1Depuis les années 2000, de nombreux pays africains connaissent des « booms miniers » dans lesquels coexistent production artisanale et production industrielle. Cette coexistence ne se fait pas sans heurts et donne lieu à des tensions observées et analysées un peu partout dans le monde, notamment en Afrique de l’Ouest et centrale (Bolay, 2014 ; Geenen, 2014 ; Luning, 2012). La plupart de ces conflits reposent sur des rapports de force inégaux entre investisseurs étrangers et acteurs nationaux et locaux (Emel & Huber, 2008 ; Radley & Geenen, 2021a). Au nom de ce que Radley & Geenen (2021b) appellent une coalition politique entre l’État et le capital d’entreprise minier, un choix politique est fait pour favoriser l’accès aux ressources des entreprises multinationales au détriment des entrepreneurs artisanaux et semi-mécanisés.
2Afin d’éclairer le fondement de ces « choix politiques », il apparaît nécessaire d’examiner empiriquement les processus décisionnels sur lesquels ils reposent, la constellation d’acteurs impliqués ainsi que les relations de pouvoir qui les lient. Le Burkina Faso éclaire d’une manière intéressante cette question. En 2015, après avoir pourtant supprimé en 2006 le Comptoir burkinabè des métaux précieux (CBMP), l’État burkinabè a créé l’Agence nationale d’encadrement des exploitations minières artisanales et semi-mécanisées (Aneemas). Malgré cette volonté de redonner à l’exploitation minière artisanale et à petite échelle (ASM) une place plus importante dans l’économie nationale (Medinilla et al., 2020 ; Werthmann, 2017), la production industrielle de l’or reste privilégiée (Drechsel et al., 2019 ; Engels, 2019 ; Hubert, 2018).
3Le présent article soutient que ce balancement entre dévalorisation et revalorisation des pratiques d’extraction à petite échelle (ASM) et à grande échelle (LSM) n’est pas seulement déterminé par le cadre juridique mais aussi par les registres de légitimité avancés par les différents acteurs du secteur aurifère. Les pratiques et les récits de ces acteurs clés (miniers artisanaux, personnel minier mondialisé, autorités municipales, personnel du ministère, etc.) dépassent les simples catégories de « légalité » et d’« illégalité ». Les rapports de force régissant l’accès aux richesses du sous-sol s’opérationnalisent aussi à travers les registres discursifs employés. Ces registres de légitimité avancés (de ce qui est moralement souhaité ou pas) produisent en retour une acceptation ou un rejet du droit.
4Notre objectif ici sera d’analyser la base éthique sur laquelle se négocie « l’accès » aux concessions minières. L’« éthique de l’or » est ainsi conçue comme un ensemble des principes moraux qui animent les narratives, pratiques et politiques d’extraction aurifère. Selon la « théorie de l’accès » (theory of access) de Ribot et Peluso (2003, 2020), les relations de propriété ne constituent pas le seul mécanisme par lequel les gens obtiennent, contrôlent et maintiennent l’accès aux ressources. Bien qu’un acteur puisse légalement extraire, il peut ne pas avoir la légitimité suffisante pour le faire et donc être dépourvu de la « capacité » d’extraire. Il doit alors développer des capacités relationnelles et structurelles pour garantir ou acquérir cet accès. Ainsi, il s’agira de montrer comment les différents registres de légitimation avancés déterminent les relations d’accès aux ressources. Cet article applique un raisonnement de nature procédurale et structurelle à « ce que constitue un droit » (Côte, 2013). La « politique quotidienne de “faire la concession” » (Côte & Korf, 2018: 468) implique aussi des négociations intenses autour d’un accès « juste » aux ressources. Ceci sera illustré à travers l’exemple d’une concession minière dans l’ouest du Burkina Faso, qui, depuis les années 1990, est revendiquée à la fois par des acteurs industriels et artisanaux.
- 1 Je tiens à exprimer mes sincères remerciements à ceux qui m’ont soutenue dans mon travail de reche (...)
5L’analyse est nourrie par une étude documentaire et bibliographique ainsi que par un travail de terrain ethnographique de treize mois réalisé entre 2016 et 2021 dans différentes concessions aurifères de l’ouest du Burkina Faso et dans la capitale du pays Ouagadougou. Une trentaine d’entretiens qualitatifs semi-directifs ont été réalisés avec des autorités politiques et coutumières nationales et locales, des responsables d’entreprises minières, des représentants d’organisations de la société civile, ainsi que des orpailleurs et agriculteurs dans les communes de Ouagadougou, Houndé, Bagassi, Koumbia et Boni en octobre 20181.
6Afin d’illustrer les différents registres de légitimation mobilisés par les acteurs impliqués dans cette négociation d’accès aux ressources, le cadre théorique déjà cité de Ribot et Peluso (2003, 2020) sera mobilisé. Ces auteurs dinstinguent ceux qui contrôlent l’accès de ceux qui doivent – négocier avec ces derniers pour – obtenir et maintenir l’accès aux ressources naturelles. Contrôler l’accès recouvre le pouvoir de réglementer l’accès des autres, éventuellement d’en exclure certains. Obtenir et maintenir l’accès auprès de ceux qui le contrôlent implique des relations de coopération, de compétition, de conflit et de négociation. Alors que la majorité des publications appliquant la théorie de l’accès portent sur les ressources naturelles (notamment la terre) ou l’agriculture (Myers & Hansen, 2020), cette approche sera développée ici à propos des ressources minières et notamment aurifères (voir par exemple Peluso, 2017).
7À propos de l’accès aux ressources naturelles, ces auteurs avancent qu’il dépend d’un « faisceau de droits » (bundle of rights) et d’un « faisceau de pouvoirs » (bundle of powers), qui s’influencent mutuellement. Ces « pouvoirs sont inscrits et pratiqués à travers une variété de mécanismes, de processus et de relations sociales, qui déterminent la capacité des acteurs à bénéficier des ressources » (Ribot & Peluso, 2003: 154). Les relations de pouvoir qui en résultent peuvent être formelles ou informelles et renvoient aux rapports entretenus avec les autorités, la qualité et l’intensité des relations sociales, l’accès au savoir, à la technologie, etc.
