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Dossier - Les valeurs dans l'éducation

Les valeurs dans l’éducation : le point de vue finlandais

Values in education: a Finnish point of view
Los valores en la educación: el punto de vista finlandés
Mårten Björkgren, Tom Gullberg et Sven-Erik Hansén
Traduction de Thierry Chevaillier et Bernard Delvaux
p. 123-132

Résumés

Cet article propose une analyse des valeurs inscrites dans les programmes scolaires de la Finlande en référence aux différents types de relations que peut entretenir un individu : avec son moi, avec la communauté locale, avec la société et avec l’humanité. Ces concepts permettent de mettre au jour la force et la constance de l’investissement idéologique dans l’école, de montrer les traces de la tradition chrétienne, élargies et mélangées à de nouvelles influences, et de souligner une tension croissante entre les intentions des rédacteurs du curriculum et les évolutions de la pratique, de même qu’une progression de la ségrégation dans les zones urbanisées, mettant en péril les valeurs d’équité et d’égalité qui font la fierté des Finlandais.

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Notes de la rédaction

Article traduit de l’anglais par Thierry Chevaillier et Bernard Delvaux.

Texte intégral

1L’objet de cet article est de montrer comment l’école, depuis la constitution de l’État-nation, s’est efforcée de maintenir et de renforcer une communauté unifiée ancrée dans les valeurs démocratiques. Cette volonté d’unification est apparue au cours du xixe siècle comme un élément de la construction de la nation et s’est renforcée après la déclaration d’indépendance de 1917 et la désastreuse guerre civile. La Seconde Guerre mondiale, qui menaça à nouveau l’indépendance du pays, contribua à faire de l’unité la condition de la préservation du droit de la nation à disposer d’elle-même. La fierté nationale, l’existence d’un État égalitaire efficace et le désir de construire les conditions d’une société stable qui surmonte les divisions idéologiques constituent depuis lors les valeurs fondamentales du pays (Niemi et Sinnemäki, 2019). Devenue membre de l’Union européenne en 1995, la Finlande a continué de manifester, en Europe et dans le monde, son attachement à l’équité et à l’égalité.

2Ses valeurs sont énoncées précisément dans la législation et dans les programmes nationaux de l’enseignement. Ces programmes, regroupés en curriculum national, constituent l’instrument par lequel l’État contrôle l’éducation et c’est donc à travers eux que nous avons choisi d’examiner les valeurs telles qu’elles apparaissent dans les objectifs fixés à l’éducation. Nous limiterons l’analyse au curriculum de l’école de base qui accueille les enfants de 7 à 14 ans (National Core Curriculum for Basic Education 2014, NCC-2014).

3Ce curriculum commun n’empêche pas les autorités locales d’éducation de prévoir des dispositions particulières à certains groupes sociaux. Le curriculum national est donc susceptible de varier localement et les écoles et les enseignants ont une certaine liberté pour adapter les programmes et l’enseignement. Cette liberté s’accompagne d’un contrôle externe limité qui passe notamment par l’évaluation des écoles ou des manuels scolaires. Cependant, les spécificités locales du curriculum ne doivent pas s’écarter des principes de base du curriculum national.

4Notre objectif est, en bref, d’identifier et d’analyser certains aspects des valeurs telles qu’elles apparaissent dans le curriculum national de base en vigueur et, en nous aidant des résultats de la recherche actuelle, de regarder comment elles sont comprises et interprétées.

Quelques caractéristiques du système éducatif finlandais

5En examinant les valeurs sur lesquelles se fonde le système éducatif finlandais, on voit qu’elles se sont progressivement dégagées de l’emprise de l’Église, catholique jusqu’au vie siècle, puis luthérienne. Pour comprendre les préceptes fondamentaux du christianisme, il fallait pouvoir lire les langues vernaculaires et cela supposait que le peuple ait reçu une forme d’éducation. L’alphabétisation diffusait les valeurs chrétiennes, ce qui coïncidait avec l’ambition de l’État de s’assurer la loyauté et l’obéissance de la population afin d’exercer sur elle son contrôle. Il faut rappeler que, jusqu’au début du xixe siècle, le pays faisait partie de la Suède.

