1Les liens entre le pétrole et la politique ont donné lieu ces dernières années à une littérature abondante dans plusieurs disciplines telles que la science politique, la géographie, les relations internationales et la sociologie. Cependant, la plupart de ces travaux envisagent cette relation à l’échelle nationale et internationale, considérant en priorité des États où le pétrole constitue la matrice fondamentale de l’économie politique, tel le Venezuela (Vásquez Lezama, 2019). Bien que certains travaux en rendent compte à partir de différentes approches (Carrizo & Velut, 2005 ; Fontaine, 2010b ; Buu-Sao, 2021), les questions locales ont été moins analysées. Il nous semble pourtant fondamental de mettre en évidence la manière dont les politiques et activités pétrolières s’ancrent dans des territoires concrets, dotés d’une histoire et d’une culture associées au pétrole, ce qui donne lieu à une diversité de dispositifs de pétropolitiques.
- 1 Cet article est issu du travail de recherche mené dans le cadre du projet binational ECOS-Mincienc (...)
2Le terme de « pétropolitique » peut être utilisé pour désigner les dispositifs de pouvoir autour des questions pétrolières. Pour Fontaine (2010a), il ferait uniquement référence à la question du partage de la rente, ce qui le conduit à privilégier le terme de « gouvernance » pour décrire les interactions d’acteurs. Dans cet article1, nous conservons ce terme, le préférant à la notion de gouvernance, parce qu’il nous paraît pertinent pour désigner les différentes dimensions politiques impliquées dans l’exploitation des hydrocarbures, et notamment des aspects conflictuels qui ne se résument pas au partage de la rente pétrolière. A l’échelle locale, ce concept renvoie aux politiques publiques, aux arrangements entre acteurs ainsi qu’au partage des ressources et des bénéfices. C’est ainsi l’ensemble des dispositifs qui conditionnent, régulent et accompagnent l’exploitation des hydrocarbures. En ce sens, la pétropolitique est plus ample que la production de l’acceptabilité (Mayaux, 2015). Elle englobe cette dernière et la dépasse, car elle implique tant la production de nouvelles normes, pratiques sociales et organisations matérielles que la gestion des conflits dans le secteur pétrolier, qui, bien souvent, persistent durant toute la phase d’exploitation.
3Notre approche s’inscrit dans la tradition scientifique des études géopolitiques localisées, qui considère que les dispositifs de pouvoir font partie de configurations précises, territorialisées, dont les dimensions matérielles et historiques sont importantes. Ce qui différencie le secteur pétrolier des autres, c’est, d’une part, le fait que cette pétropolitique locale soit toujours en prise avec d’autres niveaux scalaires (national, mondial) en raison de l’existence d’un marché mondial du pétrole et des acteurs transnationaux et, d’autre part, son organisation à l’échelle locale et régionale, en fonction des disponibilités des ressources et des infrastructures héritées. L’activité pétrolière marque durablement les territoires, du fait de l’ampleur des transformations qu’elle implique.
4Alors que le Venezuela s’est enfoncé dans la crise, la Colombie est devenue un terrain privilégié pour de nouveaux projets pétroliers, avec un État, qui, au cours des deux dernières décennies, s’est désengagé et a laissé opérer les compagnies pétrolières internationales, et a avancé dans la privatisation de la compagnie nationale Ecopetrol (Hibou, 1999). L’extraction de pétrole augmente depuis les années 1990 et dépasse en 2020 celle du Venezuela, qui s’est effondrée. Par ailleurs, après les accords de 2016 entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), les conditions locales de régulation politique changent, même si la violence n’a pas disparu et qu’elle a durablement marqué la société et les territoires.
5Dans ce contexte, l’État affirme que la Colombie est un pays comme les autres, qui se plie sur le plan des politiques économiques aux préconisations orthodoxes et à des normes de bonne gouvernance – dont témoigne l’entrée de la Colombie à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 2020 – et où les conflits se résolvent désormais par le dialogue, la médiation et la justice. Néanmoins, il subsiste des situations de violence et des pratiques sociales qui s’inscrivent dans la continuité du conflit, dont le pétrole a été l’un des enjeux majeurs dans le Magdalena Medio, région qui nous intéresse dans cet article.
6Nous proposons ainsi d’interroger la notion de pétropolitique à partir de l’exemple de l’introduction, dans la région du Magdalena Medio, de la fracturation hydraulique – ou fracking –, une méthode d’extraction des hydrocarbures non conventionnels qui suscite de nombreuses oppositions. Viabiliser cette technique permet de repousser les frontières de l’exploitation pétrolière mais requiert de repenser les relations entre entreprises et populations, lesquelles sont fortement conflictuelles dans ce contexte colombien. Au-delà de la production de l’acceptabilité sociale, la pétropolitique doit se comprendre comme un ensemble de pratiques et d’arrangements qui recoupent des méthodes diverses (production de normes, procès, violences, impositions, négociations et luttes) et dont les résultats sont eux-mêmes incertains et contestés dans la mesure où les entreprises pétrolières n’avaient pas encore obtenu le feu vert pour l’opération des deux projets pilotes de fracking dans la région en 2022.
7Plus de vingt entretiens ont été menés sur le terrain, lors de deux séjours entre les mois d’octobre et de novembre 2021, au moment de la fin du processus de négociation préalable pour les projets pilotes de fracking, avec des représentants des entreprises, des mouvements sociaux opposés au fracking et des représentants d’institutions de suivi du processus de paix. Ils ont été complétés par des entretiens à Bogota avec des responsables du ministère des Mines et de l’Énergie (MME) et d’autres institutions gouvernementales. Des observations de terrain dans les régions concernées ont permis de percevoir les matérialités des situations. Ce travail reflète donc la situation telle qu’elle pouvait être appréhendée en 2021, avant l’élection à la présidence de Gustavo Petro.
