Introduction

2Plus rares sont les études consacrées au mouvement des élites entre pays de la périphérie qui sont secondaires, car moins valorisés comme voie d’accumulation d’atouts cosmopolites. Cet article porte précisément sur l’une de ces circulations périphériques : le déplacement d’une partie des intellectuels brésiliens, critiques de la dictature militaire, qui ont vécu au Chili pendant près de dix ans, c’est-à-dire entre le coup d’État militaire d’avril 1964, au Brésil, et celui qui eut lieu au Chili en septembre 1973. Cette contribution a pour objectif d’enrichir la sociologie des élites par la présentation d’un cas qui illustre un thème peu traité : la circulation entre pays périphériques, qui a pourtant un impact décisif sur la formation de l’élite intellectuelle. En effet, bien qu’il ne s’agisse pas d’un déplacement lié à une stratégie de distinction préméditée, il est possible d’avancer que ce transfert des élites a conduit à une accumulation de capitaux cosmopolites et qu’il a permis aux agents d’entrer en contact avec de nouvelles théories et des réalités autres qui, à leur tour, ont influencé la production intellectuelle et l’élaboration de programmes de recherches dans le Brésil de la redémocratisation. De plus, l’exil au Chili a modifié la configuration de l’espace des intellectuels grâce aux liens qui y avaient été créés. Ceux-ci ont d’autant plus élargi le capital social des agents qu’ils se sont montrés décisifs dans la structuration de nouvelles formes de regroupement sur le plan académique et politique.

3La première partie de l’article décrit les caractéristiques sociales des deux vagues d’intellectuels brésiliens, en particulier des économistes et des sociologues, qui ont migré vers le Chili. La première se forme aussitôt après l’instauration de la dictature au Brésil ; la seconde suit décembre 1968, lors de la promulgation de l’Acte institutionnel n^o 5 (AI-5), limitant les droits fondamentaux de ceux qui étaient accusés de crimes politiques ou de ceux qui subissaient le durcissement de la répression. Les deux générations seront comparées sous l’angle de divers critères : l’origine sociale, régionale, le sexe, l’âge, le type de travail et le niveau de formation. Ces propriétés seront mises en corrélation avec les groupes politiques et/ou écoles de pensée auxquelles ils appartiennent afin de caractériser les différentes fractions de l’opposition. En parallèle, on observera les modes d’insertion dans la société chilienne, en spécifiant les liens qui se sont forgés entre personnes de cohortes, de régions et d’orientations politiques diverses. Dans la seconde partie, on essaiera de montrer comment les liens tissés au Chili sont transposés au Brésil, influençant la reconfiguration de l’espace académique et la formation des regroupements politiques arrivés au pouvoir dans la nouvelle République. Pour ce faire, nous emploierons conjointement l’analyse de réseaux vus sous l’angle de l’espace social et l’insertion d’une légende indiquant le point médian d’incidence de chaque propriété sur le plan (Klüger, 2017). Il est alors possible de mettre les liens en évidence sans retomber sur des individus abstraits et interchangeables, critique que la perspective bourdieusienne, qui balise cette recherche, adresse à ceux qui, centrés sur l’analyse des interactions, ne prennent pas en compte le fait que les liens sont forgés au sein des structures sociales (Bourdieu, 2000 ; Nooy, 2003).

4Une fois conjugués les liens et les propriétés sociales, on peut discerner la structure des polarités qui séparent personnes, institutions et propriétés sociales, puis observer la façon dont les clivages se reconfigurent dans le temps. L’espace social tel qu’il a été observé au Chili en 1973 est comparé à celui qui existe au Brésil à la fin des années 1970. Cette comparaison va révéler les permanences et les transformations dans les positions relatives et éclairer les connexions entre la circulation périphérique analysée et le repositionnement de fractions d’intellectuels de la gauche brésilienne dans la structure sociale.

