• 1 Cote F/21/1042, Recettes journalières des théâtres de Paris (1858-1867), Dossier 1, États des recet (...)

1Cette étude porte sur le décompte détaillé du registre des recettes journalières des théâtres parisiens pour les années du Second Empire, 1858-1867, conservé aux Archives nationales1.

• 2 En détail : 1858 – 25 fichiers ; 1859 – 67 fichiers ; 1860 – 45 fichiers ; 1861 – 67 fichiers ; 186 (...)

2Le registre des recettes examiné fut édité par le Ministère d’État – Division des Théâtres, qui archivait quotidiennement les recettes de plusieurs théâtres. Les données concernent notamment les établissements suivants : Opéra, Théâtre-Français, Opéra-Comique, Théâtre des Italiens, Odéon, Théâtre-Lyrique, Vaudeville, Variétés, Gymnase, Palais-Royal, Porte-Saint-Martin, Gaîté, Ambigu-Comique, Théâtre Impérial du Cirque, Folies-Dramatiques, Délassements-Comiques, Folies Nouvelles. L’archive numérique est divisée par année, chaque dossier contient les fichiers des recettes, un fichier pour chaque semaine de l’année. Enfin, chaque dossier contient deux fichiers récapitulatifs, à savoir le total des recettes pour chaque théâtre, mois par mois, et le total des recettes de chaque semaine pour tous les théâtres, mois par mois. Au total, il y a 590 fichiers dans les archives pour plus de 32.000 éléments de recettes2. Les données sont dans certains cas incomplètes : parfois les recettes de certains théâtres ne sont pas rapportées, parfois les recettes de plusieurs mois n’ont pas été renseignées (pour les années 1858, 1860), mais la valeur de ce registre ne peut être mise en doute, car il s’agit d’un document historique très important, qui élargit notre connaissance de la vie théâtrale sous le Second Empire.

• 3 Voir Le Monde Illustré, 5 mai 1860 : « Le Duc Job a été – depuis Don Juan d’Autriche, de Casimir De (...)
• 4 Voir J.-C. Yon, Jacques Offenbach [2000], Paris, Gallimard, 2010.

3Une première lecture de ces chiffres nous permet de donner une dimension effective aux grands succès de l’époque. Quelques exemples : Le Roman d’un jeune homme pauvre, d’après le roman d’Octave Feuillet, a connu un grand succès au Vaudeville. Après la première du 22 novembre 1858, plusieurs représentations de la pièce ont eu lieu dans les mois qui ont suivi, comme le confirment les recettes examinées au début de l’année 1859. Succès réussi du Duc Job de Léon Laya au Théâtre-Français en novembre 1859. Les revenus de l’auteur sont estimés entre 65.000 et 80.000 francs3. Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach connaît un grand succès au Théâtre des Bouffes-Parisiens, avec un excellent box-office dans les mois qui suivent sa première représentation le 21 octobre 18584.

• 5 Voir à ce propos R. Martin, La Féerie romantique sur les scènes parisiennes (1791-1864), Paris, Ho (...)
• 6 Encore quelques exemples : à l’Odéon, Macbeth de Shakespeare traduit par Jules Lacroix connaît un g (...)

4Les Effrontés d’Émile Augier, en janvier 1861, fait grimper les recettes du Théâtre-Français vers de nouveaux sommets. Le succès du Pied de Mouton, grande féerie-revue-ballet en 21 tableaux d’Hector Crémieux et Hippolyte et Théodore Cogniard, créée le 8 septembre 1860, dura une bonne partie de l’année 18615. La reprise de La Tour de Nesle d’Alexandre Dumas en avril, et celle de La Grâce de Dieu d’Adolphe Dennery et Gustave Lemoine, en novembre, complètent le tableau du box-office palpitant de la Porte Saint-Martin en 18616.

• 7 Voir J.-C. Yon, « Introduction générale : à la redécouverte d’une époque importante dans l’histoire (...)

5Les chiffres de ces succès ne sont pas des données purement quantitatives mais racontent les transformations importantes de l’histoire théâtrale de Paris durant les années du Second Empire. Comme l’a montré Jean-Claude Yon, entre la crise théâtrale de 1848-1849 et celle de 1870-1871, il y a une période historique caractérisée par l’émergence d’une culture de masse. Du fait du développement du réseau ferroviaire, le nouveau public qui se presse dans les salles parisiennes, notamment de province, est moins prédisposé à la hiérarchie des genres. Cela signifie que de nombreuses pièces étaient écrites en fonction des attentes du nouveau public, provoquant ainsi le mélange des genres bien avant le décret sur la liberté des théâtres7.