8Dans une première partie, nous présentons la façon dont l’histoire pétrolière colombienne a façonné le territoire du Magdalena Medio et de la ville de Barrancabermeja et comment la configuration d’une pétropolitique spécifique permet de comprendre l’implantation des projets de fracking. La deuxième partie met en évidence la question écologique comme étant au cœur des nouvelles pétropolitiques du fracking. Enfin, la troisième partie est consacrée à l’étude micro-locales des territoires concernés par les projets d’exploitation des hydrocarbures non conventionnels et l’examen des dispositifs déployés pour légitimer et légaliser l’usage du fracking.
9L’exploitation du pétrole dans le Magdalena Medio a plus d’un siècle : une durée suffisante pour constituer une pétropolitique complexe, dans laquelle l’Etat, les entreprises et les syndicats jouent les premiers rôles. Il importe de comprendre cette inscription dans la durée, au cours de laquelle les principales tensions qui traversent encore l’exploitation pétrolière se mettent en place.
10C’est dans la région du Magdalena Medio qu’a débuté l’exploitation du pétrole en Colombie, avec l’attribution en 1909 d’une concession de plus de 5 000 km² par l’administration du président Rafael Reyes Prieto à l’un de ses proches, Roberto de Mares. Ayant constitué un couloir de circulation fluviale depuis la conquête espagnole, la région était peu peuplée, essentiellement par le peuple Yariguí qui occupait les versants de la Cordillère orientale jusqu’au fleuve. L’extermination de ce peuple a débuté dans la première moitié du xixe siècle au moment de la colonisation agraire, mais ce sont bien les compagnies pétrolières étrangères qui s’installent dans la vallée, dans la « concession de Mares », qui l’ont fait disparaître complètement. Le repeuplement de la région par les populations d’origine européenne s’effectue ensuite à partir de migrations de travail motivées par l’industrie naissante.
11L’exploitation du pétrole colombien s’est développée sous le contrôle de sociétés basées aux États-Unis, qui ont fait de l’Amérique latine un espace privilégié d’expansion. La concession de Mares a été transférée en 1920 à la Tropical Oil Company, rachetée ensuite par la Standard Oil of New Jersey. Une raffinerie est mise en service en 1922 à Barrancabermeja, qui acquiert cette même année le rang de municipio (« commune »), et un premier oléoduc est construit pour relier la région du Magdalena Medio avec les Caraïbes pour l’exportation du pétrole.
12L’exploitation pétrolière est ainsi à l’origine d’une véritable colonisation intérieure. Les terres ont été défrichées et les infrastructures installées par les populations Yariguies, contraintes de travailler sur les chantiers dans des conditions très précaires. La création de la raffinerie a transformé le lieu-dit de Barrancabermeja en une petite ville à la croissance rapide et incontrôlée. Elle passe d’un peu moins de 10 000 habitants en 1938 à 25 000 en 1950. La constitution dans cette ville d’un syndicat pétrolier, l’Union syndicale ouvrière (USO), a été fondamentale pour la structuration du mouvement ouvrier, qui a acquis un poids important au cours des décennies du modèle d’industrialisation par substitution des importations (1930-1970), avec la multiplication des grèves pour réclamer l’amélioration des conditions de travail. L’USO a également constitué un acteur clé dans la configuration du secteur pétrolier à l’échelle nationale alors qu’au début des années 1950, la demande en hydrocarbures ne cesse d’augmenter, que la concession touche à sa fin et que se pose la question de la transformation de l’activité et de la modernisation de la raffinerie.
13Au terme de longues négociations, l’État colombien décide de la création de la compagnie nationale Ecopetrol en 1951 et de la nationalisation des ressources pétrolières (décret 1056 de 1953) tout en organisant un cadre juridique pour l’attribution de concessions. En cette période politique difficile, marquée par l’assassinat du candidat présidentiel Jorge Eliécer Gaitan en 1948 qui a déclenché une vague de violences et le début du conflit armé dans tout le pays, la Colombie noue son alliance privilégiée avec les États-Unis – c’est le seul pays latino-américain qui envoie des troupes pour la guerre de Corée. La concession de Mares est attribuée à Ecopetrol qui signe par ailleurs un accord de partenariat avec la Standard Oil pour moderniser la raffinerie de Barrancabermeja. De manière contradictoire, la création d’Ecopetrol, voulue par l’USO, a permis en fin de compte de limiter les droits syndicaux en créant une nouvelle entreprise, qui articule intérêts nationaux et intérêts transnationaux (Saénz Rovner, 2002). Ce transfert du privé vers le public n’a donc pas été, à la différence du Mexique, un acte d’affirmation de la souveraineté nationale face aux États-Unis, mais le résultat de négociations entre les dirigeants colombiens et les compagnies internationales qui opéraient sur le territoire.
- 2 Les groupes paramilitaires se sont constitués pendant le conflit sous le nom de « groupes d’autodé (...)
14Au milieu des années 1990, après la découverte de nouveaux gisements dans la région de l’Orénoque, les réserves pétrolières du pays ont atteint 2 500 millions de barils. Les gisements ont été concédés à des multinationales, mais les entreprises ont été soumises à la pression des groupes armés engagés dans le conflit colombien, notamment le groupe révolutionnaire de l’ELN (Ejército de Liberacion Nacional – Armée de libération nationale), bien implanté dans le secteur pétrolier. Sous la menace d’attentats contre les installations, les compagnies ont été contraintes de financer les différents groupes de guérilla pour protéger leurs infrastructures ainsi que des groupes paramilitaires2 pour assurer leur protection. La région du Magdalena Medio devient un territoire privilégié d’implantation de ces groupes armés, et de consolidation d’un « néolibéralisme armé » (Gill, 2016).
15Ainsi, la configuration régionale du Magdalena Medio (Fig. 1) a été déterminée par l’exploitation pétrolière, qui a induit les formes spécifiques d’utilisation de l’espace, attiré des populations vers les villes et entraîné une première vague de transformation des milieux naturels. Pendant les années du conflit, de multiples violences se sont exercées contre les populations, non seulement autour de l’activité pétrolière mais plus largement pour le contrôle du territoire, devenu stratégique pour la production et la circulation de drogues.
