1Le pétrole constitue la principale ressource de l’économie vénézuélienne. En 1970, Domingo Alberto Rangel écrivait : « Le futur de ce pays s’écrira avec le pétrole. Ce liquide pénétrera par tous nos pores et arrivera à se rendre maître de notre destin » (Rangel, 1977: 9). La société vénézuélienne s’organise depuis près d’un siècle autour de l’accès à cette précieuse matière première. « Or noir » pour certains, la redistribution de ses bénéfices a permis l’amélioration des conditions de vie des Vénézuéliens. Pour d’autres, le pétrole est un « excrément du diable », selon la formule de Juan Pablo Pérez Alfonzo, fondateur de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) (Pérez Alfonzo, 1976) à cause de la mono-dépendance et des distorsions économiques qui en découlent.
2Le secteur pétrolier vénézuélien est structuré autour de l’entreprise publique Pétroles du Venezuela Société Anonyme (PDVSA) depuis la nationalisation de celle-ci en 1976. Selon le classement « Fortune Global 500 », cette entreprise figurait parmi les cinquante ayant le chiffre d’affaires le plus élevé de la planète jusqu’en 20151. Depuis 2011, le Venezuela est reconnu comme le pays possédant les plus grandes réserves mondiales de pétrole (Opep, 2021). Pourtant, l’industrie pétrolière vénézuélienne connaît un effondrement sans précédent de sa production ces dernières années. Quelles que soient les sources étudiées, toutes attestent cette baisse rapide. En compilant les rapports mensuels du Monthly Oil Market Report de 2001 à 2022, l’Opep estime à partir de sources secondaires que la production pétrolière vénézuélienne est de 3,001 millions de barils par jour au quatrième trimestre 2000, avant de s’éroder à 2,4 millions fin 2006 et de se stabiliser entre 2,3 et 2,4 jusqu’à la fin 2015. À partir de cette date, la production chute jusqu’à atteindre un minimum de 0,362 million de barils par jour au troisième trimestre 2020 puis remonte légèrement à 0,652 million de barils par jour fin 2021. Avec des données légèrement supérieures, les chiffres fournis par le gouvernement Maduro directement à l’Opep indiquent la même dynamique passant de 2,587 millions de barils par jour fin 2015 à 0,406 au troisième trimestre 2020 et augmentant légèrement à 0,817 fin 2021 (Opep, 2001-2022).
3La décadence de PDVSA a été expliquée par différents facteurs : l’interventionnisme étatique (Hults, 2012) ou le populisme (Contreras-Pacheco, 2021). Sans nier le bien-fondé de ces analyses, nous voudrions contribuer à la compréhension du phénomène à partir d’un angle mort de la recherche sur le sujet : la condition des travailleurs et la pluralité syndicale au sein de l’entreprise. Le secteur emploie une proportion marginale de la population active, qui n’a jamais excédé 1,5 ces dernières décennies. Toutefois, le caractère structurant de la production pétrolière dans la société vénézuélienne (Malavé Mata, 1987 ; Coronil, 2002), le fort taux de syndicalisation dans ce secteur et sa tradition revendicative (Lucena, 2007) rend le mouvement syndical pétrolier incontournable. L’un des spécialistes du syndicalisme vénézuélien, Steve Ellner, affirme d’ailleurs, « les travailleurs pétroliers avaient toujours été une avant-garde du mouvement syndical » (Ellner, 1995: 32). En raison de l’imbrication entre la direction du mouvement syndical pétrolier et celle de l’entreprise, notre propos abordera la gestion interne de l’entreprise, notamment les processus d’embauche dans lesquels les syndicats sont impliqués. Ainsi, notre approche est focalisée, à partir d’une étude empirique précise, sur l’explication de l’évolution d’organisations (PDVSA, les syndicats au sein de PDVSA) sur un temps historique long. Elle s’appuie sur une enquête (Posado, 2015) réalisée à partir d’entretiens semi-directifs auprès de plusieurs dirigeants de ce secteur et d’une lecture systématique de la littérature scientifique et de la presse sur le sujet.
4L’objet de cet article n’est pas d’établir les responsabilités de l’effondrement de la production de pétrole entre la gabegie du gouvernement et les mesures coercitives unilatérales étasuniennes qui ont conduit le pays disposant des plus importantes réserves pétrolières mondiales à importer de l’essence, mais de montrer les transformations du champ syndical du modèle méritocratique à la configuration arbitraire actuelle au sein de l’entreprise. Diachronique, cet article revient sur la succession de configurations syndicales au sein de PDVSA, depuis la construction d’un modèle de méritocratie technocratique jusqu’à l’accession au pouvoir d’Hugo Chávez (1936-1999). Les premières années de sa présidence sont marquées par un affrontement politique entre le gouvernement et la majorité des cadres de l’entreprise, qui aboutit à une importante vague de licenciements (1999-2003). Nous aborderons enfin l’instauration progressive d’un modèle de gestion arbitraire et inefficace (2004-2022).
Tableau 1 : Synthèse de l’évolution de PDVSA
| L’ère de la méritocratie technocratique (1976-1999) |
La conjoncture critique
de 1999-2003 |
L’instauration progressive
d’une gestion arbitraire et inefficace (2003-2022) |
| Niveau de production pétrolière (en millions de barils par jour) |
| Fluctuant entre 1,5 et 3 |
Avoisinant les 3 millions
de barils par jour, à l’exception d’un court intermède en décembre 2002 et janvier 2003 (0,7) |
Légère érosion jusqu’en 2015 (2,4) Effondrement depuis cette date (0,7 fin 2021) |
| Orientation politico-syndicale dominante |
| Action démocratique (AD) |
Action démocratique (AD)
pour les cadres, chaviste
pour les ouvriers |
Pro-gouvernement, dissidences réprimées |
| Caractéristiques principales |
| Système élitiste de promotion dirigé par des hauts cadres et évoluant avec de moins en moins d’ingérence étatique |
Grève longue des cadres
contre le gouvernement
qui aboutit à un licenciement massif de 18 756 travailleurs |
Ingérence dans le champ syndical, effondrement
du pouvoir d’achat, criminalisation de l’action syndicale, corruption et atteinte à la sécurité des travailleurs
et à l’environnement |
Source : réalisation de l’auteur.
