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Dossier - (S’)Éduquer par l’engagement

Les initiatives jeunesse au Canada : des tiers-lieux de l’éducation démocratique

Youth initiatives in Canada: third spaces of democratic education
Las iniciativas juventud en Canadá: unos lugares terceros de la educación democrática
Stéphanie Gaudet
p. 93-104

Résumés

Cet article présente les résultats d’une ethnographie multisite d’initiatives d’éducation démocratique portées par des organisations de la société civile canadienne. Les expériences observées contribuent au projet de démocratie participative et révèlent une hybridité de discours sur l’éducation démocratique libérale, participative, délibérative, multiculturelle, critique et agonistique. Elles représentent des tiers-lieux de l’éducation citoyenne, où les jeunes peuvent s’exprimer et apprendre à coconstruire des projets collectifs qui, à différents degrés, amènent une vision singulière de la transformation sociale. Le rôle des adultes qui facilitent ces initiatives y est primordial car ils permettent aux jeunes de les côtoyer sans s’inscrire dans les rapports de pouvoir propres au milieu scolaire.

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Texte intégral

1Au Canada, le curriculum scolaire relève d’une juridiction provinciale mais les initiatives d’éducation citoyenne portées par les organisations de la société civile n’y sont pas contraintes et, par conséquent, elles dépendent d’une diversité de financements gouvernementaux ou philanthropiques. Dans cet article, j’analyserai ces initiatives en tant que tiers-lieux de l’éducation citoyenne, puisqu’ils sont extérieurs à la famille et à l’école. J’utilise le terme de tiers-lieux, avancé par Oldenburg et Brissett (1982), car il permet de désigner ces espaces neutres et accueillants où les jeunes peuvent socialiser, former une communauté et expérimenter la démocratie à l’aide de projets citoyens soutenus par des animateurs adultes. La province du Québec se distingue par le nombre de ces tiers-lieux et, en collaboration avec les organisations de la société civile qui les portent, l’équipe a étudié le type d’éducation citoyenne en leur sein1 (Gaudet, 2020).

2L’écosystème québécois d’organisations jeunesse a pour mandat de soutenir l’engagement et l’éducation citoyenne des jeunes et se distingue des autres provinces canadiennes par le nombre et par la diversité des initiatives qu’il propose. Historiquement, ces tiers-lieux ont été portés par les groupes religieux : citons, par exemple, les YMCA (Young Men’s Christian Association) et YWCA (Young Women’s Christian Association), les Jeunesses étudiantes catholiques, les syndicats, les groupes d’éducation populaire, les groupes de développement international issus des missionnaires ou les scouts. Depuis les années 1970, l’éducation et les services à la communauté se sont sécularisés et laïcisés, mais la tradition d’investir dans les collectifs de jeunes est demeurée. De son côté, le gouvernement du Québec soutient de nombreuses initiatives jeunesse à travers différents ministères. Depuis 1983, le Secrétariat à la jeunesse a pour mandat de coordonner les actions jeunesse nationales et de conseiller directement le Premier ministre à ce propos. À cette réalité institutionnelle s’ajoute, depuis les années 2000, l’engagement de plusieurs fondations philanthropiques qui subventionnent des initiatives selon leur mission sociale, comme la sécurité alimentaire, la santé physique et mentale des enfants, l’insertion sociale de groupes minorisés.

Les tiers-lieux de l’éducation citoyenne : une éducation « dans » la démocratie

3Les organisations représentent des tiers-lieux où les jeunes peuvent se rencontrer hors des rapports de pouvoirs et des contraintes liés aux sphères familiales et scolaires. Ces espaces, situés la plupart du temps en dehors des murs de l’école, offrent un lieu sécurisé où les jeunes peuvent se socialiser. Ce sont des espaces d’éducation dans la démocratie, où les jeunes sont considérés comme des citoyens, plutôt qu’un espace d’éducation sur la démocratie, où les jeunes sont considérés comme des citoyens en devenir. Ont été identifiés quatre thèmes autour desquels gravitent les initiatives observées : l’expérimentation de la démocratie délibérative et représentative ; l’expérimentation de la participation citoyenne démocratique ; l’expérience des enjeux relatifs aux droits humains ; et l’expérience des luttes sociales démocratiques.