• 8 En détail : Théâtre-Français, l’Opéra, l’Opéra-Comique, Odéon.
• 9 Les « Théâtres secondaires » étaient le Vaudeville, les Variétés, la Porte Saint-Martin, la Gaîté e (...)
• 10 Ainsi commence l’article de Lecomte : « On lit dans les journaux spéciaux que les recettes des théâ (...)

7Le fait commun qui ressort de l’analyse des différents journaux de l’époque, qu’ils soient généralistes comme La Presse, Le Siècle, L’Opinion nationale, Le Constitutionnel, ou spécialisés comme le Messager des théâtres et des arts, La Presse théâtrale, Vert-Vert, Le Ménestrel, La Comédie, c’est le recensement des recettes des théâtres parisiens en croissance constante sur une base annuelle. Généralement les recettes étaient communiquées par les journaux selon la classification prévue par le Règlement du 25 avril 1807, rendu en exécution du décret du 8 juin 1806 : les recettes des « Grands théâtres » devenus plus tard « Théâtres impériaux »8 sous le Second Empire étaient indiquées en ordre, avant les « Théâtres secondaires »9, cafés, concerts, bals, spectacles et curiosités diverses. Une comparaison avec le total de l’année précédente était donc inévitable, et on ne pouvait que constater l’augmentation progressive des recettes. Si le constat chiffré était commun et partagé par tous les journaux, les avis sur cette augmentation constante des recettes divergeaient. La plupart des journalistes et des critiques de théâtre ont utilisé ces données pour démontrer la nécessité de l’abolition du système des privilèges. Certains les ont également interprétées d’un point de vue sociologique. Pour Jules Lecomte (Le Monde Illustré, 5 mai 1860), par exemple, la cause de la prospérité hivernale des théâtres est d’ordre moral10. Les hommes, de plus en plus préoccupés par leurs affaires, n’avaient plus de temps à consacrer à leurs femmes et aux conversations de salon. Les réceptions languissent, l’intimité familiale prend de plus en plus de place. Où échapper à l’ennui sinon au théâtre ?

• 12 Ibidem.

8À partir de cette interprétation « coutumière » de la situation de la société parisienne, Lecomte explique la vogue des pièces « de genre » qui reflètent les mœurs des spectateurs : « des mondains aux prises avec tous les penchants, les travers, les ridicules du jour. On croit le plus souvent n’aller voir qu’un tableau représentant le groupe de ses amis, de ses voisins – et on trouve un miroir ! »12

• 13 A. Baralle, La Presse théâtrale, 11 août 1861.
• 14 J. Richard, La Presse théâtrale et musicale, 22 octobre 1863.

12Alphonse Baralle, auteur et fondateur de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, se prononce en ce sens : « Paris, en s’agrandissant, a presque doublé sa population. Les chemins de fer apportent chaque jour leur contingent de voyageurs qui, tous ou à bien peu de chose près, vont s’engloutir chaque soir dans les salles de théâtre existantes. Les cafés-concerts regorgent et presque toutes les administrations dramatiques font de l’or »13. Jules Richard conteste également l’augmentation constante du prix des billets, pour cause de « sélection naturelle » du public : « la certitude qu’ont les directeurs en exercice de jouir de leurs privilèges a permis d’élever si haut le prix du théâtre, qu’il devient la récréation exclusive des gens aisés »14.

• 15 Voir à ce propos Ferdinand Langlé, Le Tintamarre, 21 avril 1861 : « Aujourd’hui, en présence d’une (...)
• 16 P. A. Fiorentino, France, 1^er juin 1863.
• 17 Ibidem.
• 18 Ibidem.

13Si la demande du public était très forte et augmentait d’année en année, l’offre devait aussi s’adapter : Paris avait besoin de nouveaux théâtres15, les théâtres devaient pouvoir proposer librement des pièces de tous genres et de tous les répertoires. L’analyse plus détaillée nous semble avoir été esquissée par le journaliste et critique d’origine italienne Pier Angelo Fiorentino dans les pages de France : « Les recettes des théâtres de Paris se sont élevées, dans l’espace d’une année, du 1^er avril 1862 au 31 mars 1863, avec la somme de 12.423.471 francs 99 centimes. Ce chiffre est officiel. Plus de "douze millions" en un an ! »16. Pour Fiorentino, face à une demande de plus en plus forte du public, due aussi au développement des chemins de fer et donc à l’arrivée de nombreux spectateurs de province, la scène théâtrale parisienne offrait « ralentissement, pénurie, détresse, absence presque totale de nouveaux ouvrages ou d’artistes nouveaux, stagnation de l’art, découragement ou inertie des directeurs, exhumation simultanée, et, on peut le dire, contagieuse de toutes les vieilleries les plus médiocres et les plus justement oubliées »17. La conclusion est sans appel : « Le moment me paraît donc venu de prendre un parti décisif et de proclamer la liberté des théâtres. Voici comment je comprends cette réforme, énergiquement réclamée par tous les esprits sérieux, dans l’intérêt de l’art, des artistes, du public et des directeurs eux-mêmes »18.