1. Le cas chilien

5Sous la dictature, les intellectuels appartenant à la gauche brésilienne se sont dispersés à travers divers pays. En Amérique latine, l’Uruguay se distingue par son pouvoir d’attraction sur les politiques et sur les militants gravitant autour de l’ancien président João Goulart et de son beau-frère Leonel Brizola, tout comme le Mexique, qui accueille militants et universitaires. Toutefois, en Uruguay et au Mexique, il n’existe alors pas de noyau cohérent de centres d’études et de recherches latino-américains ou d’organisations internationales, comme c’est le cas à Santiago du Chili. Les États-Unis, quant à eux, accueillent ceux qui ont pu obtenir des bourses dans le cadre de programmes de coopération scientifique ou quelques membres d’organisations internationales. En Europe, la France constitue un épicentre à cause des liens préexistants avec les universités brésiliennes établies à l’époque, où des missions françaises se sont engagées dans la mise en place du système d’enseignement supérieur. Des professeurs d’université, comme Celso Furtado, Fernando Henrique Cardoso ou Milton Santos, ont déjà vécu en France avant de s’exiler, jouissant ainsi de liens qui favorisent leur réinsertion lorsqu’ils sont contraints de quitter le pays. Un grand nombre de jeunes universitaires rejoignent également la France et s’intègrent à diverses institutions, comme l’Institut d’études du développement économique et social (IEDES), l’Institut international de recherche et de formation en vue du développement harmonisé (Irfed), la Maison des sciences de l’homme (MSH) ainsi que les universités de Vincennes et Nanterre (Silva, 2007 ; Lefebvre, 1990).

• Le pouvoir d’attraction exercé par l’arrivée au pouvoir de la gauche et la participation active des Brésiliens dans les gouvernements du démocrate chrétien Eduardo Frei Montalva (1964-1970), dont le réformisme était à la recherche d’une « troisième voie entre le capitalisme du laissez faire3 et le socialisme » (Pintor, 1977 ; Falcoff, 1982), et de Salvador Allende (1970-1973), qui soutenait « les transformations économiques, de caractère anti-impérialiste, anti-oligarchique et anti-monopoles, qui devaient ouvrir la voie au socialisme sans qu’il soit nécessaire de rompre avec le système démocratique existant » (Aggio, 1993).
• Le rôle que les organisations internationales, ainsi que les masters et doctorats consacrés à des études latino-américaines, ont joué dans l’intégration des exilés et dans le développement de travaux comparatifs à l’échelle de l’Amérique latine, comme ceux de la théorie de la dépendance dans ses différentes versions.
• L’impact qu’a eu la formation de liens entre Brésiliens exilés au Chili sur la structuration d’écoles et de centres de recherche au Brésil, influençant de façon définitive la constitution du pôle hétérodoxe de l’espace intellectuel lors de la redémocratisation.

2. Morphologie des intellectuels brésiliens ayant rejoint le Chili

2.1. La première génération (1964-1968)

8Ceux qui ont quitté le Brésil peu après le coup d’État se trouvent majoritairement en dessous de la ligne qui coupe le réseau 1. En règle générale, ils sont nés dans les années 1930 et, parmi eux, dominent des habitants de Rio de Janeiro (RJ), du Sud du pays (RS), de Minas Gerais (MG) et du Nordeste (NE). Ces États constituent une coalition politique qui, en 1930, a écarté São Paulo (SP) de la présidence en installant Getúlio Vargas au pouvoir. Cette composition reflète la distribution du pouvoir politique : les présidents Getúlio Vargas et João Goulart sont de Rio de Janeiro, Juscelino Kubitschek, de Minais Gerais, Eurico Gaspar Dutra, de Rio – avec un bref interlude de six mois sous la présidence de Jânio Quadros, originaire de São Paulo. Le Nordeste a fourni une bonne partie des conseillers techniques de Vargas et la majorité des cadres de la Superintendência para o Desenvolvimento do Nordeste (SUDENE) ; dans ces deux cas, il s’agit de « développementistes », parmi lesquels des intellectuels liés au Parti communiste brésilien (PCB). Poursuivis juste après le coup d’État, ils partent aussitôt pour le Chili à la faveur des liens que Celso Furtado, fondateur et directeur de la SUDENE et ex-directeur de la BNDE, entretient avec la Cépal, dont il est le premier et le plus connu des fonctionnaires brésiliens (Furtado, 2014 ; Loureiro, 1997).

9Outre les conseillers de Vargas et les cadres de la SUDENE, on trouve, parmi les premiers à partir en exil, des intellectuels critiques liés à des organismes d’État, comme la BNDE et le ministère de l’Éducation et de la Culture (MEC). Ceux-ci, en effet, ont mené des actions destinées à transformer le statu quo ; il s’agissait de projets inspirés des idées du développementisme, de politiques de redistribution et de programmes d’alphabétisation et de culture populaire qui déplaisaient aux militaires, comme aux civils politiquement à droite, car ils étaient perçus comme subversifs et sur la voie du communisme (Martins, 2012 ; Furtado, 2014 ; Cortez, 2003).

