- 1 Article financé/cofinancé par l’Union européenne (ERC AdG projet Landresponse, 101054410). Les poin (...)
1De 2018 à 2021, les régions du centre du Mali ont enregistré l’essentiel des attaques meurtrières des groupes armés djihadistes et d’autodéfense1. Dispersés par les interventions des forces internationales dans le Nord, entre 2014 et 2015, certains combattants djihadistes du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) se sont repliés dans les régions de Mopti et de Ségou pour se réorganiser et ruraliser leur djihad (International Crisis Group [ICG], 2016). Autour d’Amadou Koufa (Galy Cissé, 2018), ils y ont fondé la Katiba Macina, qui ciblait à la fois notables locaux et représentants de l’État (gendarmes, agents des Eaux et Forêts, juges, maires, enseignants…).
2Une telle structuration différait de celle observée dans le Nord du Mali où les villes étaient des enjeux stratégiques et politiques du conflit. Le retrait précipité des forces de défense et de sécurité des zones rurales a occasionné un vide sécuritaire (Soré et al., 2021) dans lequel de nouvelles formations djihadistes ont prospéré et qui a engendré, par réaction, la création de différents groupes d’autodéfense, dont Dan Nan Ambassagou. Se développant dans les communautés paysannes, les groupes d’autodéfense mettent en avant un anti-djihadisme qui justifie la prise d’armes par la nécessité de protéger les villageois et leurs biens des agressions djihadistes. En retour, les djihadistes utilisent les ralliements de certains villages à ces groupes d’autodéfense pour justifier les attaques, les blocus et les enlèvements de bétail. Cette relation meurtrière entre groupes djihadistes et groupes d’autodéfense a créé un marché de la protection (Quidelleur, 2022) dans lequel prospèrent des entrepreneurs politiques de la violence (Sémelin, 2005).
- 2 Propos du Pr. Tiéman Diarra, en mars 2022, durant le colloque international Point Sud « Politique e (...)
3Les influences des groupes armés et l’insécurisation des populations ont progressivement fait du centre du Mali une no go zone pour les chercheurs étrangers, notamment « blancs ». Cette situation a mis en avant les chercheurs dits locaux, perçus (notamment par leurs collègues occidentaux) comme plus à même de pratiquer l’ethnographie en zone rouge. Les modalités d’une telle ethnographie sont de moins en moins déterminées par le protocole de recherche préétabli par le chercheur. Celui-ci est soumis aux fluctuations des conditions d’accès et de faisabilité de l’enquête dans les zones sous influence des groupes d’autodéfense. Pour le chercheur local, ces conditions incluent les incidents sur les routes (attaques et braquages des cars de voyageurs, extorsion de biens des passagers et présence de mines antipersonnel sur la route nationale 15 reliant Sévaré à Bandiagara), l’exposition des interlocuteurs à des représailles en cas d’incompréhension ou de non-acceptation des objectifs de la recherche par les acteurs armés qui contrôlent les localités en question, et enfin le risque d’être pris en otage par une faction en vue d’une demande de rançon. Ces variables contextuelles sont imprévisibles et imprédictibles. Elles imposent au chercheur, et souvent à son institution d’appartenance, de trouver des bifurcations qui réduisent le « risque de neutralisation ontologique du chercheur dans sa quête de neutralité axiologique2 ».
4Dans de nombreux villages dogons la confiance réciproque est remplacée par le soupçon et la méfiance. Les envies et les rivalités inhérentes à la vie villageoise se soldent de plus en plus souvent par des assassinats masqués et imputés aux groupes djihadistes, souvent présents dans certaines localités. Mon enracinement local (liens familiaux, connaissance de la langue dogon et familiarité avec certains combattants, connus avant leur engagement dans les groupes d’autodéfense) était l’une des ressources principales de la faisabilité de mon « anthropologie chez soi » (Diawara, 1985 ; Ouattara, 2004 ; Foster, 2012).
5Face à ces difficultés, le défi était d’éviter que l’on me considère comme un enquêteur ou un agent d’une organisation non gouvernementale (ONG) de paix ou humanitaire, venu distribuer des questionnaires concernant la perspective de paix ou les besoins humanitaires. Ces « enquêteurs de la paix » ont en effet remplacé les enquêteurs pour le développement rural, ainsi que les chercheurs « blancs » et leurs assistants qui parcouraient les villages dogons, et sont ainsi devenus les nouveaux « escrocs » (Dougnon, 2007), en raison des promesses de soutien qui se font attendre. L’implication de ces enquêteurs ou agents d’ONG, à partir de 2020, dans les dialogues pour la paix, fait d’eux de potentielles cibles des factions de Dan Nan Ambassagou, opposées à tout dialogue avec les groupes djihadistes.