16La mise en place du cadre législatif pour la néolibéralisation de l’économie se matérialise au cours de la première décennie du xxie siècle, durant une période de boom pour les matières premières au niveau mondial (Rivas Uasupud, 2020 ; Beuf, 2019 ; Villamil Velásquez, 2007). En 2016, les accords de La Havane entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC ont fait espérer la fin du conflit et relancé l’intérêt des investisseurs pour la Colombie, notamment pour l’exploitation des matières premières.
Figure 1 : Le Magdalena Medio, au centre du système pétrolier
Source : Élaboration des auteurs, à partir des sources Ecopetrol. “Oil and gas infrastructure”, s.d.
- 3 Chiffres pour le premier semestre 2021, d’après les bases de données de l’Agence nationales des hy (...)
17Le pays s’est efforcé de mettre en place une législation attractive pour les investisseurs dans le domaine pétrolier, à la différence du Venezuela voisin qui a au contraire, dans les mêmes années, limité la présence des compagnies pétrolières internationales ou les a contraintes à travailler en coopération exclusive avec Petróleos de Venezuela S.A. (PDVSA). En 2003, un nouveau cadre réglementaire facilite l’attribution de concessions, dont la régulation est confiée à un nouvel organisme, l’Agence nationale des hydrocarbures (ANH), pour séparer les fonctions de régulation de celles de production. En 2008, la compagnie Ecopetrol est transformée en société anonyme cotée à la bourse de New York et, trois ans plus tard, elle lance une deuxième émission d’actions. L’État colombien a vendu 11 % de l’entreprise, ce qui représente la plus grande privatisation d’actifs publics du pays. Souvent associé à différents groupes internationaux, Ecopetrol reste un acteur majeur de la production de gaz en Colombie (75 %) et de pétrole (25 %)3. Le système de transport des hydrocarbures a emprunté la même voie de privatisation. Ainsi les principaux oléoducs du pays, Colombia et Ocensa, sont aujourd’hui détenus par des capitaux transnationaux.
- 4 D’après la Convention de Montego Bay de 1982, les États disposent l’exclusivité de l’exploitation (...)
18Le rythme de délivrance des permis d’exploration de blocs pétroliers s’accélère entre 2000 et 2013. Pour cette dernière année, les zones d’exploration et d’exploitation ont totalisé 105 millions d’hectares, ce qui représente pratiquement la totalité du territoire continental du pays, de 114 millions d’hectares, auxquels s’ajoutent 20 millions d’hectares en mer dans la Zone économique exclusive (ZEE)4.
19Cette croissance pose deux questions principales. La première est celle des terres, centrale dans le conflit colombien, caractérisée par l’appropriation illégale et violente et le déplacement forcé de populations. Malgré les accords de La Havane, ces violences perdurent et l’éventuelle restitution des terres aux familles expulsées est régulièrement remise en question (Grajales, 2019 ; Sarmiento, 2018). Même si les concessions d’exploration pétrolière ne valent pas propriété du sol, leur octroi suppose l’autorisation d’activités diverses (sismique, forages, etc.) qui interagissent avec les activités préexistantes, mais sont considérés comme prioritaires, d’après le décret de 1953. Leur intensification affecte directement les populations locales, souvent en situation précaire dans les régions rurales. Elle suppose une forme de contrôle territorial pour réaliser les activités avec des garanties minimales de sécurité.
20D’autre part, se pose la question de l’apport de l’activité pétrolière à l’économie nationale et locale. Le versement des royalties (regalias) a donné lieu à des scandales de corruption répétés et à plusieurs modèles de distribution (centralisé ou décentralisé) toujours vivement contestés. Les populations ne voient pas les bénéfices de l’exploitation pétrolière. Pendant le boom pétrolier ayant eu lieu de 2004 à 2014, le secteur a apporté une contribution significative à la croissance économique au niveau national. Cependant, des niveaux élevés d’inégalité et de pauvreté se sont maintenus sans changements majeurs (Pardo, 2018). Plus d’un siècle d’exploitation des hydrocarbures a accentué les inégalités et la pauvreté, dégradé le patrimoine naturel sans apporter le développement promis (Comisión Interdisciplinaria Independiente, 2020). Ce modèle a renforcé les inégalités territoriales entre les centres urbains (zones de consommation) et les territoires de production, qui n’ont d’importance que par le profit obtenu de l’extraction de leurs produits, quel que soit le sort des communautés locales et des écosystèmes de ces régions de forte biodiversité (Gómez, 2019). Malgré la perception de royalties pétrolières, les populations des municipalités productrices de pétrole présentent des taux de pauvreté multidimensionnelle très élevés (Fig. 2).
Figure 2 : Pauvreté multidimensionnelle dans les principales municipalités pétrolières du Magdalena Medio en 2015
Source : Élaboration des auteurs, à partir des sources du Departamento Administrativo Nacional de Estadísticas (DANE, 2018).
21Dans le Magdalena Medio, région configurée historiquement autour de l’exploitation de pétrole, les conflits se sont encore intensifiés ces dernières années. D’une part, les puits historiques de la Cira et Infantas, au sud-est de la ville de Barrancabermeja, et dont l’exploitation avait fortement diminué après des décennies de fièvre pétrolière, ont augmenté leur production depuis 2005 de plus de 700 %. En 2021, Ecopetrol prévoyait de forer trente nouveaux puits dans ces champs matures, qui produisent aujourd’hui un pétrole lourd, ce qui accroît la consommation d’eau. Au nord et à l’ouest de la ville, respectivement dans les champs de Llanito-Galán et Casabe, on observe une expansion de l’activité extractive avec le forage d’un grand nombre de nouveaux puits dans des sites écologiquement fragiles, notamment à l’intérieur ou en bordure de l’aire protégée du District régional de gestion intégrée du marais de San Silvestre (Distrito regional de manejo integrado de la ciénaga de San Silvestre). Des processus similaires sont à l’œuvre dans les marais et zones humides des municipalités au nord de Barrancabermeja : Puerto Wilches, Sabana de Torres, San Martín.
22Depuis l’adoption d’une législation environnementale plus contraignante en 1993, l’entreprise Ecopetrol et ses associés bénéficient d’un régime de transition qui leur permet de passer outre un grand nombre de dispositions légales en matière de protection de l’environnement. Néanmoins, ils commettent des infractions au droit, notamment en matière de gestion hydrique, lorsqu’ils interviennent dans des territoires protégés, comme c’est le cas dans le champ pétrolier du Llanito.