8Ainsi, dans une première partie, cet article évoquera les mécanismes d’obtention, de contrôle et de maintien de l’« accès aux ressources par le droit » (rights-based access), renvoyant aux registres juridiques mobilisés par une coalition de fait entre l’État et les multinationales. La deuxième partie détaillera le faisceau de pouvoirs mobilisés, autrement appelé les « mécanismes structurels et relationnels de l’accès aux ressources » (structural and relational mechanisms of access). Il s’agira notamment de détailler les registres discursifs mobilisés par les différents acteurs du secteur minier afin d’obtenir, de contrôler et de maintenir l’accès aux richesses du sous-sol burkinabè.
9Le faisceau de droits déterminant de manière importante l’accès aux ressources, cette première partie détaillera comment se construit, au Burkina Faso, l’accès aux ressources minières par les droits. Afin d’« identifier et de cartographier les mécanismes par lesquels l’accès est obtenu, maintenu et contrôlé » (Ribot & Peluso, 2003: 160), l’histoire contemporaine du droit minier burkinabè sera retracé. En s’appuyant sur les textes juridiques ainsi que sur les réformes et actions politiques menées au cours de ces dernières années, nous mettrons en évidence la volonté des différentes structures étatiques de formaliser et de légitimer l’exploitation minière à petite échelle, tout en maintenant l’avantage juridique de l’exploitation industrielle.
10Bien que le Burkina Faso ne constitue pas un pays de longue tradition minière comme le Ghana ou le Mali (Chouli, 2014), les activités de recherche et d’extraction aurifère peuvent être retracées jusqu’à l’époque précoloniale, tout particulièrement dans le sud-ouest du pays, autour du fleuve de la Volta Noire (appelée Mouhoun au Burkina Faso) (Bantenga, 1995 ; Kiéthéga, 1983). Depuis les années 1980, on assiste cependant régulièrement à des résurgences de l’économie aurifère, voire parfois à une « véritable ruée vers l’or » (Chouli, 2014: 12), visible à la fois au niveau, local, national et global. L’exploitation de l’or au Burkina Faso devient périodiquement rentable lorsque le prix du marché mondial augmente. Ce fut le cas en 1980 (850 USD l’once), trente ans après en 2011 (1 900 USD l’once) et une troisième fois en 2020 avec la crise mondiale du Covid-19 qui a fait monter le cours de l’or au prix record de 2 000 USD l’once en août 2020.
- 2 Décrets n° 96-231/PRES/PM/MEM du 3 juillet 1996 et n° 9-035/MEM/MEF/MCIA du 14 mai 1997.
11L’exploitation artisanale (peu mécanisée et capitalisée) de l’or se développe dans les années 1980, à la suite de la sécheresse de 1984 et de la mauvaise production agricole qu’elle a provoquée. La hausse du cours de l’or, le taux élevé de chômage chez les jeunes et l’accessibilité accrue à de nouvelles technologies, incitent de nombreux agriculteurs à chercher un moyen de subsistance dans ce qu’on appelle « l’orpaillage » (Côte, 2013 ; Jaques et al., 2007). Jusqu’aux années 1990, cette pratique s’étend graduellement du nord au sud du pays (Werthmann, 2012). À partir de 1986, l’État va alors chercher à s’impliquer dans l’organisation, l’encadrement et la réglementation du secteur artisanal en créant le Comptoir burkinabè des métaux précieux, ayant pour mission d’établir un monopole d’État sur la production, la transformation, l’exportation et l’achat de l’or. Cependant, faisant suite aux différentes politiques d’ajustement structurel qui imposent des politiques de libéralisation, l’État met fin à son monopole (Trahoré, 2018 ; Campbell et al., 2007) et autorise à partir de 1996 la création de comptoirs privés2. Le CBMP est finalement supprimé en 2006. De nombreux comptoirs privés apparaissent alors sur les sites d’orpaillage dans lesquels règne plutôt une « absence » de réglementation (Entretien avec un responsable de l’Aneemas, 22 octobre 2018 ; T. Zongo, 2019).
- 3 Organe législatif de transition en place entre l’insurrection de 2014 et les élections démocratiqu (...)
12À partir des années 2000, le secteur artisanal va se trouver confronté à l’arrivée des entreprises minières multinationales. Bien que de nombreuses entreprises canadiennes, britanniques ou australiennes détiennent des concessions d’exploration depuis les années 1990, nombreuses sont celles à n’avoir commencé leur investissement qu’à la suite de la crise économique et financière mondiale de 2007-2008, où le cours de l’or a connu un premier pic. Selon un recensement du ministère des Mines et des Carrières (MMC) datant de juin 2020, le Burkina compte 17 mines industrielles en production, dont 10 ont ouvert depuis 2016. Parallèlement, le Ministère dénombre 800 sites d’artisanat minier, répartis sur la quasi-totalité des régions (MMC, 2020) et situés le plus souvent sur des permis de recherches ou d’exploitation industrielle. Environ la moitié du territoire national est actuellement couvert par des permis concédés par l’État (Ayeh, 2021 ; BUMIGEB, 2018 ; Drechsel et al., 2019), conduisant, comme dans de nombreux autres contextes miniers d’Afrique de l’Ouest, à une intensification des conflits. Alors que, pendant vingt ans, le secteur artisanal a reçu peu d’attention politique, le pays adopte un nouveau code minier en 2015 et rejoint le « paradigme de la formalisation » en cours au niveau international (Fisher et al., 2021: 194). Porté par les demandes exprimées lors de l’insurrection populaire de 2014, le Conseil national de transition (CNT)3 réforme le code minier en augmentant non seulement les taxes et les redevances minières dans le secteur industriel mais aussi en « encadrant » le secteur artisanal afin qu’il génère plus de profit au niveau national. Une Agence nationale d’encadrement des exploitations minières artisanales et semi-mécanisées (Aneemas) (Gouvernement du Burkina Faso, 2015a) est créée. En effet, selon les dires de l’administration minière, la contribution de l’ASM au budget de l’État ne cesse de diminuer depuis la libéralisation du secteur dans les années 1990. Il ne s’agit donc pas d’un hasard si le lancement officiel de l’Aneemas en 2015 coïncide avec la publication d’un rapport de l’organisation non gouvernementale suisse Déclaration de Berne (2015) qui révèle qu’environ 7 tonnes d’or produites artisanalement quittent chaque année le pays sans être enregistrées, déclarées ni taxées. Un an plus tard, le rapport d’une commission d’enquête parlementaire (CEP) sur la gestion des titres miniers et la responsabilité sociale des entreprises minières estime que le manque à gagner national serait de plus de 100 millions USD/an du fait de la fraude dans le secteur artisanal (Assemblée nationale, 2016). Enfin, une Enquête nationale sur le secteur de l’orpaillage (ENSO) effectuée la même année par l’Institut national de la statistique et de la démographie (INSD) relève que les revenus générés par les 448 sites recensés s’élèverait à 400 millions USD pour une production annuelle estimée à 10 tonnes (INSD, 2017). L’État comprend qu’il aurait grand intérêt à rendre le secteur plus gouvernable et transparent.
