1Puissance démographique (quatrième pays le plus peuplé au monde), plus grand pays musulman par sa population, pivot entre l’océan Indien et l’océan Pacifique, la Chine, l’Inde et l’Australie, vigie sur la principale artère du commerce maritime globalisé, trait d’union entre l’Asie et l’Océanie, au centre du monde austronésien – entre Madagascar et le « triangle polynésien » –, l’Indonésie a tout pour susciter l’intérêt des observateurs. Comme le souligne avec justesse Jean-Luc Maurer dans l’introduction, le pays reste cependant largement négligé dans la littérature scientifique et apparaît ainsi comme « le plus méconnu des membres majeurs du concert des nations » (p. 1). Le constat vaut en particulier pour la littérature francophone.

2Spécialiste de l’archipel et professeur honoraire en études du développement à l’Institut des hautes études internationales et du développement de Genève, Maurer a passé plus de cinq décennies à arpenter ce vaste territoire insulaire en suivant de près ses transformations à travers de nombreuses études de terrain et une immersion constante dans la société indonésienne. Son livre propose un bilan roboratif et problématisé de l’histoire du grand archipel, au prisme de la notion, fortement débattue en sciences sociales, de « développement ».

3Le volume balaye la trajectoire historique du pays depuis l’époque précoloniale jusqu’à la présidence de Joko Widodo, encore au pouvoir pour trois ans au moment d’écrire ces lignes. Il consacre une attention accrue à la période postindépendance (après 1945), au moment où le pays nouvellement émancipé trace ses propres perspectives politiques et socio-économiques sans plus passer par le filtre des intérêts métropolitains néerlandais qui régissaient l’économie politique du grand territoire à l’époque coloniale.

5L’ouvrage est divisé en sept chapitres organisés chronologiquement. Il propose, ce faisant, un travail de périodisation historique. Les sections dressent le bilan des contraintes et des ressources accumulées au terme de chacune des époques étudiées, en vue de faire l’inventaire des conditions dont hérite la période suivante, à partir desquelles il s’agit de penser, de construire et de perpétuer le processus de développement, dans les trois dimensions identifiées.

6Maurer ambitionne d’appréhender son sujet dans une perspective très large en recherchant les conditions du développement dans les linéaments de l’histoire sociale, politique et économique ainsi que dans les caractéristiques physiques du territoire. Il consacre ainsi une première partie du texte à brosser à grands traits les caractères géophysiques (éclatement géographique, sismicité et volcanisme, insularité), démographiques (répartition très inégale des populations, faible peuplement) et socio-anthropologiques (diversité culturelle, ethnique et religieuse, pluralité des systèmes politiques) de l’archipel insulindien pré-colonial.

7La partie suivante s’intéresse à la progression et à l’organisation de l’emprise néerlandaise, mercantile d’abord, avec l’installation au début du xvii^e siècle de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, puis Compagnie coloniale, à partir du xix^e siècle. Cet examen lui permet de faire l’inventaire de la colonisation, marquée par l’exploitation des populations : « La colonisation s’est largement soldée par une violence extrême, l’asservissement, la pauvreté croissante, la misère accrue et parfois la mort à grande échelle au sein des populations autochtones » (p. 429). Elle enclenche le processus de développement socio-économique de type capitaliste encore à l’œuvre aujourd’hui, que le livre entend examiner.

8Les parties trois à sept (l’essentiel de l’ouvrage), se concentrent sur la période postindépendance, en suivant une périodisation tripartite.

9La première période correspond à la présidence de Sukarno, de la déclaration d’indépendance de 1945 (effective en 1949) et la mise en place d’une démocratie parlementaire à l’imposition de la « démocratie dirigée », involuant vers l’autoritarisme sous l’égide d’un chef charismatique mais qui apparaît de plus en plus isolé et coupé des réalités du pays, jusqu’à la chute du « père de la nation » lors du coup d’état de 1965. La période est marquée par le poids de l’héritage colonial, d’immenses difficultés économiques liées en partie aux conditions de la décolonisation et à l’incurie économique de l’État, de fortes tensions sociales et une polarisation politique mortifère qui débouche sur des troubles insurrectionnels, voire sécessionnistes. À son terme, le pays se trouve exsangue.

10Le règne autoritaire de l’Ordre Nouveau du président dictateur Suharto constitue la deuxième période, inaugurée dans le sang par le génocide des membres du parti communiste indonésien, qui fait sans doute plus de 500 000 morts. Sur le plan international, ces trois décennies (1965-1998) se caractérisent par un ralliement politique au « camp » occidental dans le cadre de la guerre froide, en rupture avec la politique de non-alignement défendue par Sukarno symbolisée par la conférence de Bandung de 1955. Sur le plan national, elles sont marquées par la pesanteur de l’étouffoir politique couplée à un décollage économique spectaculaire qui place le pays dans le contingent des « tigres asiatiques », brandi en exemple par les institutions financières internationales, et débouchent sur l’émergence d’une classe moyenne dont les aspirations libérales contribueront largement à la chute du régime.

11Enfin, l’ère démocratique de la Reformasi, après la chute du régime suhartiste sur les brisées de la crise économique asiatique de 1997, qui connaît des débuts chaotiques mais prometteurs, marqués notamment par un processus de décentralisation sans doute trop rapide et mal maîtrisé. L’auteur met l’accent sur les soubresauts du processus de démocratisation, au sein désormais de l’une des plus grandes démocraties du monde et dans un système parlementaire aux logiques de coalition (culture du consensus politique) et aux conflictualités parfois difficiles à apprécier pour les observateurs peu au fait de la tradition politique javanaise, dominante dans le pays, et de plus en plus marqués par la tentation populiste de l’instrumentalisation religieuse. L’Indonésie, nous dit Maurer, se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Dans le sillage d’Antonio Gramsci, il suggère qu’il revient au politique de trancher les objectifs et les moyens du développement social et économique dans le cadre d’un projet national. Il se situe ainsi en opposition à l’axiomatique libre-échangiste (néo)libérale qui domine encore largement la vision institutionnelle du développement et au processus de dépolitisation qui en découle.

12Au terme de ce parcours, l’auteur plaide pour une conception prudente et contextualisée du rapport entre développement économique et social et démocratie : certes, le premier débouche immanquablement sur des demandes d’ouverture politique (sans présumer de leur réalisation effective), mais le processus de démocratisation n’en est pas moins fragile et réversible lorsque les institutions démocratiques font face à une dégradation des conditions sociales et économiques : les tentations illibérales ont alors tôt fait de resurgir comme le démontre, en Indonésie, le retour remarquable depuis une trentaine d’années d’un conservatisme religieux porteur d’intolérance et son instrumentalisation partisane qui polarise aujourd’hui le champ politique et la société.

13L’ouvrage de Maurer est très atypique par son ton, très libre, parfois peu académique – revendiqué comme tel – et sa forme. Du point de vue du ton, cela se traduit par un langage peu jargonnant qui n’hésite pas à passer à la première personne pour évoquer la construction biographique d’une trajectoire de recherche qui a conduit l’auteur de Genève à Jakarta. La forme combine une lecture problématique (l’« analyse en 3D » des processus de développement) et une lecture chronologique, qui organise l’ouvrage. Cela tient à la volonté de l’auteur de s’adresser, dans une même parole, à un lectorat de non-spécialistes, intéressé par ce pays mal connu et qui se retrouvera dans la facilité de lecture conférée par ce séquençage très lisible, et à la communauté académique, travaillant sur la région surtout mais aussi partie prenante aux débats scientifiques sur les questions de développement et les processus de démocratisation.