Navigation – Plan du site

AccueilNuméros249Dossier thématiqueEnjeux territoriaux et éthiques d...

Dossier thématique

Enjeux territoriaux et éthiques de la régulation de la ruée vers l’or au nord du Niger

Territorial and Ethical Issues in the Regulation of the Gold Rush in Northern Niger
Desafíos territoriales y éticos de la regulación de la fiebre del oro en el Norte de Níger
Laurent Gagnol, Rhoumour Ahmet Tchilouta et Abdoulkader Afane
p. 173-196

Résumés

Fondé sur des enquêtes de terrain, cet article s’intéresse à la phase d’évolution actuelle de la ruée vers l’or au nord du Niger. Elle est marquée par la volonté de l’État de mieux encadrer juridiquement une activité jusque-là informelle dans ses régions périphériques. L’intervention de l’État engendre des recompositions territoriales, un rapprochement des intérêts politico-économiques entre les élites des périphéries aurifères et le pouvoir central, ainsi que des conflits d’ordre éthique quant à l’accès aux gisements et à la répartition des bénéfices. La redistribution des équilibres dans la gestion de l’informel fait basculer les orpailleurs vers la régularisation ou la précarisation, voire la criminalisation. Le maintien des illégalismes repose sur des enjeux d’appropriation foncière et de conditions de mobilité.

Haut de page

Texte intégral

Introduction

1L’ampleur de l’exploitation de l’or dite « artisanale » et à petite échelle (orpaillage) est aujourd’hui telle qu’elle redessine les trajectoires de développement et reconfigure les rapports de pouvoir et d’équilibres territoriaux à l’intérieur de nombreux États en développement. Au Niger, selon le ministère des Mines, plus de 230 sites d’orpaillage ont été répertoriés (fig. 1), occupant plus de 800 000 personnes, soit 11 % de la population active, tandis que 20 % de la population en dépendrait directement et indirectement.

Figure 1 : Découpage administratif du Niger et zones d’orpaillage repérées via l’analyse d’images satellites de haute résolution en libre accès

Figure 1 : Découpage administratif du Niger et zones d’orpaillage repérées via l’analyse d’images satellites de haute résolution en libre accès

Source : auteurs, 2022 et OCHA (réalisé par Brugerolle A. avec QGIS).

2Pourtant, ces États sous-estiment le rôle de l’orpaillage dans le développement territorial (Hilson & McQuilken, 2014) et lorsqu’il en est question dans les médias ou les rapports d’expertise internationaux, une vision très négative en ressort souvent, insistant sur ses effets socio-environnementaux néfastes. Au Sahel et au Sahara, un cadrage sécuritaire s’impose d’emblée : au mieux, l’orpaillage financerait les projets migratoires de Subsahariens en route vers l’Europe ou, au pire, financerait l’économie criminelle, voire des groupes armés terroristes et/ou rebelles (ICG, 2019). Or, le développement de l’orpaillage ne se réalise pas nécessairement hors ou contre ces États (Gagnol & Ahmet Tchilouta, 2021). La situation sécuritaire et la stabilité de ces derniers dépendent largement du degré de marginalisation, d’intégration ou d’autonomie des régions aurifères périphériques vis-à-vis de l’État central et de la cooptation de leurs élites (Raineri, 2020). À rebours d’un cadrage sécuritaire, plutôt que de se focaliser sur le respect d’un cadre législatif peu appliqué et très évolutif ainsi que sur l’illégalisme des biens (banditisme, contrebande et trafics), nous nous intéresserons à l’ « illégalisme des droits » pour reprendre le vocabulaire de Michel Foucault (1975: 103). Il désigne les pratiques de transgression de la loi dont la tolérance est sélective. Elles ne témoignent pas de la faiblesse des États mais sont, à l’inverse, le signe de son déploiement. En l’appliquant au cas de l’orpaillage au nord du Niger, nous montrerons comment la fin progressive d’une forme de laisser-faire du pouvoir central (la tolérance d’un orpaillage informel) produit un point de bascule éthique : la régularisation des uns passe par la précarisation des autres, voire leur criminalisation, tout en maintenant des pratiques de transgression, de contournement ou de détournement de la loi.

  • 1 Extrait d’entretien avec M., octobre 2021, Obrasan (Iférouane, Niger).

3« Un papier ne donne pas droit au sol. Il revient au découvreur et aux travailleurs1 ». Cette affirmation concernant les puits d’où est extrait le minerai aurifère est largement partagée au Sahara, en particulier chez les Touaregs marqués par l’héritage du nomadisme pastoral. Habituellement, un puits pastoral ou un jardin appartient à celui qui l’exploite, c’est-à-dire à celui qui découvre la ressource, prépare le terrain et met cette ressource en exploitation. L’appropriation, qui n’interdit pas des formes de réciprocité et de hiérarchisation des ayants droit, s’arrête avec l’usage. Si les droits d’usage étaient autrefois généralisés en Afrique pour l’accès au foncier agropastoral, l’avènement des États, d’abord coloniaux puis indépendants, les ont fragilisés. Un nouveau cadre de légitimité juridique s’est superposé avec la mise en place du titrage et du cadastrage des propriétés foncières (Le Roy, 2011). Il en est de même pour l’accès aux ressources minières : la domanialité publique des ressources du sous-sol et l’octroi par le ministère des Mines de concessions privées remplacent progressivement la règle du « premier arrivé, premier servi » du début de la ruée vers l’or. Cette substitution du cadastre minier au droit de l’inventeur est à l’origine aujourd’hui de nombreux conflits d’ordre éthique quant à l’appropriation des gisements et la répartition des bénéfices. Si l’orpaillage est décrit comme une activité informelle, en partie illégale mais tolérée et légitimée localement, on remarque une tendance nette vers une régularisation des acteurs dominants de l’artisanat minier mais aussi, de façon dynamique et consubstantielle, vers une « irrégularisation » (la fin de la tolérance, voire la criminalisation) des pratiques et des principes d’organisation des orpailleurs qui étaient au fondement de l’exploitation de l’or au début de la ruée. Les normes pratiques (Olivier de Sardan, 2008) sont remplacées par des règles institutionnalisées au profit d’acteurs dominants qui « formalisent » leur exploitation minière. Cependant, en pratique, la législation du code minier est largement transgressée, grâce à une tolérance sélective de l’État en fonction d’intérêts clientélistes partagés. La formalisation de l’artisanat minier produit, d’un côté, des illégalismes profitables et tolérés ou, de l’autre, fait basculer dans l’illégalité les normes pratiques informelles issues d’arrangements locaux. À partir de cette grille de lecture articulée autour de l’illégalisme, nous montrerons comment s’applique la régulation de l’orpaillage par la gestion différenciée des pratiques de transgression.

