1L’intérêt des sciences sociales pour le fait pétrolier et gazier dans les pays producteurs des Suds s’est surtout focalisé sur l’étude des effets de ces ressources sur les États et les économies, en termes, d’une part, de redistribution d’une richesse en période de boom créant l’illusion du développement et de la prospérité mais entraînant d’importantes inégalités sociales et, d’autre part, de chocs pétroliers qui déstabilisent les régimes et mettent les économies à rude épreuve. Ces questions ont été analysées en profondeur par les sciences économiques et politiques, en particulier à travers les théories de la rente pétrolière (Sid Ahmed, 1988), de la malédiction des ressources (Lynn, 1997 ; Smith, 2007 ; Ross, 2012), du Dutch Disease (Corden, 1984). Pourtant, la systématisation et la banalisation de ces notions ont abouti à une schématisation et une simplification à outrance, avec une tendance à tout rapporter à la rente (Talahite, 2012) et à ignorer les autres dimensions du phénomène.

3Nous avons voulu étendre l’approche des mondes des hydrocarbures à divers aspects, allant de l’économie à la culture, en passant par l’histoire, la politique, la sociologie, l’anthropologie, afin de dépasser une conception qui réduit les pays pétroliers à des boîtes noires d’où sortent des flux d’hydrocarbures et où entrent des flux financiers – et qui ramène tout à ce seul enjeu (économique, politique, géopolitique). En effet, « la chaîne du pétrole, depuis l’exploration, jusqu’à la consommation domestique et/ou l’exportation, en passant par la découverte, la production, etc., impacte de multiples façons l’économie, l’État et les politiques publiques, la société, les territoires, les populations, les modes de vie, de production, de consommation, d’approvisionnement, mais aussi les luttes sociales et politiques » [PVL]. L’entrée par les aspects anthropologiques (Behrends et al., 2011) ou socioculturels (Dietrich, 2017 ; Wilson et al., 2017 ; Ross & Worden, 2014) s’avère une manière originale d’aborder ces questions. « Consumérisme, exubérance, urbanisation abrupte : les enjeux sociaux des populations liées au pétrole – par le travail, l’espace ou l’économie – sont peu connus. Le pétrole est à la fois source d’énergie au fondement des conditions matérielles des économies contemporaines, du commerce mondial, de la croissance démographique, de la migration rurale-urbaine, et source de richesse qui façonne le pouvoir de l’État dans les pays pétroliers. Les hydrocarbures sont associés aux représentations d’un monde de puissants, dominé par des intérêts obscurs, des espaces tant clôturés pour des raisons de sécurité qu’hermétiques au débat public de la cité. Les études sur le pétrole et l’ethnographie de ce type d’environnements sociaux portent en elles une sorte de poids, de stigmate, celui d’un imaginaire culturel d’un mode énergétique qu’il faut absolument dépasser mais sans pour autant y réussir. La “modernité” dans ces pays est intrinsèquement liée au secteur des hydrocarbures et à ses effets sur tous les domaines de la vie sociale. » [PVL]. Ce dossier vise notamment à explorer les processus qui ont conduit les pays qui se développent avec le pétrole à une modernisation différente de ceux qui se sont industrialisés avec le charbon puis ont été refaçonnés par le pétrole, notamment la Grande-Bretagne (Marriott & Macalister 2021 ; Barak, 2020 ; Logan & McNeish, 2012).

4Il s’agit de considérer le pétrole comme un « fait social total » (Mauss, 1923) et d’en examiner les diverses manifestations. Au-delà d’une rente immatérielle circulant dans la sphère financière, le pétrole ramène à la réalité d’une matière sale et polluante dans laquelle sont englués des hommes et des femmes-pétrole, des villes-pétrole (Vásquez Lezama, 2019), des peuples et des pays-pétrole. Avant de provoquer le réchauffement climatique planétaire, il a impacté in situ des territoires, des communautés humaines, des écosystèmes. Cet angle d’approche incite à une relecture critique de l’abondante littérature sur les pays pétroliers des Suds afin d’aborder différemment les phénomènes liés au pétrole, établir de nouvelles connexions entre eux et lever le voile sur ceux qui ne sont que peu ou pas étudiés ; par exemple, la manière dont les individus, les institutions, les sociétés s’adaptent et se réinventent dans un contexte dominé par le fait pétrolier.

