1Traditionnellement, les systèmes de santé en Afrique subsaharienne sont financés par des budgets d’État sur la base de rubriques budgétaires (correspondant à des intrants), que viennent compléter les ressources des bailleurs de fonds internationaux et les contributions directes des patients. La plupart des professionnels de santé y sont payés par l’État, mais parfois des contractuels sont payés localement, par l’intermédiaire de la contribution des usagers. Le financement des budgets publics fondé sur les intrants présente des limites au plan de l’efficience et de la redevabilité (Cashin, 2015). C’est l’une des raisons pour lesquelles le financement basé sur les résultats (FBR) a été avancé par certains comme une alternative au financement sur la base des intrants (Meessen et al., 2011).
2Le FBR relève des approches basées sur les résultats, qui récompensent la réalisation de résultats par une ou plusieurs mesures incitatives, financières ou autres, après vérification de leur réalisation. Ici nous parlons du performance-based financing (PBF) qui concerne les programmes dont les incitations s’adressent aux formations sanitaires et aux prestataires de services de santé, dont les primes (pour des services spécifiques) sont purement financières et dont le paiement dépend de la qualité des services fournis, tel que spécifié dans un contrat (Musgrove, 2011).
3Ces programmes de FBR comportent habituellement plusieurs composantes : des primes de performance conditionnées à l’atteinte de résultats quantitatifs et qualitatifs prédéterminés, vérifiés par un acteur indépendant, et dont une partie est utilisée pour motiver financièrement le personnel ; une approche contractuelle ; des supervisions et contrôles accrus ; un soutien en vue d’améliorer la qualité des soins ; des appuis au renforcement des capacités (Renmans et al., 2016). Le FBR devrait s’accompagner d’une autonomie financière renforcée, se traduire par un accroissement des financements alloués au niveau opérationnel et par une redevabilité accrue vis-à-vis de la communauté. Il s’agit donc d’un « paquet de réformes » (Renmans et al., 2017). En dépit de cette vision globale, le principe spécifique – ou « mécanisme » au sens d’Olivier de Sardan (2021) – du FBR réside dans l’octroi de primes financières pour l’atteinte de résultats prédéterminés.
4Le FBR dans le secteur de la santé est typiquement un modèle voyageur, au sens où il prend la forme de « programmes standardisés d’intervention sociale (de politiques publiques) visant à induire des changements de comportements » ou encore « d’interventions délibérées, volontaristes, planifiées, formalisées, relevant de l’ingénierie sociale ». Ce modèle a fait l’objet d’un « processus de fabrication […] à vocation internationale » et d’une « standardisation, typique des politiques de développement […] élaborées, financées et promues de l’extérieur » (Olivier de Sardan, 2018). Selon cet auteur, la production spécifique du modèle voyageur du FBR est aussi passée par trois processus :
- la mise en récit (une success story fondatrice) : il a connu une expansion phénoménale à la suite de quelques expériences pilotes dont une présentée comme une success story dans le contexte atypique du Rwanda (Basinga et al., 2011) ;
- la mise en théorie et en dispositifs (la construction d’un mécanisme) : le modèle de FBR a été standardisé à travers la « boîte à outils » de la Banque mondiale (Fritsche et al., 2014) et le matériel de formation, régulièrement mis à jour, d’un cabinet privé qui a déjà dispensé plus de 80 sessions de formation – chacune regroupant une bonne vingtaine de participants (Soeters, 2017) ;
- la mise en réseau (la diffusion mondiale) : les acteurs de la santé mondiale et des « entrepreneurs de diffusion » ont joué un rôle déterminant dans l’expansion du FBR (Gautier et al., 2018 ; Gautier et al., 2019 ; Turcotte-Tremblay et al., 2018) ; celui-ci fait l’objet de « communautés de pratiques » dont une (la Performance Based Financing Community of Practice ou PBF CoP) est très active. Elle se réunit via des discussions électroniques, des rencontres régionales régulières et des projets communs, en vue d’échanger sur les pratiques et d’augmenter l’intelligence collective.
5Ces trois processus sont indissociables du rôle d’organisations internationales et de réseaux d’experts qui les animent et se font ainsi, comme ils s’appellent eux-mêmes au sein de leur communauté de pratique, les « champions » (personnes-ressources qui, généralement à la suite d’une formation et d’une cooptation, se positionnent en « défenseurs » et « promoteurs » locaux du FBR) du modèle voyageur (Gautier et al., 2018 ; Olivier de Sardan, 2018). En effet, le FBR a été promu, principalement par la Banque mondiale, dans une trentaine de pays africains aux contextes variés. Un examen de ces programmes montre qu’ils suivent un mode de conception très similaire, peu importe leur contexte de mise en œuvre (Rajkotia & Breen, 2018). Par ailleurs, les discussions menées sur la PBF CoP sous l’impulsion des « champions » du FBR sont souvent normatives et peu critiques (Barnes et al., 2015 ; Gautier et al., 2019).
6En dépit de premiers écrits très positifs qui avançaient le FBR comme permettant d’améliorer la performance des systèmes de santé (Meessen et al., 2011), les preuves de son efficacité se sont érodées avec le temps (Witter et al., 2012 ; Lannes et al., 2016 ; Singh et al., 2021 ; Gage & Bauhoff, 2021 ; Diaconu et al., 2021). Plusieurs auteurs ont pourtant très tôt émis des réserves à l’encontre de cette approche (Ridde & Bonhoure, 2002 ; Ridde, 2005 ; Ireland et al., 2011 ; Kalk et al., 2010). Cependant, il s’est révélé difficile de mener un débat de fond, constructif, sur cette solution proposée d’abord par des experts internationaux puis portée par des experts régionaux ou nationaux. Un clivage s’est rapidement formé dans la communauté des experts en financement de la santé entre les « pro-FBR » et ceux qui émettaient des critiques, rapidement relégués au rang d’« anti-FBR » (Manitu et al., 2015). Les sommes en jeu, les enjeux de pouvoir (centraux en santé mondiale) (Topp et al., 2021) et les conflits d’intérêts, de même que la personnalité des auteurs, ont indubitablement participé à cette polarisation.
7Pour notre part, tant nos observations de terrain en Afrique subsaharienne que nos nombreuses discussions avec des collègues et étudiants laissaient entendre que le tableau du FBR était beaucoup moins rose que les discours de ses promoteurs, et sans commune mesure avec son expansion effrénée. Dès lors, nous avons entrepris la rédaction d’un article polémique visant à faire entendre la voix de ceux qui doutaient des bienfaits du FBR. En effet, de nombreuses personnes, de par leur statut, n’osaient pas publiquement exprimer leur réticence à l’égard de cette approche. Cette démarche, ainsi que les réactions qu’elle a suscitées, sont présentées dans les prochaines pages.