6Auprès des combattants d’autodéfense, mon enquête était présentée comme celle d’un historien du présent qui documente ce qui se passe aujourd’hui pour garder les traces de ceux qui en sont les acteurs. C’est de cette manière que j’ai pu progressivement dissocier mon travail de celui d’un journaliste, ou d’un agent d’ONG de médiation ou humanitaire. Les données collectées proviennent partiellement d’entretiens semi-structurés auprès de notables, de paysans, de combattants et quelquefois de chefs locaux d’unités combattantes. Quant à l’observation de la vie quotidienne, elle a été déployée dans les contextes villageois ainsi que dans les camps et les check-points tenus par les groupes d’autodéfense liés au mouvement Dan Nan Ambassagou.
7Une enquête ethnographique auprès d’acteurs impliqués dans la violence armée doit aussi répondre aux exigences disciplinaires telles que soulignées par Hagberg :
anthropological research in the present-day Sahel faces challenges in the sense that the individual researcher must deal with issues of personal security, as well as the safety of his/her research partners and interlocutors, while complying with methodological considerations of the discipline. (Hagberg, 2019: 4)
- 3 Tout en exigeant de soi une impartialité claire dans le traitement des données recueillies sur le t (...)
8Ainsi le positionnement assumé a-t-il été celui d’une « recherche partielle3 » car ne pouvant poser toutes les questions, ni avoir accès à tous les acteurs concernés, notamment l’autre partie du conflit (les combattants djihadistes). Ce positionnement, proche du champ des « fieldwork under fire » (Nordstrom & Robben, 1996), visait à documenter la vie quotidienne des villageois, y compris celle des personnes engagées dans la violence armée.
- 4 L’indigénisation est appréhendée comme un processus par lequel Amadou Koufa et ses lieutenants se s (...)
9À partir de 2015, l’installation des groupes djihadistes dans le centre du Mali a marqué un tournant décisif dans leur reconfiguration et leurs stratégies opérationnelles. Aux discours de la guerre sainte et de la conquête pour la charia, mis en avant lors de l’occupation du Nord du Mali, s’est greffé celui de l’égalité d’accès aux ressources naturelles, de la fin des privilèges lignagers dans le contrôle des terres agricoles et pastorales, de la corruption de certains lignages aristocratiques peuls en raison de leur proximité avec les autorités politiques et de leur domination sur les couches sociales subalternes comme les bergers et les Rimaybés (Holder, 2023). Le djihad rural s’est construit par l’imbrication d’intérêts économiques, politiques et sociaux des communautés villageoises à partir d’une stratégie d’indigénisation4 de l’insurrection armée. La promesse d’une émancipation des classes subalternes vis-à-vis des lignages peuls dominants, la contestation des chaînes de dépendances qui conditionnent l’accès aux terres pastorales, la dénonciation de la corruption des élites locales et étatiques, ont été quelques-unes des bases de l’appel au djihad d’Amadou Koufa (Bourgeot, 2020) en 2015 et 2016. L’indigénisation et la ruralisation du djihad ont favorisé un recrutement massif de combattants parmi ceux qui trouvaient dans l’appel de Koufa des réponses à leur marginalisation sociale et politique (Benjaminsen & Ba, 2019). Si un noyau de combattants est motivé par la mise en place de la charia, les données empiriques relèvent que, dans le centre du Mali, l’essentiel des antagonismes et affrontements ont des liens directs ou indirects avec le contrôle des ressources foncières (Benjaminsen & Ba, 2021).
- 5 L’expression « Dan nan ambassagou ou dana amassagu » est le dimunitif de l’expression « Amma sàgú (...)
