1Docteur en économie du développement et international business consultant, David L. Poole propose un ouvrage original au regard des débats actuels en matière de promotion du secteur privé. Ancré dans les études de management, l’ouvrage interroge la tendance à la ré-héroïsation de l’entrepreneur en Afrique.

2Notion polysémique forgée à partir de la fin du xviii^e siècle en Europe, l’entrepreneuriat a fait un retour remarqué dans le vocabulaire et les pratiques du développement en Afrique depuis une quinzaine d’années. Prolongeant la conception dominante (qualifiée de théorie de la « combustion spontanée », p. 25) selon laquelle entrepreneurs et entreprises apparaîtraient mécaniquement dans des environnements macroéconomiques « adaptés », les acteurs du développement considèrent aujourd’hui que des institutions spécifiques doivent contribuer à « créer » (p. 8), à un niveau plus micro, les entrepreneurs désirés. Bien que manquant de description empirique, l’auteur explique qu’il s’agit d’un paradigme porté par le courant « allocationiste » (p. 25) soutenant qu’une meilleure répartition des ressources mettra en branle « l’océan d’entrepreneurs en attente » (p. 48) sur le continent. L’enjeu est alors d’« accompagner » le plus grand nombre d’individus à créer des petites et moyennes entreprises formelles en équipant les individus de compétences et de ressources spécifiques. Ces entreprises formelles sont perçues comme synonymes de productivité et comme disposant d’un « pouvoir de transformation socio-économique » (p. 8), par opposition aux entreprises informelles, largement majoritaires au Rwanda, perçues comme inefficientes.

3Le propos de l’ouvrage consiste fondamentalement à rendre les politiques pro-entrepreneuriales plus efficaces en contestant deux des postulats « allocationistes ». D’une part, celui du manque d’accès aux ressources comme obstacle à la croissance du secteur privé en Afrique. D’autre part, celui de l’universalité de l’entrepreneuriat qui consiste à en donner une « définition toujours plus expansive » (p. 48) (tout le monde peut et devrait devenir entrepreneur pour le bien commun).

4Pour cela, il s’intéresse au cas du Rwanda qui a scrupuleusement respecté depuis l’an 2000 les prescriptions des acteurs internationaux du développement. En plus d’« améliorer » le « climat des affaires » (amélioration de la « gouvernance », réformes fiscales incitatives), les autorités ont suivi les principes « allocationistes », comme en témoigne la création de coopératives d’épargne et de crédit ou l’organisation de compétitions et de concours d’entrepreneurs. Pourtant, le nombre de petites et moyennes entreprises (PME) formelles demeure très faible. Pourquoi n’observe-t-on pas l’émergence d’une nouvelle classe entrepreneuriale malgré un contexte institutionnel très favorable ? Pour l’auteur, l’échec n’est pas à rechercher dans la mauvaise implémentation des réformes mais dans la logique même qui les sous-tend. Elles viseraient en effet avec des instruments inadaptés les « mauvaises » cibles (p. 216), c’est-à-dire les individus les moins susceptibles de créer des PME viables.

5Après trois premiers chapitres présentant l’ancrage théorique, la méthodologie et nuançant avec pertinence le portrait de « l’élève-modèle » rwandais, l’ouvrage en vient au cœur du développement. Celui-ci repose sur la comparaison de certaines pratiques (moyens de financement de l’entreprise, recours au business plan, networking) et traits psychologiques (rapport au risque, motivation à entreprendre, type de raisonnement, vision du futur) entre deux groupes d’individus. D’un côté, des « entrepreneurs à succès » (SE) définis comme dirigeants d’une entreprise en activité depuis plus de douze mois comptant au moins plusieurs employés ; de l’autre, des « aspirants entrepreneurs » (AE) ayant comme projet de créer une entreprise. La démarche consiste alors à rechercher les caractéristiques qui les distinguent. L’auteur examine ensuite si les dispositifs « allocationistes » favorisent les profils à succès. Le matériau empirique se base sur 33 entretiens auprès de 12 SE et 21 AE sélectionnés dans des conditions peu explicites.

6À partir des éléments retenus, l’auteur met en évidence trois grands groupes. Il montre que les SE n’ont pas agi selon les attentes des « allocationistes » puisque tous, sauf un, ont évité le recours au crédit (dont l’accès a pourtant été grandement facilité par les réformes introduites par le gouvernement rwandais) comme aux business plans (dont la maîtrise est jugée centrale dans les formations et les compétitions) et qu’ils pratiquent le networking sans pour autant avoir recours aux programmes de soutien offrant les services de conseillers. À l’inverse, si quelques AE correspondent au profil révélé des SE – qualifiés alors de « proto-entrepreneurs » (PE) – les chapitres 6 et 7 montrent que la majorité d’entre eux ont plutôt des profils opposés aux SE. La plupart des AE ont en effet davantage recours aux business plans, cherchent à obtenir des prêts pour financer leur activité, ont une attitude plus favorable au risque et semblent davantage motivés par le mobile du gain financier. Les PE sont donc très peu nombreux parmi les AE.

7L’auteur en conclut que les initiatives « allocationistes » échouent parce qu’elles mettent l’accent sur des dispositions peu mobilisées par les SE et qu’elles ne visent pas les « véritables entrepreneurs » (p. 220), ce qui produirait des effets délétères. L’accès facilité au crédit irait d’abord à l’endroit de « parieurs » (p. 217), dont les risques de perdre leur mise de départ dans un projet non-viable sont élevés. Afin de résoudre le paradoxe rwandais, Il faudrait donc réallouer les ressources disponibles sur les individus les plus prometteurs qui se distinguent individuellement par des caractéristiques exceptionnelles, et mettre un terme à la « croyance » (p. 8) en l’universalité de l’entrepreneuriat dont les facteurs de succès sont inégalement répartis.

8Poole puise dans ce qui a été appelé « l’approche par les traits », courant influent dans les études en entrepreneuriat dans les années 1980 mais qui semblait avoir depuis perdu en crédit académique. Cette théorie se propose d’identifier les caractéristiques, innées ou acquises, qui prédisposent les individus à une activité entrepreneuriale. Les failles déjà identifiées sont nombreuses. Non seulement les traits censés constituer l’entrepreneur idéal-typique sont tellement illimités qu’ils en deviennent contradictoires, mais aucun lien de causalité n’a jamais pu être identifié entre traits et performance économique. Plus fondamentalement, l’approche par les traits naturalise, individualise et psychologise des pratiques et des dispositions pourtant socialement situées. Cette non-contextualisation abrase toute la complexité sociale au profit d’une mise en équivalence, ce qui a deux conséquences problématiques. D’une part, l’absence de descriptions empiriques denses empêche de connaître leurs relations effectives avec les dispositifs « allocationistes », ce qui nuance largement la portée de la thèse visant pourtant à les critiquer. D’autre part, la question des positions sociales différenciées est ignorée, alors qu’elle pourrait expliquer de manière dispositionnaliste le « succès » dans les affaires.

9En dépit de ces limites qui constituent davantage un motif de stimulation académique qu’une raison de ne pas le lire, Entrepreneurs and SMEs in Rwanda offre matière à réflexion. L’hypothèse d’un paradoxe – hypothèse bien démontrée dans le cas rwandais – pourrait en effet être étendue à de nombreuses autres situations.