1. Renouveler le débat théorique sur la rente

5Une première série d’articles vise à renouveler le débat sur les concepts controversés de rente pétrolière, rentiérisme et État rentier, dont plusieurs définitions et théories rivalisent dans le champ des sciences politiques ou économiques, selon les courants (ricardien, néoclassique, institutionnaliste) ou les domaines (macro- ou micro-économie, pour ne citer que les sciences économiques). Les approches se déclinent entre celles qui tentent d’identifier, au sein des revenus des hydrocarbures, la part qui relèverait précisément de la rente, jusqu’à celles qui réduisent tout revenu extérieur à une rente, y incluant parfois le tourisme et les transferts des travailleurs émigrés. Certains allant jusqu’à considérer que même en l’absence de rente les comportements rentiers subsistent et s’auto-entretiennent, ce qui conduit à une essentialisation des notions d’État rentier, d’économie ou de société rentière.

7Blas Regnault, dans son article « The International Oil Rent in the National Oil-Exporting Economies. The Venezuelan Case », s’attaque lui aussi à l’individualisme méthodologique de la théorie néoclassique de la détermination du prix du pétrole. Ce sociologue s’appuie sur le concept de « capitalisme de rente » (Baptista & Mommer, 1987) comme modèle historique de développement, où la rente pétrolière en tant que revenu externe détermine la constitution du marché intérieur. Élaboré à partir du cas du capitalisme naissant au Venezuela au moment où l’explosion de la demande mondiale de pétrole marquait un tournant du capitalisme mondial, ce modèle décrit un double processus : d’une part, une rente internationale appropriée par l’État-propriétaire rémunérant les terres pétrolifères, qui en vient à dépasser les autres revenus générés par l’économie nationale ; de l’autre, l’allocation de cette rente par l’État pour répondre aux besoins du développement économique et social du pays, et sa circulation dans l’économie nationale (Baptista, 2010). Cet article analyse le premier versant de ce double processus, l’origine de la rente pétrolière. Comme le précédent, il lie la détermination du prix du pétrole à la structure institutionnelle du commerce international (Mommer, 2000, 2002) dominée par les États-Unis. Le maintien de cette domination passe, entre autres, par la conclusion d’accords tacites et explicites qui « se cristallisent dans le système de prix ». Or, c’est aux USA que la production de pétrole – qui joue un rôle stratégique pour l’industrie, notamment militaire – est la moins efficace du monde. Dès lors, ce système de prix donne une légitimité au producteur le moins efficace pour déterminer la tendance, ce qui génère des rentes pour les propriétaires des terres les plus productives en pétrole, acceptées par les agents économiques impliqués dans l’activité pétrolière comme une rémunération inévitable et spécifique. Les compagnies pétrolières nationales, les majors, les États et les propriétaires privés rivalisent pour son contrôle, avec le régime des droits de propriété comme principal outil juridique pour en conserver leur part. L’auteur distingue ce « capitalisme de rente » du « capitalisme rentier » (Marx), où les rentiers sont une classe sociale propriétaire qui ne joue aucun rôle productif, mais aussi de l’« État rentier » (Mahdavy, 1970), qui rend compte d’une « situation statique et indésirable associée à la stagnation et à l’inertie sociopolitiques ». Au contraire, le modèle de Baptista & Mommer (1987) vise à expliquer la dynamique d’un système économique national alimenté par un revenu international. La distribution du revenu de l’État propriétaire des terres pétrolières crée un mode d’accumulation du capital et un marché du travail par le biais de transferts indirects et directs de la rente pétrolière. Processus déterminé, d’une part, par des facteurs exogènes liés au marché mondial du pétrole et, d’autre part, par l’expansion de la demande intérieure, favorisée par un faible taux d’imposition, un niveau élevé de dépenses et d’investissements publics et une surévaluation de la monnaie nationale qui entrave les exportations hors pétrole. Ce modèle, qui marqua l’industrialisation du Venezuela de 1950 à 1982, « n’a pas été remis en cause par la “malédiction des ressources”, mais par la tension entre l’État propriétaire des terres pétrolières qui perçoit la rente et l’État distributeur de cette rente sur le marché intérieur ». Le premier est sous la pression des multinationales du pétrole, le second des agents économiques privés nationaux qui poussent à des politiques publiques qui leur soient plus favorables.