4Toutes les organisations observées partagent des caractéristiques communes : 1) elles ont une approche positive de la jeunesse plutôt qu’une vision de la jeunesse à risque ; 2) elles proposent une pédagogie pragmatiste où les jeunes peuvent échanger, délibérer, décider, mais surtout agir ensemble ; 3) elles reconnaissent les droits et la citoyenneté des enfants tout en respectant leurs capacités ; 4) elles s’inscrivent à l’extérieur du milieu scolaire même si plusieurs d’entre elles collaborent avec ce dernier ; 5) elles sont souvent éphémères, puisqu’elles dépendent de ressources financières et humaines instables.

5Chaque initiative représente une occasion de développer des savoirs sur les institutions démocratiques ; des savoir-faire par l’entremise de projets qui touchent directement la collectivité des participants et participantes ; et un savoir-être démocratique, puisque chacun est convié à discuter, à développer son empathie, son esprit critique, à remettre en question ses opinions et ses perspectives, mais surtout à cocréer un projet collectif. Ce type d’apprentissage expérientiel se distingue de ce qui s’offre généralement dans le milieu scolaire, qui favorise plutôt l’éducation citoyenne sur la démocratie et qui valorise avant tout l’apprentissage des normes civiques ou de la participation à travers le bénévolat, sans discuter des enjeux de transformation sociale propres au projet démocratique (Westheimer et Kahne, 2004).

6Le projet démocratique suppose un engagement vers la transformation sociale et l’orientation de celle-ci est au cœur de la discussion et de l’éducation démocratique. Cette orientation normative du changement social fait l’objet de nombreux débats. Sant (2019) identifie six discours pro-démocratiques sur l’éducation citoyenne, qui varient en fonction de leurs a priori normatifs, épistémologiques et ontologiques :

  • le discours libéral dominant privilégie les libertés individuelles des citoyens et le gouvernement représentatif ;

  • le discours délibératif considère le citoyen comme un cocréateur de décisions publiques ;

  • le discours participatif privilégie un citoyen cocréateur à travers la décision collective et la pratique ;

  • le discours multiculturaliste privilégie la diversité et le pluralisme comme objectif premier de la démocratie ;

  • le discours critique remet en question l’hégémonie de la démocratie libérale en défendant l’émancipation et la justice sociale ;

  • le discours agonistique suppose que la démocratie est un accord éphémère, en constante redéfinition, où les dissensions sont essentielles.

7Les organisations de jeunesse observées s’inscrivent, à différents degrés, dans une visée de transformation sociale, puisqu’elles soutiennent la capacité d’agir des jeunes en tant que citoyens dans un groupe, dans un quartier, une école ou la société plus généralement. Les initiatives sont traversées par une hybridité de discours sur l’éducation citoyenne. Le tableau ci-dessous présente les discours principaux auxquelles ces initiatives participent.

Tableau 1. Principaux discours sur l’éducation citoyenne

Tableau 1. Principaux discours sur l’éducation citoyenne

Source : tableau élaboré par l’auteur.

Apprendre à s’engager et s’engager pour apprendre

8Chacune de ces initiatives permet aux jeunes d’apprendre à s’engager collectivement et les adultes y jouent un rôle déterminant (Zeldin et al., 2017). Il consiste à établir une relation de confiance avec les jeunes et à reconnaître leur agentivité ou capacité d’agir, à les motiver, à encadrer leurs interactions et celles du groupe et à défendre l’initiative auprès de l’organisation (Blanchet-Cohen et Brunson, 2014). Les facilitateurs observés s’ajustent aux capacités des jeunes en fonction de leur âge et de la grandeur du groupe. Je présenterai brièvement chacune des initiatives en fonction du type d’expérience proposée.

Démocratie délibérative et action publique

9La Commission jeunesse Gatineau (CJG)2 et le Forum jeunesse de l’île de Montréal (FJÎM)3 représentent deux conseils consultatifs au sein d’administrations publiques : la ville de Gatineau et deux commissions scolaires montréalaises4. Ils proposent aux jeunes une expérience de démocratie représentative dans la tradition de la démocratie libérale, puisqu’ils et elles siègent dans une commission sélectionnée par un conseil d’élus. Les jeunes mettent également en œuvre les principes de la démocratie délibérative et participative, car ils et elles sont cocréateurs et cocréatrices de l’action publique, puisqu’ils travaillent de concert avec des fonctionnaires et des élus. Ces initiatives ont en commun d’être composées d’adolescents et d’adolescentes fréquentant une école secondaire de leur territoire. Les groupes sont constitués d’une vingtaine de participants qui sont tous âgés de 13 à 17 ans.

