Le portrait de l’homo politicus par Marie-Jeanne Roland
Résumés
Cet article analyse l’ensemble des portraits des hommes de la Révolution contenus dans les écrits autobiographiques et historiques de Marie-Jeanne Roland. Cet anti-panthéon, très critique des hommes qui occupèrent l’avant-scène de ce tournant des Lumières, sert à dresser, en négatif, le portrait du prototype du héros révolutionnaire, du nouvel être reconstruit après 1789, un idéal tout contraire à cette masculinité en branle que représentent ces hommes lâches, intrigants, incultes et petits, un idéal configuré à partir d’un modèle façonné par elle-même… et qui n’est autre qu’elle-même : en effet, pour Roland, la seule personne capable de prendre les rênes de la Res publica française, le seul vrai homo politicus de son époque, c’est elle-même.
Entrées d’index
Mots-clés :
Roland (Marie-Jeanne), Révolution française, littérature et politique, masculin, fémininKeywords:
Roland (Marie-Jeanne), French Revolution, literature and politics, masculinity, femininityPlan
Haut de pageTexte intégral
Le héros révolutionnaire : un imaginaire masculin
- 1 Voir A. Jourdan, « Du sacre du philosophe au sacre militaire : les grands hommes de la Révolution » (...)
- 2 Voir J.-Cl. Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 199 (...)
- 3 Le Serment des Horaces de David (1784), annonçant la Révolution mâle face à des femmes soumises ou (...)
- 4 À la singularité de la figure masculine paternelle du roi-père, s’oppose celle, collective, de la f (...)
1Dans le sillage d’une Antiquité revisitée, la Révolution française actualisa la notion de héros, du héros masculin. Marat, Danton, Robespierre défièrent ainsi les « grands hommes » du siècle, Voltaire et Rousseau1, et furent haussés sur un socle plus haut, celui du héros taillé sur le modèle antique à essence quasiment divine2. Dans le contexte d’une Révolution profondément et symboliquement mâle, une femme se dresse au milieu de ces surhommes3, Marie-Jeanne Roland. Non seulement elle se détache comme être unique au milieu de cette masse masculine héroïque4, mais elle se permet de juger comme ses semblables les hommes politiques. D’où vient cette vision s’opposant à la construction d’une Nation fondée sur l’héroïsme masculin ? Est-ce parce que Mme Roland est une femme qu’elle juge aussi sévèrement ses compagnons d’aventure révolutionnaire ? Sans doute. Mais, en outre, ce n’est pas la jalousie ou la conscience de l’appartenance à un genre « inférieur », qui ne serait pas fait pour la politique, qui provoquent cette vision négative. Pour Mme Roland les hommes ne sont pas à la hauteur d’une révolution sociale, politique… et générique. Alors qu’elle, oui. C’est ainsi qu’elle se légitime en tant que femme d’État, en tant que politicienne, face à ces hommes qui la déçoivent les uns après les autres et dont elle fait le portrait sous la forme d’une galerie de lâches, défiant ainsi le Panthéon successivement réclamé par Girondins et Jacobins avant que Napoléon n’en décide autrement.
2Nous allons donc parcourir cet anti-Panthéon créé par Marie-Jeanne Roland avec une plume aussi acérée qu’adroite, pour en tirer des conclusions sur l’imaginaire, certes particulier, de l’homo politicus de cette époque exceptionnelle, qu’a voulu fixer notre autrice et femme politique.
- 5 Voir A. Jourdan, « La guerre des dieux ou l’héroïsme révolutionnaire chez Mme Roland et Robespierre (...)
- 6 Voir O. Gazalé, Le Mythe de la virilité, Paris, Robert Laffont, 2019, p. 59-62.
3Patriotisme et héroïsme sont indissociables en temps révolutionnaires, de sorte que le héros se définit, avant tout, par un dévouement total à sa patrie5. L’imaginaire masculin de l’héroïsme se double ainsi de l’image d’une patrie comme la terre des pères, selon un principe bien ancré du système « viriarcal »6, consolidant de la sorte l’idée d’une Nation fondée sur la puissance et l’énergie des seuls mâles de la Gaule.
Déconstruction du héros masculin par Marie-Jeanne Roland
- 7 M.-J. Roland, Portraits et Anecdotes dans Mémoires de Mme Roland, Paris, Mercure de France, 1986, p (...)
- 8 « J’ai employé les premiers temps de ma captivité à écrire ; je l’ai fait avec tant de rapidité, et (...)
4Or, Marie-Jeanne Roland va défier cette construction d’une France révolutionnaire au masculin avec ses Notices historiques, ses Mémoires particuliers et surtout avec ses Portraits et anecdotes, écrits en prison7. Depuis sa cellule à la prison Sainte-Pélagie, en août 1793, alors qu’elle se croit déjà perdue, et qu’elle pense que le manuscrit de ses Notices, confié à Champagneux, a été brûlé8, Mme Roland décide de se remettre à écrire et commence ses Portraits et Anecdotes, rédigés en vingt-trois jours, du 8 au 31 août 1793. Son premier éditeur, Barrière, rédige, avec les papiers confiés par Bosc sous les yeux, cette note pour l’édition de 1820 :
- 9 Repris en note par P. de Roux, l’éditeur des Mémoires de Mme Roland dans l’édition de Paris, Mercur (...)
Sur l’enveloppe qui renfermait le manuscrit de cette partie des Mémoires, se trouvait la note suivante de la main de Mme Roland : « Le 31 août, je ferme ce travail à la hâte, comme matériaux, sous le titre de Portraits et Anecdotes, commencé le 8 de ce mois, pour réparer ce qui fut perdu. Je ferme également les trois premiers cahiers de mes Mémoires commencés le 9, et je suis fort étonnée d’avoir écrit environ trois cents pages en vingt-deux jours, dans mes instants de liberté d’esprit, lorsque je consacrais encore tant de moments au repos, à la rêverie, au clavecin et à la société, à cause du séjour de Mme Pétion, arrivée ici dans la nuit du 9 au 10 ; que ne fait-on point en allant toujours ! ».9
La construction de l’homo politicus par Marie-Jeanne Roland
- 10 Les Parisiens apprenaient le matin du 1er juin 1793 que Marie-Jeanne Roland, née Phlipon, femme de (...)