10En réaction à l’appel au djihad, des groupes d’autodéfense se sont formés autour d’un appel à la défense des terroirs en mettant en avant la menace d’une dépossession foncière planifiée par les djihadistes, qui viserait à transformer les terres agricoles en espace de pâturage. Dan Nan Ambassagou5, un groupe d’autodéfense fondé en 2016 à partir de la fusion de brigades vigilantes qui s’étaient assignées la mission de protéger leurs villages contre les assassinats ciblés et les enlèvements de bétail (Poudiougou, 2023), a massivement recruté parmi les paysans grâce à l’argumentation selon laquelle ces assassinats, enlèvements, incendies de greniers et de villages, résultent d’une stratégie de déstructuration des communautés villageoises. En conséquence, l’indigénisation du djihadisme par l’engagement de jeunes bergers locaux dans les rangs de la Katiba Macina a entraîné une angoisse existentielle et fait naître un antagonisme entre groupes d’autodéfense et groupes djihadistes, tous opérant dans les mêmes espaces.
- 6 Le Ganda Koy est un groupe d’autodéfense fondé dans les années 1990 au Nord du Mali par des combatt (...)
11Dans certaines localités, les militants de ces groupes antagonistes sont issus de villages voisins et ont partagé une fraternité d’armes en tant que combattants de Ganda Koy, Ganda Izo ou Mujao6, avant que le djihad ne se ruralise et oppose les intérêts des uns et des autres. Malgré la violence des combats, mes enquêtes en 2023 confirment la permanence des contacts entre ces groupes armés. Le concept de djihad rural permet de saisir comment les groupes djihadistes cherchent à instaurer une nouvelle respectabilité sociale en contestant les hiérarchies sociales, chantent l’émancipation des couches marginales et créent de nouvelles formes de subalternité.
12Dans ce contexte, les enjeux de contrôle des territoires, de domination des populations rurales et de changement sociopolitique, sont enracinés dans des logiques différentes d’un terroir historique à l’autre. Chaque katiba opérant dans le centre du Mali a ses motivations, ses ambitions locales et ses prétentions territoriales : les modes opératoires diffèrent ainsi, que l’on soit en zone inondée ou en zone exondée du delta intérieur du fleuve Niger. En zone inondée, autour de Ténenkou, Diafarabé et Djenné, le contrôle des terres pastorales, de la circulation des troupeaux, des terres aménagées sont des objectifs militaires des combattants de la Katiba Macina. Cependant, dans le Seeno, entre Bankass, Koro et Douentza, en zone exondée, c’est la domination politique qui anime les chefs djihadistes locaux : soumission des populations par le renoncement à l’enrôlement dans les groupes d’autodéfense et reconnaissance de la raison djihadiste, le tout matérialisé par le paiement régulier de la zakat, sorte de taxe sur les récoltes, les troupeaux et autres biens. Cette variabilité des comportements est déterminée par les types de ressources naturelles disponibles dans chacune des zones et les formes de domination qui s’appliqueraient le mieux aux populations concernées.
13Les embargos que les groupes djihadistes imposent aux villages qui leur résistent sont des outils efficaces pour soumettre ces villages en leur coupant l’accès aux champs agricoles, aux espaces pastoraux et aux mares de pêche. Les sièges déconnectent les villages des réseaux de foires hebdomadaires et d’approvisionnement en différents produits. En posant des explosifs sur les routes et les ponts, les djihadistes étouffent la vie économique des villages, les contraignent à l’immobilité. Une fois isolés et asphyxiés, leur soumission aux djihadistes est présentée comme une condition de la fin des sièges. Les embargos, comme outils de soumission, alternent avec le déguerpissement, sans délai, de villages entiers de leurs terres ancestrales, affectant profondément les dynamiques de terroir historique.
14Le concept de terroir historique (Bayart, 1989 ; 2022) est illustré par le « pays Dogon », pris comme un espace sociohistorique et géographique. Objet de controverse, depuis 2018, entre certains Dogons et certains Peuls originaires de cette région7, le toponyme « pays Dogon » en français doit être envisagé comme la traduction littérale de dogo-gini et dogo-gana (en dogoso, langue dogon). Ce concept correspondrait à jamana, « pays », en bamanankan et gana en dogoso. Il a été forgé au fil d’une histoire reliant des groupes humains à des espaces précis (agricoles, pastoraux, halieutiques ou cynégétiques), ces groupes humains « investissant du travail dans la terre, organisant la reconstitution de ses capacités productives, la transformant donc d’objet de travail en moyen de travail » (Fay, 1989), tout en nourrissant un sentiment d’enracinement et d’identification.
- 8 Les documents signés entre les chefs de villages dogons et peuls sont disponibles via le site du Ce (...)