6Quand fut établi le système éducatif moderne, dans la seconde partie du xixe siècle (création de l’école élémentaire en 1866), les valeurs chrétiennes y furent intégrées. À cette époque, la Finlande était sous une nouvelle dépendance, étant devenue en 1809 un Grand-Duché de l’empire russe. La relative autonomie dont elle bénéficiait alors avait permis la naissance d’un mouvement national qui revendiquait pour la Finlande un statut de nation à part entière, même si elle n’était pas dotée d’une Constitution. L’école, grâce en particulier aux manuels scolaires, contribuait à la vision idéale d’un peuple souverain sur un territoire reconnu.

  • 2  Voir Irmeli Halinen, « Le curriculum en Finlande : un outil puissant au service de l’éducation », (...)

7Après la Seconde Guerre mondiale, le système éducatif subit de profonds changements qui culminèrent en 1970, lorsque l’enseignement de base de neuf années fut ouvert à tous les enfants, sans considération de leur lieu de résidence ou de leur classe sociale. Les lois sur l’enseignement de base s’appliquent à pratiquement toutes les écoles finlandaises, ce qui a rendu possible la création d’un système éducatif uniforme, fondé sur un ensemble de valeurs communes. La majorité des établissements est financée par l’État. La part des écoles privées est restée très faible et l’immense majorité des élèves de l’école de base fréquente les écoles municipales, dont le financement est public. Les quelques établissements privés bénéficient d’un financement identique à celui des écoles publiques, mettent en œuvre les mêmes conditions d’admission et soumettent leur enseignement au même core curriculum2.

8Durant les dernières décennies, la Finlande a fait l’objet d’éloges pour un système éducatif qui combine de manière idéale l’excellence des performances des élèves et un accès égal à un enseignement de qualité pour tous les enfants, qu’ils soient en zones rurales ou urbaines. En outre, c’est le pays du monde où les écarts de performances entre les élèves sont les plus faibles. Cette image exemplaire est cependant ternie par des études récentes qui révèlent l’existence d’une ségrégation au niveau local, en particulier dans les métropoles urbaines (Kosunen et al., 2020).

Points de vue sur les valeurs

9Une revue de la littérature révèle que, dans le contexte de l’éducation, les valeurs font l’objet d’une grande variété d’interprétations. Pour Zajda (2015), le processus de socialisation opéré par l’école transmet les valeurs dominantes qui légitiment les liens indispensables entre l’individu, le groupe et la société. Pour de nombreux auteurs, les caractéristiques d’une « bonne personne » sont constituées de longues listes de qualités précises, comme la justice, l’attention, la responsabilité, l’empathie ou la diligence. Les différentes époques mettent en évidence des valeurs différentes, qui peuvent être uniformes ou multiples. Niemi et Sinnemäki (2019) ont montré comment certaines valeurs, forgées à l’origine dans un contexte social donné, persistent dans le temps et voient leur formulation adaptée au langage du jour. Ils soutiennent par exemple que la tradition luthérienne est toujours présente dans certaines valeurs constitutives de la citoyenneté : le droit à l’éducation, le respect pour le savoir ou la responsabilité à l’égard d’autrui. Bien qu’elles puissent avoir pris racine dans le luthéranisme, ces valeurs sont aussi présentes dans les préceptes de l’OCDE ou de l’Unesco sur la formation à la citoyenneté. Les valeurs qui s’expriment dans le curriculum de base visent à renforcer la société tout en laissant une place à la diversité des individus et en instaurant une responsabilité partagée dans le maintien actuel et futur d’une société diverse. Si les objectifs du curriculum de l’enseignement de base sont universels, ils sont appliqués dans chaque pays avec des colorations dues à ses conditions historiques, sociales, politiques et culturelles.

10Veugelers et Vedder (2003) donnent quelques exemples où l’on fait appel à un nombre limité de concepts tels que se respecter et prendre soin de soi, respecter l’autre et prendre soin de lui, partager un sentiment d’appartenance et de responsabilité sociale, ainsi qu’un autre concept mêlant l’attention à l’autre, la confiance et la participation. Pour les besoins du présent article, il nous apparaît nécessaire de partir d’une conceptualisation de la définition des valeurs sur la base de catégories permettant une analyse raisonnée.

