1Cet article propose une réflexion sur des évolutions à l’échelle mondiale exigeant une réponse éducative différente de celle qui a été proposée il y a vingt-cinq ans. Le numéro 6 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres (1995), auquel j’avais contribué, était consacré à la dimension internationale de la formation des enseignants. En préambule à ce recueil d’articles, le directeur du Centre international d’études pédagogiques (CIEP) rappelait que les enseignants ont un rôle capital à jouer, à l’heure de l’intégration européenne et de la mondialisation qui l’accompagne. Il proposait donc de doter les enseignants en formation d’une vision à la fois internationale et nationale. Dans ma contribution, je notais que les moteurs politiques et surtout économiques de l’européanisation et de la mondialisation pouvaient avoir des effets profondément déstabilisants. L’une des finalités essentielles de l’éducation consisterait ainsi à assurer aux citoyens une conception de la société fondée sur un engagement éthique à se montrer socialement solidaire, sur le plan national comme à l’échelle mondiale – ce que l’Unesco a appelé par la suite « apprendre à vivre ensemble ».

3En 1995, au moment où l’article était publié, le traité de Maastricht venait d’entrer en vigueur, créant une Union européenne (UE) composée de douze des quinze États membres qui s’étaient alors explicitement engagés pour les libertés fondamentales, la démocratie, les droits de l’homme et l’état de droit. Les élargissements successifs de 2004, 2007 et 2013 ont porté à vingt-huit le nombre d’États membres de l’UE, jusqu’à la sortie du Royaume-Uni en 2020. L’UE est l’un des rares exemples d’organisations internationales ou transnationales dans lesquelles les États membres mettent en commun une partie de leur souveraineté afin de bénéficier d’avantages tels que la sécurité et la croissance économique. Dans le cas de l’UE, qui ne dispose d’aucun mécanisme de défense conjoint, la sécurité est obtenue par l’adhésion des États membres à ces principes essentiels que sont les libertés, la démocratie, les droits de l’homme et l’état de droit. Bien que l’UE n’exerce aucune influence formelle sur les politiques éducatives de ses États membres, elle dispose de programmes importants consacrés à la mobilité et au développement curriculaire (Erasmus), à la recherche (Horizon) et à la coopération régionale (Euromed). Tous soutiennent financièrement des projets qui contribuent à l’éducation à la démocratie et aux droits de l’homme.

4En 1995, le concept de démocratisation faisait déjà l’objet d’intenses débats entre politistes. Il désignait un processus à travers lequel des régimes autoritaires, sous lesquels les droits civils et politiques étaient restreints, se muaient en démocraties plus libérales fondées sur des élections libres et équitables, permettant également à la société civile de s’organiser et d’influer sur les décisions gouvernementales. En Europe, l’Espagne, le Portugal et la Grèce sont ainsi passés de la dictature à la démocratie dans les années 1970. Les pays de l’Europe centrale et orientale quittent le pacte de Varsovie dans les années 1990. À la même époque, l’Afrique du Sud abandonne l’apartheid au profit du principe majoritaire. Le Chili met un terme au règne des militaires en 1990, après le retour à la démocratie entrepris dans de nombreux pays latino-américains dans les années 1980. Bien que la guerre aux relents d’ethnocide se poursuive en Bosnie, que Saddam Hussein continue de défier les États-Unis et que les talibans sortent vainqueurs de la guerre civile afghane, l’ambiance en matière de relations internationales est plutôt à l’optimisme. L’accès à internet commence à relier les citoyens à d’infinis réservoirs de savoirs. La Conférence mondiale sur les droits de l’homme (1993) accouche d’une déclaration signée par les représentants de 99 % de la population mondiale confirmant le caractère universel des droits de l’homme en tant que norme mondiale. La Déclaration réaffirme ainsi

l’engagement solennel pris par tous les États de s’acquitter de l’obligation de promouvoir le respect universel, l’observation et la protection de l’ensemble des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous […]. Le caractère universel de ces droits et libertés est incontestable (Agence des Nations unies pour les réfugiés [UNHCR], 1994).