15Au Mali, l’évocation de chacun de ces noms renvoie à un groupe de populations habitant ces ensembles régionaux et sociohistoriques. Cependant, chaque terroir historique ressemble à un conglomérat de groupes divers avec certaines populations plus importantes en nombre ou en privilèges sociopolitiques, aucune de ces régions ne pouvant se définir ethniquement homogène. L’influence des groupes djihadistes et la mobilisation des groupes d’autodéfense ont ainsi participé à l’effritement des solidarités lignagères et de celles qui régissaient les interdépendances entre les villages et les terroirs historiques. En situation de conflit, ces terroirs historiques sont mobilisables par les groupes armés pour exclure, attaquer et incendier des villages selon l’adhésion ou non à l’offre de protection. Ils peuvent également servir à marginaliser, revendiquer ou contester des privilèges sociopolitiques, y compris les droits fonciers, par certains villageois envers d’autres avec lesquels ils partagent les mêmes affiliations claniques. Ces tendances à l’exclusion se sont accélérées avec les « accords locaux8 » qui lient plusieurs villages aux groupes djihadistes, depuis leur sortie des embargos entre 2020 et 2021.
16L’anti-djihadisme est une caractéristique assumée des groupes d’autodéfense du centre du Mali. C’est même la raison d’être de leur combat. De fait, ils entretiennent une relation d’hostilité opérationnelle avec les groupes djihadistes. Leur projet politico-militaire conteste l’emprise des groupes djihadistes sur les zones rurales et promeut l’idée d’une société rurale conforme aux traditions dites ancestrales dans un État malien unitaire. Une telle représentation s’est progressivement imposée comme l’autre versant de l’anti-djihadisme milicien.
17Au début de la mobilisation armée, cette représentation a privilégié un maillage ethno-territorial du terroir « pays Dogon ». Les Dogons étaient perçus comme un ensemble homogène occupant un territoire précis. En s’enrôlant, de nombreux combattants avaient le sentiment de faire partie d’un projet politico-militaire et identitaire. Ils ont projeté sur les sociétés dogons les désirs d’unité et d’homogénéité qu’ils vivaient au quotidien au sein de Dan Nan Ambassagou en tant que frères d’armes. Ces projections se sont heurtées à l’hétérogénéité des terroirs dogons constitués de sociétés segmentaires dépourvues de formes d’organisation politique et militaire centralisée.
18Pour saisir certains traits du regard milicien sur les villages dogons, il est utile de diviser l’histoire récente de Dan Nan Ambassagou en deux moments d’historicité (Bayart et al., 2019). Ces deux moments d’historicités sont le moment « mouvement d’autodéfense » et le moment « groupes d’autodéfense ». Le moment « mouvement d’autodéfense » correspond à celui de la mobilisation politico-militaire aboutissant à la création de Dan Nan Ambassagou. Ce moment reposait sur une politisation de l’identité ethnique et une délimitation ethnique du territoire « pays Dogon ». Ce territoire ethnique imaginé regroupait Bandiagara, Bankass, Douentza et Koro. Le moment « groupes d’autodéfense » peut quant à lui être appréhendé comme le résultat d’une prise de conscience par les combattants des différences sociohistoriques, linguistiques et mémorielles spécifiques à chaque terroir dogon dont l’ensemble forme le pays Dogon. Cette prise de conscience s’est traduite par une réorganisation des combattants sur la base de la proximité géographique et lignagère.
- 9 En septembre 2019, un avion de l’armée malienne a bombardé un camp de Dan Nan Ambassagou situé à Ba (...)
- 10 Celui-ci se serait opposé à apporter un soutien politico-militaire au groupe tout en préparant les (...)
- 11 Dans certaines localités, ces sanctions infligées par les combattants à des villageois accusés de m (...)
19Ce moment commence dans le deuxième semestre de l’année 2020, lorsque les responsables de Dan Nan Ambassagou reconnaissent des difficultés de « communication9 » avec le gouvernement de Boubou Cissé10. Si l’État malien semble absent des situations conflictuelles décrites, cette absence n’est qu’apparente. Les groupes d’autodéfense ont prospéré à l’ombre des acteurs étatiques qui ont trouvé en ces groupes une décharge (Hibou, 1999) dans un contexte d’éclatement du monopole de la violence. Les groupes d’autodéfense pourvoient du renseignement et agissent en premier en cas d’attaques. À cela s’ajoutent l’émergence de tensions internes parmi les combattants à propos de l’application de certaines sanctions corporelles11 au sein des villages dogons, la nécessité de la participation des combattants aux activités agricoles, la prise en compte de la vulnérabilité stratégique à rassembler plusieurs centaines de combattants en un seul lieu… De tels facteurs ont conduit à un changement de mode opératoire, privilégiant des unités combattantes de taille réduite, très mobiles et capables de mener des actions rapides, unités constituées de combattants issus d’un même village ou de villages voisins et avec la responsabilité d’attaquer ou de résister aux attaques qui se produisent près de leurs bases.