5Alors que les concessions pétrolières débutent en 1866, la première compagnie vénézuélienne est fondée en 1878. Les tensions avec les grandes puissances existent depuis le début du XXe siècle, notamment avec le blocus européen de 1902-1903 ou l’intervention militaire étasunienne de 1908, dans le port de la Guaira, en soutien à la prise du pouvoir de Juan Vicente Gómez (Ewell, 1996). Sous la direction de ce dernier, le Venezuela devient une puissance exportatrice de pétrole. Les exportations commencent en 1918 et, dès 1928, le pays devient le second producteur et le premier exportateur mondial de pétrole (De Pardo, 1973). Le développement de l’extraction de l’or noir est exponentiel : il passe d’un million de barils en 1920 à cinquante millions en 1935, générant pour l’État des revenus qui augmentent de 6 millions de bolivars en 1924 à plus de 300 millions de bolivars en 1930 (Coronil, 2002). Le pétrole assure désormais des entrées de devises et l’essentiel du budget de l’État.
6Cette soudaine et abondante source de revenus va transformer en profondeur l’économie vénézuélienne. Juan Vicente Gómez développe un climat favorable aux compagnies d’hydrocarbures étrangères (Standard Oil et Shell principalement) en maintenant l’ordre social par la force. Les investisseurs sont attirés par « la politique pétrolière la plus libérale d’Amérique latine » (Sullivan, 1976: 258). Les compagnies pétrolières absorbent ainsi la majeure partie des revenus, laissant à l’État la portion congrue.
7Les travailleurs pétroliers engagent un premier débrayage en 1925. Toutefois, le mouvement social fondateur dans ce secteur, poursuivant ainsi l’exemple de leurs homologues mexicains qui obtiennent la nationalisation de leur entreprise au même moment, est la grève générale du 12 décembre 1936 au 22 janvier 1937, qualifiée par le futur président Rómulo Betancourt du parti social-démocrate Action démocratique (AD) de « première bataille nationale pour l’indépendance du pays vis-à-vis des tutorats étrangers » (Baptista & Mommer, 1992: 33). Le président Eleazar López Contreras ordonne alors la cessation du mouvement tout en concédant une augmentation de salaire (Baralt, 1988). Cette mobilisation est un moment crucial pour l’ensemble du mouvement syndical. C’est durant ces mêmes semaines que se déroule le congrès fondateur de la principale centrale syndicale, la future Confédération des travailleurs du Venezuela (CTV), qui puise ses racines dans ce puissant mouvement revendicatif.
8Le successeur de López Contreras, Isaías Medina Angarita, est élu à la présidence de la République en 1941. La conjoncture historique de la Seconde Guerre mondiale, lors de laquelle les États-Unis sont occupés sur d’autres fronts et où l’or noir est une denrée rare, constitue une opportunité pour renégocier la rente pétrolière. Ainsi, Medina Angarita demande personnellement à Franklin Delano Roosevelt d’intervenir en faveur des exigences vénézuéliennes auprès des compagnies. Le président étasunien accepte en échange de l’assurance que le Venezuela soit un fournisseur stable (Coronil, 2002). En 1943, une nouvelle loi pétrolière change le rôle de l’État ; elle valide des concessions illégalement attribuées à l’époque gomeciste et en octroie d’autres pour une durée de quarante ans. Cette loi augmente la participation étatique dans les profits de la rente pétrolière en contractualisant les rapports entre l’État et l’entreprise extractive. Les royalties sont fixées à un baril sur six et doivent être ajoutées à un impôt sur les revenus du secteur pétrolier, laissant supposer une distribution des profits à parts égales. Elle oblige également la construction de raffineries sur le sol vénézuélien, reconnaît le sous-sol comme propriété nationale et assigne à l’État la fonction de le sauvegarder au nom de l’intérêt collectif. Medina Angarita est également plus engagé que López Contreras dans la défense des libertés démocratiques. Il permet notamment la formation de syndicats et la signature de la première convention collective de l’industrie pétrolière en 1945.
- 2 Adjectif usité pour se référer à AD.
9En octobre 1945, Medina Angarita est renversé par un coup d’État fomenté par AD et des secteurs de l’armée. Ce triennat adeco2 (1945-1948) poursuit la renégociation de la rente pétrolière et l’amélioration des conditions de vie des classes populaires vénézuéliennes (augmentation des salaires, incitation à la signature de conventions collectives plus favorables aux travailleurs). En 1945, l’État augmente sa participation dans la rente pétrolière à 60 % par un impôt de 12 % sur les revenus du secteur. La fédération syndicale des travailleurs pétroliers réunissant à la fois les ouvriers non qualifiés et les cadres, la Fedepetrol, est fondée en 1946 et survivra jusqu’en 2009, entretenant durant la majeure partie de son existence une relation très consensuelle avec la direction de l’entreprise. Durant la décennie de dictature militaire (1948-1958), Pérez Jiménez interdit AD puis le Parti communiste vénézuélien (PCV) pour sa participation à une grève – perdue – des travailleurs pétroliers en 1950. Quelques fonctionnaires gouvernementaux indiquent à leurs homologues étasuniens qu’ils sont surpris par la « faiblesse des syndicats d’AD et par la docilité avec laquelle la majorité des travailleurs du pétrole avait accepté le nouvel ordre politique » (Bergquist, 1986).
10Au rétablissement de la démocratie en 1958, AD devient le parti dominant et renonce à ses engagements de nationalisation des entreprises étrangères, des compagnies pétrolières en particulier, et de transition graduelle au socialisme pour la garantie du droit à la propriété privée. La politique que Betancourt met en place entre 1959 et 1964 conduit le Venezuela à être « un grand exportateur de pétrole attaché économiquement et politiquement à la stratégie géopolitique des États-Unis dans l’hémisphère » (Coronil, 2002: 256). Dès ses origines, le mouvement syndical pétrolier vénézuélien, à l’instar de celui des autres secteurs, est caractérisé par « un haut degré de politisation » (Ellner, 1995: 11). Il est alors lié à AD (Fagan, 1974).