8Vicente Ribeiro, dans son article « Venezuela entre el auge y el colapso. Distribución de la renta petrolera y dinámicas extractivas », veut pallier le localisme du courant critique de l’« extractivisme », centré sur les effets sur les populations et l’environnement de projets extractifs à grande échelle, par la problématique de la « rente foncière internationale », qui, en renforçant la spécialisation dans l’exportation de ressources naturelles, provoque une perte de capacité productive dans les secteurs non rentiers. Pour théoriser ce processus, analysé dans un autre cadre par le modèle du Dutch Disease, l’auteur actualise les approches structuralistes de la dépendance et de l’échange inégal, en y introduisant le concept de rente. Faisant référence à Coronil (1997), il revient sur l’ancien débat entre échange inégal et dépendance, opposant l’inégalité des flux de valeur entre nations à celle des structures de production par lesquelles celles-ci sont liées. Lorsque le prix des matières premières est élevé, l’échange inégal en termes de flux de valeur apparaît en faveur des exportateurs. C’est typiquement l’approche des théories de la rente pétrolière. Sauf que le rapport inégalitaire s’inverse lorsque l’on prend en compte la dépendance liée à la différence et la hiérarchie des structures productives, lorsque le centre concentre une capacité productive supérieure et diffuse des modèles de consommation liés à cette capacité. La hausse des prix des produits primaires d’exportation entraîne une hausse de la capacité des pays exportateurs de pétrole à payer sur le marché mondial, et donc une augmentation de leur capacité d’importation. Leurs « droits de propriété sur des parcelles de nature monopolisables » permettent à ces États de capter une partie de la plus-value mondiale sous la forme d’une rente foncière internationale. Cette capacité à payer sur le marché mondial les rapproche du mode de consommation des sociétés du centre, créant une illusion de développement, mais les en éloigne sur le plan productif.

2. Soutenabilité des modèles de développement et  transition  énergétique

10Ce dossier, qui présente surtout des études de cas sur des pays d’Amérique latine (Argentine, Colombie, Équateur, Venezuela), donne une idée de cette diversité et cette complexité. Ainsi, Pablo Cardoso et Henry Chavez, dans leur article « Booms petroleros, quimeras de transformación productiva y el retorno de Washington. Balance de un medio siglo de economía ecuatoriana (1970-2020) », comparent deux périodes d’expansion économique en Équateur, chacune liée à un boom pétrolier, évaluent les choix et analysent les échecs des politiques mises en œuvre grâce aux ressources fournies par ces deux booms.

11Jusqu’à récemment, la problématique de l’après-pétrole renvoyait à l’épuisement des réserves facilement exploitables, du fait de l’augmentation du coût marginal du baril jusqu’au point où il ne serait plus économiquement rentable de l’extraire. Cette échéance était cependant régulièrement repoussée par la découverte de nouveaux gisements, le progrès technique et l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste. Par ailleurs, même si le coût des énergies renouvelables diminuait, celles-ci étaient encore loin de concurrencer les combustibles fossiles traditionnels. Mais le réchauffement climatique et, plus largement, l’aggravation rapide des effets nocifs des énergies carbonées à l’échelle de l’ensemble de la planète, ont accéléré la prise de conscience de l’urgence de la transition énergétique. Cherif et al. (2021), qui ont modélisé les changements technologiques dans les transports, prédisent que le pétrole en tant que carburant principal pourrait avoir une durée de vie beaucoup plus courte que prévue. La baisse de la demande qui en résulterait ne serait pas compensée par celle de ses autres utilisations. Au contraire, les progrès technologiques et les substituts dans l’utilisation des plastiques et du pétrole dans l’industrie ainsi que le transport non routier pourraient réduire presque entièrement la demande de pétrole. La transition pourrait même être accélérée par une flambée des prix résultant d’un déséquilibre à court terme entre l’offre et la demande, en raison d’un sous-investissement dans le secteur. Ce contexte, qui bouleverse la donne pour les pays pétroliers des Suds, appelle à un changement radical d’approche. Désormais, il ne s’agit plus d’aménagements, ni même d’une simple diversification de leurs exportations, mais d’une reconversion de fond en comble de leur modèle économique fondé sur l’exportation d’hydrocarbures. Mais comment favoriser la transition énergétique dans un pays pétrolier alors que tout son modèle économique, politique et de société est établi sur les énergies fossiles ? Quelles sont les forces qui lui sont favorables et celles qui s’y opposent activement ? Les pays sont-ils au même stade ? Quels sont ceux qui ont déjà engagé cette transition et sont avancés dans cette voie ? (Olawuyi, 2022). Que risquent ceux qui sont en retard ? Comment la transition énergétique pourrait-elle affecter les pétropolitiques aux Suds ? Permettra-t-elle de réduire les inégalités ou, au contraire, les approfondira-t-elle et/ou en créera-t-elle de nouvelles ?