Analyse

11À partir des travaux de Veugelers et Vedder (2003) et de Niemi et Sinnemäki (2019), nous avons identifié, pour caractériser les valeurs, quatre concepts reposant sur les différents types de relations que peut entretenir un individu, à savoir les relations avec lui-même en tant que personne, son moi, avec la communauté locale, avec la société et avec l’humanité. Prises ensemble, ces catégories nous semblent correspondre au système de valeurs qui est censé imprégner les programmes d’études et y trouver une expression concrète. Nous extrayons de ce système quelques valeurs caractéristiques de chacune des catégories. La réflexion sur ces quatre catégories de relations est enrichie par des analyses comme celle de Biesta (2020), qui éclaire les notions de qualification, de socialisation et de subjectivisation dans les processus d’apprentissage.

Avec le moi

12On peut identifier trois domaines qui concernent les relations d’un individu avec son moi : ce qu’il est, ce qu’il fait et le soutien qu’il reçoit. Chaque enfant est vu comme une personne unique et, de manière semblable, la valeur de l’enfance est perçue comme unique et particulière. En même temps, l’accent est mis sur le potentiel de l’enfant à apprendre et à se développer en tant qu’être humain. L’objectif est de reconnaître à la fois l’égalité entre les humains et le caractère unique de chaque enfant. Pour Simola (2006), l’être et le faire peuvent être décrits principalement comme un individualisme égalitaire. Chaque être humain est perçu comme égal en valeur et en statut moral. C’est dans cette optique que sont exprimées les valeurs démocratiques fondamentales :

Chaque élève est unique et vaut simplement pour ce qu’il ou elle est. Chaque élève est en droit de développer pleinement son potentiel en tant qu’être humain et membre de la société (NCC-2014).

13Toutefois, l’accent croissant mis sur les compétences en tant qu’objectifs d’apprentissage peut, pour reprendre la terminologie de Simola (2006), être interprété comme un élément de l’individualisme marchand, qui met en évidence le management et la performativité. L’idée prévaut que l’élève joue un rôle actif dans tout apprentissage et qu’il est son propre guide durant les divers processus d’apprentissage. Cette « agentivité » des élèves est accentuée, par exemple, s’ils comprennent et perçoivent les cultures de leur environnement local comme une progression du passé vers le présent et le futur. Pour développer et atteindre cette autonomie dans l’apprentissage, l’élève a besoin d’encouragement et de soutien dans son propre environnement d’apprentissage, ainsi que d’expériences d’écoute et de valorisation dans la communauté scolaire. Pour acquérir progressivement cette capacité d’apprentissage, l’élève a besoin de bénéficier de l’encouragement et du soutien de son environnement et de constater qu’il est écouté et valorisé au sein de l’école.

14Sur la base de Veugelers et Vedder (2010), nous identifions une forte insistance sur le développement du respect et de l’attention pour ce que vous êtes (être) et pour ce que vous pouvez devenir (faire) en tant qu’individu et membre de la société. Selon Biesta (2020), les valeurs, dans leur relation avec le moi, peuvent être comprises comme une forme de subjectivation. L’objectif est que l’élève se perçoive, au niveau de son être, comme unique et précieux, tout en se considérant comme un sujet actif dans l’apprentissage et bénéficiant d’un soutien constant. Cependant, Biesta (2020) est attentif, tant en ce qui concerne l’être que l’agir, à la liberté de l’individu de choisir, affirmer ou s’abstenir. Or, dans les documents de référence, c’est principalement de l’extérieur du moi que semble venir la menace d’une éventuelle marginalisation. Le point de vue de Biesta, selon lequel la liberté d’une personne est la question existentielle première de sa subjectivation, concerne la façon dont nous existons et dont nous menons notre vie. Le droit de s’exprimer et de réagir aux émotions et aux conflits est important. Pour Biesta, l’idée que la personne n’est pas l’objet de ce que veulent les autres est plutôt fragile. Néanmoins, l’importance de laisser l’individu choisir ses propres valeurs s’est affirmée dans les années 1970 et a été encore renforcée dans les curriculums scolaires des années 1990 (Niemi et Sinnemäki, 2019). Cependant, l’accent est encore mis sur ce droit et sur qui a le droit de choisir, plutôt que sur la valeur de la liberté et la manière de choisir.