23Par ailleurs, la raffinerie de Barrancabermeja, qui a longtemps été le fleuron de l’industrie pétrolière en Colombie, présente aujourd’hui une obsolescence technologique pour de nombreux processus de transformation. Les investissements se sont dirigés vers la modernisation et l’agrandissement de la raffinerie de Cartagena, délaissant Barrancabermeja et laissant planer une forte incertitude sur le futur industriel de la ville, donc sur sa capacité à maintenir son niveau d’emploi pour son personnel et ses multiples sous-traitants animant l’économie régionale.
Figure 3 : Puits de pétrole en production et abandonnés dans la zone de Barrancabermeja
Source : Élaboration des auteurs, à partir des données de l’Agence nationale des hydrocarbures (ANH, 2021).
24C’est dans ce contexte d’incertitude économique et d’intensification de l’exploitation pétrolière jusque dans des territoires relativement préservés et des écosystèmes de forêt humide équatoriale à forte biodiversité, que doivent être compris les conflits sociaux, territoriaux et environnementaux liés à l’activité pétrolière dans la région. Les membres de communautés du Magdalena Medio interrogés dénoncent la pollution des eaux superficielles, des problèmes de santé liés à la consommation d’eaux contaminées, des glissements de terrain, l’assèchement de marais et zones humides, la disparition des ressources halieutiques, les concessions d’eaux souterraines aux entreprises pétrolières qui peuvent affecter la disponibilité hydrique pour la consommation humaine, la production d’aliments et le maintien de la forêt équatoriale humide, par ailleurs affectée par la déforestation. En dépit de ces problèmes, les entreprises annonçaient en 2021 la volonté d’intensification de la production par le recours à la technologie de la fracturation hydraulique, ou fracking, pour exploiter dans les mêmes régions des ressources non conventionnelles. Dès lors, la région de Barrancabermeja, configurée comme une enclave pétrolière par l’État, les compagnies privées et publiques et les syndicats de travailleurs du pétrole, se trouve à un tournant.
25Cet exemple nous montre combien la pétropolitique, entendue comme ensemble de pratiques et relations entre la politique et le pétrole, prend tout son sens lorsqu’on articule les analyses sectorielles nationales et globales à l’étude territoriale des contextes locaux dans lesquels s’opère l’extraction de la ressource.
26La pétropolitique du fracking est intimement liée aux questions et politiques environnementales, ce qui constitue une nouveauté dans le secteur pétrolier. Elle est déterminée par les tensions croissantes, voire les contradictions entre l’extractivisme pétrolier (Velut, 2021) et le développement durable (Silvera Uribe & Salazar, 2017).
27La mise en œuvre de la fracturation hydraulique dans les gisements pétroliers du Magdalena Medio, qui s’inscrit dans la stratégie d’expansion des frontières productives du pétrole, s’accompagne d’une pétropolitique structurée autour de la possibilité ou de l’impossibilité qu’auraient les considérations environnementales de freiner, stopper ou réorienter l’extractivisme pétrolier.
28La vaste documentation sur les effets négatifs de la fracturation hydraulique aux États-Unis (Compendium, 2018 ; Ladd, 2018) identifie des impacts graves et des responsabilités environnementales cumulatives, non contrôlés ou sanctionnés par les autorités environnementales. En comparant cela avec les effets qui pourraient se produire en Colombie si la fracturation hydraulique était approuvée, on peut supposer que ces effets seraient peut-être beaucoup plus importants, étant donné les caractéristiques de la Colombie en tant que nation méga-biodiverse aux écosystèmes fragiles. La plupart des risques du fracking résident en effet dans les activités associées : forage, traitement du gaz et du pétrole, transport, stockage, génération d’émissions fugitives de méthane et traitement des déchets. Le Compendium (2018) détaille la pollution de l’air et de l’eau, les fuites de fluides et d’eaux usées, le rejet d’éléments radioactifs, les effets sur la santé publique, la sismicité induite ou, entre autres, la migration des fluides à travers les puits (OCA, 2019).
29Les dommages pourraient sans aucun doute être irréparables, étant donné que ces effets dépassent l’échelle temporelle de la vie humaine et même de l’écosystème, à une large échelle spatiale (OCA, 2019). De plus, la fracturation hydraulique est une activité coûteuse du point de vue environnemental puisque plus des trois quarts des coûts réels d’un puits de gaz non conventionnel aux États-Unis correspondent au traitement de l’eau utilisée (Brown et al., 2019). Ceci en grande partie parce que « le fluide de retour dans la phase de fracturation est une source importante de contamination de l’eau compte tenu de sa toxicité environnementale et de ses coûts de recyclage » (Pardo, 2019). Cette différence entre la valeur réelle, si un traitement adéquat de l’eau était effectué, et la valeur commerciale par puits constitue un passif environnemental, peut-être irréversible, que la société devra assumer à un moment donné. Les bénéfices sont privatisés, mais les dégradations et destructions des écosystèmes affectent toute la société (Pardo, 2019). Or, le Magdalena Medio est caractérisé par son hydrographie. Le fleuve reçoit plusieurs affluents qui forment des zones humides, appelées localement ciénagas (« marais »). Elles fournissent aux populations des ressources importantes pour la pêche et le tourisme et sont le support d’un mode de vie spécifique. Le fracking constitue une menace pour la qualité des eaux superficielles, utilisées par les agriculteurs, les éleveurs, les pêcheurs et pour la consommation humaine.
30Ces problèmes ont justifié, au cours des années 2010, l’interdiction du fracking dans plusieurs pays et régions dans le monde, même si aux États-Unis, en revanche, cette technique a permis la relance massive de la production de pétrole et de gaz.
31L’intérêt des milieux d’affaires et du gouvernement à travers ses institutions pour promouvoir la fracturation hydraulique en Colombie, afin de prolonger les horizons d’exploitation des hydrocarbures, date de près de quinze ans. Mais cette initiative a été dénoncée par les organisations sociales et environnementales aux niveaux local et national, générant ainsi l’un des conflits environnementaux les plus importants de ces dernières années dans le pays (Roa Avendaño, 2019 ; Pérez Rincón, 2016).