5Plus de deux mois après sa détention10, Marie-Jeanne Roland a des idées arrêtées sur tous ces pantins qui peuplent la scène politique. Seuls deux hommes échappent au mépris de la grande femme : Roland et Buzot. Son mari est en effet le résultat de la construction, par elle-même, de l’homo politicus que Mme Roland aurait voulu être. Le deuxième est son amant. La réputation qui l’attache au premier et l’affection qui la lie au deuxième justifient cette exceptionnalité qui, comme on le verra, n’en est pas une.
- 11 F. Kermina, Mme Roland ou la passion révolutionnaire, Paris, Perrin, 1976, p. 24-25.
- 12 Nous connaissons son admiration pour le Genevois, au point d’avoir déclaré dans ses Mémoires partic (...)
- 13 M.-J. Roland, Correspondance, éd. C. Perroud, Paris, Imprimerie Nationale, 1900-1902, t. 2, p. 484.
6Son arrestation même est la preuve de ce dévouement aux deux hommes de sa vie11 : son sacrifice peut sauver le premier, et peut la rapprocher du second, comme elle l’avoue dans une lettre – aux résonnances rousseauistes12 – adressée à Buzot le 22 juin 179313.
- 14 Le « port noble », dans la critique révolutionnaire de l’Ancien Régime, devient paradoxalement un a (...)
7Ainsi, il n’est pas étonnant que le portrait de celui-ci ouvre la galerie de Girondins. Certes, le portrait est un des plus complets, et des plus positifs, de ceux qu’elle réalise. Il est beau et élégant, caractéristiques que l’on pourrait qualifier d’aristocratiques, propre et décent, ce qui pourrait le rapprocher de la bourgeoisie, et respectueux, ce qui l’éloigne des Sans-culottes14 :
- 15 Roland, Mémoires, cit., p. 149.
Avec une figure noble et une taille élégante, il faisait régner dans son costume ce soin, cette propreté, cette décence qui annoncent l’esprit d’ordre, le goût et le sentiment des convenances, le respect de l’homme honnête pour le public et pour soi-même.15
- 16 À la figure paternelle du roi, s’oppose ici l’ébauche d’un modèle humain (mâle) politique, voire po (...)
8Certes, son portrait physique et son caractère sont à son avantage et son portrait moral le rapprocherait du héros patriote16 dont rêvait Marie-Jeanne Roland. Toutefois le début du texte semble plus une disculpation des prises de position de membres du parti Girondin face aux accusations dont ils avaient tous été l’objet, qu’un éloge singularisant le personnage portraituré :
- 17 Ibidem.
Jeune encore, la maturité de son jugement et l’honnêteté de ses mœurs lui valurent l’estime et la confiance de ses concitoyens. Il justifia l’une et l’autre par son dévouement à la vérité, par sa fermeté, sa persévérance à la dire. Le commun des hommes, qui déprécie ce qu’il ne peut atteindre, traita sa pénétration de rêverie ; sa chaleur, de passion ; ses pensées fortes, de diatribes ; son opposition à tous les genres d’excès, de révolte contre la majorité : on l’accusa de royalisme, parce qu’il prétendait que les mœurs étaient nécessaires dans une république […] ; de calomnier Paris, parce qu’il abhorrait les massacre de Septembre […] ; d’aristocratie, parce qu’il voulait appeler le peuple à l’exercice de sa souveraineté dans le jugement de Louis XVI ; de fédéralisme, parce qu’il réclamait le maintien de l’égalité entre tous les départements et s’élevait contre la tyrannie municipale d’une Commune usurpatrice. Voilà ses crimes.17
- 18 Ibid., p. 150.
- 19 Marie-Jeanne Roland était une grande et précoce lectrice de Plutarque, notamment des Vies parallèle (...)
- 20 Roland, Mémoires, cit., p. 149.
- 21 Ibidem.
- 22 Ailleurs, dans ses Mémoires, Roland accuse Lacroix (ou Delacroix) de duplicité.
- 23 Chabot s’enrichit aux dépens de la Révolution.
- 24 Jean-Baptiste Robert Lindet fut cruel dans ses accusations contre le Capet et vota sa mort sans sur (...)
- 25 Jacques Alexis Thuriot fut un violent orateur à l’Assemblée législative, puis avocat de la Commune (...)
- 26 Connu pour son ignorance.
- 27 Célèbre pour sa férocité.
9Mais c’est son intégrité qui le singularise et le rend comparable à Socrate par sa morale et à Scipion par sa politesse18. C’est cet homme, égal aux plus nobles du monde gréco-romain19, qui a été accusé de traître à la patrie par « la lie d’une Nation corrompue »20, par « des hommes qui faisaient consister le patriotisme à flatter le peuple pour […] s’enrichir »21, par « l’intègre Lacroix22, le sage Chabot23, le doux Lindet24, le réservé Thuriot25, le savant Duroi26, l’humain Danton27 et leurs fidèles imitateurs ». Ainsi l’unique Buzot est opposé à une masse transformée en « lie », composée par des hommes qui ambitionnent le pouvoir et l’argent, et individualisée à travers les noms les plus détestés par Marie-Jeanne Roland au sein du parti Jacobin, qualifiés ironiquement par ce qui leur fait défaut.
- 28 Roland, Mémoires, cit., p. 148-150.
10Toutefois, ces « travers », cités au nom de la vérité28, le réduisent, à l’opposé de la représentation du héros, à un homme fait pour rester au foyer :
- 29 Ibidem.
[…] il paraît fait pour goûter et procurer le bonheur domestique ; il oublierait l’univers dans la douceur des vertus privées avec un cœur digne du sien.29
- 30 Voir A. Rauch, Le premier sexe. Mutations et crise de l’identité masculine, Paris, Fayard, 2000, p. (...)
- 31 Voir O. Gazalé, op. cit., passim.