13Bien que la législation minière prévoyait avant 2015 des possibilités d’exploitation légale à travers l’acquisition d’une autorisation d’exploitation artisanale (AEA) des substances minières, en 2018, environ 10 % des sites seulement disposaient d’une telle autorisation au niveau de la Direction générale du cadastre minier (DGCM). L’Aneemas était censée répondre à cette lacune de formalisation, comme l’explique un de ses responsables en 2018 :
Maintenant il se trouve que sur les plus de 800 sites qui existent au niveau du Burkina, on a à peine une cinquantaine de sites qui ont une autorisation d’exploitation artisanale. Ça veut dire que vous avez plus de 700 sites qui n’ont pas d’autorisation. Et ces sites-là sont donc sous le couvert de l’Aneemas. C’est ce que disent les textes. L’Aneemas veut donc travailler maintenant au niveau de ces 700 sites. Au lieu que ce soit des sites qu’on appelle « sauvages », qu’on puisse les formaliser, qu’on puisse les reconnaître.
14Pour ce faire, l’article 26 d’une loi sur la commercialisation de l’or et d’autres métaux précieux introduite en 2017 stipule que tous les sites miniers artisanaux qui ne sont pas couverts par une AEA passent automatiquement sous le contrôle de l’Aneemas (Gouvernement du Burkina Faso, 2017). Sur le terrain, l’Agence a pour principal objectif « l’encadrement et la surveillance des activités d’exploitation artisanale et semi-mécanisée de l’or » (Trahoré, 2018: 6), ce qui se traduit par exemple par l’encadrement technique des exploitants, le suivi-contrôle des circuits de commercialisation, la surveillance environnementale ou encore la régulation de la commercialisation par l’achat.
15Malgré les récents efforts étatiques pour formaliser et donc légitimer l’ASM, les dispositions légales ne cessent de favoriser le secteur industriel, comme en attestent les processus d’attribution des concessions AEA légalement enregistrées ainsi que pour les sites ASM « illégaux », qui relèvent depuis 2017 du domaine de compétence de l’Aneemas. Le code minier reconnaît différentes catégories d’exploitation (exploitation artisanale de substances de mine, exploitation industrielle, exploitation semi-mécanisée et exploitation minière à petite échelle), chacune régie par des cadres réglementaires différents encadrant le contrôle d’accès. Alors que les exploitations (semi-)industrielles exigent l’octroi de titres miniers (permis de recherche, permis d’exploitation industrielle, permis d’exploitation semi-mécanisée de substances de mines), seules des autorisations – de prospection et d’exploitation artisanale – sont requises pour les exploitations à petite échelle. Ce régime minier dualiste est renforcé par des différences procédurales. Alors que les autorités locales comme les conseils municipaux ont un pouvoir de décision dans l’attribution des autorisations, ce n’est pas le cas pour les titres, dont la décision finale d’octroi est prise à Ouagadougou. Les différentes autorités régionales et communales reçoivent seulement des amplifications (Ayeh, 2021).
16Une différence temporelle est aussi à souligner. Alors que le permis d’exploitation industrielle est valable pour une durée de vingt ans et renouvelable par périodes consécutives de cinq ans jusqu’à l’épuisement du gisement objet du permis (Art. 48), l’AEA dure deux ans : « Elle est renouvelable par périodes de deux ans […] à la condition que le périmètre concerné ne fasse pas l’objet d’une demande de permis d’exploitation industrielle » (Art. 78 du Code minier, voir Gouvernement du Burkina Faso, 2015b). Si un titre minier d’exploitation industrielle est octroyé pour un même espace, « l’autorisation ne sera pas renouvelée, mais le bénéficiaire aura droit à une indemnisation par le nouvel exploitant » (Art. 73). En raison des différentes dispositions spatiales pour les AEA (attribuées pour une superficie maximale de 1 km², selon l’article 75) et les titres miniers (une superficie maximale de 250 km² pour un permis de recherche, selon l’article 35), les conflits sont nombreux en matière d’utilisation et d’accès.
17L’obtention et le maintien de l’accès aux ressources dépendent de l’avis favorable de ceux qui en contrôlent l’accès. Si l’État intervient quel que soit le type d’exploitation, les exploitants à petite échelle se retrouvent non seulement dépendant de l’État et des collectivités territoriales mais aussi des industries minières, car l’exploitation artisanale se fait très majoritairement sur des terres déjà placées sous permis industriel – de recherches ou d’exploitation. Comme l’indique un responsable des relations communautaires de la mine de Houndé en octobre 2018 :
Le code minier est clair sur les relations qui peuvent exister entre les sociétés minières industrielles et les sociétés artisanales. La préoccupation est ici de savoir comment s’exerce l’activité minière sur le titre qui a été octroyé. L’exploitant artisanal doit avoir l’accord de la société industrielle. Sur cette base, la société artisanale peut demander un accord [voire l’obtention ou le renouvellement de son autorisation] à l’État.
- 4 Une cinquantaine d’AEA seulement sont valables en 2018.