La Commission jeunesse de Gatineau (CJG)

10La CJG est constituée de deux représentants de chacune des écoles secondaires de la ville, choisis en fonction de critères d’inclusion et de diversité. Ils ont pour mandat d’influencer, d’informer et de proposer des recommandations à différents services municipaux (transport, loisir, police, santé) au sujet des besoins et des réalités des jeunes. La CJG mène également des projets proposés par les jeunes. Même si les membres de la CJG sont choisis en fonction de leur appartenance scolaire, l’organisation de la commission est complètement indépendante des écoles et la ville embauche une facilitatrice à temps plein pour prendre la charge de cette.

11La CJG se définit comme une école de la participation citoyenne. Elle compte trois élus qui relaient les demandes et les propositions au conseil municipal et elle a la responsabilité d’un budget. Les jeunes qui y participent apprennent à délibérer et à travailler en équipe, afin de proposer des recommandations et de mettre en œuvre leurs projets. Kim, 16 ans, explique : « On apprend à travailler en cohésion avec les autres, à les écouter et à respecter leurs opinions. » En rencontrant d’autres jeunes dispersés sur leur territoire municipal, ils et elles développent leur identité citoyenne ; la CJG leur permet de « s’exprimer et d’agir sur des sujets qui les concernent » (Chloé, 15 ans) et leur montre que « les jeunes ont leur place en politique » (Justin, 16 ans).

Forum jeunesse de l’île de Montréal (FJIM)

  • 5  Ce programme était offert en 2016 au moment de l’enquête, il a été aboli depuis.

12Le FJÎM propose un programme aux commissions scolaires intitulé « Prends ta place à l’école5 » : il s’agit d’une formation offerte aux élèves nommés à l’assemblée des comités d’élèves. Cette instance est constituée de représentants des comités d’élèves des écoles secondaires. Nous avons mené une enquête auprès des jeunes ayant participé aux assemblées des deux commissions scolaires les plus populeuses de l’île de Montréal. Chaque assemblée est constituée de 25 à 30 membres. Pour les jeunes, il s’agit de la première opportunité qu’ils et elles ont de s’identifier à d’autres jeunes engagés à l’extérieur de leur école, explique Maxime (18 ans) :

Je me rappelle que l’un des moments où j’avais été le plus motivé en tant que représentant d’étudiants, c’est quand on avait eu une rencontre avec tous les représentants étudiants de la commission scolaire.

13Ces expériences leur permettent de partager leurs projets, leurs réalités et les enjeux qui leur tiennent à cœur, mais aussi de comprendre la gouvernance scolaire et d’entrer en contact avec des élus et des dirigeants, comme l’explique Naomie (18 ans) :

Moi, ce que j’ai trouvé avec l’assemblée, c’est que c’était un accès direct aux grands dirigeants de la commission scolaire pour passer un message.

14Les réunions des deux comités ont lieu dans les bureaux de la commission scolaire et les jeunes sont conviés à travailler avec des pairs, des représentants de la commission scolaire et une animatrice du FJÎM. Il ne s’agit donc pas d’un tiers-lieu indépendant du milieu scolaire et de ses rapports de pouvoir institutionnalisés entre les adultes et les jeunes. Comparativement aux autres cas étudiés, les jeunes sont plus nombreux à avoir témoigné des situations où ils et elles se sont sentis instrumentalisés par les adultes, la situation classique étant celle d’être figurant sur les photos officielles (Hart, 1997). Dans d’autres situations, la direction les engage dans des luttes politiques, comme en 2013 quand le gouvernement discutait du démantèlement des commissions scolaires, et qu’elle a organisé une visite à Québec pour rencontrer le ministre de l’éducation.

Cette année-là c’était [le débat sur] le démantèlement de la commission scolaire, ça fait qu’on est allé jusqu’à Québec… On s’est comme fait manipuler encore là, on s’est rendu compte de ça. Dans l’autobus on se disait : « Qu’est-ce qu’on va faire à Québec, genre ? » (Andrée, 18 ans)

15Pour ce groupe, le soutien de l’animatrice du FJÎM a été très important, car ces jeunes ont vécu une épreuve politique – une expérience de la démocratie agonistique. Ils et elles exprimaient en entretien le besoin d’avoir une formation sur les émotions afin d’être capables de mieux participer aux débats politiques.