11Les syndicalistes de gauche, qui entrent en compétition avec les dirigeants d’AD et du parti social-chrétien (COPEI – Comité de Organización Política Electoral Independiente) pour le contrôle de syndicats individuels, reçoivent un traitement « impitoyable » (Ellner, 1995: 54) : des bandes armées attaquent les assemblées de travailleurs les plus revendicatifs, et dans certains cas, les sièges des syndicats sont pris de force, comme lors de l’attaque d’une réunion du syndicat pétrolier de Lagunillas en novembre 1960 où un ouvrier du PCV est assassiné et un important leader communiste, Luis Pinto, devient invalide. AD est particulièrement implanté dans le mouvement syndical pétrolier. Lors de la première élection présidentielle de 1958, le concurrent de Betancourt l’emporte dans les États centraux où sont concentrés les travailleurs industriels, mais échoue face à la domination d’AD dans le Zulia et les autres États pétroliers. Après la convention collective de 1960, les travailleurs pétroliers perdent leur pratique revendicative. Durant ces années, les syndicalistes de gauche qui appartenaient au PCV et au Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, scission de gauche d’AD en 1960) sont expulsés de l’industrie (Ellner, 1995). Dans les années 1960 et 1970, les travailleurs pétroliers, qui jouissent d’une protection sociale, de services de santé inclus dans la convention collective et de salaires plus élevés que la moyenne, sont maintenus dans la passivité. Ils sont désormais considérés comme une partie élitiste de la classe ouvrière et certains dirigeants politiques et analystes les considèrent comme une aristocratie ouvrière (Martín, 1969). Les syndicats du secteur ont également le pouvoir d’embaucher un certain pourcentage de salariés, qui atteint les 80 % en 1973 et demeure autour de 60 % en 2000.
12Le ministre des Mines et des Hydrocarbures de 1959 à 1963, Juan Pablo Pérez Alfonzo, est un personnage clé dans la fondation de l’Opep en 1960. Le Venezuela s’affirme ainsi comme une nation déterminée à défendre sa souveraineté sur ses ressources naturelles. À la fin de 1973, le quadruplement des prix du pétrole brut modifie les équilibres économiques mondiaux en général et la société vénézuélienne en particulier. Les revenus fiscaux du pétrole triplent en un an, passant de 11,3 milliards de bolivars en 1973 à 33,8 milliards en 1974 (Malavé Mata, 1987). Durant le quart de siècle qui précède le contre-choc pétrolier, le Venezuela possède alors le revenu par habitant le plus élevé d’Amérique latine (Throp, 1998). Le président de l’Adeco Carlos Andrés Pérez (1974-1979) présente cette conjoncture comme une opportunité historique pour le Venezuela de dépasser le sous-développement, de surmonter la dépendance et de construire le « Grand Venezuela ». Le pays affiche alors des indicateurs économiques équilibrés : croissance forte, balance commerciale positive, budget étatique à l’équilibre, faible taux d’inflation, faibles taux d’intérêt, augmentation soutenue des investissements, croissance de l’industrie manufacturière… Cette période de prospérité est telle que le pays est surnommé le « Venezuela saoudite » (Tarre Murzi, 1978).
13Carlos Andrés Pérez nationalise l’industrie pétrolière le 1er janvier 1976 et fonde PDVSA au prix d’une onéreuse indemnisation des principaux trusts. Persuadé que la hausse des prix du pétrole va se poursuivre, il multiplie les investissements. La dette extérieure augmente rapidement, passant de 1,2 milliard de dollars en 1974 à 9 milliards en 1979. Confronté au contre-choc pétrolier qui divise par quatre le prix de l’or noir en cinq ans, passant de 40 dollars en 1981 à 10 dollars fin mars 1986, le gouvernement décrète une nouvelle dévaluation du bolivar pour équilibrer la balance des paiements en décembre 1986.
14La crise économique se poursuit, doublée en 1994 d’une crise bancaire. En avril 1996, dans ce contexte, le président Rafael Caldera (1994-1999) adopte le plan Agenda Venezuela, qui mentionne le programme « Ouverture pétrolière », ouvrant ainsi la voie à la privatisation de PDVSA. Le gouvernement adopte des plans d’expansion accélérée de l’industrie pétrolière, dépassant les quotas de production définis par l’Opep, malgré le mécontentement de plusieurs de ses partenaires au sein du cartel pétrolier. Le programme ouverture pétrolière met en place des « associations stratégiques » avec le secteur privé pour l’extraction de pétrole léger et moyen, avec le volet « Profits partagés ». La participation de l’État dans ces compagnies est limitée à un maximum de 35 %. La part des recettes perçues sur les exportations et versée par PDVSA à l’État diminue de 70,6 % en 1981 à 38,6 % en 2000. Ces réformes accentuent l’autonomie de PDVSA, un « État dans l’État » (Baptista & Mommer, 1992), et le poids des hauts cadres au sein de l’entreprise, dans la configuration d’une « méritocratie technocratique » (Vásquez Lezama, 2016: 3), c’est-à-dire un système élitiste de promotion dirigé par des hauts cadres et évoluant avec de moins en moins d’ingérence étatique.
15L’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez va profondément transformer l’industrie pétrolière. Lors de la campagne présidentielle de 1998, il est le seul candidat à s’engager dans une remise en cause du programme d’ouverture pétrolière. Caracas accueille le 27 septembre 2000 le second sommet des pays de l’Opep, dont l’objectif est de stabiliser le cours du baril qui avait chuté en dessous de dix dollars en février 1999. Entre 2000 et 2003, deux Vénézuéliens, Alí Rodríguez Araque et Álvaro Silva Calderón, se succèdent au poste de secrétaire général de l’Opep.
16Ces changements de la politique pétrolière se conjuguent avec des tensions sociales fortes au sein de PDVSA. Dès octobre 1999, les cadres déclenchent une première grève au sujet des conventions collectives. Cette mobilisation dure quatre jours, sans succès. Carlos Ortega, alors président adeco de la fédération pétrolière déclare : « On a fait un grand effort pour dialoguer et négocier, mais le président Chávez lui-même et le président de PDVSA, Héctor Ciavaldini, maintiennent une position intransigeante et autoritaire » (Ortega, 2002: 40). Les tensions augmentent au sein de PDVSA. Une nouvelle convention collective suscite l’ire de la fédération syndicale pétrolière qui appelle à une grève nationale, suivie à 80 %, et obtient un accord plus favorable au bout de cinq jours de grève, en octobre 2000. La nouvelle convention collective met notamment fin au droit d’embauche des dirigeants syndicaux. Ce mouvement aboutit à la destitution d’Héctor Ciavaldini, le président de l’entreprise pétrolière. Ce conflit social apparaît alors comme le premier échec d’Hugo Chávez depuis son élection en 1999 et permet à Carlos Ortega d’acquérir une notoriété nationale.
