1Quel africaniste n’a pas croisé sur sa route Catherine Coquery-Vidrovitch, surnommée « Mama Africa » par un historien nigérian (p. 84) tant elle s’est battue pour faire connaître sur tous les fronts une histoire de l’Afrique dégagée des stéréotypes raciaux et coloniaux. Se sont ajoutés à cela ses travaux de synthèse sur l’urbanisation, le secteur informel et les Africaines. Les tentatives gouvernementales de faire enseigner « le rôle positif de la présence française outre-mer » en 2005 ou le discours à la jeunesse africaine de Dakar de Nicolas Sarkozy en 2007 ont justifié cette prise de position – partagée par nombre d’africanistes. Importants aussi furent ses travaux de recherche personnels sur Brazza et les compagnies concessionnaires prédatrices dans le bassin du Congo. Sa notoriété résulte aussi de ses manuels universitaires sur des pans d’histoire de l’Afrique subsaharienne et de son effort pour mettre à la portée du grand public l’histoire du continent comme les routes de l’esclavage. Enfin, il est difficile de faire l’impasse sur ses nombreuses prises de position sur le terrain scientifique et universitaire, intellectuel et politique, voire sur ses rappels normatifs aux personnes et institutions de coopération avec l’Afrique subsaharienne qui l’ont aidée et accueillie.

2Les trois cent pages denses de ce livre retracent plus son « égo-histoire personnelle et professionnelle » (personnages rencontrés, doctorants encadrés, missions d’enseignement et conférences, croche-pieds et humeurs du microcosme disciplinaire, lieux de rencontres entre pairs, prise de distance avec certains scientifiques coloniaux et postcoloniaux, ou tracas de la bureaucratie universitaire) que celle de sa recherche de terrain ou ses problématiques d’historienne qui n’apparaissent qu’à partir de la p. 116. C’est qu’elle a choisi comme fil directeur de son approche de l’Afrique la lutte contre le racisme antinoir alors que beaucoup cherchaient dans le continent subsaharien un supplément d’âme, d’où son ton souvent dénonciateur à l’endroit de certains collègues et institutions plongées dans la Françafrique (alors que d’autres qui firent des choix discutables sous Vichy ou au Vietnam sont étrangement défendus).

3Ses mémoires suivent l’ordre chronologique et se déclinent en trois parties d’inégale longueur. Dans la première partie (1940-1960), elle évoque son enfance juive, le décès de son père, la déportation de son grand-père, sa conversion au catholicisme sous l’Occupation et l’expérience de la guerre d’Algérie avec son mari géographe (administrateur de la recherche quand le Parti socialiste fut au pouvoir), la conduisant à choisir l’histoire subsaharienne, encore peu étudiée. La deuxième partie (p. 83-240) déroule son parcours de « bûcheuse » et sa rapide montée en puissance par ses publications et son entregent dans le milieu francophone et anglophone, jusqu’à la reconnaissance par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de son laboratoire de recherche « Connaissance du Tiers-monde » de l’université Paris-Diderot quand elle fut professeure en titre. La brève dernière partie (après 1990) nous donne à voir ses aventures de « généraliste de l’histoire africaine » (p. 256), son passage à l’université d’État de New York, « un paradis pour les chercheurs », et sa plongée dans le grand bain médiatique en France (exposition au musée du quai Branly sur l’esclavage notamment).

4Si la lecture de ce texte est intéressante, c’est d’abord parce que celui-ci constitue un matériau précieux pour comprendre l’émergence de l’histoire africaine en France à travers les « Blancs » qui la faisaient – dans un contexte de décolonisation toujours inachevée du continent subsaharien. C’est aussi par l’évocation des thèmes et débats intellectuels des différentes décennies dans l’Hexagone sur ce continent méconnu auquel elle a participé avec fougue. Parmi ceux-ci, sont abordés l’ethnohistoire ou l’exploitation des sources orales, les versions belge, britannique et française du système colonial, le coût supposé de la colonisation à la « Métropole », l’ethnisme comme clé de compréhension des conflits ou l’afrocentrisme pour sortir d’une « histoire des Blancs pour les Blancs ».