11Or, cette « humanisation » du héros-citoyen s’éloigne du modèle révolutionnaire masculin30 pour aller bien plus loin : on dirait que c’est Marie-Jeanne Roland qui s’imagine en héroïne de la Révolution rentrant le soir au foyer où l’attendrait son cher Buzot. Le rêve d’un renversement des rôles traditionnels est ici au service d’une critique de ce « système viriarcal » qui, au fond, n’est qu’« un piège pour les deux sexes »31. C’est comme si l’autrice avait deviné non seulement sa fin tragique mais aussi celle de Buzot, et cru que si les rôles s’étaient inversés, le drame aurait pu être évité.
Une galerie de portraits des hommes révolutionnaires
- 32 Roland, Mémoires, cit., p. 151-152.
12Après Buzot, la galerie se voit complétée par les plus célèbres compagnons de l’aventure révolutionnaire des Roland : de Pétion à Mercier, dix-sept hommes composent le portrait collectif d’une Gironde déjà largement condamnée à la défaite, et en grande partie destinée à la guillotine ou au suicide. Pétion est, certes, « un homme de bien », un « homme bon » mais aussi un homme insoucieux qui s’adonne à des jeux d’enfants (avec son chien), avant de s’endormir et de ronfler paisiblement32. Pache est l’hypocrite par essence : il a su tromper le mari de Mme Roland et elle-même, il joue les modestes, ce qui permet un jeu d’esprit ironique à notre autrice :
- 33 Ibid., p. 55.
Pache […] porte le masque de la plus grande modestie ; elle est même telle, qu’on est tenté d’adopter l’opinion qu’il paraît avoir de lui et de ne pas le prendre pour une grande valeur.33
- 34 Ibid., p. 155.
- 35 Ibid., p. 159.
- 36 Sur les stéréotypes masculins, leur origine et leur évolution, voir les travaux de référence de H. (...)
- 37 Roland, Mémoires, cit., p. 163.
- 38 Ibidem. À l’imaginaire du philosophe sociable diffusé par l’article de Du Marsais dans l’Encyclopéd (...)
- 39 Ibidem.
- 40 Ibid., p. 165. La beauté du corps masculin connaît un important regain lors de la Révolution, qui r (...)
- 41 Ibid., p. 167.
- 42 Ibidem.
- 43 Ibidem.
- 44 Ibid., p. 168. Au libertinage marquant la masculinité l’Ancien Régime, associé à une virilité puiss (...)
- 45 Roland, Mémoires, cit., p. 163, p. 169.
- 46 Ibid., p. 171-172. Le portrait de ce « petit monsieur à jolies grimaces » ressemble à celui des ari (...)
- 47 Ibid., p. 174. François Robert, l’arriviste ami de Danton, se voit ici dénoncé par sa physionomie m (...)
13Cet homme « qui parle peu, qui écoute avec intelligence tout dont on peut traiter et se permet quelques observations bien placées »34 se révèle un traître à la Gironde qui « recevait à sa table Fabre, Chabot et autres montagnards, […] plaçait leurs créatures, tous valets de comédie ou des ignorants. »35. Car, somme toute, hypocrisie et médiocrité, qualités contraires à celles des héros36, sont faites pour s’entendre, tout comme les personnages qui les revêtent. Guadet et Gensonné, « tous deux tendres époux, bons pères » (qualités domestiques qui ne sauraient suffire à l’homo politicus) n’ont pas su, cependant, « se coaliser en faveur de la bonne cause »37. Vergniaux, même s’il est reconnu comme grand orateur, possède « l’égoïsme de la philosophie ; dédaignant les hommes […], il ne se gêne pas pour eux »38. Grangeneuve a « l’âme vraiment grande » mais « l’esprit ordinaire »39. Barbaroux, comparé par Mme Roland à Antinoüs en raison de son physique40, fait l’objet d’un des portraits les plus positifs de la galerie, sans doute par les liens d’amitié qui l’unissaient à Buzot (elle les appelait même « Nisus et Euryale », tout en espérant qu’ils « puissent avoir un meilleur sort que ces deux amis »41). Malgré toutes ses qualités, sa trop grande jeunesse l’éloigne de l’héroïsme et « il aurait à travailler pour devenir orateur »42. Louvet, comparé à Philopœmen, est décrit comme « petit, fluet, la vue basse et l’habit négligé »43. En tant qu’homme politique, il suscite l’admiration, tempérée toutefois par la constatation de son caractère frivole, qui lui vient sans doute de sa plume libertine. Il est « courageux comme un lion » mais « simple comme un enfant », et il « peut faire trembler Catilina à la tribune » mais « dîner chez les Grâces » et « souper avec Bachaumont »44. Lazowski, « Polonais d’origine, venu en France on ne sait comment »45, symbolise la transformation brutale d’un parvenu jouant le petit-maître girondin en Jacobin enragé : « élégant, bien coiffé, mis avec soin, arrondissant un peu les épaules, marchant sur le talon, faisant jabot, se donnant enfin ce petit air d’importance […], il eut sujet de venir […] chez le ministre de l’Intérieur, où je l’aperçus et pus juger de son étonnante transformation. Le joli monsieur […] avait pris la tournure brutale d’un patriote enragé, la face enluminée d’un buveur et l’œil hagard d’un assassin » car se trouvant « sans le sol », il « devint patriote »46. Le journaliste jacobin et cordelier François Robert a ici une place de choix, aux côtés de sa femme, dans un des portraits les plus négatifs de la série : lui « gros mari à face de chanoine, large, brillante de santé et de contentement de soi-même »47, et elle, arriviste, capable de tout pour « placer son mari », réussiront, se liant avec Danton et dénonçant faussement Brissot et Jean-Marie Roland ; ainsi, après toutes ces manigances, il « est riche aujourd’hui ». Champfort, « homme de lettres » :
- 48 Roland, Mémoires, cit., p. 177-182. En ceci, Chamfort se voit rapproché de Vergniaux car dans le no (...)