17À l’automne 2001, des élections syndicales générales ont lieu après la convocation d’un référendum en décembre 2000 appelant à la rénovation totale des directions syndicales. La bataille électorale pour le contrôle de Fedepetrol concentre l’attention médiatique pour quatre raisons. Premièrement, l’importance de cette industrie dans l’économie vénézuélienne est majeure, comme expliqué précédemment. Deuxièmement, ce secteur est le plus conflictuel depuis l’accession au pouvoir de Chávez. Troisièmement, le nombre de travailleurs syndiqués inscrits pour ce scrutin est important. Enfin, la personnalité de Carlos Ortega, candidat de l’opposition à Chávez, qui assure les fonctions de président de Fedepetrol et de la principale confédération syndicale (la CTV), renforce encore davantage l’enjeu symbolique de l’élection.
18Le 19 septembre 2001, quatre listes se disputent les suffrages d’un peu plus de 30 000 travailleurs syndiqués : celle de Carlos Ortega ; celle de Rafael Rosales, ancien militant adeco alors au COPEI, soutenu par l’Alliance syndicale indépendante (ASI), une centrale syndicale opposée au gouvernement ; celle de José Gregorio Rodríguez appuyé par le Mouvement Ve République (MVR, le parti d’Hugo Chávez) et un parti de gauche pourtant opposé au gouvernement, La Causa Я (LCЯ) ; et enfin celle, plus marginale, d’Héctor Díaz. Un temps, les dirigeants syndicaux pro-gouvernement sont tentés par la création d’un syndicat parallèle, Sinutrapetrol, avant d’y renoncer. Un sondage de l’institut Cirm Eurotop, réalisé entre le 7 et le 10 septembre, révèle une nette avance pour Carlos Ortega (41,8 %) contre 18,6 % pour José Gregorio Rodríguez, 17,7 % pour Rafael Rosales et 11,4 % pour Héctor Díaz. Quelques jours avant les élections, la majorité présidentielle retire son soutien à son candidat initial et appuie la candidature de Rafael Rosales.
Tableau 2 : Résultats proclamés pour les élections syndicales de Fedepetrol
du 19 septembre 2001
Tête
de liste |
Soutenu par
les partis suivants |
Nombre
de voix obtenues |
Pourcentage
obtenu |
| Rafael Rosales |
MVR |
8 987 |
43,54 |
| Carlos Ortega |
AD, COPEI et autres partis d’opposition |
8 884 |
43,04 |
| José Gregorio Rodríguez |
LCЯ |
1 735 |
8,41 |
| Héctor Díaz |
– |
1 033 |
5,01 |
Source : El Nacional, 16 octobre 2001.
- 3 El Nacional, 14 octobre 2001.
19Trois jours après qu’AD ait annoncé un net succès de Carlos Ortega3, un nouveau décompte détaillé ci-dessus attribue une courte victoire à Rafael Rosales, candidat désormais soutenu par le gouvernement. En définitive, ce dernier sera reconnu comme vainqueur de ce scrutin, y compris par certains dirigeants syndicaux d’opposition, mais pas par les adecos. De même que pour la présidence de la CTV, pour laquelle Carlos Ortega a emporté l’élection, le scrutin est tellement altéré que les résultats définitifs ne sont pas publiés (Ellner, 2003). La stratégie de retrait du soutien à José Gregorio Rodríguez est électoralement payante et permet d’attirer Rafael Rosales et d’autres dirigeants indépendants dans le mouvement syndical pro-chaviste.
20En novembre 2001, Chávez promulgue quarante-neuf décrets-lois, un acte politique qui ouvre un cycle majeur de polarisation dans le pays. Le texte le plus important concerne la gestion des hydrocarbures. Il prévoit une augmentation des royalties payées par les compagnies étrangères à l’État vénézuélien de 16 à 30 %, et établit la propriété majoritaire de l’État dans toutes les entreprises mixtes chargées des opérations pétrolières. Cette nouvelle législation va à l’encontre de la politique d’ouverture pétrolière de Caldera et enraye la privatisation rampante de PDVSA. L’entreprise va connaître un cycle de mobilisations durant plus d’un an. Le 10 décembre 2001, Fedecámaras, principale organisation des entrepreneurs vénézuéliens, et la CTV organisent une journée de grève. Dans une configuration politique caractérisée par la polarisation croissante entre le gouvernement et l’opposition, Chávez remplace à la direction de PDVSA le général Guacaipuro Lameda, critique de la Loi sur les hydrocarbures, par Gastón Parra, un universitaire radical, favorable au texte et défenseur du maintien de l’entreprise pétrolière dans le secteur public. Ces tensions aboutissent à un coup d’État avorté en avril 2002. À la suite de celui-ci, Parra est remplacé à la présidence de PDVSA par le secrétaire général de l’Opep, Alí Rodríguez Araque, dans un esprit de conciliation envers l’opposition.
21Un nouvel affrontement entre l’opposition déterminée à en finir avec la présidence de Chávez et un gouvernement décidé à reprendre le contrôle du secteur pétrolier semble irrémédiable. Durant toute cette période, Ortega utilise le terme « dictateur » pour parler de Chávez (Ellner, 2011: 179). À l’opposé du spectre politique, les chavistes les plus radicaux critiquent le président de PDVSA. Ils lui reprochent de ne pas avoir pris de mesures contre les dirigeants de PDVSA ouvertement identifiés à l’opposition, qui planifient la paralysie prochaine de l’entreprise. En effet, le 2 décembre 2002, la CTV, Fedecámaras et la coalition politique d’opposition appellent à une nouvelle grève générale illimitée dans l’objectif de renverser le président Chávez. La « méritocratie technocratique » que nous avons mentionnée en première partie est désormais un moteur de la stratégie de l’opposition contre le chef de l’État. Cette cessation du travail est une combinaison entre une grève de la partie supérieure de la hiérarchie des salariés de PDVSA et une forme de grève patronale dans le secteur privé. Nous préférerons utiliser l’expression d’« insurrection des gérants », selon la formule de Luis Lander (Lander, 2004), que l’on peut définir comme une grève des classes supérieures combinée à un arrêt de la production d’une fraction du patronat prêt à paralyser l’économie dans l’intention de renverser le gouvernement.