20Cette réorganisation conduisait à renoncer à l’homogénéité ethno-territoriale et à sa politisation. Un retour à l’échelle du village a consacré une pénétration du mouvement d’autodéfense dans les dynamiques villageoises et la mise en place d’une nouvelle stratégie de la résistance aux djihadistes. Celle-ci a privilégié l’efficacité de ces unités d’autodéfense à la concentration de centaines de combattants en un lieu. Les recrutements se basaient sur la mobilisation d’un combattant par lignage. Cela encourageait l’implication de tout le village afin de contenir les divergences face à la mobilisation armée. Les notables villageois étaient chargés de désigner ces futurs combattants, de les équiper (kalachnikovs, motos et objets de protection magico-religieux) et d’assurer l’approvisionnement en nourriture, munitions et carburant.
21Les combattants étaient postés dans leurs villages ou dans un village proche avec lequel ils partagent une même communauté de sol ou de sang (Paulme, 1988). Si les grands camps (en vogue entre 2016 et 2019) sont restés opérationnels, ils ont perdu de leur prestige et de leur réputation. Les nouvelles unités combattantes, nées durant le moment « groupe d’autodéfense », sont réputées redoutables face à l’adversité, comme Gurupu fatow, (groupe des fous), ou Gurupu waraba (groupe lion) qui opèrent dans la région de Bandiagara.
- 12 Différents réseaux se sont formés via les groupes WhatsApp, permettant aux combattants de diffuser (...)
22Par ailleurs, ces unités combattantes divergent les unes des autres selon les capacités économiques des villages (et celles des réseaux diasporiques vivant à Mopti, Bamako et hors du Mali) à financer l’achat des armes, des munitions, des motos. L’apport économique des diasporas est de plus en plus déterminant, car les ressources qu’elles pourvoient à leurs villages conditionnent les capacités des unités combattantes de ces villages12.
- 13 La corde sert à attacher ceux (Dogons) accusés de mauvaise conduite et la chicote est l’instrument (...)
23Cette forme de dépendance des combattants au village et au réseau diasporique villageois a rendu moins violents les rapports, au quotidien, entre combattants et villageois. Sans disparaître, la corde et la chicote13, outils de gouvernement moral du village, sont devenues moins invasives dans la vie des gens. Le calendrier agricole est devenu une composante de la guerre, le recrutement de proximité tenant compte de l’équilibre indispensable entre activités guerrières et activités agricoles. Certaines pratiques violentes, socialement peu acceptables (chicoter une personne âgée), sont moins pratiquées.
24Le 8 juin 2022, aux environs de 4 heures du matin, Makou, un village de la région de Bandiagara, est encerclé par plus 350 combattants. Leur chef a envoyé un émissaire au chef de village demandant aux villageois de quitter leurs maisons et d’abandonner définitivement le village avant la levée du soleil.
- 14 Entretien avec un déplacé de Makou, septembre 2022.
Pas question de négocier, il faut se réveiller et partir si l’on ne veut pas être pris pour cible par ces hommes munis de kalachnikovs. Le message est diffusé via le haut-parleur de la mosquée. Ceux qui se préparaient pour la prière matinale ont réveillé ceux qui dormaient encore pour se préparer au départ. Dans la désorganisation, les quelque 422 ménages de ce village se dirigent vers différents villages voisins14.
25Depuis 2018, de nombreux villages dogons et peuls ont été « déguerpis » de leurs sites par les groupes armés partout dans la région. Les modalités de déguerpissement des villages dogons peuvent être violentes si le village concerné abrite ou entend abriter un camp de Dan Nan Ambassagou, comme ce fut le cas de Makou et du village voisin Kéma, attaqué et incendié en 2019. En cas de présence de camp ou de check-point des groupes d’autodéfense, les villages sont encerclés et « déguerpis » sans préavis. Ils subissent la colère des combattants djihadistes qui pénètrent dans le village, tirent, tuent, incendient maisons et greniers et enlèvent les animaux. En dépit des sollicitations de certains chefs de Dan Nan Ambassagou, les notables de Makou avaient réussi à limiter l’enrôlement des jeunes de leur village dans les groupes d’autodéfense.