15Bien que la religion luthérienne n’ait plus de rôle moteur dans la définition des valeurs à l’école, une analyse des valeurs toujours présentes concernant les relations avec le moi montre que l’accent mis sur la valeur de l’enfant (être) et sur son potentiel (faire) ressemble à l’approche luthérienne à bien des égards. Niemi et Sinnemäki (2019) ont souligné l’ancrage profond de valeurs telles que la responsabilité de sa propre vie et la nécessité d’être un bon citoyen. Dans le système éducatif finlandais actuel, les valeurs ne sont plus rattachées à leur origine et aux concepts religieux, mais, sous une nouvelle forme laïque, l’ancienne influence luthérienne reste puissante dans la perception du moi.

Avec la communauté locale

16Alors que la catégorie précédente, les relations avec le moi, insistait sur les valeurs de l’être, de l’action et du soutien à recevoir, une analyse des relations avec la communauté locale fait apparaître des thèmes comme l’équité, le respect et la collaboration avec autrui. Dans le contexte de la formation des maîtres, on a pu montrer que les objectifs nationaux, fondés sur une législation destinée à promouvoir l’équité, s’appliquaient aux relations de l’élève avec la communauté locale, où il trouve le soutien qui lui permet de réussir dans ses apprentissages. Selon des chercheurs finnois, on a tendance à percevoir l’équité comme les droits des individus dans un contexte local où l’intérêt général n’est plus aussi prédominant (Kosunen et al., 2020).

17Ensuite, le respect de la vie, d’autrui et de la nature est très présent, tout comme « l’inviolabilité de la dignité humaine, le respect des droits humains et des valeurs démocratiques de la société finlandaise » (NCC-2014). On pense que le fait d’ancrer ce type de valeurs dans un contexte local familier fournit les conditions dont l’enfant a besoin pour acquérir durablement les valeurs qui président à ses relations à autrui. Au titre des connaissances générales et des compétences qui comptent pour la communauté locale, on peut aussi citer la promotion de la santé et du bien-être, l’acquisition de bonnes manières et de bonnes habitudes et la promotion du développement durable comme élément du respect dû à la vie, à soi-même et aux autres.

18L’analyse montre en outre qu’on attache beaucoup de valeur à la communauté scolaire et à la collaboration avec elle pour concevoir localement le curriculum. Du fait de la décentralisation, il est délégué à ce niveau une part non négligeable d’autorité et de responsabilité. Cette possibilité d’avoir des objectifs nationaux communs adaptés à une éducation conçue localement a joué un rôle essentiel pour renforcer l’équité de l’éducation et explique en partie l’étroitesse des écarts entre les élèves les plus forts et les plus faibles. Cependant, Kosunen et al. (2020) ont montré qu’il existait une ségrégation accrue entre les écoles urbaines finlandaises et, dans une même école, entre différents groupes, par exemple ceux spécialisés en musique ou en mathématiques.

19Pour ce qui concerne le bien-être de l’enfant, le curriculum insiste sur la collaboration locale entre le personnel des écoles et les parents :

Une attitude ouverte et respectueuse à l’égard de différentes familles et de la diversité des points de vue, des religions, des traditions et des conceptions de l’éducation constitue le fondement d’une interaction et d’une éducation constructives (NCC-2014).

20C’est pourquoi il est jugé essentiel que les valeurs soient discutées avec les élèves, les parents et les autres partenaires locaux pour préparer localement le curriculum et pour déterminer comment seront contrôlées et évaluées les valeurs sous-jacentes et les conceptions pédagogiques. En résumé, on peut dire que les concepts d’équité, de collaboration et de débat respectueux sur les valeurs, les traditions, les religions et les conceptions de la vie qui existent dans la communauté relèvent d’une forme de socialisation dans laquelle la diversité du contexte est vue comme une ressource (Zajda, 2015). On considère que le travail que font les élèves sur les questions d’identité doit se dérouler localement, dans un contexte de collaboration ouverte entre l’école, les parents et les autres partenaires. On estime que la socialisation qui permet de devenir une personne aspirant à la vérité, à la bonté et à la justice se produit à l’école dans un dialogue ouvert avec les tuteurs. Dans ce cas, comme le soulignent Veugelers et Vedder (2010), c’est localement que les valeurs façonnent l’éducation. Il existe cependant une tension idéologique entre les valeurs égalitaristes traditionnelles et le principe nouveau de l’individualisme inhérent au marché qui insiste notamment sur la performance, comme l’a noté Simola (2006).