22Le succès de cette insurrection des gérants dépend en grande partie de la réduction substantielle de la production pétrolière. Même si le président de la principale fédération syndicale pétrolière (Fedepetrol), Rafael Rosales, et plusieurs petites fédérations de travailleurs pétroliers refusent la grève, la majorité des cadres appuie la mobilisation. Comme en avril 2002, la partie commerciale, industrielle et administrative de PDVSA est bloquée. Ils réussissent également à bloquer les activités opératives de la compagnie et pratiquement la totalité de la flotte des tankers, à l’image du Pilín León paralysé dans le canal de navigation du lac de Maracaibo. Alors que 2,9 millions de barils étaient quotidiennement produits en moyenne en novembre 2002, ce chiffre s’effondre à 0,7 le mois suivant, avant de remonter à 1,9 en février, puis 2,7 en mars (Lander, 2004).
- 4 New York Times, 29 décembre 2002.
23À PDVSA, les travailleurs pétroliers du bas de la hiérarchie, qualifiés d’« essentiels » (Ellner, 2011: 231) pour la récupération économique, poursuivent le travail et gardent le contrôle des usines, contribuant ainsi à rompre la grève et à garantir la sécurité des installations pétrolières. Le témoignage d’un jeune ouvrier de l’industrie pétrolière de 19 ans, recueilli par le New York Times, est significatif de cet « éclair autogestionnaire » (Petras & Veltmeyer, 2002) qui traverse le Venezuela à cette période : « Nous sommes plus fiers que jamais. Maintenant, nous avons montré à nos chefs que nous pouvons faire fonctionner cette usine sans eux4. » De nombreux dirigeants syndicaux s’opposent à cette paralysie de l’économie. Contrairement aux événements d’avril 2002 où le secteur décisif avait été l’armée, une partie du mouvement syndical joue un rôle clé dans l’échec du blocage de l’économie en maintenant la production dans l’industrie pétrolière et d’autres secteurs stratégiques.
24Cette insurrection des gérants dure huit semaines. La production pétrolière récupère peu à peu son niveau initial. Le gouvernement prend le contrôle de PDVSA, réactive les différentes opérations et restructure l’entreprise. L’opposition radicalisée, revendiquant la démission de Chávez et la convocation d’élections anticipées, se révèle dans l’incapacité de formuler une stratégie alternative avec des exigences spécifiques pour suspendre la grève. La mobilisation s’enlise sans suspension officielle. Hugo Chávez licencie publiquement 90 dirigeants de haut niveau de l’entreprise pétrolière le 26 décembre 2002 lors de son émission radiotélévisée Aló Presidente. Après 62 jours consécutifs de grève, 18 756 salariés de PDVSA sont licenciés pour abandon de poste, en vertu de l’article 102 de la Loi organique du travail (LOT). Le pourcentage de salariés licenciés n’est pas uniforme selon les niveaux de hiérarchie : il oscille entre 80 % chez les cadres et 28 % pour les ouvriers de l’industrie (Ellner, 2003).
- 5 Fin 2003, le député Luis Tascón lance une liste éponyme qui répertorie l’ensemble des signataires (...)
25Cette vague de licenciements s’inscrit dans le cadre de débats récurrents au sein du chavisme autour de l’attitude à l’égard des salariés du secteur public opposés au gouvernement : les plus modérés souhaitent maintenir les règles classiques du droit du travail ; en revanche, les critiques les plus radicaux les dépeignent comme une « cinquième colonne » au sein de l’administration à évincer au plus vite étant donné la polarisation politique du pays. Cette question revêt une importance particulière dans le secteur pétrolier en raison des salaires élevés et de son importance stratégique dans l’économie du pays. Les licenciements massifs au sein de PDVSA en février 2003 closent ce dilemme à l’avantage des plus radicaux, même si la publication de la liste Tascón5 fin 2003 met en évidence la volonté d’éviter que les opposants ne reviennent dans des entreprises sous-traitantes.
26Les licenciements massifs de février 2003 entraînent un renouvellement important du personnel de l’industrie pétrolière. Les leaders des quartiers populaires et les syndicats favorables à Hugo Chávez prétendent participer au processus d’embauche au nom de la résistance à l’insurrection des gérants, de la fiabilité de leur loyauté au gouvernement, d’une récompense de leurs sacrifices et d’une affirmation du concept de « démocratie participative » chère au chef de l’État. Les opposants reprochent à cet usage de critères politiques dans l’embauche de nuire à la productivité et de s’inscrire dans la continuité des pratiques clientélaires. Préoccupé par la baisse de la productivité et afin de bloquer le processus d’embauche par des intermédiaires, PDVSA adopte début 2005 le Système de démocratisation de l’emploi (SISDEM). Pour la deuxième fois, PDVSA parvient à revenir sur le droit des syndicats d’embaucher une part substantielle des travailleurs. L’inscription des travailleurs au SISDEM est gratuite et la pratique, illégale, de certains syndicats qui s’arrogent une commission à l’embauche prend fin. La direction de PDVSA refuse dans le même temps la proposition d’une plus grande participation des travailleurs et de leurs représentants syndicaux dans la prise de décision. La création du SISDEM est déjà une reprise en main du processus de recrutement par la direction. Le nouveau slogan « Maintenant, PDVSA appartient à tous » représente une double rupture, d’une part, avec les pratiques précédentes qui faisaient de l’entreprise pétrolière « un État dans l’État » et, d’autre part, avec les volontés des salariés ou de leurs représentants syndicaux d’obtenir une influence. Cette formule réaffirme la réorientation de l’entreprise désormais « entièrement sous la coupe de l’exécutif et [qui] devient le bras financier des politiques du gouvernement » (Vásquez Lezama, 2016: 4), « une espèce de couteau suisse pour les problèmes sociaux internes, mais aussi en appuyant la politique extérieure du pays par des aides directes à d’autres nations alliées » (Contreras-Pacheco, 2021: 61).