5Toutefois, le consensus sur le caractère universel des droits de l’homme est mis en cause depuis le début du xxi^e siècle par certains gouvernements, universitaires et acteurs politiques qui puisent leur légitimité dans le nationalisme plutôt que dans l’internationalisme ou le cosmopolitisme. Cela renforce la nécessité d’une réponse éducative à des positions idéologiques qui menacent la paix et la sécurité en incitant davantage à la division et à la confrontation qu’à la coopération.

6La démocratisation suivant un régime autoritaire requiert l’éducation de la population. Dans mon article de 1995, je signalais le travail du Conseil de l’Europe qui mettait en œuvre des programmes éducatifs et un accompagnement pour une meilleure compréhension des droits de l’homme et de la citoyenneté démocratique. Ces initiatives européennes en faveur de l’éducation aux droits de l’homme venaient étayer des évolutions menées à l’échelle mondiale sous l’égide de l’Assemblée générale des Nations unies et mises en œuvre par ses agences chargées de l’éducation (Unesco) et de l’enfance (Unicef). Les organisations internationales n’ont guère de pouvoir direct en matière d’éducation, cette compétence étant dévolue aux gouvernements nationaux ou aux autorités régionales. Elles exercent cependant une influence et interviennent comme une conscience morale pour rappeler aux dirigeants les engagements qu’ils ont pris en vertu du droit international. Les orientations que donnent les organisations internationales doivent être traduites à l’échelle locale. Des organisations de la société civile s’en saisissent, à l’instar des syndicats d’enseignants et d’associations engagées sur ces sujets, ainsi que des enseignants à titre individuel et des personnes en charge de leur formation. Lorsque des membres du corps enseignant ou des équipes universitaires participent à des initiatives d’ONG qui diffusent des orientations, des déclarations et des supports illustrés, cela peut produire des effets dans les salles de classe et, au-delà, au sein de la société.

7Depuis 1996, l’Unesco défend une vision de l’éducation conçue comme une utopie nécessaire, où apprendre à vivre ensemble est la priorité absolue. Dans le sillage de la Déclaration du millénaire des Nations unies adoptée en l’an 2000, le Sommet mondial a défini en 2005 les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), arrivés à échéance en 2015. En complément et pour répondre à l’urgence climatique mondiale, l’ONU a adopté en 2016 un programme dédié aux Objectifs de Développement durable (ODD), dont la réalisation est prévue à l’horizon 2030. L’ODD n° 4 est particulièrement pertinent pour les enseignants puisqu’il traite de l’éducation de qualité. La cible 4.7 précise ainsi :

D’ici à 2030, faire en sorte que tous les élèves acquièrent les connaissances et compétences nécessaires pour promouvoir le développement durable, notamment par l’éducation en faveur du développement et de modes de vie durables, des droits de l’homme, de l’égalité des sexes, de la promotion d’une culture de paix et de non-violence, de la citoyenneté mondiale et de l’appréciation de la diversité culturelle et de la contribution de la culture au développement durable.

8Ce paragraphe affirme bel et bien que l’éducation aux droits de l’homme contribue à un avenir durable pour la population mondiale et est étroitement reliée à des initiatives en faveur de l’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM).