26Dès le début de la présence djihadiste dans le centre du Mali, les gens de Makou s’étaient habitués à voir passer des centaines d’hommes armés, à moto, près du village. Situés près d’une ancienne route qui relie la zone exondée du delta à la zone inondée, les combattants de la Katiba Macina empruntent cette route pour échapper aux patrouilles de l’armée. Évitant les routes nationales, ces passages hors-pistes ont rendu possible un maillage progressif des espaces ruraux, espaces dans lesquels l’insurrection a pris forme et où elle tente d’imposer son influence. Les combattants y pratiquent un contrôle distancié des hommes et des ressources en recourant à la violence armée comme mode de gouvernement de la vie quotidienne d’une part, et d’autre part en instaurant un régime de mobilité et d’immobilité des populations sur la base de leur adhésion à cette forme de domination politique.
- 15 Le métier de berger pratiqué par de nombreux combattants avant leur enrôlement dans le djihad offre (...)
27Dans ce sens, Makou est un cas de cette forme de rapport sociopolitique désiré par les djihadistes consistant en un contrôle des zones rurales sans administration directe. Les villageois tentent de se soustraire, même temporairement, à ces situations violentes : agressions djihadistes, représailles des groupes d’autodéfense qui les accusent de complicité, pressions et assassinats que peuvent perpétrer parfois les armées régulières, voyant dans les stratégies de survie des villageois une forme de collaboration. Le djihad rural accorde peu d’importance à la continuité territoriale des espaces en privilégiant les logiques de soumission obtenues via les embargos qui favorisent un contrôle des conditions de survie des populations rurales. Grâce à leur grande mobilité, leur maîtrise des routes informelles de brousse15, et la diffusion de messages audio et vidéo via Whatsapp, la discontinuité territoriale ne constitue pas pour les djihadistes une entrave à un système de domination des personnes.
28La situation de conflit armé en cours ne semble pas avoir donné aux combattants de nouvelles ressources financières qui les rendraient autonomes vis-à-vis de l’économie agricole du village. Cela démontre que l’engagement dans le groupe d’autodéfense n’a pas un caractère exclusif. Être combattant n’exclut pas de la vie communautaire du village mais implique la présence quasi permanente et quotidienne des armes de guerre dans l’espace villageois. Le ravitaillement du camp en nourriture et en munitions est assuré via les cotisations que les notables du village collectent auprès des chefs de familles ou de lignages.
29En saison des pluies, l’effectif des jeunes affectés au camp et à la surveillance des villages se réduit afin de libérer plus de bras pour l’agriculture. Quant aux périmètres cultivables, ils sont délimités sur la base de la capacité des combattants à les sécuriser et à secourir les villageois qui y travaillent en cas d’attaque. Depuis 2019, dans cette région, les champs cultivés sont ceux situés à 2 à 3 km du village. Les parcelles agricoles se trouvant au-delà de ce périmètre ne sont plus mises en culture, le conflit armé ayant contraint les paysans à se limiter aux champs avoisinant le village et occasionné une réduction de l’espace agricole. Si ces champs de proximité donnent de bonnes récoltes, leurs tailles sont réduites et ne permettent pas d’assurer des récoltes suffisantes pour tout un village. De même, dans les tenures foncières locales, ces champs de proximité appartiennent aux lignages fondateurs, et ne sont donc pas accessibles à tout le village. La réduction du périmètre agricole due au conflit génère dans ce sens de nouvelles dynamiques foncières, allant des départs vers le Sud du Mali (Sikasso, Mandé, Yanfolila) à l’émergence de nouveaux types de conflits. Ces derniers peuvent naître des mises en cause des droits des lignages fondateurs par d’autres lignages qui revendiquent les mêmes droits ou des conflits internes à ces lignages en raison du retour d’autres membres précédemment installés dans des villages et hameaux démantelés par les djihadistes.
30Par ailleurs, la non-exploitation des champs lointains se traduit par une baisse des récoltes qui accentue les départs des jeunes hommes vers les centres urbains et les sites d’orpaillage. Dans la région de Bandiagara, les villages qui disposent d’hommes en âge de travailler et de combattre répartissent désormais ces derniers entre l’activité agricole, l’engagement dans les combats et la migration saisonnière vers les centres urbains. Les revenus obtenus de cette migration saisonnière sont investis dans les armes et les munitions, ou dans l’achat d’une nouvelle moto pour les jeunes garçons. Ceux engagés dans les unités combattantes participent également à cette tendance générale en périodes de basse tension guerrière.