12Aujourd’hui, l’impératif de transition énergétique en a fait une question dépassant largement la décision des États souverains, à partir du moment où des institutions, des organisations, voire des États engagés dans ce combat au niveau international s’opposent activement aux investissements dans les énergies fossiles au nom de la protection de l’environnement et de la diminution des émanations des gaz à effet de serre. Cela fait réagir les pays des Suds, notamment en Afrique, dans la mesure où cela pénalise les économies de pays qui ne sont pas responsables du réchauffement climatique. D’autant que cette transition est généralement conçue du point de vue des pays riches, gros consommateurs d’énergie, en termes de transformation de leurs modes de consommation et de production, souvent coûteuse et nécessitant un haut niveau d’innovation technologique, rarement de celui des pays des Suds, pour lesquels le pétrole pourrait comme le charbon devenir l’énergie du pauvre. Des experts des Suds considèrent que, même s’ils s’engagent dans cette transition, ces pays doivent pouvoir consolider leurs capacités de production d’hydrocarbures, tant pour financer leur développement que pour assurer leur sécurité énergétique. Bien que leurs intérêts ne convergent pas, cette position pourrait être instrumentalisée par les puissants lobbies qui freinent la transition énergétique, dans les compagnies pétrolières multinationales ou nationales (Manley & Heller, 2021 ; Heller & Mihalyi, 2019), mais aussi dans l’automobile ou le plastique et au sein des États, d’organisations internationales ainsi que d’autres réseaux transnationaux.

3. Savoirs générés dans les pays pétroliers

13Dans ce dossier est posée la question de la mise en valeur et la systématisation des savoirs développés à différents niveaux dans les pays producteurs d’hydrocarbures par ceux qui sont confrontés à leurs impacts. Par exemple, de quels moyens disposent ceux qui ont en charge la gestion des finances de l’État, du commerce extérieur, de la monnaie, face aux effets économiques, financiers et monétaires des fluctuations de la demande, de la volatilité des cours, des chocs haussiers ou baissiers ? Comment font-ils pour absorber ces chocs, les anticiper (politiques contracycliques) ? Y adaptent-ils leurs politiques et leurs institutions, notamment leurs stratégies de croissance et de développement économique ?

16On peut aussi considérer comme savoirs les arrangements juridiques et institutionnels qui naissent de la confrontation sur le terrain de différents acteurs concernés par l’exploitation des énergies fossiles. Tobias Etienne-Greenwood & Luis Gabriel Escobar Blanco, dans l’article « Anti-Fracking Mobilisation and the “Ordinance Movement” in Argentina », montrent comment le mouvement de 2012-2020, dans la province de Vaca Muerta, a choisi de mener le combat au niveau juridique pour arrêter l’expansion de l’hydrofracturation. Les auteurs analysent le « répertoire de contestation » mis en avant par ce mouvement, qui a adopté différentes stratégies au niveau provincial, basées sur la promulgation de lois ou d’ordonnances municipales. L’Association argentine des juristes de l’environnement, en publiant en 2013 un guide d’interprétation du cadre réglementaire environnemental argentin, a aidé les acteurs du mouvement à utiliser le pouvoir réglementaire municipal. Ce document mentionne notamment la décision d’une cour suprême de province qui reconnaît la nature dynamique du droit de l’environnement, qui doit être interprété selon les avancées et changements des connaissances scientifiques. Ainsi, une activité autorisée qui s’est avérée risquée peut et doit être interdite à la lumière des nouvelles connaissances. En 2014, une organisation de journalisme d’investigation a mis en ligne un modèle d’ordonnance téléchargeable pour interdire la fracturation. Entre 2012 et 2021, plus de soixante-dix municipalités ont adopté des ordonnances « municipalités sans fracturation ». Des avocats ont contribué gratuitement à ce mouvement, apportant leurs connaissances et compétences formelles en droit de l’environnement en soutien aux connaissances informelles du mouvement. Pour les auteurs, ces textes ébauchent un nouveau pacte social, préfigurant un « état de droit environnemental ». L’article d’Alice Beuf et al. (dans ce dossier) montre également comment la nouvelle pétropolitique du fracking en Colombie est un moment de production de normes issues du conflit et de la négociation.