5On reste cependant sur sa faim quant à la question de la décolonisation scientifique de l’Afrique alors que l’autrice affiche son ardeur à promouvoir une histoire produite par les Africains eux-mêmes, qu’elle a fait soutenir de l’ordre d’une centaine de thèses (p. 233) et exercé une influence notable sur les sections d’histoire contemporaine dans les universités francophones (p. 235). Elle déplore à juste titre l’absence toujours notable d’Africains dans tous les lieux de valorisation des sciences sociales (revues, congrès, édition, etc.) sans en dévoiler les mécanismes et ne met cependant en avant qu’un petit groupe d’intellectuels africains adoubés de part et d’autre de l’Atlantique.

6La recherche de terrain en Afrique est portée aux nues par l’autrice et elle dit s’y être rendue entre 1967 et 2010 au moins une fois par an pour y séjourner en moyenne six semaines (p. 84). Cela ne donne toutefois que peu de temps pour plonger dans une réalité africaine diverse et complexe. Plutôt que de creuser un même terrain sous tous ses angles, elle a préféré faire de l’histoire comparée dans les Afriques (p. 84) et produire des ouvrages pédagogiques largement inspirés par la littérature anglo-saxonne…

7On ne rentre dans son travail d’historienne qu’au chapitre 6, avec la recherche des archives écrites collectées en brousse, mais le texte reste d’abord un répertoire des « routes de l’impossible » (titre d’une émission télévisée de France5) et des figures coloniales paternalistes comme les forestiers du Gabon. En parcourant son terrain, elle découvre le « sous-développement » du continent et une Afrique entre « tradition et modernité » sans trop entrer dans les variantes locales. Comme historienne classique, elle s’interroge enfin (p. 141-142) sur la reconstruction de l’histoire à partir des sources orales chez deux de ses éminents collègues (Jan Vansina et Yves Person).

8Tout cela nous révèle son regard comme son approche empirique de l’Afrique mais ne présente pas la logique et l’articulation de ses travaux de recherche, ceux sur les compagnies concessionnaires du Congo et ses réflexions sur « le mode de production africain » jusqu’aux plus récents. Son histoire africaine de la période contemporaine a d’abord été imprégnée de marxisme universitaire « à la française », puis a débouché sur une histoire classique s’ouvrant sur des thèmes états-uniens comme le genre.

9Si l’on partage avec elle enfin la nécessité de la pluridisciplinarité vue comme une convergence de regards pour connaître un même objet et le comparer à d’autres, on ne voit pas celle-ci utilisée tant elle reste entravée par la juxtaposition des disciplines et par l’évaluation hiérarchique. Ceci l’a conduite à un rôle indéniable d’animatrice, entre autres, regroupant des scientifiques de plusieurs « aires culturelles » dans le laboratoire créé à Paris VII sous la bannière « tiers-mondiste ». Toutefois, sa charge contre les pratiques mandarinales (elle a affronté le « pape » Fernand Braudel toute jeune, comme elle le raconte p. 157) n’a pas conduit à leur disparition après l’arrivée aux manettes de la génération soixante-huitarde dont elle se réclame.

10Enfin, lire cette histoire subjective d’une historienne française de l’Afrique contemporaine (cherchant à être « en accord avec son temps », p. 276) montre à quel point l’Afrique était un objet de recherche passionnel et passionnant – pour lequel tout était à faire – suscitant un combat d’idées permanent et une contre-science indigéniste. Cet état des lieux est renforcé par la vision toujours raciale et coloniale du continent encore largement partagée par le grand public et les élites hexagonales (p. 277) et fait surgir, là aussi, des discours engagés ou des initiatives visant à moraliser « un passé qui ne passe plus ». Le regard de Mme Coquery-Vidrovitch oblige le scientifique à sortir de sa tour d’ivoire confortable pour intégrer les contingences politiques sans pour autant la suivre dans toutes ses déambulations. Ce livre montre aussi à quel point l’approche de nombre de scientifiques européens en sciences sociales sur ce continent fut marquée, même s’ils s’en défendent, par leur construction identitaire, leurs réseaux de connivence, les « bains idéologiques » de chaque décennie et l’atmosphère françafricaine particulière qui a régné jusqu’à aujourd’hui.