Avec la société

21Cette troisième catégorie examine les valeurs qui, selon le curriculum, devraient bénéficier à la société finlandaise dans son ensemble. Comme le disent Veugelers et Vedder (2010), cette catégorie comprend les valeurs qui éduquent à la citoyenneté mais aussi qui visent à créer l’efficacité et la cohésion de la société (Zajda, 2015). À ce niveau, les concepts essentiels sont l’égalité, la démocratie et la participation.

22Depuis le début du xxe siècle, l’égalité a été la condition fondamentale du développement de la société finlandaise. Le principe d’une éducation universelle obligatoire et la recherche de l’égalité par le moyen de l’éducation ont, pendant tout le xxe siècle, inspiré un discours politique pragmatique qui reposait sur l’idée que, pour un petit pays comme la Finlande, la survie et le développement étaient conditionnés à l’accès pour tous à une solide éducation de base. L’idée était que chacun était nécessaire pour développer l’économie du pays et sa compétitivité internationale. L’enseignement obligatoire allait permettre, comme on le disait souvent, de constituer la réserve de talents du pays, et, à partir des années 1980, l’augmentation de la mobilité sociale confirma que cet objectif avait été atteint (Kivinen et al., 2007).

23Au seuil du xxie siècle, le défi ne consistait plus à éduquer l’ensemble de la population mais à s’assurer que l’éducation puisse fournir les experts hautement qualifiés dont les industries de la connaissance avaient besoin. Au début des années 2000, le nouveau curriculum définissait quelques grands domaines thématiques où l’école devait s’engager pour faire en sorte que les élèves soient préparés à la société du futur. Le dernier curriculum en date a transformé ces domaines en autant de compétences qui doivent se diffuser dans toutes les activités de l’école. Avec ce renforcement de l’accent mis sur les compétences, on voit apparaître la dimension de la qualification, chère à Biesta. Celles que l’on appelle les compétences transversales mettent en évidence, outre la réflexion et l’apprentissage, des domaines tels que la vie au travail et l’entreprenariat, les technologies de l’information et de la communication, le développement durable et la compréhension culturelle.

  • 3  Équivalent à la classe de quatrième des collèges français (NdlR).

24Pour citer Biesta (2020), on pourrait dire qu’il faut socialiser les élèves au système social finlandais ; ils doivent devenir des citoyens actifs et responsables et ressentir le besoin d’appartenir à la société. On peut néanmoins critiquer l’insistance du curriculum sur cet aspect, en soutenant que les autorités politiques cherchent à s’assurer d’une plus grande loyauté pour maintenir une société unie (Siekkinen, 2017). Cependant, comme dans de nombreux autres pays occidentaux, la participation aux élections politiques a décliné et les récents résultats de l’enquête International Civic and Citizenship Education Studies (ICCS) montrent que les élèves en huitième année d’études3 manifestent peu d’intérêt pour la participation à la vie de la société et à l’engagement politique. Dans l’édition 2016 de cette enquête, les adolescents finlandais prêtaient peu d’intérêt à leur rôle d’acteurs dans la société mais ils avaient plus confiance dans les institutions que les élèves de tous les autres pays.