10Aux côtés de membres de l’appareil d’État ou d’intellectuels engagés dans des programmes de réformes sociales, on trouve, se situant aussi à gauche, des personnalités politiques, des professions libérales, des enseignants universitaires et des artistes. Ce sont en effet des personnes qui, au cours des années 1960, ont majoritairement occupé des fonctions prestigieuses, mais dont les idées réformistes ou révolutionnaires ont suscité des poursuites à leur encontre. Certains d’entre eux, provenant de familles aisées, profondément enracinées dans la société et dans la vie politique nationale, ont transféré au Chili, outre leur notoriété professionnelle, un large capital culturel, des liens avec d’autres segments de l’élite ainsi que des dispositions cosmopolites, y compris la maîtrise de langues étrangères cultivée dans les familles, les écoles pour élites, dans le monde universitaire ou au sommet de l’État.

• 5 Professeur à la faculté de philosophie, sciences et lettres, il fut aussi ministre des Finances et (...)
• 6 Député à l’Assemblée constituante, député fédéral dans les années 1960 puis 1980, et candidat à la (...)

Trajectoires exemplaires de la première génération
Le sociologue Fernando Henrique Cardoso (1931 – Rio de Janeiro)5 et l’avocat démocrate-chrétien Plinio de Arruda Sampaio (1931-2014 – São Paulo)6 ont été élèves dans le même collège pour élites de São Paulo. Cardoso provient d’une famille de militaires de haut rang engagés dans la politique nationale depuis la fin de l’empire en 1889. Arruda Sampaio descend de l’oligarchie du café ; il cumule les atouts économiques hérités, le capital culturel ainsi que le prestige acquis à la faculté de droit du Largo São Francisco. Plínio de Arruda commence sa trajectoire politique à la Juventude Universitária Católica (JUC), entre au Parti démocrate chrétien (PDC), puis devient député fédéral peu avant le coup d’État. Cardoso fait de la recherche et enseigne à la faculté de philosophie, sciences et lettres (FFCL) et à la faculté d’économie (FEA). Il passe aussi un court séjour en France, puis participe à un séminaire mené par des professeurs de sciences humaines de l’université de São Paulo (USP), autour de lectures du Capital de Karl Marx. Il fait partie de la vie politique à l’intérieur de l’université en créant des alliances avec les secteurs intéressés par la modernisation de l’USP, eux-mêmes alliés aux humanistes chrétiens de Sampaio qui servent de conseillers au gouvernement de l’État au début des années 1960. Au Chili, Plínio obtient, à travers ses relations avec les démocrates chrétiens chiliens, un poste à l’Instituto de Capacitación e Investigación en Reforma Agraria (ICIRA) lié à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Cardoso reçoit d’un collègue de l’USP une invitation à travailler à la Cépal et à l’Institut latino-américain de planification économique et sociale (Ilpés), et donne également des cours à la Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales (FLACSO).
Dans le réseau 1, (p. 37) Cardoso apparaît entre l’Ilpés et la FLACSO, et à la frontière avec le niveau supérieur du réseau occupé par les jeunes, en majorité de São Paulo, qui sont nombreux à être liés à la FEA et à la FFCL. Arruda Sampaio, quant à lui, est positionné dans la partie inférieure du réseau, proche du PDC et des noyaux de l’humanisme chrétien (Cardoso, 2008 ; Garcia, 2004 ; Leoni, 1997 ; DHBB, s.d. ; Sampaio, 2004).

11Dotés de capitaux multiples et adaptables, les membres de la première génération ont facilement trouvé des emplois. Certains ont des liens avec l’univers politique chilien, surtout ceux qui sont en relation avec la Démocratie chrétienne et le socialisme humaniste, voie par laquelle ils se rapprochent des politiques publiques menées par Frei et Allende. C’est le cas par exemple de Paulo Freire : chargé des politiques d’alphabétisation du gouvernement Goulart au Brésil, il se voit proposer le même rôle dans le gouvernement de Montalva et de Ernani Fiori, qui a participé aux projets de réforme agraire de l’Institut d’éducation rurale (Freire, 1986 ; Souza, 1985 ; Beca et al., 2013). Les organisations internationales qui ont alors une représentation au Chili, comme l’Organisation internationale du travail (OIT) et la FAO, accueillent certains intellectuels brésiliens de la première génération, le professeur Wilson Cantoni ou des politiques comme Almino Affonso, Paulo de Tarso et Plínio de Arruda Sampaio. La Cépal, elle, ouvre ses portes aux cadres du Centre Cépal-BNDE tels que Carlos Lessa, Maria da Conceição Tavares, et à des bureaucrates comme Jader de Andrade, Ulrich Hoffman e Francisco de Oliveira, qui ont travaillé dans la proximité de Furtado (DHBB, s.d. ; Entretien de l’auteure avec Carlos Lessa, 2012 ; Furtado, 2014).