18Étant donné que le nombre d’entrepreneurs miniers à petite échelle ayant entrepris la lourde procédure de demande d’AEA n’a cessé de diminuer au cours des dernières années4, l’État central a donc décidé d’installer l’Aneemas en tant qu’ « interlocuteur », comme l’explique un de ses responsables :
Si vous [en tant qu’exploitant artisanal] découvrez un site sur un permis de recherche, vous êtes tenu d’avoir l’accord écrit préalable du propriétaire du permis avant de pouvoir avoir l’autorisation d’exploitation artisanale. À ce niveau, par exemple, l’Aneemas sera l’interlocuteur de ces détenteurs, pour avoir justement leur accord. (Entretien, 30 octobre 2018)
19L’exemple du site de Kari, situé dans la commune de Houndé, province du Tuy, région des Hauts-Bassins, permet de montrer comment, notamment lorsque des investissements internationaux sont en jeu, les institutions étatiques perpétuent et renforcent l’avantage juridique de l’exploitation à grande échelle. Plus le degré de mécanisation de l’exploitation minière à petite échelle est élevé, plus la concurrence pour les mêmes gisements est forte (Radley & Geenen, 2021a). C’est ainsi que l’État central s’implique de plus en plus sur le terrain à travers son agence de l’Aneemas qui, dans la pratique, pour certains, exerce son rôle d’intermédiaire dans le but de « dégager la voie pour les investisseurs à grande échelle » (Ayeh, 2021). Après une relative inactivité entre 2015 et 2017, en raison d’un manque de moyens et d’équipements, elle est devenue plus active dans les régions minières à partir de 2018 – notamment en ce qui concerne le recensement et l’inventaire des différents sites d’orpaillage ainsi que dans les conflits entre miniers industriels et artisanaux, comme le montre le cas de Kari.
20La commune de Houndé devient un centre d’exploitation minière artisanale à partir des années 1990. Aux alentours de Kari, situé à la sortie sud-ouest de la commune de Houndé, sur la route de Bobo-Dioulasso, c’est à partir de 1998 que les activités d’orpaillage se multiplient. En 2011, Moussa Ouédraogo (appelé « Wogbo », signifiant « l’éléphant »), entrepreneur minier bien connu, y installe un site nommé Wendpanga Or (« Or de la puissance de Dieu ») (Dera, 2014). Au fil des années, le site gagne progressivement en taille et en importance, mais doit également faire face à de multiples démantèlements et réinstallations. Le site comprend des installations permanentes et utilise des méthodes artisanales et mécanisées pour extraire et traiter les minéraux, notamment des machines de concassage pour broyer les roches aurifères et les déchets. Il compte une dizaine de trous allant jusqu’à 80 mètres de profondeur. Le nombre total de personnes embauchées (concasseurs, broyeurs, laveurs, électriciens, etc.) est estimé entre 1 000 (Dera, 2014) et 3 000 personnes (Entretien avec les responsables du site, 19 octobre 2018). L’importance particulière du site s’illustre également par le système de surveillance et de sécurité sophistiqué installé, se manifestant par des clôtures, des caméras de surveillance et un poste de gendarmerie situé à l’intérieur du site. Ayant renforcé son importance et sa richesse sous le régime politique de Blaise Compaoré, Wogbo a la réputation d’être un investisseur généreux auprès des autorités locales de Houndé. Il parraine plusieurs événements municipaux, tels que les matchs de football annuels ou les festivités officielles de la Journée internationale des droits des femmes (8 mars). Sa contribution la plus visible, proche de l’exercice d’une « responsabilité sociétale des entreprises » (RSE), est le don d’une ambulance d’une valeur de 10 millions de francs CFA (environ 17 000 USD) au centre médical avec antenne chirurgicale (CMA) de Houndé (Dera, 2014: 13).
21Cependant, depuis les années 1990, un ensemble de concessions d’exploration industrielle, connu sous le nom de « Propriété de Houndé5 », couvrant plus de 1 000 km², se trouve sur le même périmètre. Il est rachetée en 2012 par le groupe multinational Endeavour Mining (EDV) (Zammit et al., 2013), qui, en décembre 2017, à travers sa filiale Houndé Gold Operation SA (HGO), ouvre sur une partie de cette propriété sur laquelle elle a obtenu un permis d’exploitation, la première mine d’or industrielle de la commune de Houndé. Au même moment, les programmes de forage s’intensifient dans les nombreuses concessions d’exploration d’Endeavour Mining, dont celles de Kari. En 2017, l’une de ses sociétés d’exploration enregistrées au Burkina Faso, Avion Gold Sarl, y « découvre » « l’anomalie de Kari ». Située à seulement sept kilomètres de l’usine de traitement de HGO, la zone de Kari (avec les trois gisements Kari Pump, Kari West et Kari Centre) est déclarée comme une « priorité absolue » et « la découverte la plus importante » pour les activités d’exploration du groupe EDV (Proactive Investors, 2019). En novembre 2018, la société publie l’estimation des ressources de Kari Pump, qui augmenterait de 40 % les ressources mesurées initialement dans la propriété de Houndé et dont la teneur serait beaucoup plus élevée que celle du gisement de Vindalao, gisement initial de la mine de Houndé exploité depuis 2017 (EDV, 2018).
22En conséquence, EDV cesse progressivement sa pratique de tolérance vis-à-vis des mineurs artisanaux et à petite échelle sur ses concessions d’exploration à Kari. En août 2017, la ville bruisse d’une première rumeur selon laquelle l’entreprise aurait annoncé des (futures) restrictions d’accès à la zone pour les entrepreneurs artisanaux et semi-mécanisés. Selon les responsables de Wendpanga Or, Avion Gold leur aurait ensuite dit à plusieurs reprises de se préparer à quitter, tôt ou tard, la concession. Le 8 mai 2018, Avion Gold envoie une lettre au directeur de Wendpanga Or dans laquelle la société annonce un délai de 14 jours pour le dégagement de la concession de Kari Nord, ce qui est répété plusieurs fois au cours des mois suivants, selon des sources gouvernementales (Gouvernement du Burkina Faso, 2018). Pourtant, Wendpanga Or ne se retire pas. C’est finalement suite à l’intervention de l’État central via son agence Aneemas qu’EDV parvient à entrer en possession du terrain.
23Afin de trouver une solution, l’Aneemas invite en effet les cadres d’EDV et de Wendpanga Or dans ses locaux, à Ouagadougou, le 24 juillet 2018. Le protocole d’accord qui en résulte stipule qu’EDV considère les activités de Wendpanga Or comme « incompatibles au déroulement normal des activités de recherche ». Quant aux activités extractives, il s’agirait également d’une extraction « semi-mécanisée » en raison des machines utilisées (Gouvernement du Burkina Faso, 2018: 2). Par conséquent, il est exigé que la zone soit libérée dans un délai de deux semaines. Selon le Mémorandum, le directeur de Wendpanga Or, Wobgo reconnaît alors l’« illégalité » de ses activités sur la concession industrielle. Néanmoins, il demande un nouveau délai de 6 à 18 mois afin de cesser les travaux d’extraction et de pouvoir démanteler les infrastructures présentes. En guise de compromis, le protocole d’accord impose alors l’arrêt immédiat des travaux d’extraction et le nettoyage définitif de la concession de Kari Nord par Wendpanga Or avant le 31 octobre 2018 (Gouvernement du Burkina Faso, 2018: 3-4). Wendpanda Or finira par se retirer finalement au début de l’année 2019, affirmant qu’elle n’a pas d’autres choix « parce que l’État le décide avec eux [la compagnie minière] » (Entretien, octobre 2018).