32La Colombie a été le théâtre de l’émergence et de la généralisation de conflits environnementaux qui ont gagné en visibilité. L’Environmental Justice Atlas (EJAtlas) recensait en mars 2014, 72 cas de conflits environnementaux en Colombie, le nombre le plus important pour un pays d’Amérique latine. Au début de l’année 2022, 134 conflits environnementaux sont référencés sur cette plateforme, qui ne sont qu’une partie des conflits en cours dans le pays. Selon Pérez Rincón (2016), le secteur extractif est à l’origine d’une grande partie des conflits environnementaux dans la mesure où il existe une relation directe entre le nombre, l’intensité des conflits environnementaux et la localisation des lieux d’extraction minière et énergétique. Par ailleurs, 20 % des projets générateurs de conflits environnementaux sur les 115 cas analysés ont été suspendus, généralement suite à des procédures judiciaires, et peuvent être considérés comme des victoires par les défenseurs de la justice environnementale.
33La lutte contre la fracturation hydraulique s’est nourrie des expériences acquises au cours de conflits environnementaux plus anciens afin de créer une large coalition anti-fracking. Selon Roa Avendaño (2019), ces projets ont commencé à être rejetés dès 2012. Par la suite, des forums et des réunions ont été organisés sur le sujet. En 2015 a eu lieu dans la municipalité de San Martín (César) la première manifestation contre la fracturation hydraulique réunissant plus de 3 000 personnes. Lors d’une quatrième mobilisation, fin 2016, environ 10 000 personnes sont descendues dans la rue. Depuis, dans la municipalité de San Martín, s’est organisé un mouvement social d’envergure qui a gagné toutes les communes pétrolières du Magdalena Medio.
34En 2016, l’Alianza Colombia Libre de Fracking (ACLF), de portée nationale, a été créée avec l’objectif unique d’empêcher le développement de la fracturation hydraulique dans le pays. Les politiques et programmes qui lancent les projets d’exploration et d’exploitation d’hydrocarbures non conventionnels sont dénoncés. Des actions en justice sont promues et certains députés et sénateurs s’organisent pour arrêter la fracturation hydraulique par voie législative et faire pression sur les institutions de l’État. En plus des stratégies de communication, d’enquête, d’actions judiciaires et politiques, un important travail des équipes spécialisées dans les droits humains est effectué pour garantir la protection des défenseurs du territoire (Pérez, 2016). L’ACLF est un exemple d’articulation de résistances locales avec des réseaux nationaux qui cherchent à toucher l’opinion publique.
35Malgré l’intérêt des entreprises pétrolières et du gouvernement, la fracturation hydraulique n’a pas encore été mise en œuvre dans le pays. Cette situation est le résultat de la mobilisation sociale contre le fracking et des actions multiples, planifiées et menées par les différents acteurs sociaux, dont de nombreux jeunes universitaires issus des municipalités pétrolières. À la différence des époques passées, les entreprises pétrolières se heurtent aujourd’hui à une société organisée, informée et fortement engagée contre cette activité destructrice pour les écosystèmes, les communautés et les territoires. Les résistances ont contraint l’État à élaborer une nouvelle stratégie pour autoriser le fracking, en mettant en place des projets pilotes.
36Malgré les oppositions, le gouvernement colombien a souhaité avancer sur la mise en œuvre du fracking. Pour cela, une démarche expérimentale est mise en place, à nouveau dans la région du Magdalena Medio, autour de projets pilotes destinés à reconstruire la relation entre les entreprises et les populations.
37Le choix d’extraire des hydrocarbures non conventionnels se développe à partir de la présidence d’Álvaro Uribe (2002-2010), qui demande en 2008 au Conseil national de politique économique et sociale (Conpes) de définir des orientations pour le développement de nouvelles techniques d’extraction et d’exploitation de gaz. Sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010-2018), la volonté d’exploiter les gisements non conventionnels (GNC) s’est approfondie, notamment avec la commande d’un rapport au Contrôleur général de la République sur les risques environnementaux. Les décrets et lois votés sous la présidence de Santos ont été défendus sous la présidence d’Iván Duque (2018-2022).
38La tâche de faire évoluer le cadre législatif pour légaliser l’expérimentation de la fracturation hydraulique a été confiée au ministère des Mines et de l’Énergie (MME) et à l’Agence nationale des hydrocarbures (ANH), deux institutions sous la responsabilité de la présidence de la République. De 2012 à 2021, le cadre normatif colombien réglementant l’exploitation des sous-sols a été entièrement remanié pour faire entrer la fracturation hydraulique dans un corpus législatif validé par le Parlement.
39Une commission scientifique indépendante5 a été réunie par le gouvernement entre 2018 et 2019 pour élaborer des recommandations sur la mise en œuvre du fracking, qui a notamment procédé à des auditions dans la région du Magdalena Medio. La commission a recommandé la mise en place de projets pilotes pour évaluer avec précision les effets sociaux, économiques et environnementaux de la technologie et surtout obtenir un « permis social » (licencia social), qui n’est pas défini comme l’acceptation d’un projet spécifique mais comme l’instauration d’une relation de confiance entre l’entreprise et la population. La recommandation est actée en 2020 par un décret de la présidence de la République6 prévoyant de confier les projets pilotes à des entreprises privées, qui devront établir un bilan détaillé des expérimentations et multiplier les instances de dialogue. Les licences sont délivrées pour le premier puits pilote de Kalé à Ecopetrol et pour le second puits pilote de Platero à Exxonmobil en juin 2021. Les deux sites retenus se situent dans la région du Magdalena Medio, sur le territoire de la commune de Puerto Wilches. Le choix des localisations s’explique par la bonne connaissance géologique accumulée pendant plus d’un siècle d’exploitation qui a permis d’identifier le potentiel en hydrocarbures et par la présence des compagnies pétrolières et parapétrolières et de leurs infrastructures sur le terrain. D’un point de vue méthodologique, le Magdalena Medio sert à nouveau de site d’expérimentation pour le secteur pétrolier, mais aussi pour les oppositions. Il est un laboratoire des pétropolitiques à venir.