[…] voit et juge bien ; il a une tête saine et ne se méprend pas sur les principes ; il reconnaît et révère ceux de la liberté publique et du bonheur des hommes, et il ne les trahirait point. Mais sacrifierait-il à leur triomphe son repos, ses goûts et sa vie ? C’est une autre question : alors je crois qu’il calculerait. Vous voyez bien que ce n’est pas un homme vertueux.48
14Carra, quant à lui, « fort bon homme » mais « tout entier à son imagination », voyait « tout en couleur de rose, il rêvait le bonheur de son pays et l’affranchissement de l’Europe entière avec une complaisance inexprimable ». De l’indulgence Mme Roland passe à une des critiques les plus féroces de la galerie, puisqu’elle ne saurait pardonner les beaux esprits de l’Ancien Régime transformés en bardes du nouveau régime ; c’est à ce titre qu’elle cède une place dans son « anti-Panthéon » à Pons de Verdun et surtout à Dorat-Cubières, ainsi décrit dans le texte : « fidèle à ce double caractère d’insolence et de bassesse qu’il porte au suprême degré sur sa répugnante figure, prêche le sans-culottisme comme il chantait les Grâces, fait des vers à Marat comme il en faisait à Iris, et, sanguinaire et sans fureur, comme il fut apparemment amoureux sans tendresse, il se prosterne humblement devant l’idole du jour ». Elle n’est pas plus clémente avec Marie-Joseph Chénier qui est de cette espèce d’individus « fort bons pour applaudir à un avis raisonnable dans un temps paisible » et « nullement capables de défendre la vérité dans les orages ». Les deux derniers portraits de sa galerie sont également consacrés à deux hommes de lettres. Dusaulx, « bon traducteur de Juvénal », se croit Nestor par son âge vénérable et ses mœurs mais « parle comme un littérateur, c’est-à-dire, beaucoup trop ». Mercier, quant à lui, bénéficie d’un portrait qui refuse définitivement aux beaux esprits le statut de révolutionnaires, et encore plus celui de héros :
- 49 Ibid., p. 183-188.
Le bon Mercier, facile, aimable dans le commerce de la vie […], n’est qu’un zéro dans la Convention. C’est qu’encore une fois c’est le caractère qui constitue ce qu’on peut appeler un homme ; c’est le caractère qui dirige les révolutions […] et gouverne la foule. L’esprit est moins que rien en comparaison ; le despotisme […] ne nous avait laissé guère que de l’esprit : voilà pourquoi notre Révolution va comme il plaît à Dieu, ou au diable.49
- 50 Voir P. de Roux, « Introduction et notes » de l’édition des Mémoires de Mme Roland, cit. p. 599.
- 51 Voir les cinq écrits politiques contenus dans ses Moralia : « Le philosophe doit surtout s’entreten (...)
15En dehors de ce manuscrit intitulé Portraits et Anecdotes, mais écrit en même temps, c’est-à-dire à Sainte-Pélagie en août 179350, deux portraits plus longs que ceux inclus dans la galerie précédente, complètent, avec le portrait de son mari dans ses Mémoires, la vision de l’homo politicus de Marie-Jeanne Roland dans tous ses aspects : ceux de Brissot et de Danton. Il s’agit de deux pendants, l’un positif, celui de Brissot, l’autre négatif, celui de Danton. Mais c’est à travers les deux, par le décompte de leurs vices et de leurs vertus, ainsi que de ceux qui les entouraient, que Mme Roland construit l’image du gouverneur, du politique idéal. Celui-ci n’est autre que l’homo politicus dont parlait Plutarque, ce Grec au milieu des Romains, dans ses Vies parallèles mais surtout dans ses Moralia, où il a brossé le portrait de cette figure qui devait diriger les destins de l’humanité51. Cet auteur qu’elle connaît si bien guide son pinceau lorsqu’elle trace les traits de ces hommes qui l’ont entourée et qui ne sont pas à la hauteur de la Révolution ni du gouvernement des hommes.
- 52 Roland, Mémoires, cit., p. 189.
- 53 Ibid., p. 194.
- 54 Ibid., p. 195. Derrière ce portrait négatif, Marie-Jeanne Roland cache à peine l’idée que la « faib (...)
- 55 Ibidem.
- 56 Ibid., p. 194-195.
- 57 Voir L. Segal, op. cit.
16Le 19 mai 1793 Camille Desmoulins accuse les Roland et d’autres Girondins d’être « brissotins », c’est-à-dire de « machinistes de la Contre-Révolution », ce qui équivalait à les envoyer à la guillotine. Il n’est donc pas étonnant que Mme Roland, enfermée à Sainte-Pélagie, prenne la plume pour défendre Brissot, faire le panégyrique de ce « bon esprit », cette « âme honnête »52, « bon époux, tendre père, fidèle ami, vertueux citoyen »53, mais les défauts de son caractère – « confiant jusqu’à l’imprudence, gai, naïf, ingénu comme on l’est à quinze ans »54 – ont « toujours fait peine » à Marie-Jeanne Roland et les « ennemis en ont bien tiré parti »55. Elle en conclut donc que « son âme, toute sensible qu’elle soit, n’a point assez de consistance », que son « activité » et sa « bonhomie » ont pu lui donner « l’air de se mêler de tout, et l’ont fait accuser d’intrigue par ceux qui avaient besoin de l’accuser de quelque chose »56. De ce portrait, plus complet que les précédents, nous pouvons déduire le nouveau modèle de masculinité révolutionnaire, construction culturelle forgée par opposition57, non pas à la féminité, mais à la masculinité Ancien Régime. Face aux aristocrates – esprits volages, mauvais époux, mauvais pères, libertins (et donc malhonnêtes), esclaves des apparences (et donc capables de trahison) – se dessine un nouveau profil aux vertus déjà prônées par les Voltaire, les Diderot et les Rousseau, qui définissent le citoyen dans sa dimension domestique et sociale. Mais cela ne suffit pas à conformer l’homme politique, qui devrait être prudent, avisé, adroit et prévenu.
- 58 Roland, Mémoires, cit., p. 191.
- 59 Ibid., p. 191.
- 60 Ibid., p. 192-193.
17À l’intérieur de ce même portrait, Mme Roland inclut des aperçus des membres de l’Assemblée, dont elle a « étudié le caractère et les talents »58 dès février 1791 quand les Roland arrivent à Paris. C’est ainsi qu’on découvre son admiration pour « l’étonnant Mirabeau […] grand par ses facultés, petit par ses vices » qui, malgré ses défauts, serait « le seul homme, dans la Révolution, dont le génie pût diriger des hommes et impulser une assemblée »59, alors que les autres membres de l’Assemblée sont expédiés en quelques mots. L’inclusion de ces personnages dans le portrait de Brissot montre bien l’intention de Mme Roland de les opposer en groupe, comme une « foule insignifiante », à la singularité de ceux qui sont portraiturés individuellement60.