8Près d’une soixantaine de collègues de tous horizons qui, en privé, s’affichaient dubitatifs ou modérés sur la question, ont été contactés. Après maintes révisions visant à atteindre un consensus sur son contenu (le ton, d’abord très dénonciateur, s’est adouci au fil des versions), l’article a été publié en janvier 2018 dans la revue BMJ Global Health et signé par vingt-quatre signataires (dix-neuf du Nord et cinq Africains) de neuf nationalités. Vingt-quatre collègues, en revanche, n’ont pas souhaité se joindre à cette initiative. L’encadré 1 présente la ligne d’argumentation de cet article.
Encadré 1 : Notre article polémique
L’article part du constat que les recherches scientifiques (y compris plusieurs revues systématiques) montrent que la diffusion du FBR ne repose pas sur un corpus suffisant de preuves de son efficacité, de son efficience, de son équité et encore moins de sa pérennité. En dépit des préoccupations soulevées sur ses risques, ses coûts et ses effets pervers, sa mise en œuvre a été précipitée et a continué. En outre, les autorités nationales se sont rarement approprié le FBR, largement organisé et financé par les bailleurs de fonds. Enfin, l’article avance qu’en se présentant comme une approche globale permettant d’aborder tous les aspects du système de santé dans tout contexte, le FBR concentre le dialogue politique sur les résultats à court terme. Il détourne l’attention et les ressources des processus de changement des systèmes de santé plus vastes et des réformes nécessaires. Ainsi, trop peu d’attention est accordée aux effets systémiques, aux effets inattendus et à long terme, alors que des études montrent que le FBR peut nuire aux services et aux systèmes de santé. L’article conclut en proposant des points d’entrée pour des approches différentes pour la réforme et le renforcement des systèmes de santé (Paul et al., 20183).
9Cet article a suscité des réactions parfois virulentes, tant individuelles que collectives, avec un appel à réponse lancé par les défenseurs qui pilotent la PBF CoP. Le présent article s’inscrit dans une démarche d’analyse qualitative des critiques publiques auxquelles nous avons pu avoir accès. Ainsi, les matériaux sont tirés des réactions que notre publication polémique a suscitées parmi les acteurs impliqués dans la diffusion du FBR. Ils sont la base empirique d’une analyse qualitative thématique du discours des réactions engendrées. Elles ont été collectées depuis la parution de l’article en ligne le 14 janvier 2018 jusqu’au 1er mai 2018. Notre analyse est inductive. Nous présentons les résultats de manière à confronter les avis divergents en rendant compte des réactions favorables et défavorables, en vue d’illustrer les points de controverses. Pour faciliter la lecture, nous avons reproduit telles quelles certaines citations (verbatims) exemplaires. Il s’agit d’une analyse secondaire de données et l’anonymat des sources privées a été respecté. Leur contenu est mis en perspective avec la sociologie de la traduction ou théorie de l’acteur-réseau (Akrich et al., 2006) et la sociologie des controverses scientifiques (Raynaud, 2018).
10Il est important de noter que les deux auteurs ont été impliqués dans des programmes de FBR, dans la coordination de l’écriture de l’article ayant provoqué des controverses et donc directement et personnellement mis en cause par les défenseurs du FBR.
11L’article a été publié en ligne, sur le site de la revue BMJ Global Health, le dimanche 14 janvier 2018. Sa parution a aussitôt suscité beaucoup d’émoi sur les réseaux sociaux et au sein de la PBF CoP. Il s’est rapidement positionné dans le top 5 des articles scientifiques dont on parlait le plus sur les réseaux sociaux. En date du 1er mai 2018, il avait un score d’attention Altmetric4 de 163 et avait fait l’objet de 321 tweets par 211 personnes ou institutions, totalisant 261 602 « followers ». Hormis les commentaires immédiats sur les réseaux sociaux, il a suscité des réponses « organisées » à travers plusieurs canaux :
- quatre personnes y ont réagi individuellement sur le blog de la revue5 ;
- dès le 15 janvier, l’un des « champions » du FBR, à l’époque chercheur ayant des intérêts financiers à titre privé dans le domaine, a adressé un message à la PFB CoP via le blog Health Financing in Africa pour appeler la communauté à réagir à l’article6. Reconnaissant son conflit d’intérêts, il a confié la modération des débats à un collègue (tout aussi en conflit d’intérêts car consultant actif dans la promotion et défenseur du FBR). Cet appel a été relayé via le Google Group de la CoP et sur le site de Collectivity, la plateforme mise en place pour prendre le relais des communautés de pratique7 ;
- cet appel a permis d’obtenir un certain nombre de réactions : douze via le blog Health Financing in Africa (y compris les commentaires aux réactions initiales), six via le PBF CoP Google Group (y compris les commentaires aux réactions initiales) et deux réactions originales via Collectivity ;
- enfin, les auteurs ont reçu plusieurs réactions par courriel personnel, dont trois de personnes inconnues et deux autres qui ont été incorporées dans l’analyse, en respectant l’anonymat des interlocuteurs.
12Au total, vingt-sept personnes d’horizons divers ont réagi (dont une a signé au nom de trois collègues), dont seize (plus deux) Africains par voie publique, et deux autres par courriel personnel. Sur ces vingt-sept réactions reçues et ici analysées, douze auteurs sont en conflit d’intérêts car ils retirent une fraction significative de leurs revenus de programmes de FBR. Certains le reconnaissent plus ou moins clairement, d’autres non. Les principales réactions avancées sont synthétisées ci-dessous, accompagnées de notre analyse, permettant de dégager les principaux points d’achoppement de la controverse du FBR.
13La majorité des réactions de la PBF CoP sont très critiques vis-à-vis de l’article. Les principaux arguments avancés sont les suivants.
14Premièrement, notre article ne serait pas assez nuancé, il dichotomiserait les arguments (« noir ou blanc ») et aurait volontairement sélectionné la littérature allant dans le sens de son argumentation, donnant une vision biaisée négativement du FBR :
- 8 FBP = financement basé sur la performance, utilisé comme synonyme du FBR.