4Cet article repose sur une veille documentaire à distance (presse, réseaux sociaux, documents institutionnels), et surtout sur des travaux de terrain multiples et réguliers, menés collectivement ou individuellement par les auteurs au nord du Niger depuis 2014. D’autres enquêtes complémentaires sur le terrain ont été réalisées à distance par le biais d’entretiens téléphoniques et d’une collaboration avec un informateur privilégié, Boukari Ahmed (Niger et Mali). Enfin, l’analyse des images satellites de haute résolution en libre accès a permis de localiser et cartographier les traces de l’activité d’orpaillage. L’analyse innovante des images de lumières nocturnes a permis de mesurer indirectement la dynamique spatiale et temporelle de l’activité mécanisée. Le croisement de ces différentes méthodes permet de pallier en partie la difficulté d’accès au terrain.

5Ce texte documente empiriquement la problématique de la gestion différenciée de l’orpaillage et de ses effets à partir de deux perspectives. Il traitera d’abord des conséquences et des recompositions territoriales de la ruée vers l’or, puis abordera les enjeux politiques et éthiques que celle-ci soulève à l’échelle locale dans la gestion des sites miniers.

1. Les conséquences territoriales de la gouvernance de la ruée vers l’or au Niger

6Inattendue et soudaine, une ruée vers l’or d’une ampleur sans précédent s’est déclenchée à partir d’avril 2014 au nord du Niger (Afane & Gagnol, 2020). Le développement de l’orpaillage a été facteur de tensions et d’arrangements plus ou moins négociés entre les échelles locales et nationales de gouvernance afin de capter cette nouvelle rente, d’encadrer le développement urbain et de contrôler l’afflux de cette population flottante d’orpailleurs qui est indispensable en tant que force de travail.

1.1. Les effets de la ruée vers l’or sur le développement communal au Nord-Niger

  • 2 Lors d’une réunion des conseils régionaux, à Niamey, après avoir additionnées les superficies des (...)

7Les réformes de décentralisation au Niger ont conduit en 2011 à opérer un nouveau découpage à l’échelle communale (fig. 1). Si le principe de reprise de la délimitation des cantons a été retenu dans les zones sédentaires, au nord du Niger, une logique souple d’inclusion volontaire des campements, hameaux et villages a primé sur une logique territoriale aux délimitations abstraites. Par exemple, certains villages ont été décomposés en différents quartiers relevant de plusieurs communes. Sauf pour des cas précis conflictuels, les autorités communales ne savent pas vraiment où se situent précisément leurs limites2. La découverte de l’or a alors fait surgir de nouveaux litiges territoriaux.

8Avec la découverte du site de Tchibarakaten et de la manne qu’il représente en termes de taxation pour le budget d’une commune, deux communes se sont opposées, Gougaram et Iférouane. La limite avait déjà fait l’objet de contestations. À la suite du premier découpage opéré lors des réformes de décentralisation, la délimitation rectiligne jusqu’à la frontière algérienne avait été très favorable à Gougaram, sous la pression d’un ancien chef rebelle natif de la commune. Jugé trop « gourmand » mais laissé en l’état faute d’enjeux, un correctif a été apporté au profit d’Iférouane par le ministère de l’Intérieur, sous le gouvernement du Premier ministre Brigi Rafini, ancien maire de la même commune. Le litige a donc été tranché en haut lieu et la mairie d’Iférouane a pu installer ses équipes de collecte de taxes.

9De fait, dans le prélèvement des taxes et la gestion des sites au quotidien, les mairies ainsi que des comités de gestion mis en place par les grands patrons de l’orpaillage (Afane & Gagnol, 2020) se sont substitués en grande partie à l’État et à la Sopamin. Cette dernière est une société nationale dont une des missions est d’encadrer l’orpaillage, grâce à de nouveaux décrets du code minier promulgués en 2017. Au nord du Niger, son action est pour l’instant restée peu visible, voire inexistante. Les municipalités ont attribué un terrain aux centres de traitement de l’or et encadrent l’activité commerciale induite tout en mettant en place tout un arsenal de taxes. Certaines municipalités délivrent même des reçus valant titres de propriété provisoires pour les puits miniers. Si les municipalités opèrent en dehors du cadre prévu par la législation minière, l’État est accusé, lui aussi, de ne pas respecter le code minier prévoyant de reverser annuellement aux collectivités territoriales 15 % des redevances minières auxquelles doivent s’acquitter les propriétaires de permis.

10L’or a par ailleurs entraîné le développement de certaines communes, comme celle de Tabelot, devenue en quelques années une ville minière (Gagnol & Afane, 2019). Des besoins pressants ont vu le jour en termes d’équipements et d’accès aux services de base, tandis que la ville souffre d’un assainissement et d’une gestion des déchets déficients. Grâce aux multiples taxes sur l’orpaillage et les activités induites, de nombreuses infrastructures (case de santé, piste, puits, pompe volante, gabion et digue, etc.) ont ainsi pu être réalisées par la mairie. Un plan de développement d’un nouveau quartier (Takawat) permettra de délocaliser du centre-ville l’auto-gare, le marché hebdomadaire, le marché au bétail et l’abattoir. En outre, les détenteurs de permis sont tenus de conduire des actions sociales (santé, nourriture, etc.) qu’ils médiatisent sur les réseaux sociaux à l’image des projets de développement, éludant les retombées négatives : poussière et pollution, contamination au mercure, effets sur la santé et l’environnement, etc. Et ce, d’autant plus que deux des sept centres de traitement se situent à proximité immédiate du lit de l’oued principal, sur un terrain appartenant au maire qui le leur loue, contaminant la nappe qui alimente en eau la population et les jardins en aval. Une délégation du ministère des Mines a requis le transfert de ces centres à Amzeger. Néanmoins, les exploitants et les orpailleurs préfèrent travailler et se rendre dans cette ville plutôt que dans une zone désertique.

11Avec l’or, toute une nouvelle population venue du sud du pays et des États voisins s’est dirigée vers Tabelot et l’accroissement démographique a été significatif. Cet afflux pose des problèmes d’ordre identitaire et politique à l’élite locale, redoutant l’installation de populations allochtones en grand nombre. La solution trouvée a été d’empêcher l’accès à la propriété foncière : toute construction nouvelle ne peut se faire sans l’aval du chef de quartier. Puisque la plupart des orpailleurs et des commerçants sont des Nigériens que l’on ne peut pas officiellement expulser, il s’agit d’éviter l’installation définitive de familles. La précarisation de l’habitat et l’éloignement de leur famille les maintiennent dans une situation de population flottante. En outre, les notables locaux utilisent stratégiquement la catégorie de « migrant » pour qualifier les orpailleurs et tous ceux qui vivent des activités induites afin d’obtenir un soutien financier des organisations internationales, notamment de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) qui s’intéresse de près à l’orpaillage.