27Selon les données du Resource Governance Index, PDVSA est désormais fortement politisée en raison de sa subordination totale au gouvernement vénézuélien (Kaufmann, 2017). L’entreprise ne figure pas dans le marché boursier et, entre autres insuffisances, aucune institution formelle n’agit comme son régulateur (Hults, 2012). Les rapports annuels de PDVSA ne sont pas considérés comme fiables (Frynas, 2009 ; Hults, 2012 ; Kerr, 2013). L’ONG Transparency International considère que l’entreprise pétrolière publique est le « combustible de la corruption » mettant en évidence la manipulation des faits et le manque de possibilité d’évaluation des informations publiées (Transparency International, 2020). Des affaires de corruption ont d’ailleurs émaillé l’actualité de ces dernières années : en mai 2010, plus de 130 000 tonnes de nourriture de la filiale de PDVSA, PDVAL, ont été retrouvées en putréfaction, une quantité qui aurait suffi à alimenter la population vénézuélienne pendant un mois si elle n’avait été détournée par des membres des plus hautes sphères de l’État ; en mars 2015, un scandale éclate à propos de plus de 2 milliards de dollars détournés aux dépens de PDVSA vers la Banca Privada de Andorra ; en mai 2019, une enquête est ouverte dans les tribunaux madrilènes au sujet de l’affaire Morodo, du nom de l’ancien ambassadeur d’Espagne au Venezuela qui aurait perçu, avec son fils, des millions d’euros pour des conseils fictifs à l’entreprise pétrolière publique vénézuélienne. Par ailleurs, peu d’investissements ont été réalisés à l’exception de la Ceinture pétrolière de l’Orénoque.
- 6 Entretien avec José Bodas, le 12 mars 2010.
28Dans le champ syndical, la fin de l’insurrection des gérants n’épuise pas les débats syndicaux au sein de l’entreprise. Selon José Bodas, principal animateur du Courant classiste unitaire révolutionnaire et autonome (C-CURA), issu du trotskisme, après 2003, « le gouvernement se raidit sur une politique anti-ouvrière6 ». Son groupe se mobilise durant un an pour obtenir des élections syndicales. Le 1er octobre 2009 a lieu le premier scrutin de la Fédération unitaire des travailleurs du pétrole, du gaz, de ses similaires et dérivés du Venezuela (FUTPV). Cette fédération unifie plusieurs structures auparavant concurrentes : l’historique Fedepetrol, Fetrahidrocarburos et de nombreuses autres organisations dont le Syndicat unifié des travailleurs pétroliers et du gaz (SUTPG).
Tableau 3 : Résultats finaux pour l’élection du comité exécutif de la FUTPV du 1er octobre 2009
| Tête de liste |
Issu de la fédération ou courant syndical |
Orientation politique |
Nombre
de voix obtenues |
Pourcentage obtenu |
| Wills Rangel |
VOS |
pro-gouvernement |
15 080 |
54,14 |
| José Bodas |
Fedepetrol |
trotskiste |
7 646 |
27,45 |
| Freddy Alvarado |
Fetrahidrocarburos |
chavisme critique |
2 676 |
9,60 |
| Carlos Labrador |
Fedepetrol |
chavisme critique |
1 254 |
4,50 |
| Rafael Barrios |
Fedepetrol |
|
377 |
1,35 |
| Rafael Zambrano |
Fedepetrol |
opposition |
301 |
1,08 |
| Gabriel Navarro |
Fetrahidrocarburos |
opposition |
211 |
0,75 |
| José Zacarías |
Fedepetrol |
|
168 |
0,60 |
| Bartolo Oropeza |
Sutpg |
|
137 |
0,49 |
Source : Consejo Nacional Electoral, 2009.
- 7 Entretien avec José Bodas, le 12 mars 2010.
29La liste victorieuse est celle qui est soutenue par le gouvernement, l’Avant-garde ouvrière socialiste (VOS – Vanguardia Obrera Socialista). Le gouvernement s’implique d’ailleurs dans la campagne électorale en annonçant qu’il refusera de négocier les conventions collectives avec d’autres représentants que ceux de cette liste. Il est accusé par la principale liste concurrente de financer des activités de son courant politique préféré par l’argent public, par l’implication d’élus, ou de fraudes et pressions lors du scrutin7. De nombreuses voix au sein du chavisme, comme le PCV, fustigent cette équipe, qualifiée d’« instruments de la haute direction de PDVSA » (Eusse, 2009: 4). Le PCV appelle d’ailleurs à voter pour deux listes chavistes indépendantes. José Bodas s’était mobilisé pour empêcher l’arrêt de la raffinerie de Puerto La Cruz, la deuxième plus grande du pays, durant l’insurrection des gérants. Dans cette élection syndicale, il défend les droits des travailleurs à des syndicats autonomes de l’État-patron et condamne la création d’entreprises mixtes avec les grandes multinationales pétrolières au nom de l’anti-impérialisme. Il est accusé de capitaliser les suffrages de l’opposition en diffusant un discours hostile au gouvernement-patron dans les médias de communication privés. Il obtient un résultat significatif avec cinq des dix-sept postes en lice au sein du comité exécutif, dont le numéro deux de la fédération, le secrétariat général. Cette composition du comité exécutif est toujours celle en vigueur aujourd’hui même si son mandat est achevé depuis octobre 2014. Des élections ont été prévues en septembre 2016, reportées deux mois plus tard puis sine die, sans doute dans la crainte de voir des opposants s’emparer du syndicat le plus stratégique du pays.
- 8 Entretien avec José Bodas, le 12 mars 2010.