24Kari ne cessera pourtant pas d’être un lieu d’affrontements entre l’exploitation à petite échelle et l’industrie minière. Fin novembre 2019, en effet, un site d’orpaillage est à nouveau installé sur un des permis d’exploration d’EDV, à Kari. En deux semaines, 40 000 chercheurs d’or seraient venus, mais les 7 et 8 décembre, ils sont chassés par la gendarmerie nationale. À Houndé, des rumeurs circulent selon lesquelles les orpailleurs auraient rapporté 14 millions de francs CFA (environ 24 000 USD) à la commune en deux semaines, en investissant l’argent gagné directement dans l’achat de motos, de téléphones portables et d’autres biens de consommation (Entretien avec un agent municipal, 13 décembre 2019 ; S. Zongo, 2019). Le déguerpissement est alors présenté par certains comme « un drame économique pour Houndé ». Comme l’explique Kassoum Ouédraogo (2019), journaliste et bloggeur local, en décembre 2019 : « La commune de Houndé et ses habitants ont une fois de plus été convaincus de l’apport considérable de l’orpaillage artisanal, qui a engendré en deux semaines plus de ressources dans la commune que la société minière Houndé Gold Operations en trois ans d’exploitation. » Bien que la société minière « n’ait pas manqué de revendiquer ses droits » (S. Zongo, 2019), ceux-ci ne correspondent pas forcément à ce qui est considéré comme « éthique » par tous. La deuxième partie de cet article se focalisera sur l’analyse des différents registres de légitimation avancés par les acteurs de la capitale Ouagadougou et de la commune de Houndé pour défendre les causes de l’exploitation minière à petite ou à grande échelle.
25Les rapports de force inégaux au Burkina Faso – et ailleurs – ne sont pas seulement établis par la loi, ils se reproduisent également à la capitale et dans les concessions à travers les différentes interventions et discours étatiques et privés tenus en faveur de la mine industrielle. Bien que les industries minières, grâce à l’avantage juridique que le droit minier burkinabè leur accorde, soient en mesure de réguler l’accès des autres à leurs ressources (obligation d’obtenir leur autorisation pour travailler sur leur permis), elles peuvent rencontrer des difficultés dans leurs activités d’extraction. À titre d’exemple, on peut citer les tentatives répétées de mineurs artisanaux d’accéder à des concessions clôturées, comme ce fut le cas à Kari depuis 2021 (Info du Tuy 2021a, 2021b). En effet, certains acteurs essaient d’obtenir et de maintenir l’accès aux mêmes ressources en s’appuyant sur des mécanismes structurels et relationnels, tels que l’accès aux autorités, aux catégories de savoir et aux discours publics qui dépassent les simples sphères du « légal » et de « l’illégal ». Selon Ribot et Peluso (2003), une éthique de l’accès est en jeu lorsque s’exprime localement un sentiment de droit vis-à-vis de bénéfices fondés sur l’accès aux marchés ou savoirs par des opérateurs extérieurs (Ribot, 1995). Les acteurs impliqués dans les négociations considèrent qu’une pratique minière (de grande ou de petite échelle) est moralement meilleure et plus désirable que l’autre et développent des registres de légitimation pour asseoir leur position.
26L’objet de cette partie n’est pas de d’explorer le fond scientifique des arguments avancés, mais de recenser les registres de légitimité, de les contextualiser à travers les pratiques de cohabitation de l’exploitation à petite et à grande échelle, et d’interroger ce qu’ils disent de la légitimité des activités extractives. Il s’agit ainsi d’une observation des négociations concrètes autour du sujet de l’obtention, du contrôle et du maintien de l’accès qui permet de donner plus de visibilité aux multiples processus de négociation à l’œuvre.
27Malgré l’absence d’autorisation légale de l’ASM sur les permis industriels, on observe sur le terrain une situation moins binaire donnant lieu parfois, et selon des contraintes spatiales et temporelles variables, à une certaine cohabitation. Comme ailleurs dans la sous-région (Côte & Korf, 2018 ; Luning & Pijpers, 2017), il existe différents arrangements politiques pour gérer l’accès à ces espaces convoités à la fois par la mine industrielle et artisanale. Tantôt les activités d’orpaillage sont tolérées ou même appuyées par les entreprises minières, tantôt elles sont interdites. Cela dépend souvent, d’une part, de la phase du cycle minier dans laquelle se trouve l’activité minière (l’exploration, l’octroi de permis, la construction, l’extraction, l’après-mine) et, d’autre part, de la volonté des deux parties d’exploiter les mêmes gisements de la concession et de la capacité technique de l’exploitation à petite échelle d’atteindre les gisements visés par l’industrie (Ayeh, 2021 ; Luning & Pijpers, 2017 ; Mulonda et al., 2019).
28En absence de directives gouvernementales concrètes pour la gestion de l’exploitation minière artisanale sur les concessions industrielles (par exemple à travers une grille de compensation validée), les sociétés minières multinationales développent leurs propres stratégies de cohabitation, légalement peu envisageables. Comme en témoigne en décembre 2019, à Ouagadougou, une responsable expatriée des relations communautaires travaillant dans le secteur minier depuis dix ans : « Par rapport à l’orpaillage, les mentalités ont changé », « l’importance de l’ASM pour les communautés locales » commence à être reconnue. Bien que l’attitude de non-tolérance reste la plus pratiquée, les entreprises minières s’intéressent de plus en plus aux différentes formes de cohabitation. Cet intérêt ne reflète pas vraiment un changement de paradigme de la part des multinationales mais plutôt une reconnaissance grandissante du potentiel risque que les conflits ASM-LSM font courir à leurs réputation et opérations. Comme l’indique le rapport annuel de développement durable d’EDV :
Lorsque les sociétés minières à grande échelle ne peuvent pas établir des relations de travail efficaces avec les communautés locales qui pratiquent l’ASM, cela peut nuire aux relations entre les parties prenantes et entraîner des risques d’accès aux terres, d’octroi de permis, d’interruption des opérations et des conflits. (EDV, 2021: 78)
29Par conséquent, les politiques et pratiques vis-à-vis de l’ASM dépendent à la fois des directives juridiques du pays hôte, qui définissent généralement l’ASM (non-enregistré) comme « illégale » mais aussi sur certains standards du secteur minier mondial, tels que la norme de performance 5 de la Société financière internationale (IFC, 2012) sur l’acquisition de terres et la réinstallation involontaire. Cette dernière prévoit une compensation des utilisateurs de la terre, même s’ils ne possèdent pas de titres de propriété légaux.