12Un processus de création de nouveaux départements est en cours au Niger et l’érection de Tabelot est pressentie. La ville pourrait alors bénéficier de la présence d’un détachement de la garde nationale. Car la mairie réclame des forces de sécurité pour lutter plus efficacement contre la délinquance et ce qui est perçu comme une corruption des mœurs (consommation d’alcool et de drogue, vol, prostitution notamment). L’exemple de la prostitution montre les tensions morales engendrées par l’or. Attirées par le développement commercial de la ville (comme centre de ravitaillement et d’embauche des orpailleurs), des femmes non mariées venues du Sud (et souvent refoulées d’Algérie) se sont installées. Vendeuses de beignets le jour, elles s’adonnent de façon plus ou moins occasionnelle à la prostitution la nuit dans le quartier du marché. En juillet 2021, des arrêtés du conseil communal ont interdit les « maisons closes », le « vagabondage et la mendicité », la vente et la consommation de boissons alcoolisées et de chicha (narguilé) pour « préserver les bonnes mœurs, la quiétude sociale, la délinquance des jeunes et la santé des populations ». Néanmoins, l’activité a pris de l’ampleur et surtout une plus grande visibilité : dans ce qui est appelé localement la « maison blanche », des chambres ont été louées à une cinquantaine de ces femmes. Prétextant des raisons sanitaires et grâce à l’appui de l’OIM et de l’organisation non gouvernementale Médecins sans frontières (MSF) qui soutiennent le dispensaire en soignant gratuitement les « migrants », une campagne de visites médicales pour lutter contre les maladies sexuellement transmissibles a été menée. Elle a été organisée en lien avec les comités de vigilance de quartiers mis en place par la mairie. Les maisons servant de lieux de passe ont été répertoriées et leurs locataires renvoyées dans des camions à Agadez en tant que migrantes vulnérables.

13Les communes concernées par la ruée vers l’or ont ainsi connu un développement démographique et économique majeur. Si la gouvernance de la ruée vers l’or s’est réalisée de manière relativement autonome par rapport aux acteurs étatiques, des tensions sont nées autour des enjeux électoraux, montrant la proximité des intérêts clientélistes entre les élites politico-économiques du nord du Niger et le pouvoir central.

1.2. Enjeux électoraux et gouvernance locale clientéliste de l’orpaillage

14L’arrivée d’une population allochtone d’orpailleurs et de forces de sécurité pose la question de l’adaptation du découpage territorial dans le cadre des élections, notamment du lieu de vote des orpailleurs et/ou de la localisation de nouveaux bureaux de vote. Avant les élections générales de 2020-2021, une équipe de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) a été dépêchée sur le site de Tchibarakaten pour effectuer un recensement électoral. Près de 11 000 électeurs ont été recensés dans la commune d’Iférouane, dont près de 2 000 à Tchibarakaten (1 156 orpailleurs et 817 militaires). Six bureaux de votes ont été installés, dont deux dans le camp militaire. Le nombre d’électeurs est sans aucun doute sous-estimé puisque les sites autour de Tchibarakaten accueillent plusieurs dizaines de milliers d’orpailleurs, dont de nombreux Nigériens en âge de voter.

15Seul le site de Tchibarakaten a fait l’objet d’une telle attention puisqu’aucun autre bureau de vote n’a été installé auprès d’autres camps d’orpailleurs. Étant membres du parti au pouvoir (Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme – PNDS Tarayya), les grands « patrons » de l’or n’étaient pas favorables à l’ancienne équipe municipale d’Iférouane qui appartenait à un parti d’opposition. En pesant de leur influence pour la tenue d’un recensement électoral sur le site aurifère et en faisant voter sous contrainte les orpailleurs, les patrons ont utilisé les bureaux de vote de Tchibarakaten pour faire tomber cette équipe. Afin de faire respecter leurs consignes de vote, ils ont menacé d’exclure des orpailleurs du périmètre de leurs permis. Comme attendu, la mairie est passée entre les mains du parti au pouvoir, soutenu également par l’ancien maire d’Iférouane et à l’époque Premier ministre du Niger. Avec plus de 90 % des suffrages exprimés en leur faveur, les six bureaux de vote de Tchibarakaten ont fait perdre les élections à l’équipe sortante.

16Au-delà de ces fortes suspicions de fraude électorale à Tchibarakaten, il s’agit pour les patrons de s’assurer que leurs intérêts sont bien représentés à l’échelle locale, tandis qu’à l’échelle nationale, en faisant gagner leur camp politique, cela revient à obtenir les faveurs de l’État central. Leur marge de manœuvre est parfois limitée puisque certains d’entre eux ont des « dossiers » (trafics ou corruption) et soutiennent financièrement la campagne des candidats du parti au pouvoir pour échapper à la justice. Loin de constituer une menace électorale pour le parti au pouvoir, le vote des orpailleurs montre leur vulnérabilité et leur dépendance puisqu’ils ont de fait suivi les consignes de leurs patrons. En raison des réseaux clientélistes noués avec l’État central, via le financement et le soutien électoral au parti au pouvoir, toutes les conditions semblent réunies pour que le petit entrepreneuriat minier perdure à Tchibarakaten.

17La crainte pour les patrons est la perte de l’accès aux ressources, avec l’expiration de leur permis semi-mécanisés. Leur régularisation est la condition pour éviter que des permis de recherches ou d’exploitation à grande échelle soient octroyés à des sociétés étrangères. Une fragilité demeure du fait de l’absence de reconnaissance par l’État de Tchibarakaten en tant que village administratif. Le principal patron du site, connu sous le surnom de « Saley Boss », n’a pas réussi à obtenir le titre de « chef de village » même si en pratique, il exerce bien cette fonction, et qu’il est devenu, le 27 mai 2022, le conseiller spécial à la présidence de la République. Un premier pas a sans doute été franchi avec l’implantation de bureaux de vote (normalement situés dans les villages administratifs) et l’installation de la nouvelle équipe municipale. Un autre le sera quand, après des échecs répétés, les tentatives de forage atteindront l’eau. Pour l’instant, Tchibarakaten reste un vaste bidonville-champignon peuplé de plusieurs dizaines de milliers de personnes, sans femmes, sans eau, sans accès aux services de base autres que ceux délivrés par les sociétés minières et certaines organisations internationales comme l’OIM, qui y a installé une case de santé non encore opérationnelle, et la Croix-Rouge, qui y déploie des agents de santé. La création de sociétés minières par les grands patrons, exploitant des permis semi-mécanisés, a été la condition du maintien de l’orpaillage sur la base de son évolution vers le petit entrepreneuriat minier.

2. L’orpaillage confronté à de nouveaux illégalismes ?

18L’État nigérien a toléré une gouvernance locale de facto de l’orpaillage, fondée sur des normes pratiques collectivement respectées et des arrangements négociés entre l’élite régionale et le pouvoir central. À travers l’exemple de la gestion des trois grands sites aurifères du nord du Niger, nous montrerons la divergence entre ces normes pratiques et les règles de la législation minière ainsi que la gestion différenciée des illégalismes.

2.1. De la mobilité des orpailleurs à la mobilité des permis : l’exemple de Djado

  • 3 Les données sont issues du dernier rapport de l’Initiative pour la transparence des industries ext (...)