18Ce portrait de Brissot laisse une dernière, et significative, place à celui de Robespierre, l’homme qui aurait pu être son héros, le vrai héros de la Révolution, et qui devint son bourreau. Voici l’ébauche qu’elle en fait, profondément déçue, après avoir décelé le vrai caractère du personnage :
- 61 Ibid., p. 199-200.
La conduite de Robespierre, dans les conférences qui se faisaient chez moi, était remarquable ; il parlait peu […] mais le lendemain d’une discussion un peu suivie, il avait soin de paraître à la tribune de l’Assemblée et d’y mettre à profit ce qu’il avait entendu dire à ses amis.
Cette conduite lui fut quelquefois reprochée avec douceur ; il se tira d’affaire par des gambades, et on lui passa sa ruse comme celle d’un amour-propre dévorant […]. Persuadée alors que Robespierre aimait passionnément la liberté, j’étais disposée à attribuer ses torts à l’excès d’un zèle emporté ; cette sorte de réserve […] me faisait de la peine, mais je la prenais pour de la timidité. C’est ainsi qu’avec un heureux préjugé en faveur de quelqu’un on transforme les plus fâcheux indices en signe des meilleures qualités. Jamais le sourire de la confiance ne s’est reposé sur les lèvres de Robespierre, tandis qu’elles sont presque toujours contractées par le rire amer de l’envie qu’il veut paraître dédaigner.
Son talent, comme orateur, était au-dessous du médiocre ; sa voix triviale, ses mauvaises expressions, sa manière vicieuse de prononcer rendaient son débit fort ennuyeux.61
- 62 Par la condamnation de la prétendue valeur civique de Robespierre, l’autrice se rapproche beaucoup (...)
19Ce portrait, construit à l’envers du modèle littéraire classique, commençant par le caractère et finissant par le physique, ne fait que rendre plus véridique la découverte du malfrat, allant du constat de son mauvais comportement à la découverte d’un physique qui s’accorde avec ses actions, et auquel elle n’avait pas fait attention auparavant, par bienveillance. Cette déception nous permet d’imaginer l’homme politique idéal selon Mme Roland : le représentant de la vertu, repoussant tout intérêt personnel, toute ambition, pour se dévouer entièrement au bien public. Or, cette vertu est un nouvel atout de la masculinité révolutionnaire62.
20Mais le portrait le plus significatif car le plus critique, et le plus énergique est, sans aucun doute, celui de Danton. L’équivalence posée entre son physique et son caractère reflète une connaissance de la physiognomonie classique, actualisée à cette époque par Lavater :
- 63 Ibid., p. 207-208.
Voyez-vous ce demi-Hercule dont les formes grossières sont plus rudes que prononcées : son amplitude annonce sa voracité […]. La férocité de son visage dénonce celle de son cœur, il emprunte inutilement de Bacchus une apparente bonhomie et la jovialité des festins ; l’emportement de ses discours, la violence de ses gestes, la brutalité de ses jurements le trahissent.
Donnez-lui un poignard ; qu’il marche à la tête d’une horde d’assassins moins cruels que lui, auxquels il désigne ses victimes et dont il encourage les forfaits ; ou bien, gorgé d’or et de vin, laissez-lui faire le geste de Sardanapale : voilà Danton.63
21Une fois l’analyse physiognomonique faite, il reste à présenter l’homme, le monstre politique :
- 64 Ibid., p. 213.
Danton jouit de ses crimes. Après avoir […] persécuté, fait proscrire la probité qui lui déclarait la guerre, le mérite dont il redoutait l’ascendant, il règne.
Sa voix donne à l’Assemblée l’impulsion, son intrigue entretient le peuple en mouvement, et son génie gouverne le comité dit de Salut public […]. Aussi la désorganisation est partout, les hommes sanguinaires dominent, la plus cruelle tyrannie accable les Parisiens, et la France déchirée, avilie sous un tel maître, ne peut plus changer que d’oppresseurs. Voilà Danton.64
- 65 Ibid., p. 217.
- 66 Ibid., p. 214.
22Adoptant la rhétorique du moment aux références antiques, Mme Roland combat Danton avec ses propres armes. Ainsi, elle déconstruit l’image du héros révolutionnaire pour mieux le reconstruire sous sa vraie forme, hideuse, monstrueuse, et manipulatrice car soit par peur, soit par faiblesse, nombreux sont les révolutionnaires présentés par notre autrice sous son égide : « Monge » ou « Servan », qu’elle traite de lâches65 – pour ne pas oser s’opposer à Danton, et même Marat, qu’elle traite de satellite de ce maître car ses actions (comme celle de faire un placard contre elle, par exemple) sont encore « du Danton »66.
Portrait de Jean-Marie Roland
23Certes, Jean-Marie Roland pourrait être – à part Buzot et Mirabeau, un peu trop vicieux et disparu trop tôt – le héros révolutionnaire que Manon, devenue Mme Roland, souhaiterait pour mener à bon terme la transformation sociale et politique de son pays. Les Notices historiques, comme ses Mémoires particuliers, sont aussi conçues au service d’une réhabilitation de son mari, présenté comme le politique le plus honnête de l’avant-scène révolutionnaire. Surtout parce que défendre l’honneur de Jean-Marie Roland revient à sauver le sien et, à la veille de son martyre, c’est tout ce qui lui tient vraiment à cœur. Ainsi, dans les Portraits et Anecdotes, comme dans les deux portraits de « Brissot » et de « Danton », Marie-Jeanne Roland esquisse un portrait de son mari destiné à le singulariser. D’ailleurs l’incipit des Portraits et Anecdotes lui est consacré sous forme de panégyrique :
- 67 Ibid., p. 146.
Il y a plus de deux mois que je suis incarcérée parce que j’appartiens à un homme de bien qui s’est avisé d’être vertueux dans une révolution, et de rendre des comptes rigoureux étant ministre. Il a vainement sollicité durant cinq mois qu’ont apurât ses comptes et jugeât son administration : l’examen en a été fait, mais comme il n’y avait pas de quoi médire, on n’a point voulu faire de rapport et l’on a calomnié. L’activité de Roland, ses travaux multipliés, ses écrits sages lui avaient acquis une considération qu’on a crue redoutable […]. On voulait le perdre, on a tenté de l’arrêter […] il s’est échappé ; on m’a saisie de rage.67
- 68 Ibid., p. 157.