31Cultiver, combattre et migrer périodiquement forment les pôles de l’occupation des jeunes ruraux. La vie de combattant n’est pas une activité exclusive et la prise en compte du calendrier agricole par les chefs des groupes d’autodéfense permet la participation régulière de certains combattants aux activités agricoles et villageoises en général, sauf en des moments marqués par des affrontements réguliers entre les unités combattantes d’autodéfense et les groupes djihadistes. En ces périodes d’intense activité guerrière, les unités sont divisées entre ceux qui gardent le village et les champs et ceux qui participent aux campagnes guerrières, y compris en des lieux situés loin des terroirs d’origine des combattants.
32Ces va-et-vient entre une vie de paysan et une vie de combattants, entre la capacité à mobiliser des ressources pour l’activité guerrière et à satisfaire les besoins des familles, constituent le quotidien de nombreux villages du centre du Mali. La dépendance des combattants aux villages et aux réseaux parentaux matérialise l’ancrage social de leur engagement. L’implication des notables donne une légitimité à l’action armée, qui se définit comme une résistance paysanne au djihadisme. Pour ces raisons diverses, ces unités combattantes mettent peu de pression sur les villages qu’elles entendent défendre et protéger.
33À partir de décembre 2020, certains élus de Bandiagara ont entrepris des négociations pour la libération d’otages auprès des djihadistes. Après les contacts, entre novembre et décembre 2020, les pourparlers ont permis la libération des otages. Au moment où ces négociations ont eu lieu, plusieurs villages étaient réduits à l’immobilité et l’économie locale était en ruine. De cette première tentative de dialogue avec les djihadistes est née l’idée de négocier des pactes pour redynamiser les marchés et mettre fin aux attaques sur les routes. Un premier accord a été conclu à Madougou en janvier 202116.
34Opposé à ces négociations, Dan Nan Ambassagou a menacé ceux qui étaient impliqués dans ces démarches et averti les villages dogons contre celles-ci. Cette fermeté ne tenait pas compte des variables géographiques dans l’exposition de certains villages aux incursions djihadistes. Répartie entre plateau, falaise et plaine, la menace djihadiste n’est pas la même partout : la plaine y est fortement exposée, tandis que la falaise et le plateau le sont moins, car accidentés et inaccessibles aux motos.
Le terroir de Guimini
- 17 « Guimini » est à la fois le nom du terroir historique et celui d’un des sites qui composent ce ter (...)
- 18 L’une des routes quotidiennement empruntées par les djihadistes dans cette région est à deux kilomè (...)
- 19 Malgré la présence du camp de Dan Nan Ambassagou à Yawa, le chef de ce village a signé avec celui d (...)
Guimini est le terroir historique du clan Sagara et affiliés. Il se structure autour de trois villages-mères (Dourou, Guinimi17 et Yawa) et un ensemble de villages satellites fondés à partir de migrations agricoles. Dourou et Yawa sont situés sur un plateau, tandis que Guimini est un conglomérat de quartiers au pied de la falaise. Début 2021, face aux harcèlements djihadistes18, les chefs des villages de Guimini et de Yawa ont signé un accord avec les djihadistes19. Cette signature était vitale pour Guimini mais fragilisait Dourou qui avait refusé tout accord. L’adhésion de Yawa à cet accord aurait été motivée par un désir d’accaparer des terres agricoles de ce terroir dont les droits de contrôles sont détenus par Dourou. En refusant de signer l’accord, Dourou était isolé sur le plateau et coupé des terres situées entre Guimini et Koporopen. Contrairement à Guimini, la position géographique de Yawa ne l’exposait pas aux incursions djihadistes.
- 20 En raison de sa position géographique, la seule voie qui mène de la plaine à Dourou ne peut être pr (...)
La signature de cet accord rendait le camp de Yawa vulnérable, et mettait Yawa et Dourou à la portée des djihadistes20. Les fractures internes ont permis aux djihadistes d’attaquer Dourou en juillet et octobre 2021. Ils ont également réussi à capturer et assassiner Amadou Sagara alias Django, chef du camp de Yawa. Ces situations ont alimenté un sentiment de complicité au sein du terroir de Guimini - en tant que communauté de sang et de sol à la fois (ancêtre commun, territoires villageois contigus) - et impacté les solidarités lignagères. En réaction, Dourou a demandé aux gens de Yawa l’arrêt de l’exploitation des terres agricoles claniques, leur adhésion à l’accord avec les djihadistes ayant été perçue comme une manière d’exploiter exclusivement ces terres en profitant de l’immobilité imposée à Dourou par les djihadistes. Les médiations internes qui ont permis de pacifier les rapports entre ces villages ont remis en cause l’accord signé.