30Au regard du terrain conduit entre 2016 et 2019 dans l’ouest du Burkina Faso (communes de Houndé, Bagassi, Boni et Koumbia), nous pouvons décrire trois politiques d’entreprises concernant l’ASM. Il n’existe aucun accord formel ou écrit entre les mineurs industriels et ceux artisanaux. Il s’agit cependant de pratiques plus ou moins établies, caractérisées par des dynamiques spatiales, temporaires et scalaires. La première attitude observée consiste à « prévenir dès le départ », c’est-à-dire à empêcher (ou tenter d’empêcher) toute présence d’orpaillage sur un permis d’exploration. Ce fut le cas à Dossi dans la commune de Boni, où un site d’orpaillage a été dissous à plusieurs reprises entre 2008 et 2018 (Entretien avec un coordinateur de sites aurifères, 23 octobre 2018). Sur le site de Man, dans la commune de Koumbia, une zone d’interdiction d’orpaillage a été délimitée par la société d’exploration minière Boss Minerals. Cette stratégie est particulièrement observée lorsque les sites artisanaux sont semi-mécanisés. Depuis plusieurs années, on assiste au Burkina Faso, comme dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, à une mécanisation montante de la production artisanale (Lanzano, 2018 ; Sawadogo & Da, 2021). Menée par des entrepreneurs locaux, elle est marquée par une plus forte capitalisation et une productivité élevée du fait de l’utilisation de machines, tels que les « concasseurs ». La « division entre exploitation minière à grande échelle (LSM) et ASM devient moins stricte » (Mulonda et al., 2019: 187). La cohabitation avec ces acteurs semi-mécanisés s’avère particulièrement difficile, car ils mettent en danger les gisements industriels. Ils sont presque systématiquement chassés dès qu’une concession devient attractive pour le capital minier mondial.
31Une deuxième attitude consiste, pour les entreprises minières, à tolérer les activités d’orpaillage sur « leurs permis d’exploration ». Cette politique de tolérance est répandue dans la mesure où, d’une part, les sociétés d’exploration et leurs sous-traitants ne travaillent pas de manière permanente dans les concessions et, d’autre part, n’exploitent qu’une petite fraction de leur permis d’exploration (Ayeh, 2021). Alors que certaines entreprises ne sont souvent même pas au courant de la présence d’une exploitation à petite échelle sur leur permis d’exploration, d’autres tolèrent ces activités jusqu’à ce que le gisement s’avère « exploitable », comme en témoigne un agent du département des relations communautaires de Houndé Gold Operation SA (HGO) en octobre 2018 :
Nos permis de recherche couvrent pratiquement tous les alentours de Houndé. C’est le cas notamment des petits sites. Ces sites satellites sont sur nos permis de recherches et leur présence est tolérée jusqu’à ce que nos sondages nous révèlent la présence d’un gisement potentiellement exploitable. Dans cette situation nous allons entreprendre les démarches pour la libération du site.
32Cette tolérance ne donne néanmoins pas lieu à une reconnaissance écrite.
33Une troisième attitude, beaucoup moins fréquente dans l’ouest du Burkina Faso, est celle de la tolérance sur le « permis d’exploitation », observable dans le cas où l’industrie minière et les orpailleurs ne ciblent pas les mêmes gisements (Luning & Pijpers, 2017) ou encore pour jouer l’apaisement social, notamment quand plusieurs sites d’orpaillage ont été démantelés dans la zone à cause de l’exploitation industrielle. Ce fut le cas dans la commune de Bagassi où la société Roxgold Sanu S.A. a toléré de 2016 à 2018 des artisans miniers sur son permis d’exploitation, pour que celle-ci revienne ensuite sur cette politique fin 2018 lorsqu’elle a voulu étendre sa concession, créant une grande tension sociale dans la commune (Ayeh, 2021).
34Cet état des lieux des différentes politiques en matière de (non-)cohabitation donne à voir des relations complexes entre ASM et LSM impliquant d’assumer des positions publiques et de développer des arguments pour se légitimer.
35Interrogés sur les différentes politiques étatiques et privées vis-à-vis l’exploitation à petite échelle, les responsables gouvernementaux à Ouagadougou et ceux de l’entreprise minière de la commune de Houndé font souvent recours aux mêmes registres discursifs pour justifier leurs actions. Au-delà des arguments juridiques, l’accès aux ressources est aussi conditionné par le pouvoir de produire des catégories de savoirs (Ribot & Peluso, 2003 ; Foucault, 1975, 1976).
36Le premier registre mobilisé par ces responsables pour justifier l’apport de la mine industrielle consiste à souligner les conséquences néfastes de la mine artisanale. Bien qu’ils reconnaissent tous la place centrale de l’orpaillage au Burkina Faso (constituant un moyen de subsistance et une source de revenus pour 1 à 2 millions de personnes), ils mettent en avant les « problèmes » qu’il suscite : éboulements, accidents, conflits, travail des enfants, utilisation de produits chimiques, etc. Inversement, le secteur industriel est présenté comme « réglementé », « formalisé », donc « plus durable ».