19Djado se situe dans les confins septentrionaux du Niger, peuplés par les Toubous. En avril 2014, cet espace désertique déshérité devient subitement un Eldorado pour des milliers de Nigériens et de ressortissants étrangers attirés par les photos virales de sacs remplis de pépites d’or diffusées sur les réseaux sociaux. Pour les premiers arrivés et premiers servis, de véritables fortunes se sont constituées, avec un équipement léger pour ce type de gisement alluvionnaire ou éluvionnaire de surface : une simple pioche et un appareil détecteur de métaux. L’exploitation légère a ensuite été supplantée ou s’est déportée avec l’arrivée de gros engins déblayant le sol (loader) et de cribles (trommel) triant le minerai. Ces techniques et matériels ont été acheminés, depuis le sud de la Libye et le nord du Tchad, par des populations Toubous et Zaghawas déjà expérimentées. Dépassé par l’ampleur de ce phénomène inédit au Niger, le gouvernement a alors diligenté des missions sur place et une garnison y a été installée début 2015 avant que les gros engins soient interdits par arrêté en juin 2016. À partir de l’analyse des images satellites, on peut estimer que les surfaces retournées des placers (dépôts alluviaux et éluviaux) représentent plus de 350 km², sur un secteur de plus de 300 km de long et d’une cinquante de kilomètres de large (fig. 23).

Figure 2 : Permis miniers aurifères et traces d’activités d’orpaillage dans la région de Djado (imagerie infrarouge VIIRS)

Figure 2 : Permis miniers aurifères et traces d’activités d’orpaillage dans la région de Djado (imagerie infrarouge VIIRS)

Source : ITIE, 2019 ; Conseil des ministres du Niger 2019-2022 et auteurs, 2022 (réalisé par Brugerolle A. avec QGIS).

20Après une première annonce interdisant l’exploitation de l’or dans la région en septembre 2014, la fermeture temporaire du site a été mise en œuvre fin février 2017, avec le déguerpissement et l’acheminement vers Agadez de dizaines de milliers d’orpailleurs et de commerçants. La raison avancée est d’ordre sécuritaire, liée à la présence de groupes armés venus des pays voisins. L’objectif de l’État a été d’interdire l’accès au site par le déploiement de forces armées et de le réorganiser, par la mise en œuvre d’une stratégie d’encadrement, sans que soit arbitré l’équilibre entre la vente de permis de recherches et la mise en place d’une zone dédiée à l’orpaillage artisanal. De brèves attaques de groupes rebelles Toubous, souvent venus de Libye, témoignent du mécontentement face à la fermeture du site. Ces derniers dénoncent notamment les conditions d’exploitation du pétrole plus au sud, à Agadem, par une filiale de la société nationale chinoise CNPC (China National Petroleum Corporation) tout en réclamant l’érection d’une commune pour profiter des retombées fiscales, ainsi que la réouverture des sites de Djado. Malgré les engagements de l’État à réexaminer ces questions et le dépôt des armes du Mouvement pour la justice et la réhabilitation du Niger (MJRN) en 2019, ces deux dossiers sont restés en suspens. L’armée aurait également refusé tout forage d’eau sur le site. Contrairement aux Touaregs, sans accès aux réseaux clientélistes connectés au pouvoir central et sans donner de garanties sécuritaires suffisantes, les Toubous n’ont pas pu mettre en œuvre une gouvernance locale des sites qui soit tolérée par l’État.

21Pourtant interdite, l’exploitation de l’or a continué clandestinement ou, dit-on, de mèche avec certains représentants des forces armées. Si les couloirs d’orpaillage n’ont jamais vu le jour, de nombreux permis de recherche ont été octroyés (fig. 2). Les plus prometteurs ont été réservés dès fin 2014 à la Sopamin (permis Dissilak 9, 14, 19, 25), société nationale d’exploitation minière qui a signé dix-huit conventions minières. Les autres ont été octroyées entre 2015 et 2019 à des entrepreneurs arabes nigériens, dont un ancien député arrêté pour trafic de drogue, à Mine Crustal (à capitaux chinois), à Sahel mining (à capitaux anglais) et à une société soudanaise. La Sopamin n’a pas effectué de sondage géologique pour une éventuelle exploitation minière. Ses permis ont fini par être rétrocédés sans aucune plus-value. Plus récemment, en 2020, de nombreux autres permis de recherche ont été délivrés à des investisseurs nigériens ou étrangers (en partenariat avec des nationaux). Seule la société chinoise a renouvelé ses permis et en a obtenu deux autres. Parfois situés à l’intérieur même des permis de recherche, des permis semi-mécanisés de petite superficie ont été octroyés. Ces derniers concentrent l’activité actuelle, comme le montre la carte reposant sur l’analyse d’images satellites de lumières nocturnes (fig. 2). Les orpailleurs artisanaux ont à nouveau été tolérés ou même sollicités sur les sites puisqu’ils fournissent la main-d’œuvre.

22Tout se passe comme si les atermoiements de l’État quant à la stratégie à adopter pour l’encadrement de l’orpaillage relèvent tout autant de considérations sécuritaires que d’arrangements négociés avec l’élite économique et politique qui investit dans l’or en s’inscrivant dans le cadre de la législation minière tout en la détournant à leur avantage. Les permis de recherche ont été octroyés à des ressortissants de la zone, mais aussi et surtout à des investisseurs installés dans la capitale (souvent députés et grands commerçants) en partenariat avec des étrangers faisant venir leurs techniciens et des machines (trieuses, concasseurs, cuves de broyage). Ils n’ont pas débouché sur la préparation d’une exploitation industrielle comme le code minier le prévoit. Ils servent plutôt à s’approprier le terrain dont les richesses du sous-sol ont déjà été exploitées par les orpailleurs qui jouent alors, bien malgré eux, le rôle d’éclaireurs (Luning, 2014) et de force de travail en fournissant le minerai traité par les patrons (amalgamation au mercure puis cyanuration). Les orpailleurs, s’ils ne veulent pas quitter les lieux, doivent accepter les conditions imposées. Ils sont d’autant plus « captifs » à Djado que la liberté de circulation a été prohibée. Pour des raisons sécuritaires et sans doute aussi afin d’empêcher tout afflux important d’orpailleurs « clandestins », les forces armées ont interdit la présence de tout véhicule motorisé sur les périmètres exploités, y compris les motos. C’est par une règle d’exception que l’État a réussi à régulariser l’exploitation minière à Djado en permettant aux détenteurs de permis d’imposer plus facilement leurs conditions aux orpailleurs. Ce faisant, le résultat est la transgression des lois minières au profit d’entrepreneurs qui ont la légitimité juridique de s’approprier la ressource et de mettre cette force de travail à son service. Les orpailleurs, quant à eux, restent maintenus dans l’informalité puisque le contrat passé avec le détenteur du permis, s’il n’est pas oral et provisoire, n’en est pas moins précaire et temporaire car sous la dépendance du patron, notamment par le biais du ravitaillement en eau, l’investissement dans les gros engins et les machines, ainsi que le traitement du minerai.

