- 1 En méthodologie et en épistémologie de la recherche, on parle de « sujet » de la recherche quand l (...)
1Nous souhaitons aborder, pour commencer, la question du point de vue adopté par la recherche. Au cours du temps, on peut décrire de différentes manières la place donnée aux enseignants dans cette recherche : avant 1950, on voit les enseignants comme des sujets actifs de recherche et de développement professionnel ; de 1950 à 1980, on les considère plutôt comme des objets pour la recherche et la conduite du changement ; après 1980 ils redeviennent des sujets mais le financement de la recherche se tarit (Carlgren, 2010)1. Cependant, il faut souligner que, dans la dernière décennie, des réformes de grande ampleur ont été introduites par le pouvoir politique dans des domaines tels que l’organisation des écoles, leurs responsabilités et leur gouvernance, les programmes scolaires, les méthodes d’évaluation des élèves et la formation de maîtres, initiale et continue…
2On peut également noter l’écart qui s’est creusé entre un discours populiste et la réalité de ce qui se passe dans les écoles, où s’est mis en place un développement professionnel des enseignants en relation avec la recherche. Ce discours a tendance à se référer aux années 1950 et 1960, où les enseignants transmettaient les contenus essentiels grâce à leur autorité et à leur savoir. C’était l’époque où il semblait que chacun, pour autant qu’il ait terminé sa scolarité, trouvait sa place sur le marché du travail. En d’autres termes, l’école faisait la différence et était susceptible d’apporter aux jeunes ce qu’ils ne trouvaient pas dans leur famille. Cela n’est plus le cas aujourd’hui. Une part importante de l’acquisition des connaissances et de l’information se fait en dehors de l’école et, outre un accès à l’information, le recours au numérique peut fournir de nombreux outils différents tels que les simulations et les « jeux sérieux » ou les « camarades de classe numériques » (digital study buddies). De ce fait, il est plus difficile pour l’école d’apporter de manière fiable les connaissances qui seront utiles dans le futur. C’est pour cette raison que l’OCDE (2018) a défini des « objectifs pour les compétences du xxie siècle ».
3La frontière qui sépare l’« école d’autrefois » et l’« école du futur » n’est pas des plus claires et les débats, pour la plupart, ne reflètent pas une bonne connaissance des nouvelles conditions d’apprentissage. On peut citer les débats sur le « temps d’écran » (c’est-à-dire le temps passé sur un ordinateur ou un téléphone mobile) qui serait nuisible à un véritable apprentissage. Bien qu’il puisse y avoir là des arguments valables en ce qui concerne, par exemple, les activités récréatives, ces discussions reflètent, pour la plupart, gêne, angoisse et aliénation, alors qu’il semble établi que le recours aux technologies numériques a « sauvé » l’école au plus fort de la crise de la Covid-19.
4Par contraste avec ces visions dystopiques, on peut noter que les entreprises du numérique tentent de rassurer et voient plutôt dans ces technologies un espoir utopique car elles « ont la solution » pour répondre à ces nouvelles exigences de l’avenir. Bien sûr, cela ne s’est pas encore réalisé mais ce débat montre qu’il est nécessaire de préparer l’école à l’incertitude et à la complexité des problèmes sociaux (Arnseth et al., 2019 ; Morin, 2008) et de définir une stratégie quant à la manière de prendre en compte la démarche informatique (y compris le codage) pour préparer les jeunes aux technologies du futur, qui arrivent à grands pas. À l’avenir, l’éducation devra s’intéresser autant aux médias et aux contenus qu’à l’organisation et à l’évaluation. Il faudra déterminer ce qui est le plus important des disciplines traditionnelles ou de l’appréhension de la complexité des phénomènes, mais aussi de l’aide aux élèves dans le développement de leur identité et la découverte des multiples facettes du savoir pour qu’ils deviennent de meilleurs apprenants (Insulander et al., 2016).
5La Suède est un pays faiblement peuplé d’environ 10 millions d’habitants pour une superficie de 450 000 km2. Elle compte 290 communes, dont la moitié compte moins de 20 000 habitants. Un tiers environ de la population vit autour des trois villes principales, Stockholm, Göteborg et Malmö. Son système politique repose sur trois niveaux d’administration, nationale, régionale et municipale. Les collectivités territoriales sont autonomes et ont de larges compétences. Aux trois niveaux, des élections se tiennent tous les quatre ans. La plupart des élus ne sont pas des professionnels de la politique et exercent parallèlement une activité professionnelle.