[…] j’ai trouvé que l’article n’était pas équilibré : il ne dresse qu’un tableau sombre du FBP8, tentant de généraliser les insuffisances […] observées dans certains contextes et omettant de parler des aspects positifs qui ont été notés dans certains autres contextes […] Mon impression est que l’article veut « jeter le bébé avec l’eau du bain ».
[…] je pense que Paul et al. ont omis (volontairement ?) de donner des exemples d’articles « peer reviewed » favorables au FBP […] Ce n’est donc pas très honnête de faire l’inventaire des éléments de preuve de manière unidirectionnelle.
15Par ailleurs, nos propos, trop incisifs, tiendraient insuffisamment compte de la diversité des expériences, de l’adaptabilité du modèle dans certains contextes et des opportunités de rendre l’approche plus efficace et moins coûteuse. Les initiatives que nous proposons en fin d’article pour renforcer les systèmes de santé pourraient, selon les critiques, être intégrées dans un « bon » programme de FBR :
- 9 PBF = performance-based financing (= FBR).
I consider PBF to be a discipline that has evolved through learning via implementation in different contexts. […] With my experience […], PBF9 to an extent is a catalyst to positive change in health systems. […] It provides an opportunity to effect changes across the components of the health system at different levels. And mind you, we are not to say that all the changes are attributable to PBF Alone. NO! But it plays a key complementary role to in-put based financing and thus its contribution cannot be overlooked!
16Alors que l’argumentation de notre article était générale, rassemblant l’intelligence collective de vingt-quatre auteurs ayant de l’expérience dans douze pays, plusieurs critiques reposent sur une expérience personnelle dans un seul pays et ont recours à des exemples anecdotiques. En outre, ces expériences uniques tentent de mobiliser des savoirs expérientiels et circonstanciels, qui sont certes intéressants mais éloignés des données probantes mobilisées dans l’article qui est critiqué. On voit ici toute la difficulté, pour les acteurs de terrain, consultants ou agents de mise en œuvre, de prendre de la distance avec leur objet de travail quotidien. L’analyse du contenu de ces réactions montre que beaucoup d’entre elles répètent, comme une tautologie, et continuent de défendre, que le FBR est efficace et efficient. Beaucoup de réponses énumèrent les avantages escomptés du FBR (autonomie, redevabilité, catalyseur de réformes, etc.) sans en donner de preuve scientifique autre qu’anecdotique, ce qui rappelle les argumentations récurrentes du New Public Management. Aucune remise en cause fondamentale n’est proposée de l’approche théorique de lier le financement à des résultats mesurés, l’instrument politique, au sens de Howlett et Mukherjee (2018), n’est absolument pas remis en cause. Dissonances cognitives et idéologies semblent donc supplanter une prise en compte des données issues de la recherche sur le FBR. Comme on nous l’a fait remarquer par courriel :
[…] il y a beaucoup d’advocacy dans les réactions que tu as recueillies. On vous reproche d’oublier certaines études montrant les résultats incontestables du FBP (admettons), mais on ne voit pas bien où et comment ces études irréfutables sont utilisées dans les réponses qu’on vous adresse ou les critiques qu’on vous fait.
17Au contraire, ces auteurs semblent attribuer les problèmes rencontrés uniquement à des problèmes de définition du contenu (« design ») ou de mise en œuvre (« implementation gap »), ou encore à une mauvaise formulation (centrée « à tort » sur le financement). Ces auteurs s’orientent vers une discussion de la définition du FBR, sous-entendant que c’était là le problème, et centrent les débats sur l’adaptation « technique » du modèle pour produire de meilleurs résultats, arguant que les autres recommandations sont prises en compte dans un « bon » programme de FBR. Ils ne remettent donc pas en cause le fondement de leur modèle, mais son voyage :
But well designed, implemented and locally owned PBF programs have shown substantial improvements, and can lead to real results in difficult circumstances.
Le PBF a essayé de compiler en une approche, un ensemble de principes et d’outils de bonne gestion […] très peu de pays ont développé le PBF en respectant l’utilisation holistique et simultanée de l’ensemble des principes et outils. Ce qui explique en partie, la faible performance observée dans la mise en œuvre des projets PBF.
[…] pour avoir absolument les résultats plus que concluants du PBF sur l’accessibilité des services de santé, il faut respecter les principes de mise en œuvre, les principes de base du PBF […]. À mon humble avis, cet article ne remet nullement en cause le PBF. Si telle est l’intention des auteurs, ils ne donnent que des conseils pour une mise en œuvre réussie.
[…] most recommendations made in the paper for “alternatives”, are addressed in well-designed PBF schemes. […] we should clearly distinguish between simple pay-for-performance schemes and systemic interventions that follow the full PBF approach.
18La représentation du problème, comme l’expriment les collègues qui analysent ces enjeux au Mali à la suite de Bacchi (Gautier et al., 2021), ne semble pas faire l’objet de discussion, pas plus que les principes qui sont au cœur de la proposition du FBR. Si l’on reprend les anciennes propositions de Latour (2004), les défenseurs du FBR prennent donc ce principe comme indiscutable (« matter of fact »). Il n’est donc pas question de le disputer ou d’en faire une controverse (« matter of concern ») contrairement à son adaptation aux contextes et à sa mise en place qu’il faut appliquer.
19Certains des arguments avancés relèvent d'une vision tronquée du contenu de notre article et/ou convoquent des arguments erronés. Ainsi par exemple, une des critiques aborde de façon très mal informée la situation de deux pays :
The authors’ claims are based on a rather small set of contexts, of which one (Burkina Faso) is showing good results (Steenland, M. et al. (2017) […]) and an enhanced and expanded version of the Burkina Faso PBF approach awaiting the results of an impact evaluation. Their second case, that of Benin, involves a PBF program which was rather successful at the outset but suffering from a general lack of autonomy in the health system for providers leading to lesser results and being confronted with a new president changing the direction of these reforms. In addition, the case of Benin also suffered the consequences from an unsuccessful process to improve the design, to enhance Ministry of Health ownership and to harmonize different PBF approaches.