23Les orpailleurs sont particulièrement mobiles puisque beaucoup d’entre eux se précipitent vers d’autres sites lorsque des bruits courent concernant des découvertes prolifiques. Ils le sont aussi en raison de leur insécurité juridique. Ils savent qu’ils sont susceptibles d’être poussés à partir à tout moment en cas d’octroi d’un nouveau permis. Néanmoins, les orpailleurs ne sont pas les seuls à être mobiles. Les détenteurs de permis semi-mécanisés le sont tout autant. Par exemple, lors de la ruée vers le site de Kwandago (ou Kondago), au sud du pays (région de Maradi) à la mi-2021, différentes machines ont été envoyées depuis Djado sur une distance de plus de 1 000 km à vol d’oiseau alors que, quelques jours après leur arrivée, le gouvernement a annoncé sa fermeture. Les machines sont reparties à Djado sur des poids lourds traversant le Ténéré. Il en est de même pour des tractopelles venus de Kouri Bougoudi à la frontière tchado-libyenne qui ont transité un moment à Djado puis, avec sa fermeture en 2017, ont été transférés à In Tillilt au sud de Gao (Mali), soit plus de 1 500 km à travers les pistes sahariennes pour éviter les axes principaux (fig. 1). Autre exemple de la mobilité des détenteurs de permis, un exploitant a voulu créer un centre de traitement près des sites d’Ibil, à Tchibosseyen, sur un terrain délivré par la mairie de Timia, qui espérait ainsi récolter des taxes à l’instar des communes de Tabelot et d’Iférouane. Il a fait venir de Tchibarakaten plusieurs cuves de broyage. Le centre n’a pu être rentable et les machines ont été renvoyées à leur destination initiale. Cette tentative montre aussi les effets du découpage territorial communal ainsi que les logiques de segmentarité toujours à l’œuvre qui se recomposent avec la consolidation des collectivités locales.

24Mobiles et en situation d’informalité lorsque de nouveaux gisements sont découverts, les investisseurs et propriétaires de machines stabilisent et régularisent ensuite leur activité par un titre minier. Par la restriction de la mobilité des orpailleurs, ils peuvent mettre alors cette force de travail à leur service. La formalisation des uns a conduit à une précarisation accrue des seconds.

2.2. Du premier arrivé sur le gisement au premier servi par le cadastre minier : l’exemple de Tchibarakaten

25Tchibarakaten est, avec Djado, l’autre grande zone d’orpaillage (ici filonien) du Niger, contrôlé en grande partie par des patrons Touaregs, eux-mêmes souvent ex-rebelles. On compterait dix-sept nationalités sur les sites. Contrairement à ceux de Djado, ils ont été tolérés par l’État depuis 2014 et de nombreux permis semi-mécanisés ont été octroyés. Un litige au « site 23 » a fait l’objet d’une contestation qui a pris des proportions nationales. Ce gisement a été découvert en 2016 par des prospecteurs Toubous qui n’ont effectué que des recherches superficielles. En 2021, M. a repris l’activité sur le site abandonné et entrepris de creuser plusieurs puits qui se sont avérés très prometteurs. La découverte du filon a vite été ébruitée et une ruée s’est déclenchée, attirant près d’un millier d’orpailleurs. Le découvreur s’est alors réservé la partie qu’il a pu mettre en exploitation (sept puits très prolifiques), tandis que les autres se sont installés là où ils pensaient que le filon se poursuivait. Le découvreur, Touareg originaire de Timia associé à des membres de sa famille au sein d’une société minière, a ensuite entamé une demande de permis semi-mécanisé auprès de la direction régionale des mines d’Agadez, comme cela se fait habituellement. Au titre de premier découvreur du filon, il a exigé des autres équipes d’orpailleurs une petite taxe qui correspond à la part d’un travailleur. Entre-temps, H., originaire de Tabelot, se serait rendu directement au ministère des Mines, à Niamey. En accélérant les démarches auprès d’agents bien placés, il a réussi en quelques semaines à obtenir le permis en utilisant les mêmes coordonnés GPS que ceux indiqués dans la demande des découvreurs. Détenteur légal de la concession, H. s’est ensuite rendu sur le site 23 en intimant l’ordre d’arrêter l’activité. Des échauffourées se sont produisires, notamment entre les équipes de H et de M. Les deux camps sont soutenus respectivement par les grands patrons de l’orpaillage de la zone de Tchibarakaten ; il se rejoue alors les rivalités entre groupes lignagers et entre catégories sociales à l’intérieur de la société touarègue. Chaque camp a alerté les autorités locales et régionales : comité de gestion du site de Tchibarakaten, mairie d’Iférouane, gouvernorat et conseil régional d’Agadez. Le gouverneur s’est rendu sur les lieux en exigeant l’arrêt du travail jusqu’à résolution du conflit. Les autorités ont cherché sans succès à trouver un arrangement négocié entre les deux parties au détriment des orpailleurs sans activités. Il a finalement été décidé une reprise de l’activité moyennant l’élaboration d’un contrat entre H., propriétaire du permis, et les équipes d’orpailleurs qui ont dû le signer pour travailler à nouveau. Entre autres, il est stipulé dans ce contrat que H. reçoit 25 % des bénéfices et envoie un des ouvriers de son choix dans l’équipe de travailleurs qui est donc à la charge de celle-ci. Cette équipe est autorisée à exploiter les puits ainsi loués pour une période de six mois renouvelable une seule fois. Sans moyens d’existence après un mois d’attente, la plupart des orpailleurs ont accepté ces conditions désavantageuses. Ceux qui ont refusé ont reçu un ultimatum. M. a alors lancé une procédure judiciaire en déposant plainte contre le service des mines, toujours en cours. L’affaire serait même remontée en haut lieu, grâce au fait qu’un ancien ministre, oncle de M., est le patron officieux de la société. En juillet 2021, en Conseil des ministres, décision a été prise de muter plusieurs fonctionnaires du ministère des Mines et des limogeages ont eu lieu à Agadez et à Niamey. Une décision interne au ministère exige que, dorénavant, pour toute demande de permis semi-mécanisés, des agents des directions régionales doivent au préalable se rendre sur le terrain pour vérifier que le périmètre n’est pas occupé par des orpailleurs ayant des demandes en cours et pour prendre les mesures exactes.