6Le système scolaire dépend du niveau national, mais il est administré de manière indépendante par les municipalités (des discussions ont eu lieu sur une éventuelle renationalisation). Le financement est réparti par moitié entre l’État et les municipalités. La scolarité est gratuite et les écoles ne sont pas autorisées à percevoir des droits de scolarité, bien que cela ait fait l’objet de débats en ce qui concerne les écoles privées. Les élèves peuvent librement choisir leur école parmi les établissements publics ou privés. Les écoles privées sont créées et administrées par des individus, des entreprises ou des fondations et reçoivent un financement public. Tous les établissements, publics comme privés, relèvent de la loi sur l’éducation qui prévoit un curriculum commun. Il existe environ 1 100 autorités éducatives, publiques et privées, dont la responsabilité va d’une seule petite école à un large ensemble d’écoles, comme Stockholm qui scolarise 160 000 élèves de la maternelle à la formation des adultes.
7Les enseignants sont formés dans les 26 universités et collèges universitaires du pays qui sont autonomes quant à leur administration et à leurs programmes. Les autorités scolaires coopèrent avec ces institutions pour organiser dans les écoles les stages de formation pratique des enseignants. Le système n’est pas soumis à des directives centrales mais indirectement piloté à travers l’Inspection des écoles et l’Agence d’assurance qualité de l’enseignement supérieur.
8La recherche est principalement financée par des dotations de l’État aux universités. Un comité pour les sciences de l’éducation a été créé en 2001 au sein du Conseil suédois pour la recherche (SRC), soulignant la volonté de l’État de souligner la nécessité d’une recherche dans les sciences de l’éducation, regroupement de plusieurs disciplines qui s’intéressent aux apprentissages. On a aussi pu dire que cela indiquait la priorité donnée à la recherche dans la formation des enseignants et à la possibilité de développer une recherche sur les pratiques à l’œuvre à l’école. Cependant, ce point a toujours été vivement discuté depuis lors.
9La loi suédoise sur l’École affirme que l’éducation doit se fonder sur des bases scientifiques et une expérience approuvée par la recherche (SL, ch. 1, §5, dernier alinéa). La loi prescrit l’emploi par les établissements d’une catégorie d’enseignants, les professeurs principaux, titulaires d’un doctorat. Pour permettre la formation de ces professeurs, le gouvernement a encouragé la création, au cours des dernières décennies, de plusieurs formations de troisième cycle et d’écoles doctorales financées par le SRC. Depuis 2013, l’Agence nationale de l’éducation finance les traitements des différentes catégories de personnel enseignant permanent, dont les professeurs émérites.
10Une recherche destinée à l’amélioration de l’enseignement scolaire soulève plusieurs problèmes quant à sa conception et son contenu. En 2011, un syndicat d’enseignants formula la revendication que les écoles consacrent 0,1 % de leur budget à la recherche. Cet objectif n’est atteint que par une minorité d’autorités éducatives. Dans les universités, on observe un déséquilibre entre le nombre d’étudiants dans les départements de formation des enseignants, qui est fixé par l’État, et le volume des financements alloués. On peut donc dire que la recherche en éducation souffre d’un déficit aussi bien au niveau des écoles qu’à celui des universités.
11Une nouvelle agence, l’Institut suédois pour la recherche en éducation, créée en 2015 pour synthétiser et diffuser dans les écoles les résultats de la recherche, finance quelques projets de recherche conduits dans les écoles. C’est un moyen pour les pouvoirs publics d’affirmer l’importance d’une recherche de terrain proche de la pratique. Le Parlement a approuvé une augmentation de ce type de financement à partir de 2021.
12La loi prévoit que l’éducation doit être « fondée sur des bases scientifiques et une expérience approuvée par la recherche ». C’est pourquoi les enseignants, au cours de leur formation professionnelle, doivent être placés dans un « environnement de recherche active ». Cela va plus loin qu’une formation encadrée par des chercheurs et appuyée sur la recherche. Les étudiants doivent être formés par et à la recherche comme le souligne Van de Ven (2013) :
La recherche effectuée avec les praticiens implique une relation de collaboration entre des égaux dont les différences se complètent et permettent d’atteindre un objectif. Cet objectif est la compréhension d’un problème ou d’une question trop complexe pour être étudiée séparément par les deux partenaires.