Il n’y a pas de comparaison concernant les impacts de l’exploitation qu’elle soit industrielle ou artisanale. Dans le cadre de l’exploitation artisanale, l’amalgamation au mercure se fait à l’air libre. Cela crée des évaporations. Cela est interdit. […] Par contre, dans le cadre d’une mine, tout est contrôlé. […] Dans le cadre de l’orpaillage, les gens utilisent le cyanure, ce qui entraine la mort des animaux. Au niveau de la mine, l’activité est encadrée et surveillée. Le Ministère vient faire ses inspections. […] Au niveau de l’orpaillage rien n’était encadré auparavant. Heureusement, il y a maintenant l’Aneemas qui est là pour encadrer. » (Entretien avec un agent des relations communautaires, Houndé, 19 octobre 2018)
37L’intervention étatique est ainsi légitimée par un ensemble de caractéristiques négatives attribuées au secteur artisanal. Dans un entretien d’octobre 2018, le directeur de l’Aneemas identifie la prévalence « de certaines habitudes, certaines pratiques au niveau de l’exploitation artisanale […] comme la cause de tous les problèmes environnementaux qu’on connait aujourd’hui, tous les problèmes sociaux ». Le même mois, ces éléments (fraude, travail d’enfant, utilisation des produits chimiques, pollution des eaux, prostitution, etc.) sont à nouveau mis en avant par le directeur lors d’une présentation publique dans le cadre de la Semaine des activités minières d’Afrique de l’Ouest (SAMAO), à Ouagadougou (Trahoré, 2018).
38Le deuxième argument mobilisé touche aux « avantages économiques », que ce soit pour l’État central (dans le secteur ASM « les fuites sont énormes »), pour les recettes publiques ou même pour le développement socio-économique de la communauté locale. En mettant en avant les contributions financières des entreprises au budget étatique (à travers les taxes proportionnelles, les impôts, etc.) et leurs contributions aux marchés locaux (à travers leurs programmes de RSE, les salaires de leurs employés etc.), les mines industrielles sont présentées comme bénéfiques pour tous :
À votre avis, combien de personnes sont à la charge d’un travailleur d’une mine ? Il y a la famille, la petite famille et les amis. Il y a aussi le village. Combien de miniers paient la scolarité des enfants ? Le budget de l’État est alimenté du fait de l’exploitation industrielle. Les travailleurs miniers pris individuellement jouent un grand rôle dans la société. La présence de la mine crée d’autres marchés. La mine de Houndé a généré 12 milliards [de franc CFA] dans le cadre du marché local entre 2016 et 2017. Est-ce que les mines d’orpaillage de deux régions ont permis de générer autant d’argent dans l’économie locale ? (Entretien avec agent de relations communautaires, Houndé, 19 octobre 2018)
39Le troisième argument renvoie à une légitimité temporelle que les miniers industriels auraient sur l’artisanal. Ils se présentent, les représentants de l’État à leur suite, comme les « premiers venus ». Bien qu’il y ait souvent, comme dans le cas de Kari, une utilisation temporairement différente de la surface, l’importance économique et morale revendiquée par l’exploitation minière industrielle se nourrit aussi de sa présence historique. En octobre 2018 lors d’un entretien, la haute-commissaire de la province du Tuy compare ainsi le cas de Kari à celui d’un propriétaire de parcelle qui aurait rendu service à son voisin « dans les difficultés » en lui prêtant temporairement son terrain. Elle s’interroge : « Est-ce qu’il peut s’imposer à vous et dire je ne quitte plus ? » Le département RSE de HGO mobilise lui aussi cet argument temporel :
- 6 L’étude de faisabilité de la mine de Houndé indique que les concessions de Kari ont changé au moin (...)
Le site de Kari s’est installé devant nous. Pendant cette période, il n’y avait rien. Il y avait seulement quelques petits trous quand on prenait le permis. Le premier permis de recherche a été octroyé à Golden qui est venu sur les lieux en 2010. Cette société minière a racheté le permis de recherchesauprès de Goldberg. Quant à Goldberg, il a racheté à Barrick. Cette situation date depuis longtemps. Au temps de la mine de Poura par exemple. Ces permis appartenaient à des sociétés minières qui n’ont pas trouvé assez de gisement. C’est pourquoi les permis ont évolué de propriétaire en propriétaire.6 (Entretien avec un agent des relations communautaires, 19 octobre 2018.)
40Inversement, les partisans des artisans miniers développent eux aussi des arguments qui, pour partie, reprennent en miroir ceux que nous venons d’évoquer à propos de la mine industrielle. À Houndé, ces arguments sont formulés par ceux qui profitent directement ou indirectement de l’ASM sur le plan social et économique (mineurs, fournisseurs, partenaires commerciaux, etc.), mais aussi par bon nombre d’acteurs politiques locaux, issus de la société civile ou par des habitants. Selon eux, l’orpaillage est plus désirable que l’exploitation industrielle non seulement d’un point de vue éthique du fait d’un ancrage traditionnel, mais également parce qu’il apparaît, à leurs yeux, comme plus rentable localement que l’exploitation minière industrielle. Au cours d’un entretien fin 2018, le maire de Houndé considère comme « énorme » l’impact de l’orpaillage pour sa commune, mais le déclare comme menacé par la production industrielle : « Des milliers de personnes sont employées dans ces sites. Je peux vous rassurer que Houndé s’est développée sur la base de l’orpaillage. Son développement de 1997 à 2012 est fondé sur l’exploitation de l’or. Mais avec l’arrivée de l’exploitation industrielle, l’orpaillage a disparu. » Il reconnaît que l’activité industrielle est plus profitable pour la commune en matière de rentabilité directe (à travers les réalisations faites grâces aux taxes superficiaires, les programmes RSE ou l’application possible du Fonds minier de développement local). Cependant, « l’orpaillage peut être considéré comme un marché ou chacun vient développer ses projets. Il n’a pas un retour direct dans le budget de la commune. Le retour s’effectue au niveau de la population. […] Quand l’autorité à l’argent, ce n’est pas la population qui a cet argent ». Allant dans le même sens, un responsable d’une association d’orpailleurs avance que « les mines n’ont pas un impact direct sur les populations comme l’orpaillage » (Entretien du 18 octobre 2018 ; voir Bazillier & Girard, 2020).
41Selon ce registre discursif, la découverte d’un site d’orpaillage permet la création d’un marché local avec des bénéfices collectifs qui ne sont pas limités à quelques individus. Comme l’explique un travailleur local d’une société d’exploration à Houndé en novembre 2021, « individuellement la mine, ça va, mais collectivement l’orpaillage rend plus ». Dans ces marchés créés par l’orpaillage, tout un chacun peut tenter sa chance soit dans la mine, soit dans les services qui gravitent autour : approvisionnement en eau, blanchisserie, restauration, petit commerce, etc. Voici comment un journaliste local évoque les deux semaines d’extraction à Kari en novembre 2019 : « L’or coulait à gogo, chacun gagnait son compte : commerçants, transporteurs, gérants de maquis, vendeuses et vendeurs de divers produits, tout le monde était content » (S. Zongo, 2019). Beaucoup estiment que la ville de Houndé a connu des changements importants (construction de maisons à étages, ouverture de commerces, etc.) grâce aux investissements des orpailleurs : « C’est grâce à l’orpaillage qu’on peut s’en sortir » (Entretien avec un agriculteur, décembre 2019). Si cette économie locale décline, comme son voisin le souligne, les gens seraient plus vulnérables au recrutement des groupes djihadistes qui ont eu peu de succès jusqu’à présent à Houndé.