26Au-delà du fait que ce litige montre l’insertion des patrons Touaregs de l’orpaillage au sein des réseaux de clientélisme au cœur du fonctionnement de l’État, ce qui a été considéré comme profondément injuste est le refus de l’arrangement négocié et la primauté juridique donnée au papier, même dans des conditions d’octroi moralement douteuses. D’autant que le contrat imposé par H. transgresse allègrement les normes pratiques de partage des gains devenus canoniques : 1/3 pour le patron (Touareg souvent), 1/3 pour l’équipement et le ravitaillement, 1/3 pour l’équipe des travailleurs (main-d’œuvre du sud du pays ou des pays voisins subsahariens). Ici H. s’adjuge la part du lion, ce qui lui vaut une grande inimitié locale. Les petits patrons et les orpailleurs ont appris à leurs dépens que le permis minier est devenu l’unique moyen d’accès légitime à la ressource et qu’il conditionne les modalités de partage des bénéfices de l’or. Les normes pratiques en la matière sont considérées comme plus justes, tandis que la législation minière apparaît comme éthiquement discutable parce qu’en pratique fréquemment détournée ou contournée.

2.3. D’orpailleur à ouvrier-mineur ou criminel : l’exemple d’Amzeger

27À Amzeger, au sud de la commune de Tabelot, sept permis semi-mécanisés sont actifs en novembre 2021. La plupart relève d’un partenariat entre un Nigérien (souvent prête-nom) et un investisseur étranger. Leur intention pour l’instant n’est pas d’exploiter l’or. Ils ont commencé par clôturer leur périmètre puis réalisé un forage pour obtenir de l’eau indispensable au traitement mécanique et chimique du minerai dans des cuves de broyage. La majorité des périmètres était déjà occupée par des orpailleurs. Comme ailleurs, deux options ont été laissées à ces derniers : déguerpir, comme des centaines ont dû le faire, ou accepter les conditions du détenteur du permis, à savoir être dans l’obligation de traiter le minerai dans son centre et lui laisser gratuitement les résidus de traitement. Car, dans un second temps, les propriétaires de permis ont créé une installation pour un retraitement dans des bassins, avec solution au cyanure et acides. De plus, les orpailleurs sont dépendants de l’eau fournie par ces centres de traitement en échange de leur minerai. Le nœud du conflit entre les détenteurs de permis et les orpailleurs repose sur un illégalisme de droits (d’usage contre titrage) mais aussi de biens. Les orpailleurs considèrent que le premier traitement dans les cuves relève du vol puisque, d’après leur expérience, il laisserait passer une grande partie de la teneur en or du minerai (plus des 2/3). Ils affirment que le broyage ne serait pas réalisé pleinement, tandis que la mauvaise qualité ou la faible quantité du mercure n’amalgamerait pas bien l’or. Ce qui fait qu’une grande partie de l’or leur échapperait et reviendrait gratuitement aux détenteurs de permis par le biais du retraitement au cyanure. Les bénéfices des orpailleurs sont par conséquent devenus très faibles.

  • 4 Les arbres en question sont des Balanites aegyptiaca : adoua n marayi, en haoussa, aboragh n igéle (...)

28À Amzeger, des milliers d’orpailleurs poussés à partir ou découragés ont donc quitté les lieux. Ils sont allés chercher un nouveau site et donc un nouveau patron et une nouvelle équipe à Tabelot, village devenu le point focal de l’orpaillage dans l’Aïr. Souvent qualifiés de « migrants », ils sont en permanence plusieurs dizaines en attente d’être recrutés à l’ombre d’un « arbre à orphelins4 ». La rotation est importante, l’attente ne durant que quelques jours. D’autres ont préféré tenter leur chance ailleurs, à Djado, mais aussi dans le Sud algérien et au Nord-Mali (via Arlit et Tin Zaouatine ou Niamey et In Tillilt). La précarisation des orpailleurs se reporte donc dans les régions et les pays voisins, propageant la ruée vers l’or et accentuant la vulnérabilité et la clandestinité de ceux-ci. Au Nord-Mali, ils passent sous la coupe des groupes armés tandis qu’en Algérie l’orpaillage est sévèrement réprimé et ils sont considérés comme des criminels. Les arrestations et les expulsions se font par centaines chaque année et certains y laissent leur vie.

29Cet exemple rejoint alors l’analyse de Foucault sur les illégalismes (1975) puisque la précarisation des orpailleurs qui sont exclus de la formalisation et des illégalismes de droits des détenteurs de permis conduit au développement des illégalismes de bien, donc à la criminalisation de l’orpaillage. Exploiter l’or hors ou sans permis revient à un vol.

Conclusion

30Rejoignant les conclusions de Bennafla (2014) sur le commerce informel à partir de la notion d’illégalisme, cette analyse appréhende l’informel comme une construction politique mouvante. Sa tolérance différenciée montre que les illégalismes se situent non pas aux marges mais au cœur de l’État. Que conclure alors concernant les velléités de régulation de l’État en matière d’orpaillage ?

31Bryceson (2018) utilise la notion de « démocratie de front pionnier » de l’exploitation minière artisanale (artisanal mining frontier democracy) pour désigner la situation dans laquelle les orpailleurs font valoir le libre exercice d’un droit de propriété dans la poursuite de leurs activités minières. Elle implique la liberté d’association entre des personnes issues d’origines géographiques, de professions et de classes sociales diverses, avec la possibilité d’une autonomie collective et d’une activité politique au service de leurs intérêts miniers. Trois conditions essentielles doivent être réunies pour l’existence d’une démocratie de front pionnier. Premièrement, dotés d’une liberté de mouvement, les orpailleurs se réunissent en groupes solidaires sur une base fluide mais relativement égalitaire. Deuxièmement, une forte identité collective s’affirme chez eux (Grätz, 2003) en développant des compétences, des normes et une éthique professionnelles communes. Troisièmement, les États leur laissent la possibilité de concevoir le modus operandi de leurs organisations de travail et de leurs droits d’accès aux minéraux qui se réalise de manière consensuelle et par « tâtonnements » (Bryceson & Geenen, 2016). Ces trois conditions seraient réunies aussi bien dans le cas des ruées vers l’or historiques emblématiques (Californie et Australie notamment, au milieu du xixe siècle) que dans les ruées contemporaines en Afrique et en Asie (Bryceson, 2018).

  • 5 La première phase est caractérisée par sa dimension très mobile, son organisation égalitaire et la (...)
  • 6 Comme l’énonce la ministre des Mines au Niger : « Aujourd’hui quand vous venez dans notre ministèr (...)

32Cependant, notre analyse montre que ces trois conditions ne sont plus réunies pour ce qui concerne le nord du Niger. Elles s’appliquaient à la première et à la deuxième phases de la ruée vers l’or mais disparaissent lors de la troisième (Afane & Gagnol, 2020)5. Plutôt que sur le terrain, directement sur le gisement, la règle du « premier arrivé, premier servi » s’applique aujourd’hui dans les bureaux du ministère des Mines pour faire valoir la primauté du dossier d’attribution d’une concession minière6. Au Niger, comme dans les ruées historiques (McDowell, 2012), on passe du claim system au concession system : le principe d’appropriation de la ressource par le premier occupant est supplanté par celui du premier demandeur des droits d’exploitation (permis minier). Un constat s’impose alors de la fin programmée de la ruée vers l’or qui nécessite une réflexion d’ordre éthique sur les injustices minières qu’elle provoque.