9L’Unesco défend ardemment ce concept d’éducation à la citoyenneté mondiale, censé développer chez les apprenants le sentiment d’appartenir à une communauté plus large ainsi qu’à une humanité commune. L’ECM souligne l’interdépendance politique, économique, sociale et culturelle ainsi que l’interconnexion entre l’échelle locale, nationale et mondiale. Elle vise la transformation en construisant les savoirs, les compétences, les valeurs et les attitudes dont les apprenants ont besoin pour contribuer à un monde plus inclusif, plus juste et plus pacifique. Elle fait appel à des concepts et à des méthodologies déjà appliqués à d’autres domaines, dont l’éducation aux droits de l’homme, l’éducation à la paix, l’éducation au développement durable et l’éducation à la compréhension internationale, et a pour but de faire progresser leurs objectifs communs. En d’autres termes, l’ECM peut être considérée comme une éducation à une citoyenneté cosmopolite. Le cosmopolitisme suppose une relation interpersonnelle, indépendamment de la nationalité. La citoyenneté cosmopolite relie l’échelle locale au niveau mondial à travers des luttes ainsi que la reconnaissance du fait que tous les membres de la famille humaine ont les mêmes fragilités et, partant, les mêmes besoins en matière de protection, d’offre de services et de participation (Osler & Starkey, 2018b).

10L’ECM et l’éducation à la citoyenneté cosmopolite sont intimement liées à l’éducation aux droits de l’homme qui s’est développée en parallèle. À l’échelle stratégique mondiale, l’ONU a déclaré la décennie 1995-2004 « Décennie pour l’éducation aux droits de l’homme », suivie en 2005 du Programme mondial en faveur de l’éducation aux droits de l’homme. Le programme du Conseil de l’Europe pour l’éducation a apporté une contribution significative au Programme mondial en établissant une Charte européenne de l’éducation à la citoyenneté démocratique et aux droits de l’homme (2010). Depuis 1995, l’innovation consiste à actionner simultanément deux leviers de développement curriculaire et à les rapprocher pour créer une synthèse entre deux éléments qui se renforcent mutuellement, l’éducation venant en appui à l’ordre social et politique – et réciproquement. L’éducation à la citoyenneté démocratique vise à inciter les apprenants à « apprécier la diversité, jouer un rôle actif dans la vie démocratique, afin de promouvoir et de protéger la démocratie et la primauté du droit. »

[L’éducation aux droits de l’homme a pour but de] donner aux apprenants les moyens de participer à la construction et à la défense d’une culture universelle des droits de l’homme dans la société, afin de promouvoir et de protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales.

11De ce point de vue, la démocratie repose sur le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il est en effet des droits tels que le droit à se rassembler de manière pacifique et la liberté de ne pas craindre les persécutions ni les arrestations arbitraires qui sont essentiels dans une démocratie libérale.

12Au niveau mondial, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté en 2011 la Déclaration des Nations unies sur l’éducation et la formation aux droits de l’homme. Ce texte ancre le droit de chacun d’apprendre ce qui a trait aux droits de l’homme en partant du principe que :

L’éducation et la formation aux droits de l’homme sont essentielles à la promotion du respect universel et effectif de l’ensemble des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, conformément aux principes de l’universalité, de l’indivisibilité et de l’interdépendance des droits de l’homme.

13Les États membres de l’ONU s’accordent sur le principe de l’universalité des droits de l’homme. Ils conviennent aussi que ces derniers sont indivisibles et interdépendants ; en d’autres termes, il n’existe aucune raison légitime de limiter certains droits comme le droit à des élections libres et équitables ou le droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé au motif que telle ou telle restriction permettrait de garantir le droit à la sécurité. Néanmoins, pour les acteurs de l’éducation, la principale innovation de la Déclaration réside dans la formulation relative aux approches pédagogiques de l’éducation aux droits de l’homme. L’éducation et la formation aux droits de l’homme comprennent :

• l’éducation sur les droits de l’homme, y compris les savoirs et la compréhension des normes et principes y afférents, les valeurs qui les sous-tendent et les mécanismes permettant de les préserver ;

• l’éducation par les droits de l’homme, y compris l’apprentissage et l’enseignement sur un mode qui respecte les droits des éducateurs comme ceux des apprenants ;

• l’éducation pour les droits de l’homme, y compris le fait de donner aux personnes les moyens de jouir de leurs droits et de les faire valoir, ainsi que de respecter et de défendre les droits d’autrui.