40Puerto Wilches, situé à une cinquantaine de kilomètres au nord de Barrancabermeja, est une petite ville pétrolière (30 000 habitants) où les plantations de palmiers à huile se sont beaucoup étendues depuis les années 1990. Elle partage avec l’ensemble de la région une histoire de violence liée au syndicalisme pétrolier, à la répression et à la confrontation entre les guérillas et les forces paramilitaires (López, 2005). Avec les projets pilotes de fracking, elle acquiert un nouveau statut politique : le candidat à la présidence Gustavo Petro s’y rend en février 2022 pour s’engager à interdire le fracking s’il est élu, alors que les candidats conservateurs promettent de l’autoriser. La pétropolitique nationale est faite et mise en scène localement.
41Pour la mise en œuvre des projets pilotes, ExxonMobil, l’une des premières entreprises mondiales pour la fracturation hydraulique, s’associe à Ecopetrol. Pour le responsable du dialogue social d’Ecopetrol rencontré lors de notre enquête, « les gens d’ExxonMobil sont les rois du fracking au niveau mondial alors que la Colombie en est juste à ses premiers pas. Cela fait soixante-dix ans qu’Ecopetrol est ici. On suppose que nous connaissons le territoire, c’est donc l’avantage que nous pouvons leur apporter. Ils sont très bons sur la technique et nous sommes ici pour rassurer le temps de l’opération ». En pratique, ExxonMobil est invisibilisé et c’est Ecopetrol qui est présent sur le territoire car il jouit d’une meilleure image. Dans le baromètre interne commandé trimestriellement, 82 % des enquêtés déclarent ne pas connaître l’entreprise Exxon, ou ne connaître que son nom, le reste des sondés avouent avoir une opinion défavorable de l’entreprise. Dans ce même baromètre, 82 % des sondés répondent avoir une opinion favorable ou très favorable de Ecopetrol. Mais surtout, le dispositif vise à normaliser les relations entre l’entreprise et la population. La pétropolitique se réinvente ainsi à l’échelle locale, en cherchant à mettre en avant un cadre apaisé de relations, dans lequel il revient à l’entreprise concessionnaire d’agir sur un terrain politique dont l’État n’est que l’observateur.
42Depuis l’entrée en vigueur du décret 328 en février 2020, le gouvernement colombien a accordé à Ecopetrol la responsabilité de l’expérimentation des projets pilotes de fracking réalisés sur la commune de Puerto Wilches. Le consortium Ecopetrol/ExxonMobil doit également se charger de l’évaluation des conséquences environnementales et de la gestion du risque social provoqué par les puits de pétrole non conventionnels, mais surtout de la mise en place d’instances de dialogue avec la population. Cette phase d’expérimentation exige des entreprises de contribuer à la création de conditions de confiance avec les groupes d’intérêts, comme énoncé dans le décret présidentiel, afin que les futurs projets de puits non conventionnels puissent être menés. Pour cela, le décret détaille précisément les activités à réaliser et les conditions dans lesquelles elles doivent se dérouler. Elles comprennent notamment des moments de « dialogue territorial » qui doivent être menés dans l’aire d’influence du projet, c’est-à-dire « la zone où se manifestent les impacts environnementaux significatifs […] définie par le concessionnaire dans son étude d’impact environnemental ». On insiste également sur le fait que la participation doit suivre des principes d’inclusion, de respect, de confiance et d’opportunité, de science ouverte et participative, et de respect des droits humains (art. 3). Le respect mutuel doit permettre « un dialogue transparent, fluide, sans crainte de la censure ou des représailles » (art. 3). Cette précision montre que ce type de dialogue serein ne va pas de soi.
43Dans une région marquée par le paramilitarisme, s’exprimer publiquement, c’est courir très directement des risques, du fait de la violence politique. Le Magdalena Medio est une région connue pour le nombre élevé d’assassinats et une répression sanglante des syndicalistes (Grajales, 2017 ; Cano, 2014), des défenseurs des droits humains et des dirigeants paysans (Allain, 2020). Entre 1996 et 2003, les paramilitaires contrôlaient les villes de Barrancabermeja et de Puerto Wilches (Fajardo, 2012). La mise en œuvre de procédures de participation dans ces conditions apparaît comme particulièrement complexe.
44Les préconisations des décrets cités vont au-delà d’un modèle de production de l’acceptabilité sur le mode du consentement éclairé ou de la cooptation. Elles impliquent plus largement l’invention de formes nouvelles de gouvernance et de participation dans les relations entre les entreprises et les acteurs du territoire. Le processus doit aboutir à la remise d’un rapport rendant compte des activités conduites et à une réunion de l’instance de dialogue territorial pour justifier de l’exécution du projet. Autrement dit, il est fait référence bien plus au suivi d’un processus qu’à ses conclusions et recommandations sur le fracking. Même si la question du fracking cristallise les débats et les résistances, c’est au sens large le rapport entre populations et entreprises qui est en jeu et que les projets pilotes visent à reconstruire.
45À travers la pratique du « dialogue », le consortium cherche à se montrer ouvert à la discussion, moderne dans ses innovations techniques et attentif aux besoins de la population. Les dépenses sont liées à une stratégie de réduction de la conflictualité et à la canalisation de la participation, à l’image d’autres politiques d’infrastructures en Amérique latine (Mayaux, 2015 ; Buu-Sao, 2013). Les riverains consultés sont associés à la réflexion sur les programmes de compensation et intégrés au processus de production du consentement. Ces dispositifs participatifs cherchent à anticiper la contestation et, ce faisant, à la fragiliser. Pour les équipes d’Ecopetrol, il s’agit d’apaiser les tensions sociales en amont. L’équipe se vante d’avoir déjà réalisé plus de cinquante audiences publiques en un an et d’avoir visité, accompagnée d’experts, plus de soixante foyers en porte-à-porte, dans une logique de participation formelle, de présence permanente, et « d’éducation des habitants », comme nous l’a confié le responsable de la communication d’Ecopetrol à Puerto Wilches :
- 7 Entretien du 27 octobre 2021 à Puerto Wilches.