12Des enseignants et des chercheurs brésiliens obtiennent des postes dans les principales universités chiliennes. Des économistes, comme Carlos Lessa et Conceição Tavares, intègrent l’Ilpés et donnent des cours à l’École latino-américaine d’économie de l’université du Chili (Escolatina), dans le cadre d’un programme doctoral axé sur l’économie de l’Amérique latine. Des sociologues comme Francisco Weffort et Fernando Cardoso sont liés à l’Ilpés et à la FLACSO. Les débats qu’ils y instaurent avec Furtado et d’autres membres de la Cépal sont à l’origine des écrits de Fernando Henrique Cardoso et d’Enzo Faletto sur la théorie de la dépendance. D’autres intègrent des centres de recherche. Theotônio dos Santos et Vânia Bambirra rejoignent le Centre d’études sociales (Céso) de la faculté d’économie de l’université du Chili et prennent part à l’élaboration de la version marxiste de la théorie de la dépendance (Beigel, 2009 ; Franco, 2007, 2013 ; Castro, 2015).

13Les plus jeunes de cette génération, parmi lesquels Liana Aureliano, José Serra, José Luis Fiori, Claudio Salm, Francisco Biatto, Vilmar et Regina Faria, sont en général des militants qui se trouvent connectés à des générations plus âgées à travers des stages effectués dans des organismes comme la SUDENE, la Cépal et le MEC, et à la faveur de leur appartenance à l’ancien PCB ou à l’Action populaire (AP), un groupe universitaire socialiste inspiré par l’humanisme chrétien (Lima et Arantes, 1984 ; Souza, 1978). Ces jeunes et d’autres, qui sont sans formation universitaire ou sans prestige professionnel, ou avec un niveau insuffisant pour faire partie d’un corps professoral ou d’une organisation internationale, sont aidés par les exilés déjà établis dans leur recherche d’une insertion sociale et économique, généralement sous la forme de bourses d’études ou de postes d’assistants de recherche.

• 7 Professeur d’économie à l’UNICAMP (Universidade Estadual de Campinas), il fut aussi ministre de la (...)

Trajectoire déviante de la première génération
Quand il arrive au Chili, José Serra (1942)7 n’a rien d’un cosmopolite : il parle mal l’anglais, comprend un peu l’espagnol, peut lire à la rigueur le français et a une certaine pratique de l’italien, parlé dans sa famille d’émigrés. Il ne possède pas non plus de capital économique dans la mesure où les ressources familiales se limitent aux revenus modestes tirés de ventes sur les marchés. Serra grandit à Mooca, un quartier de São Paulo habité par des travailleurs, des migrants de l’intérieur et des immigrés, et fait ses études dans des écoles publiques. C’est à l’École polytechnique de l’USP qu’il commence à militer dans l’AP, une intégration qui lui permet d’être élu président de l’Union nationale des étudiants en 1963. Au Chili, il circule au milieu des exilés de la première génération, fréquentant les maisons de Paulo de Tarso, d’Almino Affonso, des Freire et des Arruda Sampaio. Son insertion dans l’Université résulte du contact pris à Santiago avec Carlos Serra, qui le présente au Chilien Aníbal Pinto, qui enseigne alors à l’Escolatina et à l’Ilpés. Celui-ci l’accepte comme étudiant et assistant (Serra, 1998, 2002, 2014).
Dans le réseau 1, Serra est entouré par des membres de la première génération, bien qu’il soit socialement compatible avec la seconde, car il a établi des liens au Chili avec plusieurs de ceux qui sont arrivés juste après le coup d’État. Il se place près de son groupe politique, la JUC/AP, de l’Escolatina et de l’Ilpés, des organismes où il a travaillé pendant sa période d’exil.

2.2. La seconde génération (1968-1973)

14La génération de ceux qui ont quitté le Brésil après l’Acte institutionnel n^o 5 se trouve concentrée au niveau supérieur du réseau 1. Elle est composée, pour la plupart, de jeunes nés au milieu des années 1940. Quant au sexe, on voit une augmentation du nombre de femmes et un changement dans leur profil puisque, dans la première génération, la moitié des femmes intellectuelles sont arrivées au Chili principalement en tant qu’épouses d’exilés, tandis que, dans la deuxième génération, toutes les femmes retenues dans le cadre de l’étude sont, elles, des engagées politiques. En ce qui concerne l’origine régionale, cette génération vient principalement de l’État de São Paulo, ce qui reflète probablement la phase de maturation des investissements dans la création de l’USP et la formation d’une élite intellectuelle apte à reprendre la maîtrise pauliste sur la vie politique nationale. On note une augmentation corrélative de la part des descendants d’immigrés ; c’est le cas de Lourdes Sola, Ana Célia Castro et Adhemar Kyotoshi Sato, qui vivent généralement à São Paulo et dont la trajectoire sociale ascendante s’explique par la reconversion en capital culturel du capital économique accumulé par les parents et grands-parents, en général à partir d’activités commerciales. Une reconversion rendue possible par la diversification et l’élargissement de l’Université, qui intègrent des femmes, surtout dans le cadre de sa politique d’ouverture en direction des enseignantes du primaire et des descendants d’émigrés qui ont atteint le niveau des classes moyennes. Ceux-ci accèdent alors essentiellement aux facultés relevant d’une circonscription sociale moins valorisée, comme la FFCL et la FEA, qui, en outre, proposent des cours du soir pouvant être suivis par ceux qui sont obligés de travailler la journée à cause de leur faible dotation économique (Miceli, 2001 ; Carlotto, 2014 ; Canabrava, 1984).