• 20 P. Ferry, Messager des théâtres et des arts, 14 septembre 1862.
• 21 P. Ferry, La Comédie, 29 janvier 1865.
• 22 Ibidem.

15Le cas de Paul Ferry, rédacteur en chef du Messager des théâtres et des arts, qui prit parti à plusieurs reprises en faveur de la liberté des théâtres, est singulier : « En 1860 et 1861, les recettes des théâtres de Paris atteignaient un chiffre égal à celui de l’exceptionnelle année de l’Exposition universelle. Tout plaide donc ici, comme un invincible argument, en faveur de l’accroissement du nombre des théâtres en décadence »20. Mais Ferry évaluera plus tard de manière négative l’impact du décret sur la liberté des théâtres approuvé le 6 janvier 1864. Dans les pages de l’hebdomadaire La Comédie, qu’il lance en 1863, le critique fera le point sur les recettes de 1864, première année de la liberté théâtrale : « Les recettes des théâtres, concerts, bals et curiosités diverses de Paris se sont élevées à la somme de 16.748.976 fr. 89 c. pendant l’année 1864. Les recettes de l’année 1863 avaient atteint 18.761.030 fr. 33 ch. La différence en faveur de 1863 est d’un peu plus de 2 millions »21. Le jugement est sans appel : « cet accroissement, cette fortune est le signe évident de notre décadence, c’est le public étrange et étranger attiré quotidiennement dans le caravansérail parisien qui a fait déborder ce limon aurifère et transformé nos spectacles, créés pour l’esprit, en exhibitions faites seulement pour les yeux »22.

• 23 Cet impôt, comme le montre l’Arrêt du Parlement de Paris du 27 janvier 1541, était initialement une (...)

16L’approbation du décret sur la liberté des théâtres ne met pas fin au débat sur les recettes des théâtres. De nombreuses questions restent en suspens, entre autres la question du « droit des pauvres ». Cet impôt royal, qui frappait la troupe de théâtre depuis l’époque du roi Louis XIV, est maintenu dans toute sa rigueur par le décret du 6 janvier 186423. Le chiffre des recettes des théâtres est désormais associé à l’imposition injuste de cette taxe. L’équation était simple : dès lors que le système des privilèges n’existait plus, il ne pouvait plus y avoir d’impôt basé sur une concession caduque. Cette thèse est reprise par presque tous les journaux de l’époque. L’histoire de L’Événement mis en scène par Hippolyte de Villemessant est singulière. Le 17 septembre 1866, le journal publie une lettre ouverte d’Alphonse Duchesne intitulée Le Spectateur parisien, adressée à l’éditeur Villemessant. Le thème central de cet article était le droit des pauvres, dont l’abolition était considérée comme un corollaire indispensable de la liberté des théâtres :

• 25 « Hier, le procès du journal L’Événement a été appelé devant le tribunal correctionnel, présidé par (...)
• 26 Voir C. Blandin (dir.), Le Figaro. Histoire d’un journal, Paris, Nouveau Monde édition, 2010.

17Alors que Duchesne pensait gagner un procès abstrait, Villemessant perd le vrai procès tenu devant le tribunal correctionnel pour avoir publié l’article de Duchesne dans les colonnes de son journal. Le directeur de L’Événement est en effet reconnu coupable d’avoir publié un article sur l’économie politique et sociale, alors qu’il n’avait pas payé la caution exigée par la loi pour les journaux traitant des questions politiques et économiques. Villemessant est condamné à un mois de prison et à 100 francs d’amende sur le fondement des dispositions de l’article 5 du Décret organique sur la presse (17-23 février 1852). Enfin, la fermeture du journal est décrétée25. Paradoxalement, c’est à la polémique sur le droit des pauvres que l’on doit la naissance du Figaro tel qu’il est publié aujourd’hui sous forme de quotidien. Villemessant, face à la sentence qui impose la fermeture de L’Événement, décide de reprendre la direction du Figaro, qu’il avait déjà relancé en avril 1854, et de le transformer, de journal hebdomadaire, avec des sorties tous les jeudis et tous les dimanches, en quotidien26.