25Pour contrer ces tendances à l’indifférence vis-à-vis de la participation à la vie politique, plusieurs projets ont été établis pour les écoles au cours des vingt dernières années. En 2016, notamment, a débuté en cinquième année un enseignement des sciences sociales pour accroître la conscience sociétale de la jeune génération. On peut dire que toutes ces mesures témoignent d’une préoccupation pour la survie des structures démocratiques de la société, ainsi que de l’effritement de la légitimité du pouvoir et du système politique du pays. Une étude récente (Männistö, 2020) montre que les jeunes ont une assez bonne connaissance du fonctionnement des institutions parlementaires mais qu’ils sont peu intéressés à s’investir dans la société. Dans la même étude, les enseignants eux-mêmes déclaraient qu’ils ne s’intéressaient pas personnellement aux problèmes de société, considérant qu’ils ne leur paraissaient pas importants pour l’éducation et qu’ils ne sauraient comment les aborder dans leur enseignement. Il semble donc qu’il existe un décalage important entre les ambitions du curriculum et sa mise en œuvre dans la classe.

Avec l’humanité

26Les valeurs en relation avec l’humanité insistent surtout sur la capacité des élèves à comprendre le monde, à respecter la dignité humaine, à se rendre compte de la vulnérabilité de la planète et de la nature et à adopter une attitude ouverte à la multiculturalité. Les concepts centraux de cette quatrième dimension sont la solidarité, le multiculturalisme et la durabilité.

27Pendant la période de l’après-guerre, l’éducation finlandaise a souligné l’importance de la valeur de solidarité internationale en faisant référence à la Déclaration des droits de l’homme des Nations unies. Actuellement, le curriculum met l’accent sur la crise climatique et, plus généralement, sur l’écologie et le développement durable.

28Le multiculturalisme ne concerne pas uniquement les relations internationales de la Finlande. La compréhension multiculturelle est partie intégrante de l’enseignement et des activités de l’école. Bien que la Finlande n’ait pas encore ratifié la convention 169 de l’Organisation internationale du travail sur les populations indigènes et tribales, le curriculum insiste sur l’importance de la prise en compte des droits des Samis dans l’éducation. Saukkonen (2013) note que si l’administration publique de la Finlande traite formellement de manière exemplaire les défis du multiculturalisme, tant pour les minorités nationales que pour les immigrés, le multiculturalisme n’a jamais fait l’unanimité dans la population. Dans les années récentes, les populistes de droite et les conservateurs nationalistes se sont opposés violemment à ce qu’on fasse du multiculturalisme une valeur essentielle de l’éducation. Saukkonen fait remarquer que le système éducatif pratique un « multiculturalisme formel » en ce sens que, si la diversité et les droits culturels sont officiellement reconnus, la vision de l’identité nationale continue de reproduire l’idée traditionnelle d’une nation homogène.

29Depuis que le rapport Brutland l’a introduite en 1987, la notion de développement durable est présente dans l’éducation finlandaise. Une éducation environnementale et sociale a été introduite parmi les valeurs essentielles et mise en œuvre dans le curriculum de base comme l’une des compétences transversales majeures. L’éducation à la durabilité a pour objectif de permettre aux bénéficiaires de cette formation environnementale et sociale de comprendre que les êtres humains appartiennent au fragile système que constitue notre planète. Le problème du changement climatique est le sujet qui a le plus mobilisé les adolescents finlandais et c’est le seul qui soit parvenu à motiver les jeunes à s’engager politiquement. Le renforcement d’une telle citoyenneté environnementale compense l’affaiblissement de la citoyenneté politique traditionnelle. Cette notion de « citoyenneté environnementale » est étroitement liée à l’éducation, car elle fait référence à la maîtrise par le citoyen d’un ensemble cohérent de connaissances, de compétences, de valeurs et d’attitudes qui lui permettent d’être un acteur du changement de la société. Il faut noter qu’on a pu mesurer cet engagement des jeunes Finlandais sur les questions du climat deux ans avant que la jeune Greta Thunberg, célèbre activiste suédoise, ne lance le mouvement de grève scolaire pour le climat qui a eu un fort impact en Finlande (Huang et Cheah, 2021).

30Notre description des quatre catégories d’analyse ne prétend pas, évidemment, à l’exhaustivité mais donne à voir les priorités et montre la permanence et la force de l’investissement idéologique dans l’éducation.