20Or, l’article cité à propos du Burkina Faso concerne uniquement le projet pilote, très contrôlé. Les résultats de la mise à l’échelle ont longtemps été tenus secrets par la Banque mondiale, témoignant du manque de transparence des processus d’évaluation. Ce n’est que plus tard que l’évaluation du programme a été divulguée, révélant des résultats très mitigés (De Allegri et al., 2018 ; Koulidiati et al., 2021) et aucune efficacité pour les plus pauvres (Mwase et al., 2020). Une analyse indépendante a permis de montrer l’absence d’effets de cette mise à l’échelle pour quatre des cinq indicateurs de santé maternelle et infantile analysés (Zizien et al., 2019), ce qui n’a pas empêché le modèle de perdurer dans le pays. Le gouvernement et la Banque mondiale ont continué de négocier en 2019 pour son extension, pour finalement opter pour une transformation du programme vers l’achat stratégique, concept très ambigu s’il en est (Paul et al., 2020). Pour le Bénin, toutes les études (elles non plus jamais publiées) ont montré une absence d’effets sur le recours aux soins du FBR, expliquant en partie la décision, tant du gouvernement que de la Banque mondiale, de ne pas poursuivre l’expérience pourtant passée à l’échelle nationale mais entièrement financée par les bailleurs de fonds.
21Un autre exemple d’erreur factuelle, fondée peut-être sur la lecture du seul résumé d’une étude coûts-efficacité du FBR, est à trouver ici – notons au passage l’affirmation, par l’auteur, d’une « non-vérité » :
Secondly, they claim that PBF approaches are not efficient. This is untrue. In their assessment of whether “things work”, the authors bypass one crucial effect of PBF approaches: The efficiency of PBF programs or cost-effectiveness of PBF approaches is essentially through the impact on the quality of health services […]. This increase, notably in settings coming from very low baselines, is so strong that even a moderately successful PBF approach in Zambia was shown to have been a very cost-effective intervention.
22Or, l’étude en question démontre que la stratégie de financer directement les centres de santé, sans conditionnement aux résultats, est plus efficiente que le FBR, au sens où elle permet d’améliorer les indicateurs de santé à un coût deux fois moindre (Paul et al., 2019 ; Zeng et al., 2018). Invoquer cette étude en défense du FBR n’a donc pas de sens. Nous sommes ici au cœur des processus de « framing » (Fischer, 2003) dans le champ des politiques publiques où la compréhension d’un phénomène n’est pas globale mais biaisée par une sélection de ses dimensions spécifiques. En l’occurrence, il s’agit ici de sélectionner puis distordre certains points des arguments de l’article pour étayer et confirmer des points de vue déjà élaborés.
23La question du manque d’efficience semble particulièrement diviser la communauté du FBR. Même si l’un de nos critiques avance que :
Le dénigrement sur les coûts de la vérification est un faux. Il est cité dans l’article le cas du Bénin avec de faux chiffres […]
cette accusation ne repose sur aucune preuve, le coût prohibitif de la vérification des résultats étant objectivé par plusieurs publications (Antony et al., 2017 ; Nonkani et al., 2016 ; Witter et al., 2021).
24Notre argument selon lequel de nombreux pays adoptent le FBR parce que les bailleurs ont convaincu les « champions », et que certains d’entre eux soutiennent le FBR parce qu’ils voient des avantages directs et personnels dans la gestion de sa machinerie, a été très mal reçu par certains de ces défenseurs locaux :
J’ai aussi perçu dans l’article une forme de dénigrement, voire d’infantilisation à l’égard des pays adoptant le FBP et des cadres de santé de ces pays. En effet, insinuer que les pays adoptent le FBP à cause de simples promesses de « study tour » ou que les « champions du FBP » s’investissent dans le FBP à cause des promesses de contrat relève de l’inélégance…
25Un bon nombre de réactions sont d’ailleurs très personnelles, prenant le texte comme une attaque individuelle, ce qu’il n’était pas. Plutôt que d’avancer des arguments sur le FBR, certains ont d’ailleurs tenté de décrédibiliser l’article en le faisant passer pour un « règlement de comptes » :
Dans leur article, Paul et al. émettent de nombreuses critiques contre le FBP, mais aussi contre certains acteurs. Il est notamment dit que la CoP FBP n’est pas ouverte à la controverse. En tant que […] je me sens visé par ce reproche.
En définitive, à la fin de la lecture de cet article, j’ai un sentiment très mitigé associé, à tort ou à raison, à l’impression d’assister à une sorte de « règlement de comptes » entre certains acteurs. Le débat contradictoire et constructif semble ainsi relégué au second plan.
Bref, il s’agit d’une guerre de leadership autour de cette approche mais elle finira car il est impossible de cacher indéfiniment la vérité.
Nous doutons de l’utilité d’un tel document si ce n’est pas […] pour faire des vagues, et faire des règlement[s] de compte.
26En outre, alors que notre article original critiquait le FBR en tant que modèle conçu par des institutions et par des chercheurs du Nord, certaines réactions ont pointé que nombre de ses co-auteurs étaient également issus du Nord, sous-entendant qu’il s’agit de querelles d’experts éloignés du terrain. Deux réactions des membres de la PBF CoP ont également supposé que la majorité des auteurs étant francophones, le diagnostic devait être limité à un nombre restreint de pays francophones :
L’Afrique reste encore consommatrice des idées et technologies venues d’ailleurs. La preuve, c’est encore l’extérieur (E. Paul et collaborateurs) qui a décidé qu’il est temps de faire une remise en cause du PBF, malgré plusieurs études favorables réalisées dans nos pays.
In a recent paper in BMJ Global Health, 24 authors (Paul et al.) – the majority of whom are French-speaking academics and consultants from northern countries – declared that performance-based financing (PBF) in low- and middle-income country (LMIC) health systems needs an urgent rethink.
27En somme, ces critiques centrées sur l’origine, l’expérience ou l’intention supposées des auteurs de l’article n’arrivent pas convaincre (vu que les deux « camps » comprennent tant des individus du Nord que du Sud) mais empêchent d’argumenter sur la controverse en jeu, à savoir l’adéquation aux contextes et la performance du FBR. L’enjeu est certainement lié au fait que de nombreux membres de cette communauté sont des consultants agissant à titre privé et lucratif dans ce champ depuis de nombreuses années. La remise en cause de cet instrument vient donc s’inscrire dans ce marché et dans une influence de plus en plus grande des cabinets conseils dans le domaine de la santé mondiale, où la concurrence entre experts est rude (Kirkpatrick et al., 2016). Comme on nous l’a fait remarquer par courriel :
Il est piquant de voir certains vous reprocher de « parler à partir du Nord ». Comme si le FBP ne venait pas de certains grands bailleurs « du Nord » ! Et il est pathétique de voir comment certains de vos critiques protestent de leur complète appropriation du FBP, qu’ils auraient assimilé et fait leur au point de ne plus supporter de remise en question « nordique » ! […] C’est la fermeture au débat propre à l’esprit de croisade, qu’ils ont assimilée.