4. Situations extrêmes d’extraction : le cas du fracking

17Deux articles du dossier portent sur le fracking dans la province de Vaca Muerta, en Argentine. Celui de Tobias Etienne-Greenwood et Luis Gabriel Escobar Blanco montre comment, appuyée par une « contre-culture de la protestation » ancrée localement, une coalition menée par des partis politiques et des syndicats s’est constituée contre l’exploitation d’hydrocarbures non conventionnels, rejointe par des communautés de peuples autochtones, des collectifs de voisins et des ONG socio-environnementales. L’industrie extractive en Argentine date de la période coloniale et le pays a hérité d’une tradition juridique laxiste dont ont profité les « élites extractivistes ». Les choses ont commencé à changer avec les gouvernements démocratiques. Cependant, dans les années 1990, pour faire face aux déficits et à l’endettement, ceux-ci ont progressivement assoupli, voire levé les contrôles environnementaux et accordé des subventions et des exonérations fiscales à l’industrie extractive, en utilisant les fonctions judiciaires, législatives, exécutives et policières pour imposer ces mesures. Cette « capture de l’État régulateur » et la fermeture de l’accès à la justice environnementale ont pris de court le mouvement de contestation. Cependant, celui-ci a réussi à défendre les ressources en eau, la biodiversité et les activités économiques qui en dépendent. Les résultats différents selon les provinces reflètent la force de la coalition d’acteurs ainsi que la relative capture de la démocratie par les intérêts politico-économiques au niveau local.

18Pour Gabriela Wyczykier et Juan Antonio Acacio, dans leur article « Energías extremas y transformaciones territoriales en el corazón de Vaca Muerta (Argentina). Un acercamiento a la localidad de Añelo », la notion d’extractivisme fait référence aux activités qui prélèvent de grands volumes de ressources naturelles non ou peu transformées, notamment pour l’exportation, englobant l’exploitation des minéraux, des hydrocarbures, des ressources agricoles, forestières et halieutiques. L’extractivisme actuel, ou néo-extractivisme, est principalement porté par des méga-projets qui impliquent des investissements importants, avec des acteurs transnationalisés souvent capitalistiques, favorisant le développement d’enclaves économiques. Ces auteur·es lient l’extraction d’hydrocarbures non conventionnels à un processus plus large de production d’énergies extrêmes, ainsi définies parce que leur extraction est coûteuse et comporte des risques environnementaux, territoriaux et de travail beaucoup plus importants que les énergies traditionnelles. La fracturation hydraulique (fracking) ou le forage offshore à des profondeurs sans précédent sont des formes d’extraction d’énergie extrême. C’est face à l’épuisement des hydrocarbures facilement accessibles qu’entreprises et gouvernements se sont mis à des technologies coûteuses, avec des impacts socio-environnementaux majeurs, affectant les écosystèmes fragiles, les territoires des peuples autochtones…

19Alice Beuf et al. (dans ce dossier) préconisent une approche globale du fracking, incluant toutes les activités associées à l’extraction du gaz et du pétrole provenant de formations géologiques ou de gisements non conventionnels (forage, traitement du gaz et du pétrole, transport, stockage, génération d’émissions et traitement des déchets) et leur commercialisation, car la plupart des risques résident dans ces activités. Les auteur·es étudient les pétropolitiques du fracking dans le cas de projets pilotes de fracturation hydraulique dans la région du Magdalena Medio, en Colombie. Cent ans d’exploitation pétrolière ont fait de cette région, carrefour d’échanges commerciaux licites et illicites, un territoire central dans le fonctionnement du système énergétique et un lieu d’expérimentation de nouvelles stratégies entrepreneuriales. L’article montre comment, face à une forte mobilisation sociale contre les risques environnementaux, les entreprises pétrolières tentent de reconstruire une relation avec les populations. Tandis que l’État vise à poser un nouveau cadre qui canalise la participation et installe l’entreprise légitimement dans le territoire, les mouvements d’opposition cherchent à mobiliser à différentes échelles et à contourner le processus dans lequel on veut les faire entrer. Le Magdalena Medio devient le laboratoire d’une nouvelle pétropolitique sous le regard distancié de l’État, qui essaie de se placer dans une position de surplomb par rapport aux acteurs économiques et sociaux, en définissant le cadre légal à respecter. Au-delà de la production de l’« acceptabilité sociale » (Mayaux, 2015) par l’État et les entreprises, les auteur·es étendent cette notion à un ensemble de pratiques et d’arrangements : « production de normes, procès en justice, violences, impositions, négociations et luttes ». Ces pétropolitiques articulent les différents niveaux local, national, international. L’approche s’inscrit dans la tradition des études géopolitiques localisées, pour laquelle les dispositifs de pouvoir s’inscrivent dans des configurations matérielles et historiques territorialisées. L’article insiste sur le fait que les pétropolitiques locales s’articulent à d’autres niveaux (national, mondial) du fait du marché mondial du pétrole et des nombreux acteurs transnationaux.

