l’essor de nationalismes concurrents favorisa le maintien et le recours à des modèles d’identification collective autres que nationale (régionale, confessionnelle, politique) » (p. 8). Elle aurait pu ajouter d’autres modèles encore, tels que des formes d’identification corporatiste, celles relevant des stratifications sociales, des ordres de classement statutaires (nobles et roturiers), du niveau d’instruction, des corps civils d’appartenance volontaire, etc. L’essentiel n’est pas là, parce que tous ces modèles d’identité spécifiques peuvent se combiner avec une intensité ou un activisme plus ou moins forts avec l’identité nationale, quitte à la renforcer ou à l’affaiblir. Le champ de recherche dont l’exploration empirique promet d’intéressants retours concerne, selon moi, les conditions sociales des relations que différents acteurs ou collectifs entretiennent avec leur identité héritée (reçue dès la naissance ou culturellement assignée, telles la langue maternelle, la religion, etc.). Ce problème théorique me rappelle une argumentation de Pierre Bourdieu dans un séminaire portant sur les règles ou les lois sociales et les rapports à la règle ou aux lois, propres aux individus ou à des collectifs, lesquels peuvent se conformer aux attendus inscrits dans ce qui est prescrit, mais s’y opposer aussi, ou encore trouver des aménagements quant aux degrés et modalités de leur accomplissement. Les variables qui pourraient jouer un rôle dans pareil « rapport à la règle d’une nationalité héritée ou assignée » – comme dans « l’indifférence nationale » – ressortissent sans doute aux grands facteurs sociologiques (positions de classe, niveau d’instruction, revenus, distance résidentielle aux foyers des mouvements sociaux, etc.), au statut démographique vital (sexe, âge, taille de la fratrie, « enracinement » local, etc.), à la socialisation sous-culturelle subie (rapport à l’autorité, discipline – intellectuelle et corporelle –, acceptation de la violence, traditions historiques de l’ingroup), voire à des dispositions de type « psychanalytique » incorporées (narcissisme, relations avec les parents, besoin de boucs émissaires, nature du « surmoi », etc.).

18Par ailleurs, un livre de cette complexité aurait beaucoup gagné en lisibilité avec un index des matières complétant l’index des personnes citées. Ce dernier ne porte que sur des personnages historiques impliqués dans les débats, objet de l’étude. C’est une option non déclarée, mais parfaitement défendable. On sait gré à l’auteure pour les renvois systématiques aux pages précises des travaux cités dans le texte, une pratique très utile, mais souvent négligée.

19Le recours aux sources et à la bibliographie en fin de volume s’est fait d’une main moins heureuse. Il est plutôt incompréhensible, semant la confusion. La bibliographie de six pages ne porte que sur des publications relativement récentes, certaines remontant toutefois aux années 1950. Elle témoigne des lectures très vastes de l’auteure autour de son sujet, qu’elles y touchent de près ou de loin. (On n’y relève toutefois, sauf erreur, que six titres non occidentaux – à savoir polonais – sur quelques 110. Dans le texte, la proportion des travaux polonais cités semble bien plus élevée.) Les sources plus anciennes, contemporaines aux débats traités, sont toujours reléguées en bas des pages, tout en étant absentes de la bibliographie. Cette séparation, peu usuelle, serait acceptable à condition d’être signalée. De la même manière, beaucoup d’autres références récentes et importantes ne sont citées, elles aussi, qu’en bas des pages, alors que, sans raison apparente, elles font défaut dans la bibliographie. Inversement, certains travaux de la bibliographie n’apparaissent pas du tout dans le livre. C’est une négligence regrettable.

20Il s’agit d’un ouvrage de grande qualité, ce qui vaut aussi pour sa présentation physique, sa typographie, ainsi que pour l’insertion exceptionnellement généreuse de pages blanches séparant les chapitres.