33Ainsi, cette analyse fait apparaître quelques traits de ces injustices minières. Premièrement, elles n’ont pas donné lieu à des formes de contestation pour défendre les intérêts des « petits » orpailleurs contre leur patron ou même en vue de leur régularisation. Les comités de gestion des sites et les syndicats d’orpailleurs existent bien, mais, mis en place par les mairies et/ou contrôlés par les notabilités locales, ils représentent un instrument au service des intérêts des entrepreneurs miniers dans leur relation clientéliste avec les pouvoirs centraux. Ils ont été une caisse de résonance pour la reconnaissance juridique et le renforcement du poids politico-économique des « patrons ». Les enjeux électoraux que nous avons décrits témoignent de cette absence de dimension politique des illégalismes populaires, pour reprendre la formule de Foucault (1975: 318). Les frustrations des orpailleurs se détournent encore vers la promesse d’une découverte prolifique d’or, notamment dans les pays voisins moins prospectés mais réprimant l’activité.

34Deuxièmement, la restriction des tolérances envers les pratiques informelles des orpailleurs est inversement proportionnelle à l’extension de celles des entrepreneurs miniers qui s’inscrivent à une tout autre échelle dans les rouages clientélistes des élites politico-économiques du pays. Les accommodements locaux qui témoignent d’un relâchement différencié de l’état de droit maintiennent un équilibre des rapports de force entre le pouvoir central et la périphérie aurifère qui reproduit les conditions de précarisation des orpailleurs et de régularisation des patrons.

35Troisièmement, la production des illégalismes passe par la question du statut du foncier et de la capacité de mobilité. Les illégalismes relèvent avant tout de l’imposition d’un nouveau régime juridique au sol, garantissant l’appropriation du terrain et, par-là, du minerai extrait du sous-sol. L’arbitraire de l’attribution des permis miniers et la cession contrainte du minerai et des résidus de traitement (haldes) sont les deux facteurs d’injustice et de conflictualité minière. Enfin, l’enjeu de la tolérance différenciée des illégalismes porte aussi sur la capacité à être mobile. La mobilité est au fondement de la stratégie de prise d’opportunités des orpailleurs et la condition pour rester autonome. La législation minière tend à faciliter la circulation des capitaux et des techniques et simultanément à rompre la dynamique de propagation de la ruée. Surtout, l’attribution de concession implique la stabilisation de la partie des orpailleurs employée comme force de travail et le déguerpissement de l’autre.

36Aujourd’hui encore, les moyens d’existence des populations sahariennes reposent en grande partie sur la mobilité et les échanges à longue distance. Après les avoir longtemps tolérées, les activités commerciales transfrontalières dites « de contrebande » sont aujourd’hui considérées comme relevant d’une économie criminelle. Il en est de même pour le transport de ressortissants étrangers au Niger depuis la loi 2015-06 relative au trafic illicite des migrants. Les orpailleurs sont ainsi progressivement englobés dans la catégorie de « trafiquants » dans les pays qui proscrivent cette activité ou dans celle de « migrants » dans les pays qui la tolèrent.

Haut de page

Bibliographie

Afane, A., & Gagnol, L. (2020). Une ruée vers l’or contemporaine au Sahara : l’extractivisme aurifère informel au nord du Niger. VertigO, 20(3). https://doi.org/10.4000/vertigo.29044

Bennafla, K. (2014). État et illégalisme : quelle géographie ? Une approche par les flux marchands depuis l’Afrique et le Moyen-Orient. Annales de géographie, 700(6), 1338-1358. https://doi.org/10.3917/ag.700.1338

Bryceson, D. F. (2018). Artisanal Gold-Rush Mining and Frontier Democracy: Juxtaposing Experiences in America, Australia, Africa and Asia. In Lahiri-Dutt, K. (Ed.). Between the Plough and the Pick: Informal, artisanal and small-scale mining in the contemporary world (31-61). The Australian National University Press. https://doi.org/10.22459/BPP.03.2018.02

Bryceson, D. F., & Geenen, S. (2016). Artisanal Frontier Mining of Gold in Africa: Labour Transformation in Tanzania and the Democratic Republic of Congo. African Affairs, 115(459), 296-317. https://doi.org/10.1093/afraf/adv073

Foucault, M. (1975). Surveiller et Punir. Naissance de la prison. Gallimard.

Gagnol, L., & Afane, A. (2019). De sable, d’or et de mercure. Note sur la production urbaine contrastée de la ruée vers l’or au Sahara. Afrique contemporaine, 269-270(1-2), 225-248. https://doi.org/10.3917/afco.269.0225

Gagnol, L., & Ahmet Tchilouta, R. (2021). L’orpaillage au Sahara : un défi pour la stabilité des États. Politique étrangère, 4, 187-200. https://doi.org/10.3917/pe.214.0187

Grätz, T. (2003). Les chercheurs d’or et la construction d’identités de migrants en Afrique de l’Ouest. Politique africaine, 91(3), 155-169. https://doi.org/10.3917/polaf.091.0155

Hilson, G. M., & McQuilken, J. T. (2014). Four Decades of Support for Artisanal and Small-Scale Mining in Sub-Saharan Africa: A Critical Review. The Extractive Industries and Society, 1(1), 104-118. https://doi.org/10.1016/j.exis.2014.01.002

ICG (International Crisis Group) (2019). Reprendre en main la ruée vers l’or au Sahel central. ICG. https://www.crisisgroup.org/fr/africa/sahel/burkina-faso/282-reprendre-en-main-la-ruee-vers-lor-au-sahel-central

ITIE. (2021). Dispositif national de mise en œuvre de l’Initiative pour la transparence des industries extractives au Niger (DN/ITIE-Niger). Rapport 2019. BDO/ITIE Niger. https://itieniger.ne/rapports-ditie/

Le Roy, É. (2011). La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière. LGDJ Lextenso.

Luning, S. (2014). The Future of Artisanal Miners from a Large-Scale Perspective: From Valued Pathfinders to Disposable Illegals?. Futures, 62(A), 67-74. http://dx.doi.org/10.1016%2Fj.futures.2014.01.014

McDowell, A. (2012). Gold Rushes Are All the Same: Labor Rules the Diggings. In Cole, D. H., & Ostrom, E. (Eds.). Property in Land and Other Resources (99-118). Lincoln Institute of Land Policy. https://www.lincolninst.edu/sites/default/files/pubfiles/gold-rushes-are-all-the-same_0.pdf

Olivier de Sardan, J.-P. (2008). À la recherche des norms pratiques de la gouvernance réelle en Afrique. Discussion Papers No 5. Overseas Development Institute. https://assets.publishing.service.gov.uk/media/57a08bbe40f0b64974000d38/APPP-Discpaper5-fr.pdf

Raineri, L. (2020). Gold Mining in the Sahara-Sahel: The Political Geography of State-making and Unmaking. The International Spectator, 55(4), 100-117. https://doi.org/10.1080/03932729.2020.1833475

Haut de page

Notes

1 Extrait d’entretien avec M., octobre 2021, Obrasan (Iférouane, Niger).

2 Lors d’une réunion des conseils régionaux, à Niamey, après avoir additionnées les superficies des territoires communaux, ces derniers se sont aperçus qu’il manquait 8 000 km² à la superficie officielle du Niger, soit plus que la superficie moyenne d’un département français (Entretien au conseil régional d’Agadez, novembre 2021).