13Toute recherche doit respecter des règles scientifiques et éthiques, quel que soit l’endroit où elle se déroule :
Conduite en interne, la recherche établit les bases concrètes d’un problème dans une situation particulière, alors que, menée en externe, elle fournit des preuves empiriques de l’intensité et des limites de ce problème. Ces deux apports sont indispensables pour ancrer fermement un problème et l’envisager avec du recul (Van de Ven, 2013).
14En Suède, plusieurs équipes de recherche, distinctes mais avec des interconnexions multiples, se sont concentrées sur ce que l’on appelle, à la suite de Van den Akker (1999), la « recherche développementale ». Un grand nombre de chercheurs collaborent plus ou moins étroitement, avec des enseignants des écoles. En dépit de tels efforts, on ne peut s’empêcher de se demander qui bénéficie des programmes de recherche et quel rôle les connaissances acquises sur les technologies numériques, telles que l’intelligence artificielle et l’analyse des mégadonnées (big data), vont jouer dans les décisions qui seront prises à l’avenir à différents niveaux.
- 2 Ce sigle de trois lettres rappelle une initiative similaire dans le domaine des sciences de santé, (...)
15Les universités ont lancé, il y a quelques années, une initiative pour construire des modèles de promotion de l’approche scientifique dans les écoles et les départements universitaires de formation des maîtres. Cette initiative est devenue un programme d’activité expérimentale intitulé ULF2 (en français : Éducation, apprentissage, recherche). Il s’appuie sur des coopérations entre 25 universités et une centaine d’autorités scolaires (Prop. 2016/17 ; SOU 2018:19). Cette activité expérimentale est évaluée par une équipe de recherche norvégienne.
16Pour donner des bases scientifiques à l’éducation, il faut que les enseignants soient capables d’identifier les domaines où existe un besoin, de formuler des questions de recherche pertinentes et soient en position de réfléchir à la façon dont on peut utiliser dans la pratique les résultats de la recherche. Pour cela, deux stratégies sont possibles : l’une met l’accent sur la transmission aux enseignants des résultats de la recherche existante, alors que l’autre prévoit leur participation à des projets mixtes de recherche et de développement personnel. Cela vaut pour la formation continue aussi bien que pour la formation initiale. Dans ce cas, il est important de séparer clairement leurs responsabilités en tant qu’enseignants et en tant que chercheurs. Il est crucial de prévoir une organisation ou des lieux permettant des rencontres régulières entre les chercheurs, les enseignants et les autres acteurs concernés. À l’heure actuelle, la liaison entre l’éducation et la recherche reste fragile et il faut allouer spécifiquement des fonds à ce type d’activités mêlant recherche et développement personnel (comme cela a été fait en Norvège pour construire de nouveaux programmes de recherche pour l’enseignement préélémentaire et élémentaire).
17Nous présenterons brièvement deux exemples de la manière dont la recherche en éducation est organisée et utilisée en Suède. Le premier concerne une ville de 40 000 habitants qui compte plus de soixante établissements scolaires, des écoles maternelles aux lycées. La municipalité a créé un service de recherche et développement dont le responsable scientifique est un enseignant (titulaire d’un doctorat et ayant travaillé dans une université). Deux universités coopèrent étroitement avec la municipalité pour mettre en œuvre la stratégie qu’elle a définie. Cette stratégie a pour axes principaux la mise en place de structures de soutien aux enseignants, qui leur offrent la possibilité de prendre part à la recherche sur les thèmes qu’ils considèrent les plus pertinents, d’une formation continue diplômante au niveau du master et d’un espace coopératif sous forme d’un conseil de recherche.
18Le second exemple est celui d’une ville de 85 000 habitants avec cent établissements, des écoles maternelles aux collèges (les lycées ne sont pas concernés). Le responsable scientifique de son service de recherche et développement (R et D) partage son temps entre l’enseignement (30 %), la participation à des projets de recherche (35 %) et une activité de développement professionnel dans les écoles (35 %). Ce service fait appel à deux professeurs principaux et quatre doctorants qui travaillent à la fois dans les écoles en tant qu’enseignants et à l’université en tant que chercheurs. Comme dans l’exemple précédent, sont organisées des rencontres régulières entre les enseignants, les chercheurs et les personnels de direction. Cette organisation permet aux enseignants en formation initiale, lorsqu’ils effectuent des stages dans les écoles, de participer à ces activités et d’enrichir leurs perspectives lorsqu’ils reviennent en cours à l’université.