I loved the article...really addresses some real issues that no one wants to write about. I also felt that [one author’s] response was not objective at all and got overly personal […] Just goes to show how ideological everyone has gotten on this topic – the Bank and their posse has basically created a for-me, against-me world where there is no in-between gray.
28Selon certains, notre article ne proposerait pas suffisamment d'alternatives au FBR et ses recommandations seraient « superficielles » – or, notre article se conclut précisément par une section sur les autres solutions que nous proposons :
[…] je m’attendais à trouver des propositions concrètes qui nous aideraient dans notre processus d’amélioration des modalités de mise en œuvre du FBP. Je suis cependant resté sur ma soif […] J’étais curieux de lire le chapitre sur les alternatives proposées. […] Cependant, ce chapitre ne contient qu’une simple énumération d’interventions à réaliser. Plus frappant est que ces dernières sont par ailleurs déjà prises en compte dans le cadre de la mise en œuvre du FBP dans plusieurs pays !
L’article ne propose rien de nouveau, le PBF essaie dans sa mise en œuvre d’améliorer divers domaines […]. »
29De façon générale, les réactions convoient des croyances enracinées dans les discours des acteurs de la santé mondiale. Le rôle des croyances et des idées dans les politiques publiques est un classique des études en sciences sociales (Béland & Cox, 2011) et de ce que certains appellent l’approche cognitive de l’analyse des politiques publiques (Surel, 2019). Aucune reconnaissance, ni aucune remise en cause de l’idéologie néolibérale sous-jacente au FBR et donc à la nouvelle gestion publique, n’est présentée :
On note cependant et malgré ce constat un engouement considérable des bailleurs de fonds vers ce modèle de financement qui s’est rapidement étendu vers d’autres secteurs […]. Au vu des évolutions sur terrain, il y a lieu de retenir avant tout qu’il se dégage de plus en plus un consensus sur la nécessité désormais de relier le financement aux résultats.
Interesting discourse here. I still believe that PBF is a promising approach to enable effectiveness of health systems in specific contexts/subsectors […].
30Le vocabulaire n’est évidemment pas neutre lorsque ces personnes essayent d’affirmer l’existence d’un « consensus » alors même que l’approche et la théorie sous-jacente sont remises en cause depuis toujours mais ignorées par celles et ceux qui proclament cet assentiment (Batifoulier et al., 2021).
31Ainsi, il est légitime de se demander si cette suprématie du paradigme néolibéral, bien ancré dans la santé mondiale, a réellement « contaminé » l’inconscient des défenseurs du FBR, donc leurs idées et les instruments politiques qui en découlent, ou s’ils la soutiennent de façon pragmatique et rationnelle. Quand on constate la permanence des idées et des instruments proposés pour réformer les systèmes de santé, la première hypothèse est certainement la plus proche de la réalité.
32En outre, une réaction (positive) à notre article, parvenue par email, avance une explication aux
réactions un peu émotives de gens qui se sentent personnellement visés ; c'est inévitable quand on se souvient de l'esprit de croisade avec lequel le FBP a été conçu, lancé, mis en œuvre et promu (j'ai vécu ça de très près [dans un pays phare du FBR], la critique était impossible).
33La notion de « croisade » n'est certainement pas neutre.
34L’article a tout de même suscité des réactions très positives. Plusieurs personnes ont relevé les insuffisances des arguments qui étaient opposés et ont pris sa défense. On en conclut qu’en dépit des tentatives de brider le débat pointées précédemment, la controverse est réelle (extraits de messages personnels et de médias sociaux) :
J’ai lu avec un très grand intérêt un article que j’appelais de mes vœux depuis pas mal de temps déjà, sorte de « pavé dans la mar[r]e » qu’il était important de lancer alors que les véritables questions commencent à se poser sur la pertinence de l’approche PBF dans bon nombre de pays…
Finally some critical voices 2 question unselective promotion of #pbf & lack of conditions applied 2 assure patient benefits. Preferred #health reform in #fragile settings w/o objective assessment. Time 2 reconsider blind allocation funds 2 pbf […].
Its nice to see people put on paper what many of us have long known. Check out […].
The paper of the year! (likely) […].
35Même les auteurs ayant réagi de façon négative à l’article avouent malgré tout qu’ils partagent certaines de ses préoccupations. Les principaux arguments avancés, certains d’ailleurs par des défenseurs du FBR, sont les suivants.
36Premièrement, il n’y a pas suffisamment de discussions de fond sur le FBR et la PBF CoP apparaît en effet, d’un point de vue extérieur, comme un outil de promotion du FBR. Les conflits d’intérêts minent le débat. Comme le disent plusieurs personnes, il est dommageable que la PBF CoP prenne l’article pour une provocation et non comme une occasion d’élargir le dialogue :
Pendant sept ans, le débat a été relativement limité – beaucoup d’acteurs étant concentrés sur la mise en œuvre de projets pilotes FBP.
Cet article, même s’il a ses insuffisances, a la vertu de permettre un débat jusqu’ici sclérosé par la crainte des uns et la défiance des autres.
The idea that “the CoP” is an actor in this debate, that “the CoP” exists as one entity, or that “the CoP” can produce a response to the paper is problematic as the CoP is only a platform […] where ideas should collide, where participants share an interest yet not necessarily a point of view […] One of the points I agree with is that there is insufficient debate in our CoP. […] It is thus a responsibility of all of us to be more critical and generate more debate. […] I sometimes have the feeling that many PBF proponents refrain from highlighting certain negative things (just as opponents refrain from highlighting positive things) and most importantly refrain from opening the discussion with fellow proponents. […] So […] here are some small remarks: refrain from portraying the contribution as if it is a response from “the CoP”; refrain from going into the offensive, nor the defensive and try to explain your view rather than defend it (it is not a competition!); acknowledge the problems […].
37Même les défenseurs du FBR attestent que ses évaluations d’impact donnent des résultats mitigés et confirment donc notre analyse précédente sur le rôle des idées par rapport aux données scientifiques :
But there are many points on which PBF practitioners like myself could agree with them, including that […] the “evidence base” for PBF is mixed […].