Quelques remarques pour conclure

31Pour parvenir à caractériser les valeurs qui se trouvent dans le curriculum finlandais de la scolarité obligatoire, nous avons fondé notre analyse sur quatre catégories. Historiquement, on a pu observer d’abord un système de valeurs teinté de christianisme qui s’appuyait sur une convergence des normes, sur la valeur unique de l’enfance et sur la définition des horizons enfantins (Niemi et Sinnemäki, 2019 ; Veugelers et Vedder, 2010). Dans le curriculum actuel, il reste des traces de cette tradition, en particulier dans la catégorie des relations avec le moi et la conception de l’être humain, mais elles sont élargies et se mélangent à de nouvelles influences, entraînant une divergence croissante. La politique traditionnelle de l’individualisme égalitaire a ouvert dans l’éducation un espace de plus en plus large à l’agentivité et à la recherche de la performance (Simola, 2006).

32Cette ouverture apparaît également dans les catégories des relations avec la communauté locale et avec la société. La première dénote une extension de l’espace perçu par les acteurs locaux et le développement d’une collaboration visant à cultiver les spécificités locales, mais dans le respect et la préservation des valeurs communes. La deuxième souligne l’importance de l’équité et de l’égalité pour la société dans son ensemble. Dans le même temps, l’analyse montre une tension croissante entre les intentions des rédacteurs du curriculum et les évolutions de la pratique. Les signes d’une progression de la ségrégation mettent en péril les valeurs d’équité et d’égalité qui font la fierté des Finlandais, même si, jusqu’à présent, ils se sont limités surtout aux zones très urbanisées. La politique actuelle de libre choix de l’école permet aux familles aisées d’envoyer leurs enfants dans un environnement social favorisé. Ce regroupement scolaire et social remet en cause toute l’idée d’équité et d’égalité, selon Kosunen et al. (2016), qui se demandent s’il y a lieu de parler d’une école pour tous.

33Dans la catégorie des relations avec l’humanité s’exprime un élargissement de la vision des valeurs. Il semble que, pour les adolescents, l’activisme en faveur de l’environnement ait remplacé l’intérêt pour la participation à la vie politique. La compréhension multiculturelle et la solidarité mondiale sont devenues des valeurs fondamentales bien qu’on puisse souvent avoir l’impression qu’il existe un écart saisissant entre les textes officiels et la réalité de la classe, et davantage encore de l’opinion publique.

34Pour résumer, notre analyse des valeurs dans l’éducation fait apparaître un système convergent de valeurs communes, partagées et adoptées par les écoles. Trouvant leurs racines dans une tradition à coloration religieuse, ces valeurs ont subi un processus graduel de sécularisation qui fait de plus en plus diverger le système de ses origines et aboutit à des valeurs universelles qui prônent « le développement des élèves vers une société humaine qui aspire à la vérité, la bonté et la beauté ainsi que la justice et la paix » (NCC-2014).

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Notes

2  Voir Irmeli Halinen, « Le curriculum en Finlande : un outil puissant au service de l’éducation », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 56, avril 2011, p. 77-88. En ligne : https://doi.org/10.4000/ries.1055 (NdlR).

3  Équivalent à la classe de quatrième des collèges français (NdlR).

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Pour citer cet article

Référence papier

Mårten Björkgren, Tom Gullberg et Sven-Erik Hansén, « Les valeurs dans l’éducation : le point de vue finlandais »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 87 | 2021, 123-132.

Référence électronique

Mårten Björkgren, Tom Gullberg et Sven-Erik Hansén, « Les valeurs dans l’éducation : le point de vue finlandais »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 87 | septembre 2021, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 04 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/ries/11029 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.11029

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Auteurs

Mårten Björkgren

Mårten Björkgren est maître de conférences en didactique de l’éducation religieuse à l’Université Åbo Akademi, Finlande. Courriel : marten.bjorkgren[at]abo.fi

Tom Gullberg

Tom Gullberg est maître de conférences en didactique de l’histoire et des sciences sociales à l’Université Åbo Akademi, Finlande. Courriel : Tom.Gullberg[at]abo.fi

Sven-Erik Hansén

Sven-Erik Hansén est professeur des Universités émérite (éducation appliquée), Université Åbo Akademi, Finlande. Courriel : Sven-Erik.Hansen[at]abo.fr

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Droits d’auteur

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