- 69 Ibid., p. 166.
- 70 Ibid., p. 183.
- 71 Ibid., p. 208.
24Cependant, si Roland de La Platière est l’image même de la vertu persécutée, il ne fait pas moins preuve d’un caractère qui a contribué à le perdre. Il se laisse tromper par les apparences aimables des pires intrigants : « Roland […] mettait un prix infini à la douceur, à la complaisance de Pache, le traitait en ami précieux »68 ; il est trop sévère avec ses subordonnés, provoquant ainsi un malaise entre eux69 ; il est trop austère dans ses mesures économiques, qui lui ont créés « beaucoup de petits ennemis très actifs et très bruyants »70. Mais c’est sans doute face à Danton que le principal défaut de ce « véritable homme de bien », celui de ne pas faire bonne figure dans le débat public, à cause d’une trop grande « raideur » qui « se change quelquefois en picotage », annonce sa chute et son incapacité à devenir ce héros que Marie-Jeanne Roland avait tenté de fabriquer pour le mettre à la tête du gouvernement de la France et changer ainsi le destin de ses concitoyens71.
- 72 Sa comparaison de Danton à un demi-Hercule rappelle celle que faisait Plutarque des hommes politiqu (...)
25Force est donc de constater que, pour Mme Roland, aucun homme n’est à la hauteur du héros dont a besoin la Nation : la portraitiste bourgeoise, salonnière et mondaine ne peut supporter ces êtres grossiers, vulgaires, incultes, issus des classes sociales les plus humbles et catapultés aux arènes politiques où ils salissent ceux qu’ils touchent par leur ambition, leur cupidité et leur brutalité. L’image de la « lie » est très significative, réunissant l’idée des pires individus de la société et l’évocation de l’ivrognerie. Ce sont, aussi, des hypocrites, des charlatans, des lâches, des libertins et, surtout, des arrivistes qui changent de camp, du royaliste, du modéré, du Girondin, aux Montagnards, aux enragés, car le moment paraît venu de leur victoire. Pour ce faire, l’allure imposante72, l’intrigue, l’usurpation des idées et des discours des autres, la délation, le mensonge, la traîtrise, la violence et même le crime et le meurtre, tout est bon, tout vaut. Quelques hommes, rares, échappent à cette galerie de portraits foncièrement négatifs : Brissot, certes, mais l’autrice s’écarte de cette image de « brissotine » en critiquant son excessive bonhomie, sa crédulité et en somme son manque de caractère ; Mirabeau aussi, mais ses vices et sa mort prématurée ont empêché cet homme de se façonner en véritable politique. Enfin, M. Roland aurait pu devenir cet homme unique, cette figure historique dont avait besoin la France, mais les intrigues et son manque de caractère héroïque l’ont empêché de devenir un Saint-Preux révolutionnaire. Et Buzot ? Comme Brissot, il semble être né davantage pour le bonheur domestique que pour l’héroïsme public.
26Au fond, entre la masculinité Ancien Régime et celle, nouvelle, de ces hommes qui se façonnent contre cette masculinité en crise, cette femme ne voit guère de différence. Après avoir tué le père, les fils, ses frères, s’avèrent ne pas être meilleurs : dotés d’un physique médiocre, même vulgaire, peu vigoureux, voire efféminés, goinfres, ambitieux, lâches, hypocrites, traitres, charlatans, ils semblent perpétuer cette défaillance virile d’un régime qu’on voulait révolu. Les rares portraits positifs ne le sont que de manière incomplète. Les allusions à Antinoüs ou à Nisus et Euryale à propos de son amant Buzot et de son ami intime Barbaroux sont plus un reproche qu’un éloge de la beauté de leurs corps. Le manque de finesse de son mari neutralise son aspiration à la vertu antique. Dans tous les cas, les hommes de la Révolution, ainsi peints, font preuve d’une incapacité à arborer une masculinité triomphante qui porterait en elle la nouvelle vertu républicaine.
Le nouvel homo politicus : la femme
- 73 Roland, Mémoires, cit., p. 227.
27Qui, donc, pourrait défier cette masse masculine trop ramollie par l’Ancien Régime au point d’en faire des « pygmées »73, et faire montre de cet héroïsme qui pourrait sauver le destin de la France ? Marie-Jeanne Roland a la réponse, elle qui a lu Plutarque, qui sait les conditions qui font d’un individu un véritable homme politique capable de gouverner ses semblables : une femme, un être qui a conservé toute son énergie, qui a les mêmes connaissances intellectuelles, voire plus, que ses semblables hommes, un être vertueux, et prêt à donner sa vie pour la patrie : elle-même. Son autoportrait semble le suggérer, sa modestie et son vœu de rester dans l’ombre de son mari montrent qu’elle était consciente de l’impossibilité d’un tel fait. Voici comment elle se montre, à l’intérieur du portrait de Brissot, et non pas par hasard, mais parce qu’elle aurait voulu être à la place de Brissot, convaincue qu’elle aurait pu bien mieux faire :
- 74 Ibid., p. 198-199.
Se taire quand on est seul n’est pas chose merveilleuse ; mais garder constamment le silence au milieu de gens qui parlent d’objets auxquels on s’intéresse […], arrêter les idées intermédiaires qui échappent aux raisonneurs […], mesurer ainsi la logique de chacun en se commandant toujours soi-même, est un grand moyen d’acquérir de la pénétration, de la rectitude, de perfectionner son intelligence et d’augmenter la force de son âme.
L’habitude de l’application, l’étude de l’histoire, le goût de la philosophie, cette chaleur d’âme qui a besoin d’aliments, devaient me faire aimer les combinaisons de la politique […], non de cette stérile science de nouvelliste qui fait le triomphe des bavards et n’amuse que les sots ; mais de la politique considérée comme l’art de gouverner les hommes et d’organiser leur bonheur en société. Personne n’en parle moins que moi, parce que la discussion sied peu aux femmes […]. Je n’étais pas toujours contente du comité […] ; il sortait de la communication des idées, mais on n’arrêtait guère de mesures.74
- 75 Voir A. Coudreuse, « Les Mémoires de Mme Roland : être une femme dans la tourmente de l’Histoire », (...)