15Contrairement à ceux qui les ont précédés, la nouvelle vague migratoire ne rassemble pas en majorité des politiques, des personnalités connues ou des intellectuels de gauche connus accompagnés de leurs femmes, mais des universitaires, des enseignants et de jeunes militants qui ont rarement occupé des positions de pouvoir et de prestige. La plupart d’entre eux ont à peine commencé leur vie d’adulte au moment du coup d’État ; ils ont vu leurs trajectoires universitaires s’interrompre ou se détériorer sous l’impact des mesures répressives. Ce sont aussi des inconnus, car, à cause de la fermeture de l’arène politique et du silence imposé aux positions divergentes, les revendications de la seconde génération pour une transformation de la société sont devenues anonymes, tandis qu’une myriade de groupes clandestins mènent leurs activités de façon souterraine, en partie en prenant les armes pour accélérer l’implantation du communisme au Brésil (Lima et Arantes, 1984 ; Guimarães, 2013 ; Bambirra, 1991).

• 8 Universitaires et militants liés au Parti des travailleurs depuis sa fondation.

Trajectoires exemplaires de la seconde génération
Les frères Sader, Eder (1941-1988) et Emir Simão (1943)8 sont nés à São Paulo. Ils sont les fils d’un Libanais qui faisait le colporteur dans l’État de São Paulo avant d’ouvrir une boutique de vêtements avec sa femme, une professeure de piano descendante de commerçants libanais. Un des frères de la mère, Azis Simão, après avoir été commerçant puis ouvrier, entre dans la FFCL et commence à militer dans le Parti socialiste brésilien. Son influence sur ses neveux est décisive car il les incite à suivre des études supérieures et à s’engager comme militants dès l’université. À l’USP, les frères Sader font partie de la seconde génération de participants au séminaire sur Le Capital de Marx, et se rapprochent de la Ligne socialiste indépendante, proche de la pensée de Rosa Luxembourg. Des années après, ils contribuent à la formation de Política Operária (POLOP), qui est critique à l’égard du PCB et de son stalinisme. Bien que cette dénomination comporte le mot « ouvrier », comme le Partido Operário Comunista (POC) qui lui a succédé, il s’agit d’un regroupement d’étudiants de la classe moyenne intellectualisée. Avant le A1-5, Eder Sader était chargé de cours au département de sociologie, tandis qu’Emir préparait un doctorat. À cause du durcissement de la répression, ils se sont réfugiés au Chili. Emir intègre alors le Céso, dirigé par son camarade de POLOP Theotônio dos Santos. Eder, lui, obtient un poste d’enseignant à l’universidad Católica de Chile avec l’appui d’Ernani Fiori, le père d’une collègue de la FFCL (Carvalho, 2006 ; Garcia, 1988 ; Simão, 1989, Castro et Reis, 1996 ; Sader, 2005 ; Guimarães, 2013).
Dans le réseau 1, Emir et Eder se trouvent localisés dans la partie supérieure, une zone où apparaissent São Paulo, la FFCL et les groupes de militants des nouvelles gauches, en particulier le groupe de Minas Gerais qui dirigeait le Céso et qui, parallèlement à ses activités de recherche, s’est rapproché des militants chiliens ayant la même vision du monde, comme le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR).