• 27 Après avoir parcouru les premiers fondements du droit des pauvres, Hostein illustre un projet de lo (...)
• 28 Ibid., p. 101.
• 29 Ibid., p. 102.
• 30 Ibid., p. 107 : « Prenons un exemple : nous supposons qu’un théâtre a fait, dans l’année, une recet (...)

18Presque un an après l’article dans L’Événement, la question du droit des pauvres est abordée en 1867 par Hippolyte Hostein, alors directeur du Théâtre du Châtelet, qui publie une importante brochure intitulée La Liberté des théâtres. Après avoir exposé le cadre historique du droit des pauvres27, Hostein déclare cette taxe inadmissible sous le régime de la liberté théâtrale, mettant en avant les données chiffrées : « Songez, dit-on, que l’impôt donne à Paris environ 1 million 800.000 francs par an aux hospices, et qu’il doit, en 1867, par suite de l’Exposition universelle, dépasser 2 millions ! cela revient à dire que la meilleure raison du maintien de ce prélèvement, c’est son énormité ! »28. Le directeur propose donc une solution de compromis : supprimer la subvention de l’État aux théâtres impériaux pour compenser la suppression du droit du pauvre. Les hospices devaient recevoir, au lieu des ressources prélevées sur les recettes des théâtres, les ressources affectées par l’État aux théâtres impériaux : « L’État paye près de deux millions par an aux théâtres subventionnés. Les hospices de Paris encaissent environ somme égale, à l’aide de l’impôt sur les théâtres. Il y aurait donc une grande facilité de compensation »29. Une telle solution aurait libéré les théâtres de l’impôt du droit des pauvres et aurait franchi le dernier obstacle à la pleine concurrence théâtrale : la supériorité des théâtres impériaux subventionnés par l’État d’année en année grâce à la loi de finances de l’État. Enfin, Hostein souligne la distance entre directeurs et auteurs. Ces derniers étaient tout à fait insensibles à la grave injustice qui s’abattait sur l’entreprise théâtrale. En effet, les directeurs de théâtre payaient des droits sur la recette complète, c’est-à-dire également sur la partie destinée aux pauvres, dont le théâtre ne disposait pas30.

• 31 Jules Claretie, L’Opinion nationale, 14 octobre 1867.

19Jules Claretie, écrivain et futur administrateur général de la Comédie-Française, reprend les thèses de Hostein dans les colonnes de L’Opinion nationale constatant l’injustice de cet impôt : « La charité publique a des droits, mais l’individu a les siens »31. Claretie va plus loin et pointe du doigt d’autres distorsions du système :

• 33 Voir A. Lacan, op. cit., t. II, p. 38. Dans la deuxième partie d’Illusions perdues, Braulard place (...)

20Il est notoire que les « entrées » gratuites étaient accordées comme une indemnité de service pour tous ceux qui avaient un rôle dans la gestion du théâtre ou, encore, comme une concession purement libérale par les administrations des théâtres. Cependant, les autorités, les actionnaires, les acteurs, les journalistes, les auteurs donnaient fréquemment – ou dans certains cas revendaient – leurs entrées gratuites à d’autres spectateurs33.

• 34 À cet égard, Edmond de Biéville, journaliste et auteur, relate dans Le Siècle (5 octobre 1863) le c (...)
• 35 En détail : Opéra, 6 % ; Théâtre-Français, 10,84 % ; Opéra-Comique, 11,85 % ; Odéon, 10,75 % ; Théâ (...)

21Souvent, les entrées gratuites faisaient partie de la rémunération de l’auteur34 convenue par l’administration du théâtre, en plus des pourcentages fixés par le droit d’auteur, qui étaient supervisés par la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques, qui passait des accords avec les différents théâtres pour une rémunération proportionnelle en fonction des revenus. Certains journaux spécialisés comme Le Ménestrel ont communiqué, outre les recettes totales des théâtres, les chiffres relatifs aux droits d’auteur. Entre mars 1863 et avril 1864, le pourcentage de la somme des droits d’auteur dans les recettes totales des théâtres varie de 6 % pour l’Opéra jusqu’à 12,5 % pour le théâtre du Palais-Royal35.

• 37 Ibidem.

23Si les directeurs de théâtre sont en grande partie sans scrupules, les auteurs sont en revanche bien équipés pour se défendre : « Ils ont bec et ongles pour se défendre. Ils forment l’association la plus puissante et la plus riche qu’il y ait en France. On les entamera difficilement »37.