3 Les données sont issues du dernier rapport de l’Initiative pour la transparence des industries extractives au Niger de 2019 (ITIE, 2021) et des comptes-rendus du Conseil des ministres pour obtenir – une partie – des conventions minières, la plus actualisée possible.

4 Les arbres en question sont des Balanites aegyptiaca : adoua n marayi, en haoussa, aboragh n igéleman, en temajeq. À l’instar des orphelins, les orpailleurs sont ici vulnérables et en situation d’abandon car sans la protection d’un patron.

5 La première phase est caractérisée par sa dimension très mobile, son organisation égalitaire et la liberté d’accès à la ressource selon le principe du « premier arrivé, premier servi ». La deuxième phase est marquée par l’intensification et la stabilisation de l’exploitation autour de grands filons, tandis que la troisième, comme nous l’avons vu, est marquée par la reprise en main de l’État en lien avec l’émergence d’un petit entrepreneuriat minier issu de l’élite politique et économique régionale (Afane & Gagnol, 2020).

6 Comme l’énonce la ministre des Mines au Niger : « Aujourd’hui quand vous venez dans notre ministère, nous disons d’abord, c’est vrai, c’est premier venu premier servi. » Entretien du 8 avril 2022 avec Hadizatou Yacouba Ousseini, sur le site de la Présidence de la République du Niger, concernant un premier bilan du secteur des mines au bout d’un an de mandat du président Mohamed Bazoum.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1 : Découpage administratif du Niger et zones d’orpaillage repérées via l’analyse d’images satellites de haute résolution en libre accès
Légende Source : auteurs, 2022 et OCHA (réalisé par Brugerolle A. avec QGIS).
URL http://journals.openedition.org/ried/docannexe/image/1123/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
Titre Figure 2 : Permis miniers aurifères et traces d’activités d’orpaillage dans la région de Djado (imagerie infrarouge VIIRS)
Légende Source : ITIE, 2019 ; Conseil des ministres du Niger 2019-2022 et auteurs, 2022 (réalisé par Brugerolle A. avec QGIS).
URL http://journals.openedition.org/ried/docannexe/image/1123/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Gagnol, Rhoumour Ahmet Tchilouta et Abdoulkader Afane, « Enjeux territoriaux et éthiques de la régulation de la ruée vers l’or au nord du Niger »Revue internationale des études du développement, 249 | 2022, 173-196.

Référence électronique

Laurent Gagnol, Rhoumour Ahmet Tchilouta et Abdoulkader Afane, « Enjeux territoriaux et éthiques de la régulation de la ruée vers l’or au nord du Niger »Revue internationale des études du développement [En ligne], 249 | 2022, mis en ligne le 02 septembre 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/ried/1123 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ried.1123

Haut de page

Auteurs

Laurent Gagnol

Laurent Gagnol est maître de conférences en géographie à l’université d’Artois au sein du laboratoire Discontinuités EA 2468. Ses travaux portent essentiellement sur le Sahara et le Sahel. Ils traitent notamment des questions d’activités extractives, de frontières, de nomadisme, sédentarisation et urbanisation, de désertification. Les approches mobilisées concernent l’écologie politique, la géohistoire, la géographie politique et culturelle.
A récemment publié
Gagnol, L., (2022, 4 mars). Désertification. Hypergeo. https://hypergeo.eu/desertification/
Gagnol, L. (2022). Géohistoire des frontières sahariennes. L’héritage nomade enseveli sous les murs de sable. Bulletin de l’Association de géographes français, 99(1), 53-75. https://doi.org/10.4000/bagf.9030
Gagnol, L., & Ahmet Tchilouta, R. (2021). L’orpaillage au Sahara : un défi pour la stabilité des États. Politique étrangère, 4, 187-200. https://doi.org/10.3917/pe.214.0187
Afane, A., & Gagnol, L. (2020). Une ruée vers l’or contemporaine au Sahara : l’extractivisme aurifère informel au nord du Niger. VertigO, 20(3). https://doi.org/10.4000/vertigo.29044
Gagnol, L., Magrin, G., & Chevrillon-Guibert, R. (2019). Chami, ville nouvelle et ville de l’or. Une trajectoire urbaine insolite en Mauritanie. L’Espace politique, 38(2). http://journals.openedition.org/espacepolitique/6562

Rhoumour Ahmet Tchilouta

Rhoumour Ahmet Tchilouta est doctorant à l’Université Grenoble Alpes au sein du laboratoire PACTE et chercheur associé au Groupe d’étude et de recherche, migrations sociétés et espaces (Germes) de l’université Abdou Moumouni de Niamey (Niger). Ses travaux portent sur l’implication de l’externalisation des politiques migratoires de l’Union européenne sur les politiques nationales de gestion de frontières du Niger. Il s’intéresse également aux dynamiques socio-politiques qui sous-tendent la ruée vers l’or ayant lieu dans le Nord-Niger depuis 2014.
A récemment publié
Gagnol, L., & Ahmet Tchilouta, R. (2021). L’orpaillage au Sahara : un défi pour la stabilité des États. Politique étrangère, 4, 187-200. https://doi.org/10.3917/pe.214.0187

Abdoulkader Afane

Abdoulkader Afane est Docteur en géographie, chercheur et enseignant vacataire à l’université Abdou Moumouni de Niamey (Niger). Ses travaux de recherche portent sur l’aménagement et la gestion des ressources pastorales et les activités extractives au Niger.
A récemment publié
Afane, A., & Gagnol, L. (2021). Une ruée vers l’or contemporaine au Sahara : l’extractivisme aurifère informel au nord du Niger. VertigO, 20(3). https://doi.org/10.4000/vertigo.29044
Afane, A. (2020, 20 avril), Niger: Impact of COVID-19 on Gold Mining Sites. In Impacts of Covid-19 on Artisanal and Small-Scale Mining. Insights from the Ground. Delve. https://delvedatabase.org/news/impacts-of-covid-19-on-artisanal-and-small-scale-mining-insights-from-the-ground
Gagnol, L., & Afane, A. (2019). De sable, d’or et de mercure. Note sur la production urbaine contrastée de la ruée vers l’or au Sahara. Afrique contemporaine, 269-270(1-2), 225-248. https://doi.org/10.3917/afco.269.0225
Afane, A., & Gagnol, L. (2014), Convoitises et conflits entre ressources pastorales et extractives au Nord-Niger. Verts pâturages et yellow cake chez les « hommes bleus », Afrique contemporaine, 249(1), 53-68. https://doi.org/10.3917/afco.249.0053

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search