Participation citoyenne démocratique

16Oxfam-Québec et l’Institut du Nouveau Monde organisent deux événements qui représentent, pour plusieurs jeunes enquêtés, des éléments déclencheurs de leur trajectoire participative. Ces deux événements, la Marche Monde et l’École d’été à la citoyenneté, proposent une initiation à la citoyenneté politique et s’adressent à un large public. On y évoque, dans les deux cas, les discours sur la démocratie libérale, la démocratie participative et le multiculturalisme, puisque ces deux événements accordent beaucoup d’importance à l’inclusion de jeunes appartenant à une diversité de groupes minoritaires. Oxfam-Québec participe plus activement à un discours sur l’éducation critique, car la Marche Monde a pour mission de sensibiliser la population aux inégalités de pouvoir afin de s’en émanciper, alors que l’INM participe davantage à un discours sur la démocratie délibérative et agonistique, puisque l’école d’été est non partisane et veut favoriser l’expression et la délibération à propos d’idées possiblement discordantes.

Marche Monde d’Oxfam-Québec

17Depuis 1970, Oxfam-Québec propose une manifestation festive sur le thème de la justice sociale où les jeunes provenant de différentes institutions d’enseignement du Québec se réunissent le temps d’une journée au mois de mai dans les rues de Montréal. Cette initiative s’inscrit dans deux espaces sociaux : le milieu scolaire, dans lequel les jeunes du comité local préparent la marche, et le tiers-lieu de la marche du mois de mai qui est indépendant du milieu scolaire et est organisé par Oxfam-Québec.

18Lors de notre terrain d’enquête, nous avons observé le comité local dans une école de la grande région des Laurentides. En début d’année, l’animateur avait organisé un « 24 heures à l’école » lors d’un week-end, pour permettre aux jeunes d’expérimenter un espace-temps où ils et elles pourraient identifier collectivement leurs valeurs, leurs priorités pour l’organisation de la marche et d’autres projets annuels qu’ils et elles voulaient entreprendre. Le reste de l’année, les jeunes du comité se réunissent dans un local de l’école où ils et elles ont la liberté de bricoler, de dîner ensemble et d’échanger sur les slogans et les activités qui seront proposés lors de la Marche Monde. Lors des rencontres, plusieurs sujets sont discutés, notamment les injustices sociales, l’environnement, le respect des jeunes qui s’identifient au groupe LGBTQ2+ (lesbienne, gay, bisexuel, transsexuel, queer et bispirituel). Les membres du comité ont également la charge du Marché du Monde, un petit commerce d’économie sociale autogéré par les élèves qui offre des produits équitables.

19L’événement de la marche représente, pour plusieurs jeunes, la première expérience de mise en pratique de leurs droits politiques au rassemblement et à la manifestation publique en compagnie d’adultes qui assurent leur sécurité et les encouragent dans leurs démarches citoyennes. Les slogans et les thèmes arborés sur les pancartes appellent à une certaine émancipation des rapports de pouvoir économiques actuels, que ce soit ceux des multinationales ou ceux des pays riches, afin de sensibiliser les jeunes à leur citoyenneté mondiale. Des messages émancipateurs évoquant la reconnaissance des minorités sexuelles, des droits humains et des rapports sociaux de sexe et de genre sont également proposés par la foule.