14En d’autres termes, l’éducation aux droits de l’homme inclut le fait d’apprendre et de découvrir ce qu’impliquent les valeurs associées aux instruments de ces droits, ainsi que le rôle que joue la loi pour les protéger. Elle implique également que l’environnement dans lequel on éduque respecte les droits de l’homme et les droits de l’enfant, et que l’on s’abstienne de tout châtiment dégradant ou de pressions excessives au nom de la réussite. Troisième dimension : l’éducation aux droits de l’homme a pour finalité de bâtir une culture des droits de l’homme au sein de laquelle la loi serait un simple garde-fou pour une société partant du principe que les normes en la matière sont acceptées et respectées.

15Dans ses orientations détaillées à l’intention des enseignants, l’Unesco plaide pour une approche fondée sur la promotion des dimensions cognitive (connaissances, compréhension, réflexion critique et conscience des interconnexions), socio-émotionnelle (« sentiment d’appartenance à une humanité commune, valeurs et responsabilités partagées, empathie, solidarité et respect des différences comme de la diversité ») et comportementale (agir de façon effective et responsable « pour un monde plus pacifique et durable ») (Unesco, 2016).

16Au niveau mondial également, l’Unicef ne cesse de développer des politiques éducatives dans le droit fil de la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) des Nations unies. Elle fournit des orientations qui permettent aux établissements scolaires, dotés de la formation et du soutien adéquats, d’obtenir les labels « Écoles amies des enfants » et « Écoles respectueuses des droits ». Cet accompagnement aide particulièrement les écoles à élaborer leur culture et leur éthique tout en assurant une éducation qui passe par les droits de l’homme ou les droits de l’enfant. Les enfants disposent de tous les droits de l’homme en toutes circonstances et la CDE a été soigneusement rédigée de manière à mettre en lumière les domaines dans lesquels les enfants peuvent avoir besoin d’une protection et d’un accompagnement spécifiques du fait de leur vulnérabilité, qui découle du décalage entre leur pouvoir et celui des adultes.

17Les programmes de l’Unicef mettent eux aussi l’accent sur les droits des enfants à prendre part aux décisions qui les concernent, y compris leur participation aux procédures qui régissent l’organisation de la vie scolaire – au-delà de simples échanges et consultations. Parmi ces outils conçus pour établir et préserver le cadre scolaire figurent le règlement, la discipline, les emplois du temps, les examens et autres évaluations, les contrats signés avec les parents, les devoirs à faire chez soi, les récompenses et les sanctions, l’attention portée à l’épanouissement des élèves, les hiérarchies et le curriculum. La participation comprend donc également le droit de remettre en cause et d’essayer de faire évoluer ces procédures. Pour que cela puisse être fait dans un esprit démocratique et respectueux des droits de l’enfant, il faut réussir à présenter la situation comme un combat contre une injustice ou un déni de droits. Cela implique en retour une connaissance très précise des fondements sur lesquels reposent les revendications en matière de droits de l’homme. Cela étant, l’attention portée aux droits de l’enfant est un devoir qui incombe aux enseignants et aux autres adultes de la communauté éducative. Il est de leur responsabilité de garantir que ces droits soient préservés, respectés et effectifs (Jerome et Starkey, 2021).