28La présence exclusive des hommes dans cette galerie de personnages politiques montre bien que, s’il était très difficile de gouverner étant femme du temps de l’Ancien Régime, c’était impossible « dans la tourmente de l’Histoire »75. Si Mme Roland ne put gouverner comme elle l’aurait souhaité, en héroïne de sa patrie (ou de sa matrie), elle égrena, à travers ces portraits évocateurs des Vies parallèles de son cher Plutarque, les composants du parfait gouverneur, nous rappelant les écrits politiques inclus dans les Œuvres Morales, qui apparaissent discrètement entre les lignes de son « anti-Panthéon » masculin. En effet, en peignant les portraits de ces hommes politiques, avec leurs vertus mais surtout avec leurs défauts, non seulement elle constate que la défaite de la Gironde, mais aussi de la Révolution, provient fondamentalement de la médiocrité des individus qui la dirigent. Ainsi souligne-t-elle, par défaut, les composantes de ce caractère héroïque nécessaire pour être un véritable homo politicus, qui manquait à ces hommes… et qu’elle s’est efforcée de posséder, tout en sachant que son temps ne permettrait jamais qu’une femme soit élue à la tête des destins de son pays, même si elle en avait, plus que tout autre, le profil héroïque requis. Qui sait si la Révolution n’aurait pris un autre tournant si une femme, Manon Phlipon-Marie-Jeanne Roland, avait pris les rênes du pouvoir ?
Notes
1 Voir A. Jourdan, « Du sacre du philosophe au sacre militaire : les grands hommes de la Révolution », dans Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 39-3, 1992, p. 403-422.
2 Voir J.-Cl. Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998.
3 Le Serment des Horaces de David (1784), annonçant la Révolution mâle face à des femmes soumises ou encore l’Hercule statuaire proposé par ce même artiste à la Convention comme modèle de virilité révolutionnaire sont autant de symboles de l’affirmation d’une masculinité triomphante.
4 À la singularité de la figure masculine paternelle du roi-père, s’oppose celle, collective, de la fratrie révolutionnaire… mais toujours masculine.
5 Voir A. Jourdan, « La guerre des dieux ou l’héroïsme révolutionnaire chez Mme Roland et Robespierre », dans Romantisme, 85, 1994, p. 19-26.
6 Voir O. Gazalé, Le Mythe de la virilité, Paris, Robert Laffont, 2019, p. 59-62.
7 M.-J. Roland, Portraits et Anecdotes dans Mémoires de Mme Roland, Paris, Mercure de France, 1986, p. 147-218.
8 « J’ai employé les premiers temps de ma captivité à écrire ; je l’ai fait avec tant de rapidité, et dans une disposition si heureuse, qu’avant un mois j’avais des manuscrits de quoi faire un volume in-12. C’était, sous le titre Notices historiques, des détails sur tous les faits et sur toutes les personnes tenant à la chose publique que ma position m’a mise dans le cas de connaître ; […] je venais de compléter le tout en conduisant les choses jusqu’à ces derniers moments, et je l’avais confié à un ami qui y mettait le plus grand prix, l’orage est venu fondre sur lui tout à coup ; à l’instant de se voir en arrestation, il n’a songé qu’aux dangers, et sans rêver aux expédients, il a jeté au feu mes manuscrits. J’avoue que j’aurais préféré qu’il m’y jetât moi-même. Cette perte m’a plus agitée que n’ont jamais fait les plus rudes épreuves que je subis encore », ibid., p. 147.
9 Repris en note par P. de Roux, l’éditeur des Mémoires de Mme Roland dans l’édition de Paris, Mercure de France, cit., p. 594.
10 Les Parisiens apprenaient le matin du 1er juin 1793 que Marie-Jeanne Roland, née Phlipon, femme de l’ancien ministre de l’Intérieur, venait d’être écrouée.
11 F. Kermina, Mme Roland ou la passion révolutionnaire, Paris, Perrin, 1976, p. 24-25.
12 Nous connaissons son admiration pour le Genevois, au point d’avoir déclaré dans ses Mémoires particuliers qu’elle se rêvait en Julie de La Nouvelle Héloïse, avec Roland de La Platière en M. de Wolmar et Buzot en Saint-Preux. Voir P. Cornut-Gentille, Madame Roland. Une femme en Révolution, Paris, Perrin, 2004, p. 57-78 et L. Vázquez, « Marie-Jeanne Roland : une âme forte au milieu des pygmées », dans Littérature, 198, 2020, p. 33-46.
13 M.-J. Roland, Correspondance, éd. C. Perroud, Paris, Imprimerie Nationale, 1900-1902, t. 2, p. 484.
14 Le « port noble », dans la critique révolutionnaire de l’Ancien Régime, devient paradoxalement un attribut révolutionnaire, face au courtisan « abruti », à qui s’adresse Camille Desmoulins : « Tu as le corps déformé à force de te prosterner trois fois devant un sultan imbécile. Tu es indigne d’avoir le front élevé vers le ciel […]. Va marcher à quatre pattes à Constantinople ou reste caché dans les antichambres des Tuileries. », C. Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant dans les royaumes demandant une assemblée Nationale et, arborant la cocarde, qui mériteraient une place dans les fastes de la liberté, Seconde Partie, L’An premier de la République de France, Impr. P.-J. Duplain, oct.-déc. 1792, 28.
15 Roland, Mémoires, cit., p. 149.
16 À la figure paternelle du roi, s’oppose ici l’ébauche d’un modèle humain (mâle) politique, voire politicien, à la tête de ses « frères », régissant un espace public.
17 Ibidem.
18 Ibid., p. 150.
19 Marie-Jeanne Roland était une grande et précoce lectrice de Plutarque, notamment des Vies parallèles (où apparaît Scipion), et du Démon de Socrate. Voir M. Clémenceau-Jacquemaire, Madame Roland, Paris, Plon, 1926, p. 5-21.