Cette ascension fulgurante dans l’opinion et dans la sphère de financement des interventions, contraste avec les résultats jusque-là mitigés du PBF […]. En effet, l’approche PBF pur ayant montré ses limites, il est nécessaire de revisiter certains principes…
Le procès que l’on peut faire aux idolâtres du PBF est identique à celui que l’on peut faire à ses pourfendeurs (même si j’ai du mal à comprendre que l’on ne prenne pas l’article de Paul et al. pour ce qu’il est : « un élément du débat nous amenant à réfléchir sur ce que nous faisons »). Ce procès donc est qu’il manque d’études sérieuses pour affirmer d’une matière tranchée (et non péremptoire comme c’est souvent le cas) si le PBF est adapté, efficace et pérenne.
However, the data, which are both judge and jury, are unequivocal: the results are mixed, and the level of sustainability is questioned.
38Par ailleurs, il ne faut pas envisager le FBR comme un modèle à « copier-coller » – ce qui est souvent le cas en santé mondiale (Erikson, 2019). Au contraire, le contexte devrait être mieux pris en compte (Olivier de Sardan, 2021), comme le soulignent ces deux réactions reçues sur le blog de la revue BMJ Global Health :
PBF should not be copy-paste as a model: PBF implementers have long agreed that things are locally specific and require nuanced thinking […].
When proponents of reforms talk about “evidence base”, they are often referring to success stories in one or two LMICs; whereas some of the results of the pilots for generating the evidence may not even be generalisable within the countries where they were tested.
39En particulier, la question de l’appropriation nationale/locale du FBR est cruciale. D’une part, le FBR n’est pas nécessairement adapté aux contextes de la plupart des pays et, d’autre part, l’appropriation des politiques de financement par les gouvernements africains est généralement très faible, y compris pour cette solution technique (Gautier & Ridde, 2017). On se rappellera l’ouvrage classique de l’étude de l’aide au développement dénonçant la fabrication de problèmes pour proposer des solutions (Naudet, 1999), montrant ainsi la permanence, encore une fois, de ces questions. Les personnes ayant réagi à l’article expliquent qu’il faudrait faire des études d’acceptabilité avant de lancer des programmes FBR et les concevoir en impliquant davantage les acteurs opérationnels :
While donor-led interventions are often described as developed in consultation with recipient countries […] the questions remain: who truly sets the agenda, how much in-country expertise is applied in the final programme design, and how willing are implementers to change the design in line with ongoing feedback from in-country experts and the intended beneficiaries […]?
- 10 OMD = objectifs du millénaire pour le développement.
Vient donc l’idée (totalement ex nihilo et sans fondement sur son adaptabilité à la spécificité de chacun des pays concernés, notamment africains avec ses cultures propres et ses modes de solidarités communautaires ancestraux) de l’approche « outputs based » supposée, sur le modèle développé en Amérique du Nord et dans certains pays européens, « booster » le système, même temporairement et artificiellement, afin d’avoir une petite chance d’atteindre ces fameux OMD10. En fer de lance, la Banque mondiale qui en a fait depuis son modèle d’intervention […]. [Le PBF] n’a jamais pris le temps de cette analyse préalable […].
40Selon certains, même l’expérience du Rwanda n’est pas une telle success story, appropriée localement, que ce qui est propagé comme message (extraits de messages personnels) :
[…] j’avais fait une mission au Rwanda […] sur le sujet ! Je n’en ai pas gardé un souvenir de « succes story », mais plutôt et comme toujours, la désagréable impression d’une stratégie « importée » et à peine compréhensible pour les agents de terrain.
Il y a à peu près une dizaine d’années j’étais à une réunion à la Banque mondiale sur le PBF, ou on avait amené une délégation du Rwanda pour vanter les mérites du PBF à une délégation de RDC. Petit couac, le chef de la délégation rwandaise a dit qu’il n’était pas sûr que le PBF était une bonne idée pour la RDC.
41Il existe en effet des problèmes de conception et de mise en œuvre du FBR dans plusieurs pays, notamment dus à la difficulté d’accroître l’autonomie de gestion des structures de santé, comme le reconnaissent nos contradicteurs à la suite de l’appel aux réactions de la PBF CoP :
Oui, vous avez raison, les projets pilotes rencontrent des énormes difficultés […].
the authors may have hit the nail on the head regarding a few issues that plague Performance-Based Financing (PBF) based health reforms […]. The lack of domestic ownership as manifest in the absence of Government funding in some places, or troubles with design and implementation of PBF approaches are real indeed and can be the main reasons for why some PBF programs […] may fail.
42En particulier, les critiques admettent qu’il est important de suivre de près la mise en œuvre du FBR et de continuer la recherche sur le sujet – notamment sur la question des coûts et de l’efficience de l’approche, qui doit être suivie de près :
However, we agree that there is need for further research and therefore wholeheartedly embrace the exhortation […] for independent researchers […].
[…] nous devons repenser un système beaucoup moins gourmand et au niveau des capacités d’absorption des budgets nationaux des pays en question. Il y a malheureusement trop d’acteurs qui « s’engraissent sur la bête » et qui ne veulent pas que cela change. Ces conflits d’intérêts minent les débats et annihilent toute objectivité lorsqu’il s’agit de discuter (car il ne s'agit pas forcément de critique) du modèle PBF.
As the authors correctly state, the verification and other operating costs of a PBF programme are substantial; up to 30% of the total budget.
43Pourtant, les recherches indépendantes sur ces processus sont rares et la majorité des bailleurs de fonds, à l’image de la Banque mondiale, ont focalisé leurs financements de recherche sur la démonstration de l’impact (Gautier & Ridde, 2018). L’objectif est de montrer que leur instrument est efficace sans trop se demander comment, pourquoi et surtout s’il est adapté aux contextes.
44Certaines réactions confirment qu’il n’y a quasiment jamais aucune considération pour la pérennité des programmes de FBR, comme plusieurs travaux récents le montrent d’ailleurs bien (Seppey et al., 2017 ; Seppey et al., 2021) :
La plupart des écrits semblent se concentrer sur l’efficacité la plus facilement mesurable […]. Il conviendrait à présent de faire une étude exhaustive sur l’impact du PBF sur le système et la pérennité institutionnelle de l’approche ; ce qui à ma connaissance n’a pas été encore fait de manière sérieuse. À l’instar de beaucoup de programmes « de développement », le PBF n’échappe donc pas à l’écueil de sa pérennité.
45Il est aussi crucial de renforcer les systèmes de santé – il s’agit d’ailleurs du « bébé à ne pas jeter avec l’eau du bain », pour reprendre l’expression d’un de nos contradicteurs ! – même si les avis divergent sur la façon de le faire (avec ou sans FBR) :
- 11 FOSA = formations sanitaires.