42Ces mêmes personnes remettent aussi en question l’argument du « premier venu » avancé par les sociétés minières. Selon le responsable d’une association d’orpailleurs, « tous les permis d’exploitation sont fondés sur les traces des orpailleurs artisanaux. […] Un filon est découvert par les orpailleurs artisanaux et constitue une piste dans le cadre des permis d’exploitation. Sur cette mine [de Houndé], les orpailleurs ont travaillé entre 2002 et 2009 ». Certains auteurs attestent du fait que la présence de l’orpaillage artisanal joue un rôle important au Burkina Faso pour les projets miniers industriels (Delisle, 2002 ; T. Zongo, 2019). Concernant le cas de Kari, même le maire de Houndé remet en cause l’historicité de la mine industrielle. Dans un entretien d’octobre 2018, il dit n’avoir jamais vu le permis de recherche en question et ne pas savoir « si ce permis est à jour ». Un an plus tard, il se plaint publiquement lors de la séance du conseil municipal du 14 décembre 2019 d’avoir eu la grande surprise de recevoir une lettre de HGO annonçant que « tout Houndé est partagé en concessions », alors que la décision de l’octroi des titres d’exploitation à Kari n’avait pas encore été prise en Conseil des ministres. Selon lui, « l’impact social du démantèlement [de Wendpanga Or] est énorme dans la mesure où cet orpailleur employait plus de mille jeunes. Cet orpailleur a injecté de l’argent dans le social. Il a construit des forages et réalisé un point d’eau autonome pour la collectivité ». Il met donc en avant l’économie morale de cette forme d’extraction fondée sur une redistribution significative au niveau local. Selon lui et d’autres acteurs de la commune de Houndé, l’État central aurait joué un rôle « paradoxal » dans l’affaire de Wendpanga Or : au lieu d’encadrer l’entreprise semi-mécanisée et, éventuellement, de la formaliser et de l’industrialiser, il a imposé son démantèlement via l’intervention de l’Aneemas (Entretien du 18 octobre 2018).
43Au Burkina Faso, l’accès aux richesses minérales n’est pas seulement encadré par le cadre juridique mais aussi par différents registres de légitimation discursifs qui déterminent les négociations autour de l’accès aux terres et aux ressources. L’objectif de cet article n’était pas de comparer les effets et les impacts de l’exploitation minière industrielle et artisanale en matière de potentiels et de défis. Chaque type d’exploitation minière offre des opportunités de revenus individuels et collectifs, mais pose également des défis spécifiques par rapport à l’occupation des terres, la pollution des eaux ou encore les différentes conséquences sociales. D’autres enquêtes qualitatives et quantitatives tentent de leur côté de mesurer les revenus dans le secteur artisanal en Afrique (Bazillier & Girard, 2020 ; Geenen et al., 2021 ; Radley & Geenen, 2021a).
44Cependant, l’analyse des relations d’accès permet de documenter et d’analyser les relations de pouvoirs sous-jacentes aux enjeux de l’exploitation minière. Elle ne se limite pas à détailler « l’ensemble des droits », mais considère également « l’ensemble des pouvoirs » à l’origine de la capacité et de la faisabilité de l’extraction de l’or du sous-sol. À l’« accès garanti par la loi » (rights-based access) qui définit ce qui est « légal » et « illégal » dans les concessions, s’ajoutent donc des pratiques et des registres discursifs, politico-économiques et culturels – y compris des revendications morales – qui impactent les négociations autour de l’accès aux ressources (Ribot & Peluso, 2003). Cela permet de suggérer trois pistes importantes susceptibles d’orienter la recherche empirique au Burkina Faso et ailleurs :
45Premièrement, la « théorie de l’accès » de Ribot et Peluso permet d’analyser la récente vague de formalisation du secteur minier artisanal dans de nombreux pays africains à l’aune des approches d’« économies morales » de Thompson (1991[1963]) (dans le contexte des négociations autour de l’exploitation minière, voir Capitant, 2017 ; Engels, 2019 ; Grätz, 2013). L’accès à la terre, à la nourriture et à ce qui est considéré comme une vie digne façonnent les attentes des populations et ne peut pas forcément être compensé par ce qui est proposé comme alternative par le gouvernement burkinabè ou les entreprises minières.
46Deuxièmement, les registres de légitimité avancés par ceux qui défendent la cause des exploitants industriels ou celle des orpailleurs semblent constituer des éléments clés dans la production d’une acceptation du droit. Ce dernier ne se définit pas seulement à travers son statut « légal », mais aussi par la manière dont il apparait « juste » et « légitime » selon les perceptions morales des acteurs concernés. Ces registres de légitimation avancés influencent aussi en retour ceux qui poussent à la réécriture de la loi.
47Troisièmement, l’analyse des relations d’accès offre d’importants points d’entrés sur les rapports de force en vigueur. La force actuelle des discours favorisant l’exploitation à grande échelle tient en partie à la synergie qui existe entre les décideurs politiques et les responsables de l’économie minière industrielle. En invitant à mettre la lumière sur ceux qui contrôlent l’accès et sur ceux qui cherchent à influencer ces derniers pour obtenir ou maintenir cet accès, la théorie d’accès permet de mettre en évidence la « coalition politique entre l’État et le capital d’entreprise minier » qui détermine les relations ASM-LSM dans la capitale et dans les concessions (Radley & Geenen, 2021b) et contraint en général l’exploitation à petite échelle à céder la place.
48Cette attention aux mécanismes structurels et relationnels de l’accès aux ressources est susceptible d’apporter un éclairage intéressant aux analyses portant sur les nombreux conflits surgissant sur les terrains miniers, et permet aussi de comprendre différemment les nombreuses initiatives menées actuellement, notamment par certains acteurs de la coopération, pour modifier le discours tenu sur la mine à petite échelle.