16À la fin des années 1960, la communauté brésilienne au Chili s’est construit des espaces de sociabilité propres. Elle possède ses propres organes de presse, ses groupes d’études, outre des institutions et des fonds axés sur l’accueil des nouveaux arrivants. Toutefois, la seconde génération rencontre une plus grande difficulté à s’intégrer, non seulement à cause du volume croissant d’exilés, mais aussi à cause de l’origine sociale de ces derniers, moins privilégiée, moins cosmopolite et d’un capital culturel accumulé limité par l’acquisition récente d’un diplôme universitaire ou par l’interruption des études supérieures. D’où l’importance de l’appui venant des intellectuels de la première vague qui ont fonctionné comme des canaux de circulation d’informations ouvrant sur des cours de master et de doctorat, ou servant de passerelle pour l’obtention d’un poste dans les universités et les centres de recherches. Font exception au profil général de la seconde vague des personnes comme Francisco Whitaker Ferreira, Ruy Mauro Marini et Darcy Ribeiro qui ont quitté le Brésil peu après le coup d’État pour trouver asile dans d’autres pays avant d’arriver au Chili, ou d’autres intellectuels qui n’étaient pas directement poursuivis et qui ne sont partis qu’au moment où ils se sont vus privés de liberté d’expression (Interview par l’auteure d’Ana Célia Ribeiro, 2014 ; Rabêlo et Rabêlo, 2001 ; Cruz, 2010 ; Sirkis, 1982).

• 9 Il a enseigné à l’UNICAMP et à l’UFRJ et fut directeur et président de la BNDES.

Trajectoire déviante de la seconde génération
Antonio Barros de Castro (1938-2011)9 descend de familles appartenant à l’élite pauliste et nordestine. Bien que ses parents ne disposent pas d’un grand capital économique, Castro fait ses études dans des institutions catholiques cosmopolites, fréquentées par l’élite de Rio de Janeiro. Il suit l’une des premières classes d’économie qui s’ouvrent dans le cadre de l’Université du Brésil (UB) et, après avoir terminé le second cycle, il obtient une bourse pour étudier à la London School of Economics, passant également par le Centre d’études des programmes économiques, à Paris. À son retour, il retrouve ses collègues Lessa et Tavares à la Cépal-BNDE et commence à donner des cours à l’UB. Des trois, il est le dernier à quitter le Brésil pour rejoindre la Cépal et l’Ilpés, au Chili, dès lors qu’il pense n’être plus libre dans son enseignement (Entretien avec Ana Celia Castro par l’auteure, 2014 ; Castro, 1999 ; 2000).
Castro apparaît dans le réseau 1, au milieu de la première génération, dans la zone occupée par Rio de Janeiro, où se trouvent des fonctionnaires de l’administration publique et des universitaires développementistes, c’est-à-dire au milieu de ceux qui disposent d’attributs sociaux similaires aux siens.

3. Transpositions des liens tissés en exil vers le Brésil de la redémocratisation

17Une fois dessinées la morphologie et la structure de l’espace formé par ceux qui sont passés par le Chili entre 1964 et 1973, il devient possible de vérifier l’impact qu’ont eu les liens qui y ont été forgés sur la reconfiguration de l’espace brésilien des intellectuels au cours des années 1970 à 1980. Pour rendre visible la transposition de tels liens et évaluer dans quelle mesure se maintiennent les polarités observées en exil, les trajectoires qui ont été mises en évidence seront reprises en signalant dans quelles zones du réseau 2 – qui représente l’espace des intellectuels dans la période de redémocratisation – apparaissent les individus et groupes exposés dans le réseau 1.

19Au centre du réseau 2 se trouve le Mouvement démocratique brésilien (MDB), le seul parti d’opposition à la dictature jusqu’à la fin des années 1970 qui regroupe des intellectuels critiques de diverses orientations. Ceux qui ont circulé au Chili se concentrent au-dessus du MDB, dans la moitié supérieure de l’espace (qui se trouve élargi dans le réseau 3), un pôle hétérodoxe qu’intègrent les keynésiens, les développementistes et les marxistes aux côtés d’une grande partie des sociologues liés aux nouvelles gauches. Le réseau 3 présente une configuration très semblable au réseau 1. Dans les deux cas, on retrouve, dans la partie inférieure, le PDC. C’est là que se situe Arruda Sampaio, lié dès sa jeunesse à la politique d’inspiration catholique. Cette région continue d’être principalement occupée par des intellectuels nés entre 1930 et 1940 et issus de familles appartenant à l’élite, socialisés dans des institutions prestigieuses et entrés en politique par la voie du catholicisme.

20Comme dans le réseau 1, au-dessus du PDC, se trouvent la JUC et l’AP, groupes d’étudiants issus des gauches catholiques où se mêlent des membres de l’élite et des immigrés en mobilité sociale ascendante. José Serra, leader de l’AP, apparaît dans le réseau 3 dans une position assez semblable à celle qu’il occupait quand il était exilé, c’est-à-dire au milieu de noms de la première génération et présentant une grande variété de liens avec les diverses gauches. Sa position est en connexion avec deux des principaux centres où se sont rassemblés des intellectuels qui rentraient d’exil : le Centro Brasileiro de Análise e Planejamento (CEBRAP), où Serra a eu une fonction de chercheur, et l’Universidade Estadual de Campinas (UNICAMP), où celui-ci a enseigné.