Bien sûr, tout n’est pas à jeter dans le PBF […]. Il faut d’ailleurs reconnaître cependant que la plupart des points intéressants de ce système (amélioration de la motivation – ou de l’intérêt ! – du personnel, responsabilisation des FOSA11 en termes de gestion, renforcement du système de supervision, renforcement du système d’information sanitaire, etc.) ne sont en fait qu’une réponse alternative à la défection des institutions des pays concernés et ne constituent donc pas intrinsèquement une solution.
In a rebuttal of Paul et al’s call to rethink PBF, supporters of PBF advise against throwing the baby out with the bathwater. I’d like to think that the baby is the precious goal of improving health system performance, and that the water in which the baby is immersed is the medium of incentives. […] I would like to admonish that the “baby” must be preserved, but if the evidence on efficacy of PBF is mixed and we cannot demonstrate the sustainability of the “water”, then perhaps yes, it is time to re-think PBF.
[…] dans [une région d’un pays phare du FBR], cette question de la gestion (physique et financière) et de la disponibilité des médicaments a été presque totalement résolue sans contribution du FBP ; simplement par le suivi rapproché et le coaching du personnel chargé des médicaments dans les hôpitaux et les districts, valorisés dans leur formation, leur encadrement et leurs responsabilités sans prime d'aucune sorte […].
46Enfin, certains vont encore plus loin dans la critique du FBR, dénonçant ses effets pervers, applaudissant le franc-parler de l’article et remerciant même les auteurs d’avoir osé « défier » et dénoncer « l’arnaque » du FBR (selon leurs mots), qui risque d’entraîner une marchandisation des soins de santé, d’ailleurs largement en place en Afrique depuis bien longtemps (Lee et al., 2002) :
[…] ce n’est pas le millefeuille de vérifications, contrôles et autres évaluations qui ont réussi à rétablir la « pureté » des systèmes PBF en activité. Je veux parler notamment des surfacturations, des prescriptions préférentielles vers des prestations plus rémunératrices (cas des césariennes par exemple et de ses conséquences dramatiques potentielles), de la sélection des patients, des références tardives, de la « politique du chiffre », de la falsification des résultats (avec ou sans complicité de l’ensemble de la chaîne de contrôle qui est elle-même rétribuée au résultat !), de la déperdition de ressources, etc.
Mettre le gain au centre de tout système revient à le déshumaniser et, dans notre cas, à marchandiser la santé qui devrait être un bien public et universel.
We need to question all “donor fads”, not only performance-based financing. I applaud Paul and colleagues […] We need more daring authors in health systems and global health, who are unafraid to state the obvious as these authors have done. […] many may be afraid because of “disloyalty” or “biting the hand that feeds you” [….]. It is not easy to highlight reforms that may not be working as hoped, but it must be done.
Cela fait plus d’une dizaine d’années que je suis le PBF […] et je suis devenu convaincu que c’est plus qu’une mode, c’est une arnaque. C’était gratifiant de voir votre étude réfléchie et documentée du problème. Malheureusement je vois peu de chance que les charlatans qui ont alimenté leurs carrières et leurs poches en poussant ce remède miracle soient appelés à rendre des comptes.
- 12 RBM = results-based management ; RCT = randomised control trial ; NPM = new public management.
Excellent paper. PBF, RBM, “Rigourous Impact Evaluation”, RCT “gold standard” drivel, NPM,12 etc. are simply commercial interests cashing in on ideological prejudices & the belief that there are simple solutions to complex problems. Shameful […].
47Le FBR dans le domaine de la santé est typiquement un modèle voyageur, comme il en existe tant dans le champ de la santé mondiale, au sens où il a été fabriqué et standardisé avec une vocation internationale (Paul & Renmans, 2018), promu de l’extérieur et mis en œuvre, la plupart du temps, comme un programme vertical visant à induire des changements de comportements dans l’ensemble des systèmes de santé récipiendaires. Le rôle des entrepreneurs individuels, que la communauté du FBR nomme des « champions » de cette diffusion, a fait l’objet d’une thèse et de plusieurs articles (Gautier et al., 2018 ; Gautier et al., 2019).
48Les réactions à notre article polémique illustrent – à l’opposé de la thèse de Raynaud (2018) – que la controverse du FBR ne se limite pas à des querelles purement rationnelles. Au contraire, comme nous l’avancions d’ailleurs, les bases factuelles sur le FBR n’étayent ni son efficacité, ni son efficience, ni son équité. Ce manque de données probantes est en partie admis par les défenseurs du FBR, mais ils l’attribuent le plus souvent à des problèmes de formulation (« design ») ou de mise en œuvre et jamais réellement à l’idéologie de l’instrument. Il est donc nécessaire de reconnaître l’importance des acteurs (réalisme critique) et de leurs réseaux (en l’occurrence, la PBF CoP) dans la construction du narratif (« framing ») autour du FBR. Il illustre tout à fait la théorie de l’acteur-réseau, selon laquelle le succès d’une innovation ne dépend pas de ses caractéristiques intrinsèques, mais de la capacité d’un réseau à relier des « actants » hétérogènes (humains ou non, tels que le manuel de gestion du FBR) (Akrich et al., 2006). Le rôle des idées dans l’énoncé des politiques publiques n’est pas nouveau (Béland & Cox, 2011), mais notre analyse en confirme la permanence à travers le cas du FBR des années 2010, comme d’autres l’avaient démontré lors de l’introduction du paiement direct des soins de santé en Afrique dans les années 1980 (Lee & Goodman, 2002), puis des politiques de suppression de ce paiement dans les années 2000 (Béland & Ridde, 2016). Les idées du New Public Management perdurent et les réseaux d’acteurs continuent de les propager.