18Les déclarations de l’ONU et du Conseil de l’Europe ont pour but premier d’influencer les actions gouvernementales ; elles impliquent donc une approche descendante. Les universitaires qui travaillent en lien étroit avec des ONG proposent quant à eux des approches de l’éducation aux droits de l’homme (EDH) qui sont ancrées dans le vécu et les engagements concrets de celles et ceux qui luttent pour leurs droits. Ils invitent la communauté de l’EDH à apprendre de la vie quotidienne des personnes moins favorisées en matière de pouvoir et d’accès à la justice. Cela comprend des individus et des groupes qui, dans le monde entier, sont engagés dans des combats pour la décolonisation, contre la discrimination raciale, les agressions et les discriminations fondées sur le genre, le refus d’accès à des services de base ainsi que la dégradation et la destruction de l’environnement. Cela comprend aussi les enfants. Dans cette veine, l’EDH peut produire une action transformatrice, pour peu que les laissés-pour-compte du pouvoir économique et politique s’en emparent. Elle offre à ces apprenants un cadre pour qu’ils donnent un sens à ce monde et qu’ils fassent usage de leur capacité à l’influencer. Cet argument plaide pour l’universalité fonctionnelle des droits de l’homme, dans la mesure où chacun peut s’approprier ce discours pour revendiquer une plus grande justice sociale.

19Cependant, l’optimisme confiant dans les progrès vers un monde plus juste et pacifique a subi de sérieux revers au cours du xxi^e siècle. La Chine est devenue une immense puissance économique et diplomatique sans s’être démocratisée. L’Inde, la Russie, le Brésil et la Turquie – pour ne citer que quelques exemples – vivent sous la férule de dirigeants autoritaires. Nombre de pays démocratiques ont vu une majorité d’électeurs soutenir des politiques de repli identitaire telles que le Brexit et la troublante parenthèse de la 45^e présidence des États-Unis. Les pays démocratiques sont nombreux à connaître des fractures entre nationalisme et cosmopolitisme ou vision identitaire et perspectives multiculturelles. L’islamisme a inspiré des tueries terroristes à New York, Londres et Paris. Le terrorisme d’extrême droite est en recrudescence. Les règles temporairement mises en place pour protéger la société de la pandémie de Covid-19 ont abusivement servi à étouffer la démocratie à Hong Kong et en Russie. Par contraste, les déclarations de l’ONU ou du Conseil de l’Europe semblent être de bien timides réactions au délitement de la démocratisation.

20Depuis 1995, l’investissement public et privé dans l’éducation a été conséquent, et le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur à travers le monde a plus que doublé. Au vu des sommes colossales investies, les finalités et les buts de l’éducation sont devenus une arène dans laquelle les tenants d’une modernisation conservatrice ont engrangé des victoires substantielles en persuadant les gouvernements et une part importante de l’électorat que c’est la voie du bon sens (Apple, 2005). Le modèle économique néolibéral, en érigeant le marché en ultime arbitre légitime de la valeur et en réduisant l’influence de l’État, met l’accent sur la compétitivité et la dérégulation. Il encourage aussi à une approche utilitariste, consumériste et nationale de l’éducation. Pour les néolibéraux, apprendre n’est plus un chemin que l’on emprunte vers la citoyenneté active, mais une succession de choix que l’on fait en tant que consommateur. Au lieu que la société figure au premier plan, ce sont les avantages individuels et la quête du profit qui priment. Dans de nombreux pays du monde, y compris en Europe, enseignants et élèves sont obligés de se concentrer sur la stricte réussite aux examens, ce qui laisse peu de temps à la réflexion sur les valeurs – sans parler des droits. Dans ces contextes, l’éducation à un patriotisme dénué d’esprit critique est un modèle largement répandu.

21Tandis que le modèle économique néolibéral était appliqué à un modèle éducatif auparavant considéré comme un service public, il a été encouragé par d’autres courants idéologiques. Les néoconservateurs préfèrent les modes d’enseignement traditionnels et un curriculum fondé sur la transmission plutôt que sur la construction du savoir. Cela requiert un système d’évaluation et de reddition de comptes en matière de résultats, souvent présentés comme des normes à atteindre. De telles dispositions ne laissent guère de place à la participation des apprenants et peuvent être oppressantes pour les enseignants comme pour les élèves, la pertinence de l’EDH ou de la démocratie au-delà du consumérisme étant niée. Dans ce contexte, les organisations internationales qui mettent l’accent sur la coopération et le cosmopolitisme peuvent paraître inadaptées et leur travail en matière d’éducation s’en trouver marginalisé.