En plus du centre pédagogique, ici à Puerto Wilches, nous diffusons tous nos supports de communication également sur WhatsApp, sur Facebook… Cela permet de diffuser nos informations aux enfants, aux étudiants et à tous les habitants qui ne se sentent pas concernés7.
46La volonté du consortium est de montrer que, contrairement aux études faites par les mouvements sociaux et associations environnementales, les projets pilotes sont sans danger, mais plus que le contenu, ce qui importe, ce sont les modalités de communication. L’équipe reçoit la population locale dans des locaux avec maquette interactive, bulletins d’information, livrets éducatifs et exemples de réussite, notamment en comparant avec des projets aux États-Unis. La large diffusion d’informations, qui contredisent toutes les études des associations environnementales et des organisations non gouvernementales, permet d’exposer la population locale à des données contrôlées. On peut la comprendre soit comme une façon d’apporter des connaissances complémentaires pour faciliter une décision éclairée, soit comme une stratégie délibérée de brouillage des références et de production de l’ignorance.
- 8 Nous faisons ici référence à des documents internes d’Ecopetrol non publiés, qui nous ont été tran (...)
47Ecopetrol fait évaluer l’état de l’opinion publique de manière trimestrielle8, dans une logique d’ingénierie sociale. Ces indicateurs et les questions posées révèlent les thèmes qui préoccupent les entreprises. Aux questions concernant les sujets d’intérêt majeurs à développer dans les espaces de dialogue d’Ecopetrol, la majorité des personnes interrogées répondent : l’éducation et les impacts sociaux du fracking. C’est ainsi que, naturellement, l’équipe d’Ecopetrol insiste lors des entretiens sur le rôle de l’entreprise dans l’éducation des jeunes de Puerto Wilches. Pour un de ses responsables locaux :
Ecopetrol joue un rôle fondamental pour la pédagogie ici. Nous parvenons à transférer nos connaissances aux populations locales et à construire des dialogues et des alliances avec les universités locales. Nous sommes persuadés que si nous améliorons l’éducation, nous aurons des indices de délinquance et d’usage de drogue moins élevés ici à Puerto Wilches.
48En août 2021, 62 % des personnes interrogées répondaient « vrai » à la question « le fracking est-il nuisible pour l’eau de la région ? », selon le baromètre d’évaluation trimetrielle d’Ecopetrol. Lors de notre venue, l’espace de dialogue était particulièrement concentré sur les questions concernant les impacts sur l’eau, faisant régulièrement du porte-à-porte pour « déconstruire ce mythe » ou en organisant des ateliers sur la question de l’eau.
- 9 Témoignages lors d’entretiens ou de conversations informelles par les organisations locales, notam (...)
49Cependant, il faut nuancer cet aspect normatif de la construction du dialogue. Ce que l’on observe à Puerto Wilches, ce ne sont pas des modalités d’exercice de la domination imposées par des entreprises privées sur une population apathique. Sur le plan formel, le comité de pilotage n’intègre qu’un seul représentant de la société civile, mais la plupart des mouvements sociaux ne souhaitaient pas faire partie de ce comité par crainte d’être instrumentalisés. La personne retenue est un petit entrepreneur, exploitant de palmeraies, opposé au fracking en raisons des risques pour ses plantations. Sur un autre plan, certains acteurs sociaux nous ont livré des témoignages de tentatives de « négociation9 » en dehors des cadres officiels de la part des entreprises privées chargées des projets : promesses de financement de projets sociaux en échange d’un arrêt des manifestations de la plateforme ACLF, offres de financements ou recours à des espaces de délibérations privées.
50L’opposition ouverte au fracking et donc aux projets pilotes, menée par des collectifs souvent féminins et inter-générationnels, s’efforce de contourner les dispositifs. Militantes et militants organisent par exemple des fêtes de l’eau, avec des prises de parole de différents membres des collectifs, où circulent des bouteilles d’eau souillée de pétrole, font appel à des instances judiciaires, investissent collectivement des audiences publiques en arborant banderoles et panneaux. Aux prises de paroles techniques des entreprises s’opposent des discours qui mettent en avant la dimension vécue des territoires et la défense de la vie, avec des stratégies de visibilisation dans l’espace public lors d’événements communautaires. Ecopetrol, de son côté, cherche à recentrer les débats pour amener les participants, y compris les opposants, à accepter un cadre de participation « respectueuse ». Le discours de l’entreprise est très standardisé et ne fait jamais allusion aux situations de violence dans la région, il met toujours en avant le principe du dialogue, alors que les opposants dénoncent la collusion entre l’entreprise et les groupes paramilitaires.
51Lors de notre enquête de terrain en octobre 2021, la violence associée au secteur pétrolier restait très présente malgré les accords de 2016. Différents groupes s’efforcent de contrôler cette région stratégique. La présence militaire et paramilitaire s’est renforcée à l’approche des élections générales du premier semestre 2022. L’ELN, historiquement lié au secteur pétrolier, a occupé plusieurs jours Puerto Wilches en janvier 2022. Les associations de défense de l’environnement et les syndicalistes adoptent des mesures de protection : circulation avec des gardes du corps, véhicules blindés lorsqu’ils en ont les moyens, locaux sécurisés.
- 10 Plusieurs membres de mouvements sociaux à Puerto Wilches nous ont fait part de ces menaces. Une de (...)