30S’assurer de la loyauté de la direction de la fédération pétrolière est d’autant plus décisif pour le gouvernement que ce dernier confie à la FUTPV le rôle d’interlocuteur unique lors des discussions de la Convention collective pétrolière (CCP) renégociée tous les deux ans. Comme l’observe Froilán Barrios, universitaire spécialiste du monde syndical et syndicaliste lui-même, « la dernière CCP qui a compté avec une participation démocratique des travailleurs était en l’an 2000, sous la gestion du général Guacaipuro Lameda comme président de PDVSA, qui reconnaissait les exigences des travailleurs, de leurs fédérations Fedepetrol, Fetrahidrocarburos et des syndicats affiliés pour ainsi éviter la grève » (Barrios, 2021). Dans ce cadre, la direction de la FUTPV autour de Wills Rangel « accepte inconditionnellement ce que leur offre le patron PDVSA » et la CCP en vigueur signée le 19 février 2021 « ne fait pas exception aux antérieures » (Barrios, 2021). Ces affirmations doivent être lues en considérant, en outre, que nombre des dispositions de la CCP ne sont pas respectées « par rapport aux augmentations salariales, aux équipements de sécurité (casques, bottes, uniformes) », selon Bodas. « On peut rester un an sans équipements de sécurité. Il y a un chaos. Ils arrivent de mauvaise qualité. Ça ne se passait pas avant, avec la technocratie, jamais ça arrivait. Pour maintenir la mentalité que c’était une élite8. »
31Nous constatons désormais un déclassement des travailleurs pétroliers qui souffrent, comme la plupart des salariés vénézuéliens, d’une baisse de pouvoir d’achat, lequel passe de l’équivalent de 400 dollars en l’an 2000 à une somme correspondant à moins de 10 dollars depuis plusieurs années, en dépit de revalorisations salariales pluriannuelles inexorablement dévorées par l’inflation. Leurs ressources proviennent à présent majoritairement de sources extérieures à leur travail (transferts monétaires en devises fortes par des proches depuis l’étranger, les remesas ; aides alimentaires gouvernementales), ce qu’Héctor Lucena a appelé la « désalarisation du revenu » (Lucena, 2018: 147). En dépit de la modération salariale et de la réduction des avantages acquis, aucun mouvement contestataire national et massif n’a vu le jour à PDVSA depuis les événements de 2003.
32L’un des groupes les plus mobilisés est celui des retraités. Ceux-ci sont affiliés au régime de l’Asociación Civil Administradora de los Fondos de Pensiones de los Jubilados de Petróleos de Venezuela (APJ-PDV), créée en 1993. Cependant, ce fonds est en crise depuis 2014, car un audit a montré que plus d’un milliard de dollars avait disparu, acte pour lequel l’ancien président de PDVSA, Rafael Ramírez, désormais en disgrâce du pouvoir, fait l’objet d’une enquête. Ce dernier avait transformé le statut du fonds sans le consentement des travailleurs pour que celui-ci soit administré par l’entreprise pétrolière elle-même. Ces détournements de fonds sont à l’origine de retards, voire d’interruptions de paiement de l’équivalent de plusieurs milliers de dollars pour chacun des 30 994 bénéficiaires au 31 décembre 2019 (Sandoval, 2020). La lutte pour réparer ce préjudice suscite des protestations récurrentes à l’instar du cycle de mobilisations de trois semaines à la fin février-début mars 2018 pour exiger le paiement de ce qui est dû aux travailleurs et la publication de la situation financière du fonds de pensions depuis 2012.
33Les salariés actifs, notamment le courant C-CURA précédemment cité, se mobilisent également de manière régulière quoique fragmentée. Leur répertoire d’action est varié : manifestation traditionnelle, rassemblements, barrages sur la chaussée, grèves de la faim… Un cycle de mobilisations s’est déroulé à l’été 2020 pour revendiquer un salaire qui couvre les besoins du « panier basique » (qui comprend les dépenses élémentaires d’alimentation, de logement, d’éducation, de transport et de vêtement) conformément à l’article 91 de la Constitution de 1999, l’accès à une assurance de santé, de meilleures conditions de travail et l’octroi d’une prime de 150 dollars que seule une minorité de salariés avait perçue. L’une des spécificités des mobilisations au sein de PDVSA est la localisation régionale au plus près des raffineries dans les États producteurs de pétrole dans l’Ouest, en Anzoátegui et dans le Monagas ou, dans l’Est, dans le Zulia et le Falcón. Contrairement aux autres secteurs, on constate ainsi une faible centralité de la capitale Caracas – malgré de nombreuses manifestations devant le siège de l’entreprise dans le quartier de la Campiña.
34La criminalisation de l’action syndicale est visible à travers l’instauration d’un régime de présentation, c’est-à-dire l’obligation pour certains militants syndicaux de comparaître régulièrement devant le tribunal pour participation à une manifestation ou autre activité revendicative. Cette peine constitue une augmentation du coût de l’engagement, ce dernier étant plus important encore lorsque les condamnés doivent se rendre dans un tribunal à l’autre extrémité du pays, contrainte supplémentaire de temps et d’argent. En 2010, il était estimé que plus de deux cents travailleurs et dirigeants syndicaux dans le secteur pétrolier étaient concernés par ce type de mesures (Ojeda, 2010). En février 2011, huit travailleurs de PDVSA sont licenciés arbitrairement malgré trois semaines de grève de la faim aux portes de l’Assemblée nationale et les ordres de réintégration de l’Inspection du travail. En septembre 2015, Bladimir Carvajal, membre du Tribunal disciplinaire de la FUTPV et dirigeant syndical C-CURA dans la filiale de PDVSA, Petrocedeño, est licencié lui aussi arbitrairement. Ce courant syndical est particulièrement visé et a subi trois licenciements supplémentaires en mai 2019.
35Récemment, plusieurs dirigeants syndicaux ont été incarcérés pour des protestations liées à leurs activités militantes. Ainsi, Eudis Girot, l’un des directeurs exécutifs de la FUTPV et secrétaire général du syndicat Union des ouvriers et employés de Puerto La Cruz, a été interdit d’accès aux installations de PDVSA durant dix ans. Il a été incarcéré de novembre 2020 à avril 2022 pour association de malfaiteurs, racket et terrorisme, une interprétation de son activisme syndical lorsqu’il revendiquait le droit pour ses collègues d’obtenir une assurance maladie en temps de pandémie de Covid-19. De même, Aryenis Torrealba et Alfredo Chirino, cadres moyens à PDVSA, ont été emprisonnés en février 2020 après avoir dénoncé des actes de corruption, puis condamnés à cinq ans de prison pour divulgation d’informations. Leur peine a été commuée en assignation à résidence en février 2021 après plusieurs campagnes de protestation. D’autres cas de travailleurs pétroliers incarcérés, tels Bartolo Guerra, Marcos Sabariego, Guillermo Zárraga et Gil Mujica, sont significatifs de ce tournant autoritaire. José Bodas, le secrétaire général de la FUTPV, numéro deux de ladite fédération syndicale, n’est pas exempté de ces pratiques répressives. En février 2014, alors qu’il manifeste pour l’approbation immédiate de la convention collective expirée depuis octobre 2013, il est arrêté quelques jours avec neuf collègues pour résistance à l’autorité et promotion de la coercition pour cesser le travail, condamné à une injonction à se présenter au tribunal chaque mois et à une interdiction de manifester. Il est brièvement menacé de licenciement en novembre 2019.