- 21 Lors d’un atelier sur les accords locaux, le ministre de la Réconciliation nationale soutenait que (...)
- 22 Mirjam de Bruijn, 2021, « Peace Pacts in Mali: Fragile Pockets of Peace or “Peaceful” Colonization (...)
35Les accords étaient indirectement soutenus par le ministère de la Réconciliation et différentes associations dont le Haut Conseil islamique du Mali21. Après des mois d’embargos et d’isolement, des villages ont exprimé leur disponibilité à signer un accord avec les djihadistes. Ce sont ces derniers qui ont dicté, la plupart du temps sans discussion possible, les conditions de ces accords, que les chefs de villages (dogons et peuls) ont signés en présence de témoins22. Mais alors qu’ils ont supervisé les accords et imposé les conditions, aucun de ces documents ne porte la signature d’un représentant ou d’un chef djihadiste. Car les accords entre les villages signataires et les chefs djihadistes sont surtout fondés sur des engagements verbaux, tels que : le désarmement des combattants des villages concernés et leur retrait des initiatives armées d’autodéfense, la rupture des liens avec l’armée malienne et les villages sous contrôle des groupes d’autodéfense ou de l’armée, l’accueil cordial des djihadistes dans le village, l’ouverture des marchés aux villages peuls et aux djihadistes dont l’accès était interdit par Dan Nan Ambassagou, l’acceptation des prélèvements (labellisés zakat) sur les récoltes et le bétail, le paiement d’une somme variant entre 25 000 à 50 000 Fcfa par hectares en début de la saison agricole et des frais de traversée des troupeaux (200 000 Fcfa/troupeau) au départ vers - et au retour des - zones de transhumances, le port du voile pour les femmes, la fermeture des écoles publiques et des églises, l’adoption d’une tenue vestimentaire adéquate pour les hommes…
36Ces engagements verbaux diffèrent des contenus des accords négociés par des parties tierces (associations et ONG) et signés par les chefs de village. Malgré la relative paix qu’ils ont favorisée, les accords locaux et les engagements pris avec les djihadistes ont créé les conditions de dislocation des terroirs historiques, créant en leur sein des suspicions de complicité et de trahison, comme le démontre le cas du terroir de Guimini.
37L’une des conséquences du djihad rural est la normalisation de la pratique des métiers des armes qui s’est implantée dans les campagnes du centre du Mali, devenue une activité comme tant d’autres pour de nombreux jeunes hommes et femmes. Dans ce sens, les activités guerrières de Dan Nan Ambassagou, après un temps de relative autonomie économique et militaire, se sont articulées au calendrier agricole. Depuis 2020, les forces sont réparties entre les besoins du travail agricole d’une part, et ceux de combattants pour la guerre de l’autre. Selon leurs capacités en hommes en âge de travailler et de porter une arme, les lignages mobilisent les jeunes hommes pour les combats en lien avec les unités combattantes locales qui assurent la protection des champs et des villages. Une situation qui crée une dépendance des villages aux combattants sans lesquels l’activité agricole est compromise. Ces derniers sont également dépendants des soutiens qu’apportent les villages sous forme « d’effort de guerre » pour leurs besoins en nourriture, carburant et munitions.
38En saison agricole, une partie des combattants rejoint les villages pour travailler dans les champs, tandis qu’en période d’intenses activités guerrières l’essentiel des jeunes hommes se dédie aux combats. Cependant la saison sèche (de février à juin) se caractérise par de longues périodes d’attente durant lesquelles les combattants passent leurs journées dans les camps et les check-points sur les routes sans activité particulière. Malgré des contacts constants entre les patrouilles militaires et les combattants d’autodéfense, aucun rapprochement formel ne semble se dessiner à l’horizon depuis 2020. L’intégration des combattants d’autodéfense dans l’armée, prévue par le gouvernement, se fait encore attendre. Ainsi de nombreux jeunes combattants migrent vers les centres urbains ou vers les sites d’orpaillage en quête de fortune.
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