5. Crise et incertitudes au Venezuela

21Pour Vicente Ribeiro (dans ce dossier), la crise vénézuélienne est l’un des événements les plus marquants de l’histoire récente des pays producteurs de pétrole. Pour comprendre cet effondrement après un boom des prix du pétrole, il analyse les formes de distribution des revenus pétroliers dans l’histoire du Venezuela, notamment les années 2003-2012, période de hausse des prix des matières premières sur les marchés mondiaux, jusqu’à la fin du gouvernement d’Hugo Chávez. Au-delà de la dimension fiscale, l’auteur insiste sur deux « mécanismes de répartition » qui, dit-il, ont pris des proportions inédites : la surévaluation de la monnaie et les subventions aux produits pétroliers sur le marché intérieur, contribuant à intensifier la dépendance aux importations et la destruction du tissu productif national. Notons que ceux-ci ne sont nullement spécifiques au Venezuela et qu’on les retrouve dans d’autres pays pétroliers comme l’Algérie ou l’Iran. Au vu des changements survenus ces dernières années, l’auteur se demande si l’histoire centenaire du Venezuela riche en pétrole ne touche pas à sa fin. En 2021, 636 000 barils/jour sont extraits, niveau similaire à ceux des années 1940, lorsque la population était d’environ 4 millions d’habitants. La quantité produite aujourd’hui est inférieure à la consommation du pays en dérivés du pétrole avant la crise. En 2020, elle est dépassée par celle de la Colombie (Alice Beuf et al., dans ce dossier). Cependant, le pays détient toujours des réserves de pétrole parmi les plus importantes de la planète. La plupart sont des bruts extra-lourds, nécessitant d’importants investissements. Compte tenu de la situation de la compagnie pétrolière nationale et de sa capacité d’investissement, leur exploitation exigerait une profonde libéralisation du secteur. Le Venezuela pétrolier attirait de nombreux migrants de pays proches (Colombiens, Péruviens) ou lointains (Portugais, Italiens, Espagnols), dynamique complètement inversée aujourd’hui, puisqu’environ 5 millions de Vénézuéliens vivent hors du pays. La plupart sont partis ces dernières années dans des conditions extrêmement précaires. Cette migration est liée aux pénuries alimentaires et à l’absence de conditions d’existence les plus élémentaires, expression dramatique d’un effondrement. La rupture des liens et des dynamiques productives internes expulse des millions de personnes du pays, laissant un vide démographique parmi les groupes d’âge les plus productifs (Rousset & García, 2020).

22Pour Thomas Posado, dans son article « Évolution syndicale de Pétroles du Venezuela Société Anonyme (PDVSA). De la méritocratie à l’arbitraire », la méritocratie technocratique et élitiste qui s’est constituée de 1976 à 1999 a été démantelée par Hugo Chávez. Faisant fi des promesses de participation des salariés, un modèle arbitraire est mis en place. Les droits collectifs des salariés du secteur pétrolier sont réduits à néant sous la présidence de Nicolás Maduro, pourtant lui-même issu du mouvement syndical. L’auteur voit dans cette gestion autoritaire et inefficace de PDVSA un facteur explicatif de l’effondrement de la production pétrolière. En empêchant les militants syndicaux indépendants de défendre des conditions de travail décentes (salaire, sécurité), le gouvernement de Nicolás Maduro a contribué à la fuite des travailleurs qualifiés vers l’étranger, entretenant le cercle vicieux de désorganisation de la production, de dégradation de l’entretien des installations et de détérioration des conditions de travail des salariés.