36Les vagues d’augmentation et de diminution du nombre de travailleurs au sein de l’entreprise pétrolière publique PDVSA (40 036 travailleurs au premier semestre 2006, 164 847 au premier semestre 2018 et 83 370 au second semestre 2019, dernière période pour laquelle nous disposons des données – Instituto Nacional de Estadística, 2022) témoignent de l’usage clientélaire et peu efficient de la politique d’emploi du gouvernement. La crise migratoire a affecté les salariés de PDVSA : les travailleurs aux compétences techniques les plus élevées étant ceux qui ont les plus grandes capacités d’embauche dans un autre pays, leur propension à quitter le Venezuela est la plus forte. Selon Iván Freites, dirigeant de la FUTPV, au moins 25 000 travailleurs ont démissionné entre janvier 2017 et janvier 2018, laissant l’entreprise avec de graves insuffisances de personnel qualifié et expérimenté. Le président de la FUTPV, pro-gouvernement, Wills Rangel, a fait part de sa préoccupation concernant ces démissions massives (Buitrago et al., 2018).
37Cette gestion quelque peu approximative des ressources humaines cause par ailleurs de sévères dommages environnementaux. Selon les données de l’ONG de défense des droits humains PROVEA (Programa Venezolano de Educación Acción en Derechos Humanos), qui s’appuie sur des données officielles, de 2010 à 2016, l’entreprise pétrolière, ses sous-traitants et ses filiales ont été responsables de 46 820 fuites, pour un total de 856 722 barils de brut et d’autres substances polluantes éparpillées (PROVEA, 2018). La rivière Guarapiche a été contaminée à deux reprises par des fuites dans le système d’oléoducs, en février 2012 et en juillet 2018 dans l’usine de récupération secondaire du Complexe opérationnel de Jusepín, dans la zone nord-ouest de Maturín (État de Monagas). La situation a affecté l’approvisionnement en eau potable de dizaines de milliers de personnes. Des marées noires ont été constatées en juillet 2020 et en février 2021 autour de la raffinerie El Palito pour des défauts de refroidisseurs des systèmes d’échangeurs de chaleur (Cueto, 2020).
38Ces failles dans l’entretien des installations peuvent également avoir des conséquences tragiques pour les travailleurs. Malgré les alertes de dirigeants syndicaux et les accidents survenus au cours des mois précédents, en août 2012, dans la péninsule de Paraguaná, dans l’ouest du pays, la raffinerie de pétrole d’Amuay, la plus grande d’Amérique latine, est le théâtre de la seconde plus grande explosion d’une structure de ce type au niveau mondial. Un problème dans deux réservoirs de gaz propane et butane est à l’origine d’un embrasement de grande ampleur et d’une déflagration. Au-delà du coût économique et de l’impact environnemental, l’onde de choc et l’incendie ont causé un bilan lourd de 48 morts et 156 blessés (travailleurs, gardes et personnes vivant autour de l’entreprise). Le gouvernement a attribué l’accident à des actes de sabotage. Selon l’enquête de Paula Vásquez Lezama, « de graves problèmes d’entretien technique, d’attribution irrégulière des contrats de maintenance et d’une faiblesse dans la formation du personnel » étaient avérés avant le drame, faisant de cette tragédie le « symbole de la défaillance de l’industrie pétrolière vénézuélienne » (Vásquez Lezama, 2016: 5). Cet événement, qui a sans conteste été le plus grave, s’inscrit dans une suite d’accidents au sein des installations pétrolières, à l’instar de l’incendie à l’intérieur de la chambre de pompage de la station ERO en février 2019 à l’est du pays. Durant la présidence de Nicolás Maduro, ce processus de dé-démocratisation n’est pas propre au fonctionnement de PDVSA : des dynamiques similaires ont pu être observées dans le champ médiatique (Cañizález & Carrasco, 2018) ou politique (Corrales, 2020 ; Vásquez Lezama, 2019).
39Le modèle de gestion des relations de travail au sein de PDVSA a grandement évolué depuis sa création : la méritocratie technocratique et élitiste de 1976 à 1999 a été déconstruite par Hugo Chávez suite à l’« insurrection des gérants » de 2002-2003. Cet événement est décisif pour comprendre le remplacement du personnel de l’entreprise. Contrairement aux promesses de participation des salariés, c’est un modèle arbitraire qui a été progressivement mis en place en termes de criminalisation de l’action syndicale, d’atteinte à la sécurité des travailleurs, de gestion empreinte de corruption ayant des conséquences dramatiques, notamment pour les retraités, dans un contexte d’effondrement du pouvoir d’achat. Il est paradoxal de voir les droits collectifs des salariés du secteur pétrolier réduit à néant dans le berceau du mouvement ouvrier au moment de la présidence du seul chef de l’État, Nicolás Maduro, issu lui-même du mouvement syndical.
40L’instauration progressive d’une gestion arbitraire et inefficace de PDVSA est une des caractéristiques les plus importantes à prendre en compte pour appréhender l’effondrement de la production pétrolière. En empêchant les militants syndicaux indépendants de défendre des conditions de travail décentes (que ce soit en termes de salaire ou de sécurité), le gouvernement de Maduro a contribué à accroître la fuite des travailleurs qualifiés de PDVSA vers l’étranger, entretenant un cercle vicieux et désorganisant davantage la production, dégradant de manière croissante l’entretien des installations, aggravant encore un peu plus les conditions de travail de ces salariés.
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