22L’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) est une organisation transnationale indépendante des Nations unies. Ses racines remontent à l’aide apportée par les États-Unis à l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du plan Marshall. Son orientation largement néolibérale est très influente dans de nombreux pays, y compris dans le champ de l’éducation, à travers l’adoption des évaluations normalisées dites PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), conçues pour permettre des comparaisons entre systèmes éducatifs nationaux. La fierté nationale incite les gouvernements à adapter leurs curricula afin de maximiser leurs chances de décrocher une meilleure place dans les classements PISA. Par conséquent, le curriculum a été resserré pour se concentrer sur la lecture, les mathématiques et la science – matières évaluées par les enquêtes PISA. Les disciplines artistiques et les humanités se voient reléguées à l’arrière-plan ; la place accordée à la réflexion sur des valeurs telles que la démocratie et les droits de l’homme s’en trouve réduite d’autant.

23Cependant, depuis 2018, le programme PISA de l’OCDE inclut une évaluation de la « compétence mondiale » (compréhension des questions mondiales et multiculturelles) qui va dans le sens de l’éducation à la citoyenneté mondiale promue par l’Unesco. Elle fait même expressément référence à la cible 4.7 de l’ODD 4. Néanmoins, le modèle de citoyenneté mondiale au sens de l’OCDE prépare davantage les jeunes à prendre leur place dans une économie de marché mondialisée qu’il ne les incite à s’engager pour la justice sociale (Cobb et Couch, 2021).

24Malgré tout, face aux défis mondiaux que posent le terrorisme islamiste et le changement climatique, les organisations internationales porteuses d’une vision pour la coopération, l’équité, la démocratie, les droits de l’homme et la paix continuent d’être mobilisées comme un contrepoids important. À la suite de l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo en 2015, les ministres de l’Union européenne en charge de l’éducation se sont réunis pour apporter une réponse éducative coordonnée. Leur raisonnement et la stratégie invoqués ont été développés dans la Déclaration de Paris sur la promotion de l’éducation à la citoyenneté et aux valeurs communes de liberté, de tolérance et de non-discrimination, laquelle appelle à « redoubler d’efforts afin de renforcer l’enseignement et l’appropriation de ces valeurs fondamentales, et de travailler à construire grâce à l’éducation des sociétés plus inclusives ». De fait, nombre de pays disposent désormais de réponses éducatives formelles pour lutter contre l’extrémisme et le terrorisme.

*
**

25Pour conclure, le vent d’optimisme qui soufflait en 1995, lorsque la démocratisation était conçue comme un processus évolutif continu vers des démocraties plus solides fondées sur les droits de l’homme, a fait place à la reconnaissance du fait que cet objectif ne serait pas atteint sans combats. L’urgence climatique s’est imposée parmi les priorités internationales ; il s’agit désormais d’un défi nouveau et pressant sur le plan des droits de l’homme. Toutefois, les leaders populistes autoritaires constituent une alternative à la démocratie libérale et ont tendance à nier l’importance du climat. La sécurité et le patriotisme valent plus à leurs yeux que le respect des droits de l’homme et la justice sociale. La perspective cosmopolite qui défend des valeurs universelles est tournée en dérision et taxée d’antipatriotisme. Il n’en demeure pas moins que les organisations internationales et les mouvements populaires offrent un regard différent, cosmopolite et patriotique à la fois. En ce sens, être patriote, c’est être fier de venir d’un pays démocratique et respectueux des droits de l’homme. Une telle vision peut inspirer les décideurs en matière d’éducation, les parents et les élèves, les inciter à prendre de la hauteur et à admettre la nécessité d’apprendre à vivre ensemble afin de préserver la société humaine et la liberté, la justice et la paix dans le monde.