- 3 Par exemple, le prix Guldäpplet (la « pomme d’or ») est attribué au niveau national à un enseignan (...)
19On pourrait, bien sûr, citer de nombreux autres exemples de la participation des chercheurs universitaires à la formation des enseignants sur le terrain et à la participation à temps partiel des enseignants des établissements scolaires aux enseignements de l’université. Les technologies numériques suscitent un intérêt croissant au niveau de la classe, de l’école mais aussi au niveau de la municipalité, du pays et à l’international3. La finalité majeure de tels projets de R et D est de fournir les moyens d’un développement professionnel continu au niveau de l’école et de la communauté (Halverson et Kelly, 2017).
20Un « tiers lieu », selon Moje et al. (2004), est un espace où peut s’ouvrir un dialogue dans l’intérêt mutuel et le respect des différents rôles professionnels. Comme nous l’avons mentionné plus haut, nombreux sont les enseignants qui restent à l’université après avoir obtenu leur doctorat. On peut considérer qu’il y a, pour les écoles, un coût à perdre des enseignants au profit des universités, mais on peut aussi se féliciter que cela promeuve une compréhension mutuelle entre les universités, les écoles et les administrateurs scolaires.
21La recherche est une affaire complexe, que ce soit du fait des différentes traditions des disciplines ou de la difficulté de coopérer ou de l’intégrer. Chaque question de recherche est unique ; on n’en connaît pas d’avance le résultat, même si l’on vise à produire de nouvelles connaissances. Il faut veiller à ce que les visions politiques ou les besoins d’organisation n’interfèrent pas avec le processus de recherche et ses résultats. Il faut que la recherche soit conduite en toute indépendance et que soient garanties la plus grande intégrité et des positions éthiques claires. En suivant Amabile et al. (2001), on peut formuler cinq recommandations pour faciliter la collaboration entre les différents milieux du monde de la recherche.
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Choisir avec soin les universitaires et les praticiens ayant des compétences et des parcours complémentaires, une forte motivation pour les questions étudiées et une volonté de travailler avec des gens dont les approches et les cultures professionnelles sont différentes.
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Clarifier dès le départ l’implication, les fonctions, les responsabilités et les attentes et les adapter en permanence lorsqu’elles évoluent.
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Établir et faciliter une communication régulière, en particulier lorsque les équipes ne sont pas dans un même lieu.
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Trouver des moyens pour qu’universitaires et praticiens apprennent à se connaître et à se faire confiance en dépit de leurs éventuelles différences de culture.
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Dégager du temps pour que les équipes réfléchissent sur leur fonctionnement et discutent sur les tâches, les processus et les conflits interpersonnels (Amabile et al. (2001) dans Van de Ven, 2013).
22Dans cet article, nous n’avons abordé qu’une faible part des questions concernant la recherche en éducation en Suède. La coopération entre les universités et les organismes de formation des maîtres ainsi que celle qui rassemble les universités et les autorités scolaires autour de la formation des enseignants sont essentielles pour créer un écosystème assurant la relève par une nouvelle génération de chercheurs et d’enseignants.
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23La situation en Suède est le reflet des débats actuels sur la recherche en sciences de l’éducation. Elle répond à la préoccupation profonde de fournir des bases solides aux praticiens, pour leur permettre de prendre l’initiative d’entreprendre des recherches et de participer au processus de recherche. Construire une infrastructure appropriée demande patience et courage à long terme. C’est une affaire complexe de passer d’activités externes ponctuelles à un travail permanent sur des questions élaborées conjointement par les praticiens et les chercheurs.
24Il est à souhaiter que les chercheurs et les praticiens jouent un rôle plus actif dans le débat public. Le besoin de nouvelles connaissances est immense dans le domaine de l’éducation et les sciences de l’éducation, qui rassemblent une série de disciplines, sont armées pour y répondre. Des initiatives se multiplient aujourd’hui en Suède mais aussi en Europe et dans le monde. Dans le débat sur l’école, en fonction des traditions éducatives locales, on observe parfois un conflit entre ceux qui cherchent la « solution miracle » ou « ce qui marche vraiment » et les chercheurs ou les praticiens, qui savent d’expérience qu’il existe des différences de contexte et d’intérêts en jeu, même s’il semble que l’on puisse s’appuyer sur quelques certitudes.