20 Roland, Mémoires, cit., p. 149.
21 Ibidem.
22 Ailleurs, dans ses Mémoires, Roland accuse Lacroix (ou Delacroix) de duplicité.
23 Chabot s’enrichit aux dépens de la Révolution.
24 Jean-Baptiste Robert Lindet fut cruel dans ses accusations contre le Capet et vota sa mort sans sursis.
25 Jacques Alexis Thuriot fut un violent orateur à l’Assemblée législative, puis avocat de la Commune de Paris auprès de la Législative, à l’origine de nombreuses arrestations et des visites domiciliaires.
26 Connu pour son ignorance.
27 Célèbre pour sa férocité.
28 Roland, Mémoires, cit., p. 148-150.
29 Ibidem.
30 Voir A. Rauch, Le premier sexe. Mutations et crise de l’identité masculine, Paris, Fayard, 2000, p. 30-31.
31 Voir O. Gazalé, op. cit., passim.
32 Roland, Mémoires, cit., p. 151-152.
33 Ibid., p. 55.
34 Ibid., p. 155.
35 Ibid., p. 159.
36 Sur les stéréotypes masculins, leur origine et leur évolution, voir les travaux de référence de H. Brod, The making of masculinities. The new men’s studies, Boston, Allen and Unwin, 1987 ; L. Segal, Slow motion. Changing Masculinities. Changing Men, New Brunsbrick, N.J., Routgers Unversity Press, 1990 ; M. S. Kimmel (dir.), Changing Men. New Directions in Research on Men and Masculinity, Newbury Park, Sage Publications, 1987 ; R. Connell, Gender and Power, Stanford, Stanford U.P., 1987.
37 Roland, Mémoires, cit., p. 163.
38 Ibidem. À l’imaginaire du philosophe sociable diffusé par l’article de Du Marsais dans l’Encyclopédie, se superpose, voire s’oppose, au tournant des Lumières, celui de l’intellectuel déconnecté de l’espace public, allant jusqu’à opposer l’homo politicus à l’homo philosophicus.
39 Ibidem.
40 Ibid., p. 165. La beauté du corps masculin connaît un important regain lors de la Révolution, qui rêve ainsi d’un renouveau physique en accord avec la régénération morale.
41 Ibid., p. 167.
42 Ibidem.
43 Ibidem.
44 Ibid., p. 168. Au libertinage marquant la masculinité l’Ancien Régime, associé à une virilité puissante, s’opposerait la vigueur révolutionnaire, fondée sur la retenue. Voir A. Rauch, op. cit., p. 26.
45 Roland, Mémoires, cit., p. 163, p. 169.
46 Ibid., p. 171-172. Le portrait de ce « petit monsieur à jolies grimaces » ressemble à celui des aristocrates, « à culottes serrées et grosses cravates », brossé par Hébert dans ses Lettres bougrement patriotiques du Père Duchesne, 24e Lettre, an II de la Liberté, 1791, t. I, p. 2.
47 Ibid., p. 174. François Robert, l’arriviste ami de Danton, se voit ici dénoncé par sa physionomie monacale, qui le rapproche de cette partie de la société que Danton a définie comme une « espèce misérable » (Moniteur universel, 15 août 1793).
48 Roland, Mémoires, cit., p. 177-182. En ceci, Chamfort se voit rapproché de Vergniaux car dans le nouvel imaginaire masculin, les hommes de lettres comme les philosophes s’éloignent du peuple, et donc du bien public, pour jouir de leur confort individuel et privé. Et s’ils se mettent au service du pouvoir, c’est exclusivement pour en profiter, pour en abuser, comme le montrent les portraits les plus négatifs de la galerie.
49 Ibid., p. 183-188.
50 Voir P. de Roux, « Introduction et notes » de l’édition des Mémoires de Mme Roland, cit. p. 599.
51 Voir les cinq écrits politiques contenus dans ses Moralia : « Le philosophe doit surtout s’entretenir avec les grands » (776a-779c) ; « À un chef mal éduqué » (779d-782f) ; « Si la politique est l’affaire des vieillards » (783a-797f) ; « Préceptes politiques » (798a-825f) et « Sur la monarchie, la démocratie et l’oligarchie » (826a-827c). Plutarque, Œuvres Morales, Paris, Les Belles Lettres, 1984 vol. XI.
52 Roland, Mémoires, cit., p. 189.
53 Ibid., p. 194.
54 Ibid., p. 195. Derrière ce portrait négatif, Marie-Jeanne Roland cache à peine l’idée que la « faiblesse » de cet homme, « bon et intègre » par ailleurs, serait une des causes de la chute des Girondins.
55 Ibidem.
56 Ibid., p. 194-195.
57 Voir L. Segal, op. cit.
58 Roland, Mémoires, cit., p. 191.
59 Ibid., p. 191.
60 Ibid., p. 192-193.
61 Ibid., p. 199-200.
62 Par la condamnation de la prétendue valeur civique de Robespierre, l’autrice se rapproche beaucoup plus des moralistes du Grand-siècle, qui voyaient derrière le masque de la vertu l’intérêt et l’amour propre, que des positions des Lumières en matière de vertu civique.
63 Ibid., p. 207-208.
64 Ibid., p. 213.
65 Ibid., p. 217.
66 Ibid., p. 214.
67 Ibid., p. 146.
68 Ibid., p. 157.
69 Ibid., p. 166.
70 Ibid., p. 183.
71 Ibid., p. 208.
72 Sa comparaison de Danton à un demi-Hercule rappelle celle que faisait Plutarque des hommes politiques qui voulaient en imposer par leur carrure (« À un chef mal éduqué », 779d-782f).
73 Roland, Mémoires, cit., p. 227.
74 Ibid., p. 198-199.
75 Voir A. Coudreuse, « Les Mémoires de Mme Roland : être une femme dans la tourmente de l’Histoire », dans Itinéraires, 1, 2011, p. 29-43, consulté le 25 juin 2021, URL : <https://journals.openedition.org/itineraires/1599#quotation>.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Lydia Vázquez, « Le portrait de l’homo politicus par Marie-Jeanne Roland », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 12 | 2022, mis en ligne le 15 novembre 2022, consulté le 09 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/rief/9165 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rief.9165
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page