23Nous concluons ce dossier en hommage à Paula Vásquez Lezama avec deux extraits de ses publications. Dans le premier extrait que nous reproduisons, Paula Vásquez Lezama (2009) montre comment la politique d’assistance aux victimes des coulées de boue qui firent environ un millier de morts et plus de 150 000 sinistrés en 1999 à Caracas, a privilégié un système mis en œuvre par l’État pétrolier et les Forces armées. Cette tragédie a cruellement dévoilé les contradictions de la modernité vénézuélienne, entre idéaux, aspirations et institutions démocratiques, violence et autoritarisme. Les retombées sociales de cette catastrophe sont ancrées dans le processus de modernisation du pays, marqué par l’industrie pétrolière et son insertion dans le marché mondial de l’énergie depuis les années 1920. Elles traduisent l’histoire contemporaine du Venezuela, traversée par la violence de la migration rurale, la disparition des formes traditionnelles des relations sociales, la formation des classes moyennes et le rôle de l’État, riche et principal investisseur et employeur.

24Dans son dernier livre (Vásquez Lezama, 2019), dont nous reproduisons également un extrait, l’anthropologue soutient que si le Venezuela a pu échapper entre 1961 et la fin des années 1980 aux effets du paradoxe de l’abondance pétrolière en créant des structures de redistribution dans un cadre démocratique, certes imparfait, mais réformable, c’est la preuve que la richesse pétrolière n’est pas une fatalité. Elle rappelle que PDVSA, qui depuis la nationalisation du pétrole (1975) jusqu’à la grève nationale du pétrole (avril 2002) était une entreprise publique autonome, organisée autour d’une « méritocratie technocratique », sera ensuite complètement subordonnée à l’exécutif et deviendra le bras financier des politiques du gouvernement. Avant 1998, l’entreprise disposait d’un cadre légal qui lui permettait d’agir de façon autonome pour tracer sa stratégie dans l’exploration, la production ainsi que le downstream (raffinage, marketing, commercialisation). C’était une structure puissante relativement indépendante du gouvernement. Pourtant, dès le premier gouvernement de Chavez, la production chute de manière drastique tandis que le gonflement des effectifs entraîne une forte baisse de la productivité, sans s’accompagner d’une amélioration des conditions de travail ni du respect de l’environnement. Après le coup d’État raté contre Chavez, la répression de l’« insurrection des gérants » (2002-2003) a entraîné la destitution du conseil d’administration de l’entreprise et le licenciement massif de techniciens, ouvriers et employés administratifs. L’auteure voit dans le pouvoir acquis par PDVSA, véritable « État dans l’État », une des deux principales caractéristiques de l’appareil étatique vénézuélien entre 1958 et 1998, la deuxième étant la mise à l’écart des Forces armées du pouvoir civil à la fin de la dictature de Marcos Pérez Jiménez (pacte entre partis politiques, 1961). Pour autant, les Forces armées n’en ont pas été affaiblies en tant qu’institution. Au contraire, l’éloignement du pouvoir exécutif leur a permis la création d’une organisation solide, autonome et professionnelle, dont les niveaux les plus élevés dans la hiérarchie ont été protégés des avatars des crises économiques. Pour l’auteure, ces deux éléments sont en tension permanente dans la dynamique historique de la nation : d’une part, la structure économique rentière basée sur le pétrole est problématique pour le développement capitaliste et, d’autre part, le mode de constitution de l’État contemporain a limité les possibilités de consolidation de la démocratie.

25Au moment où nous bouclons ce dossier, de grands bouleversements sont en cours dans les pétropolitiques des dominants, dans le sillage de la guerre en Ukraine, de l’après-Covid, mais également du bras de fer autour de la transition énergétique, son rythme, ses procédures et dispositifs, dont on ne sait encore quelles seront les conséquences. Ces travaux ont levé un coin du voile sur ce que peuvent être les pétropolitiques aux Suds, en particulier pour les dominé·es, subies ou réactives, résistantes, voire offensives. Bien d’autres aspects restent à explorer, en Afrique et en Asie, mais aussi en introduisant les dimensions du genre et de la race.