52Le contrôle social à Puerto Wilches repose aussi sur la multiplication des menaces de mort et les intimidations physiques subies par la population locale10. Le territoire, marqué par les menaces, les déplacements forcés et les assassinats, semble revivre ces situations de peur de la répression politique depuis la multiplication des réunions pour viabiliser les projets pilotes de fracking. Ce type de violence systématique et son impunité est une constante en Colombie et elle est largement exacerbée dans la région du Magdalena Medio (Vega Cantor, 2021). La plupart des dirigeants syndicaux rencontrés sur le terrain, de même que des leaders aussi divers que ceux des organisations de pêcheurs ou des défenseurs de l’environnement étaient menacés et bénéficiaient d’une escorte permanente de l’Unité nationale de protection. Certains avaient subi des attentats envers leur personne ou leurs proches (agressions, tentatives d’assassinats, séquestrations) ou ont été contraints de quitter le territoire. D’autres n’ont pas eu le temps de partir : les leaders paysans Teófilo Acuña et Jorge Tafur, membres de la Commission de dialogue du sud de Bolívar, centre et sud du César, de Santander et du Magdalena (Comisión de Interlocución del Sur de Bolívar, Centro y Sur del Cesar – CISBCS), qui défendaient « la vie digne et le droit à rester vivre dans le territoire » et dénonçaient l’exploitation pétrolière et le fracking, ont été assassinés le 22 février 2022. Ecopetrol a condamné publiquement ces attentats.
53Les menaces sur les droits humains sont nombreuses dans le Magdalena Medio, mais il est difficile d’en connaître l’origine. À titre d’exemple, les mouvements environnementaux se disent menacés par les entreprises tandis qu’Ecopetrol assure les protéger :
Aujourd’hui, avec toute cette dynamique de menaces sur l’ordre public, nous commençons à recevoir des informations sur des leaders sociaux qui reçoivent des menaces. Pour nous, c’est dans notre intérêt de les protéger, car le respect des droits humains est très regardé par nos partenaires internationaux. Lors des rencontres et des table-rondes territoriales, lorsque des leaders locaux nous disent se sentir menacés, nous leur offrons une protection rapprochée.
54Le degré d’impunité de ces crimes fait qu’il est toujours impossible d’identifier les donneurs d’ordre et cette incertitude rend la situation plus difficile encore pour les personnes engagées dans les luttes sociales au niveau local.
55En septembre 2022, la fracturation hydraulique et le développement de gisements non conventionnels en Colombie ont été autorisés en raison de la décision du Conseil d’État en juillet 2022 de lever la suspension du décret 3004 du 26 décembre 2013 et de la résolution n° 90341 du 27 décembre 2014, par lesquels le gouvernement national et le MME ont établi les critères et les procédures, ainsi que les exigences techniques, pour l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures dans les gisements non conventionnels. À cela s’ajoute l’impulsion donnée par le gouvernement d’Iván Duque aux projets pilotes de recherche approfondie sur la fracturation hydraulique. Ceux qui ont été signés entre les entreprises pétrolières ExxonMobil et Ecopetrol sont les projets Kalé et Platero situés à Puerto Wilches, Santander. En 2021, le projet Kalé avait déjà obtenu une licence environnementale et le projet Platero n’avait pas encore lancé l’avis d’audience publique et la demande de la licence environnementale. Toutefois, la semaine même de son investiture, le 10 août 2022, le nouveau gouvernement a déposé devant le Congrès une loi interdisant la fracturation hydraulique avec le soutien de plus de cent parlementaires. Il est à noter que c’est la quatrième fois qu’un tel projet de loi est déposé, mais cette fois avec le soutien du gouvernement et des membres du Congrès. La possibilité que le projet soit voté est élevée.
56Cette initiative est le résultat de la lutte ardue de la société colombienne qui, de manière organisée, articulée, informée et très active depuis plusieurs années, a travaillé pour tenter d’interdire cette activité en Colombie. Le projet de loi n’évoque pas l’exploitation des hydrocarbures conventionnels. En revanche, il interdit l’exploitation des gisements non conventionnels. Ainsi, l’exploitation des gisements de roches-mères qui sont essentiellement du schiste pour extraire du pétrole et du gaz, comme ceux connus à Puerto Wilches où se trouvaient les projets pilotes, est interdite ; de cette manière, l’exploitation des gaz associés aux veines de charbon, aux sables bitumineux et aux hydrates de méthane est également interdite. Ce projet de loi interdit non seulement la technique de fracturation mais également toute possibilité à l’avenir d’exploitation de tout type de gisements non conventionnels. Il vise également à interdire le développement de projets pilotes et de toute activité commerciale non conventionnelle.
57L’exploitation pétrolière dans la région du Magdalena a ainsi donné naissance à un territoire pétrolier traversé de nombreux conflits et pourtant central dans le fonctionnement du système énergétique, comme lieu d’expérimentation de nouvelles stratégies entrepreneuriales et carrefour de flux commerciaux, licites et illicites. Le contrôle du territoire est essentiel pour ouvrir la voie à de nouvelles modalités d’exploitation des hydrocarbures, mais il se heurte à des résistances organisées face à l’usage d’une technologie qui pourrait fortement impacter l’environnement et les populations qui en dépendent. Après cent ans d’exploitation pétrolière, la relation avec Ecopetrol est à la fois essentielle et dégradée. Tant l’entreprise que les populations s’efforcent d’inventer une nouvelle relation après les accords paix signé par le gouvernement et les FARC en 2016. Pour les secteurs de l’État favorables au développement de nouvelles technologies pétrolières comme pour l’entreprise, l’objectif est de poser un nouveau cadre qui canalise la participation et installe légitimement l’entreprise dans le territoire. Pour les mouvements d’opposition, les stratégies visent à mobiliser à différentes échelles et à contourner le processus dans lequel on cherche à les faire rentrer. Le Magdalena Medio devient un laboratoire d’élaboration d’une nouvelle pétropolitique sous le regard distancié de l’État. En effet, l’État colombien s’efforce de se placer dans une position surplombante par rapport aux acteurs économiques et sociaux en déterminant le cadre légal à respecter par une série d’actions rendues obligatoires, mais sans demander la preuve d’une concertation éclairée et de la recherche d’un consensus territorial. Néanmoins, ce retrait n’est qu’apparent puisque les dispositifs législatifs visent avant tout à ouvrir la voie aux nouvelles activités en produisant moins de l’acceptabilité que la mise en scène d’une nouvelle relation entre les entreprises et les populations. Par ailleurs, l’absence de l’État laisse le champ libre aux violences et aux menaces qui s’exercent sur les opposants aux projets. Derrière les apparences de renouveau de la pétropolitique dans un cadre démocratique, il subsiste dans les territoires des pratiques héritées d’un siècle de violences.
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