21Le département d’Économie de l’UNICAMP est à cette époque presque entièrement constitué par des enseignants et des doctorants qui ont quitté le Chili. C’est le cas de Paulo Baltar, Liana Aureliano, Carlos Lessa, Claudio Salm, Ana Célia Castro, Antonio Barros de Castro, Maria da Conceição Tavares, Sulamis Dain, José Carlos Braga, Adhemar Kyotoshi Sato, Plínio de Arruda Sampaio Júnior, Frederico Mazzucchelli et Paulo Renato Souza. Ce département élabore un ensemble de cours très proches de ceux qui sont proposés dans les écoles chiliennes critiques, où se combinent la pensée de la Cépal, le marxisme et le keynésianisme, en mettant l’accent sur les études d’histoire économique, d’organisation industrielle, d’économie du travail et d’économie du développement.

22Dans le réseau 3, l’UNICAMP, la Cépal et l’Ilpés ont une position diamétralement opposée à l’orthodoxie économique et aux collaborateurs du régime militaire, se trouvant, comme dans le réseau 1, proche des développementistes nationalistes. Barros de Castro, un cas déviant de la seconde génération, se trouve ici entre les points occupés par l’UNICAMP, la Cépal/Ilpés et par le département d’Économie de l’Universidade Federal do Rio de Janeiro (UFRJ), qui vont adopter un programme proche de celui de l’UNICAMP, établissant aussi des connexions avec le MDB et le PT. Comme dans le réseau 1, les secteurs axés sur le développementisme mêlent des membres de l’élite et des jeunes venant de l’immigration ayant des liens avec les nouvelles gauches. L’unique modification notable par rapport au réseau 1 est le transfert du PCB vers la zone occupée par les développementistes. Au cours de sa période chilienne, le PCB est proche de la Démocratie chrétienne, située dans la partie inférieure du plan, malgré l’affinité théorique et politique entretenue par ses membres avec les développementistes de la SUDENE et de la BNDE. Ceci peut s’expliquer par le manque de données précises sur les liens noués avec le Parti communiste par les exilés les plus anciens dans la mesure où le PCB est resté longtemps dans l’illégalité.

23Le CEBRAP, quant à lui, est créé par un ensemble d’enseignants écartés de la USP, comme c’est le cas de Fernando Henrique Cardoso. Ce dernier a mobilisé ses atouts, tant sur le plan national qu’international, afin d’obtenir des financements et le soutien de familles appartenant à l’élite de São Paulo ainsi que des aides financières de la Fondation Ford, organisme avec lequel il a été en contact lors de son passage à la Cépal (Montero et Moura, 2009). Outre Serra et Fernando Henrique Cardoso, se retrouvent dans le CEBRAP des personnes ayant fait partie des deux vagues migratoires et venant de différentes régions du pays et d’origines sociales distinctes. C’est le cas de Maria Hermínia Tavares de Almeida, Jorge Matoso, Eduardo Kugelmas, Frederico Mazzucchelli, Adhemar Kotoshi Sato, Vilmar Faria et Carlos Estevam Martins.

24Cardoso apparaît dans le réseau 3, entre la FFCL, où il a repris son enseignement, et l’Institut des sciences humaines de l’UNICAMP (IFCH), qui accueille divers chercheurs en sciences sociales revenus d’exil, dont Sônia Draibe, Maria Hermínia Tavares de Almeida, Elizabeth Lobo, Marco Aurélio Garcia et José Guilherme Magnani. Plusieurs d’entre eux sont des anciens élèves de la FLACSO – qui a une position proche dans l’espace –, où ils ont été initiés à un modèle de sciences sociales valorisant fortement les méthodes quantitatives. La circulation des savoirs a ainsi influencé les recherches menées dans le cadre du CEBRAP et de l’IFCH, qui se sont mis à utiliser les techniques de recherche acquises au Chili (Franco, 2007 ; Schwartzman, 2010 ; Cardoso, 2002).

26Le groupe des sociologues appartenant aux nouvelles gauches, comme les frères Sader qui, dans le réseau 1, apparaissent dans la partie extrême nord, proche du Céso, maintient une position analogue dans le réseau 3. Près de ce groupe se trouve maintenant le journal Em Tempo, qui a rassemblé des militants de divers horizons se référant à Trotsky, Poulantzas, Rosa Luxembourg, etc. ; le Centro de Estudos de Cultura Contemporânea (CEDEC), axé sur les études des mouvements sociaux, du travail et des travailleurs et où interviennent par exemple Marco Aurélio Garcia, Eder Sader, Francisco Weffort et Paulo Sandroni ; et le PT, récemment créé, qui a attiré, outre les membres de Em Tempo et du Cedec, des intellectuels critiques cherchant à mettre en place un projet de transformation sociale en direction des classes populaires (Sorj, 2001 ; Lahuerta, 2001 ; Angelo, 2007). Cette zone du réseau réunit des personnes ayant un profil social assez proche de la seconde génération, qui appartient majoritairement à une classe moyenne en mobilité ascendante.