49Ces réactions montrent également qu’une fois la réputation d’un modèle voyageur forgée – même artificiellement et sans fondement scientifique –, il est extrêmement difficile de la remettre en question, tant discursivement que pragmatiquement. Notre article, en prenant volontairement un angle polémique, avait pour vocation de susciter un débat de fond sur le FBR, mais celui-ci n’a pas eu lieu ; les critiques que nous avons reçues n’ont jamais opéré une remise en cause de ses principes, ni de la reconnaissance de l’idéologie qu’il véhicule, mais se sont limitées aux éléments de « design » ou aux personnes signant l’article. Au contraire, le clivage entre « pro- » et « anti-FBR » a probablement été conforté, chacun se retranchant derrière son avis préalable et ses idées sans se remettre en question, malgré l’accumulation régulière de nouveaux éléments de preuves. On est évidemment ici au cœur de la dissonance cognitive et du rôle des idées dans les politiques publiques (Béland & Cox, 2011). Beaucoup de réactions donnent des exemples anecdotiques d’éléments qui fonctionnent avec le FBR – mais qui pourraient très bien être efficaces sans FBR (c’est d’ailleurs l’une des conclusions de l’article polémique). Et si certains reconnaissent des problèmes dans la conception ou la mise en œuvre du FBR, rares sont ceux qui remettent en cause ses principes fondamentaux. Pour reprendre les concepts de l’évaluation, si certains arrivent à accepter l’« implementation failure », rares sont ceux qui osent aborder l’« intervention failure », autrement dit que ce soit la conception même de l’intervention qui soit erronée. La situation est à l’image des gestionnaires des projets de développement qui précisent, en amont, certains éléments de risques dans leur cadre logique de planification sans jamais remettre en cause la théorie de leur intervention. Les dangers sont donc à trouver dans les contextes mais pas dans les fondements des actions.
50Ceci est paradoxal car, de toutes les réactions recueillies, aucune n’a réussi à justifier théoriquement ou empiriquement le bien-fondé du FBR. Il est en outre remarquable de constater que la PBF CoP a mis sur pied un groupe de travail visant à travailler sur la théorie de changement du FBR seulement en 2017 – soit une quinzaine d’années après le début de la mise en œuvre et de la promotion de cette approche ! Ce groupe a ainsi admis que la théorie de changement du FBR était plus complexe qu’initialement envisagé. Plusieurs explications théoriques sont avancées, mais une multitude de canaux sont susceptibles d’interagir pour produire des changements (Bigirimana et al., 2017). Une revue réaliste récente et indépendante confirme la complexité de la théorie de changement du FBR (Singh et al., 2021).
51En effet, les arguments avancés, tant par ce groupe de travail que par les réactions à l’article, se perdent dans une trop grande complexité et peinent à isoler la spécificité du FBR par rapport à d’autres approches de renforcement du système de santé – d’autant plus vu le caractère protéiforme du FBR tel que mis en œuvre. À l’instar de deux auteurs ayant pourtant étudié une expérience positive de FBR (au Mozambique) (Rajkotia & Breen, 2018), nous pensons qu’il est temps, tant pour la communauté internationale que la communauté des praticiens, de mettre au jour, en l’explicitant, l’idéologie néolibérale sous-tendant le FBR, en vue d’analyser sa pertinence contextuelle.
52En l’occurrence, même si cela déplairait aux défenseurs du FBR, qui tentent de le proposer comme un « paquet de réformes » comprenant de nombreux aspects dépassant le niveau des professionnels de santé (Renmans et al., 2017), sa seule spécificité est d’attribuer des primes de performance conditionnées à l’atteinte de quelques résultats préétablis, vérifiés par un acteur indépendant dont on a vu l’absence d’efficience. Tous les autres éléments généralement proposés sous le label « FBR » – dont la supervision, le coaching en vue d’améliorer la qualité des soins, ou même l’accroissement des financements alloués au niveau opérationnel et les primes de motivation du personnel soignant (qui peuvent être liées à l’éloignement par exemple) – peuvent se concevoir dans des programmes de renforcement du système local de santé n’impliquant pas de primes financières conditionnées. Le très récent retournement de veste de la Banque mondiale, probablement suivi par le Fonds mondial, envers la reconnaissance des mérites du « financement direct des structures de santé », l’atteste d’ailleurs implicitement (Khanna et al., 2021 ; Witter et al., 2021). Or, le problème qui n’a jamais pu être clairement exprimé est qu’une définition « stricte » du FBR, centrée sur l’octroi de primes financières, entraîne une série d’effets pervers, certains attendus et d’autres non (Ireland et al., 2011 ; Turcotte-Tremblay et al., 2017), et ne passe même pas l’écueil de la justification théorique. En effet, les incitants financiers ne sont pas adaptés à des secteurs complexes aux objectifs variés comme celui de la santé (Paul & Robinson, 2007). D’ailleurs, une récente revue des écrits scientifiques n’a pas réussi à trouver une théorie cohérente permettant de justifier le recours au FBR dans le domaine de la santé (Paul et al., 2021).
53Enfin, deux semaines après la publication de notre article, nous avons eu la surprise de découvrir une chronique rédigée par des chercheurs américains que nous ne connaissions pas, qui dénonçaient quasiment mot pour mot les mêmes problèmes liés au financement associé à la performance dans leur système de santé. En particulier, ils dénonçaient l’engouement politique pour cette approche alors que les faits démontrent qu’elle n’est pas adaptée (Sullivan & Soumerai, 2018). Le blog du Physicians for a National Health Program a publié un billet pour mettre en perspective nos deux articles. Il avance que l’on assiste à une diffusion généralisée de programmes dont l’efficacité est douteuse :
But what we are seeing instead is the widespread implementation of schemes without adequate evidence of their effectiveness. P4P – pay for performance – is one such scheme.
We now have overwhelming evidence that P4P does not work as intended. It does not improve performance, […] but, in fact, it can create perverse incentives that impair outcomes […].
Furthermore, Elisabeth Paul, Valéry Ridde and their colleagues show us that the widespread acceptance and implementation of this concept throughout the world “can actually damage health services and systems.”
Right now we are swamped with policy concepts that are being adopted on a wholesale basis without adequate evidence of either effectiveness or safety. (McCanne, 2018)
54Le modèle semble donc mal voyager. Les éléments qui fonctionnent dans quelques programmes de FBR n’ont en fait rien à voir avec l’instrument des primes à la performance. Une récente revue systématique des écrits scientifiques affirme d’ailleurs que « les mécanismes clés par lesquels le paiement à la performance peut fonctionner n’étaient pas clairement liés à la composante d’incitation financière » (Singh et al., 2021). Dès lors, il faudra bien avouer que le FBR n’est pas promu pour des raisons d’efficacité ni d’efficience, mais pour des raisons purement idéologiques, à savoir la promotion d’un modèle fondé sur la nouvelle gestion publique empreinte d’une croyance néolibérale, ce qui n’est pas nouveau en santé mondiale (Mills et al., 2001), comme l’analyse de l’histoire de la couverture sanitaire universelle en Afrique de l’Ouest le confirme (Ridde, 2021).
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