Conclusion

27La comparaison de la structure des réseaux correspondant aux deux périodes étudiées permet de vérifier que, pendant les années 1970-1980, le pôle d’intellectuels d’opposition se concentre dans diverses universités et organismes de recherche chiliens et intègre un certain nombre de liens tissés au Chili à travers la présence de nombreux intellectuels exilés. Il possède en outre une structure de polarités et de distribution de propriétés sociales homologue à celle qui caractérise le réseau construit au Chili entre 1964 et 1973, malgré la distance relative des diverses fractions. Par ailleurs, les relations forgées au Chili influent sur la constitution de nouvelles institutions académiques et de groupements politiques, cas par exemple de l’UNICAMP, du CEBRAP, et de Em Tempo, ces lieux qui ont permis aux intellectuels qui se sont connus durant l’exil de rester proche et d’agir collectivement. Ces derniers sont alors imprégnés par les idées, les théories et les méthodes avec lesquels ils ont été en contact dans des pays étrangers, d’où la validité de leur cas pour l’étude de la circulation internationale des idées. Il est ainsi possible d’argumenter que l’on ne peut comprendre la façon dont s’est formé l’espace des intellectuels pendant la redémocratisation qu’en prenant en compte non seulement les échanges avec les pays du centre ayant exercé une influence décisive sur le modelage de la partie centrale et inférieure du réseau 2, mais aussi la circulation opérée par les pays de la périphérie au cours des années 1960 et 1970, en particulier au Chili.

28Bien que cette circulation à l’échelle internationale n’ait pas été le fruit d’une stratégie élaborée pour favoriser l’accumulation d’un capital social et cosmopolite, elle a permis à des personnes appartenant à l’élite ou à la classe moyenne en mobilité ascendante d’augmenter leur quantité de capital social grâce aux liens tissés avec des intellectuels d’origines et de lieux géographiques divers. Le départ vers le Chili a également conduit à leur insertion dans des institutions internationales très prestigieuses, comme la Cépal, la FAO et l’OIT, et leur a donné la possibilité de poursuivre leur enseignement ou leur formation à la recherche dans des organismes comme la FLACSO, l’Escolatina et le Céso, des espaces qui leur ont rendu possible l’accumulation d’un capital culturel et social cosmopolite en s’ouvrant à de nouvelles langues, de nouvelles cultures. L’accumulation du capital social international et du capital cosmopolite a été plus tard mobilisée dans les enjeux de la scène nationale. Grâce aux nouveaux courants de pensée, aux méthodes et aux techniques qu’elles ont acquis, ces élites ont aussi élargi et diversifié leur capital technico-scientifique. Quant à ceux qui ont continué à être des militants politiques, ils ont de plus accumulé les marques distinctives en tant que révolutionnaires, marques valorisées dans les fractions de la gauche au Brésil.

29Certes, les mouvements des élites dans les pays du centre suscitaient un plus grand prestige, une plus grande visibilité, mais ceux qui partaient vers des pays de la périphérie, en particulier des intellectuels de gauche des années 1960 et 1970, sont aussi des objets légitimes d’études pour la sociologie des élites brésiliennes, justement à cause de l’impact qu’ils ont eu, lors de la période démocratique, sur l’accumulation des atouts et la configuration de l’espace des intellectuels. Le pôle d’opposition, jusqu’alors dominé par une dictature qui exerçait le monopole du pouvoir, va alors assumer un rôle dominant dans la nouvelle démocratie d’où allaient émerger les leaders occupant des postes importants, tant à l’Université que dans l’appareil d’État. Connaître les dispositions sociales, suivre les trajectoires et appréhender les réseaux créés par les anciens exilés sont autant de pas nécessaires à l’étude des reconversions et des prises de position des élites au pouvoir dans la nouvelle République. L’existence à la même période de structures politiques semblables dans les pays d’Amérique latine autres que le Brésil permet de se demander si les circulations dans la périphérie n’ont pas eu un rôle déterminant dans la formation de l’espace des intellectuels d’autres contextes nationaux. C’est là un sujet qui mériterait une étude comparative afin d’évaluer dans quelle mesure la sociologie des élites, du moins latino-américaines, devrait s’emparer de cette thématique.