L’École d’été à la citoyenneté de l’Institut du Nouveau Monde

20L’INM est une organisation de la société civile non partisane établie à Montréal depuis 2004, et qui a pour mission de soutenir la participation citoyenne en informant, en éduquant et en soutenant la participation des individus à différentes consultations publiques, qu’elles soient organisées par des municipalités, des ordres professionnels ou des collectifs de citoyens. L’une des activités phares de l’INM vise les jeunes âgés de 15 à 35 ans ; il s’agit d’une école d’été qui réunit en moyenne 350 personnes pour une durée de quatre jours. Cette école propose des conférences, des débats entre politiciens, des activités de réseautage entre les jeunes et avec les organisations de la société civile. Dans le guide du participant, l’INM annonce l’approche de l’organisation : informer, débattre et proposer. L’école d’été encourage les jeunes à participer à des débats : des représentants de partis politiques sont invités à débattre ; des conférenciers proposant des points de vue divergents sur l’organisation sociale et politique sont présents. En 2017, l’école avait pour thème « Génération d’impact » et regroupait sept profils représentant des types d’engagements et de thèmes de travail : 1) innovation – démocratie numérique ; 2) artistique ; 3) entrepreneuriat ; 4) exploration des différentes communautés culturelles ; 5) communication – voix citoyennes ; 6) leadership participatif ; 7) mobilisation – vivre ensemble. Dans ces profils, les jeunes développent collectivement des projets qu’ils et elles présentent à l’ensemble de l’école lors de l’activité festive de clôture. Par exemple, les jeunes inscrits au profil mobilisation présentent leur projet de marketing social à propos des groupes racisés.

21L’école d’été joue un rôle important dans l’écosystème des organisations jeunesse, puisqu’elles sont plusieurs à être partenaires de l’événement et invitées à coorganiser des activités, afin qu’un plus grand nombre de jeunes connaissent leurs projets et leurs services. Lors de nos observations, nous avons remarqué l’importance que l’organisation accorde aux activités de réseautage entre les jeunes et, par le fait même, à l’inclusion. Les participants représentent la diversité culturelle de la métropole, environ la moitié des participants appartenant à un groupe racisé. Cette activité est une porte d’entrée dans la participation sociale et politique pour de nombreux jeunes. Il s’agit également d’une façon de rencontrer d’autres personnes qui partagent des valeurs de justice sociale et de participation citoyenne démocratique, comme en témoigne Maryam (26 ans) :

Je pense que ça a renforcé ma citoyenneté, je me suis dit : je ne suis pas toute seule, on est plusieurs. […] On se dit… mais ça, ce n’est pas possible, il faut que ça change, il faut que je fasse ça. Et là tu as d’autres personnes qui sont aussi dans cette idée-là. […] Je me suis sentie exactement à la place où je devais être.

Droits humains et participation sociale

22Le mouvement communautaire québécois a historiquement développé des initiatives d’éducation populaire destinées à sensibiliser les personnes à leurs droits civiques. Ces initiatives reconnaissent les situations d’oppression vécues par certains groupes et soutiennent leur citoyenneté sociale en les engageant dans des activités où ils peuvent développer leur solidarité et leur sentiment d’appartenance (Ampleman et al., 2012).

Comité des droits des enfants du Centre de pédiatrie sociale de Gatineau

23Le Centre de pédiatrie sociale de Gatineau (CPSG) participe à un discours sur l’éducation démocratique libérale, puisque les droits sociaux y sont centraux, mais il participe également à un discours émancipateur en soutenant le pouvoir d’agir d’enfants en situation de défavorisation sociale et économique. Depuis la signature de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) en 1989, de nouveaux principes et de nouveaux outils permettent d’éduquer et de sensibiliser les enfants et les adultes à la reconnaissance de la citoyenneté des enfants. Le Comité des droits des enfants du CPSG utilise la CIDE afin de soutenir les jeunes et de les aider à comprendre les fondements sociaux des injustices qu’ils et elles vivent à l’échelle individuelle. Les rencontres ont lieu au Centre de pédiatrie sociale qui est une organisation indépendante de l’école et des services sociaux. Il s’agit donc d’un tiers-lieu où des jeunes peuvent se réunir et échanger librement en dehors de la famille, de l’école ou des services sociaux.

24L’équipe soignante, constituée de médecins, d’infirmières et d’intervenants, propose aux jeunes qui ont de la difficulté à faire entendre leur voix de participer à l’activité du comité, afin de mieux les soigner et de les inclure en tant que citoyens. Une avocate, assistée d’une intervenante, dirige bénévolement le groupe et rencontre le comité une dizaine de fois par an, afin d’organiser des activités d’échanges et d’apprentissage sur leurs droits. Elle organise des visites au tribunal, leur explique le système judiciaire et peut même accompagner certains jeunes et leur famille dans leurs démarches. Par exemple, lors d’une de nos observations, l’animatrice dirigeait une activité où elle invitait les jeunes à classer des images en fonction de leur correspondance à des droits, des désirs et des besoins.

25L’une des activités principales est l’organisation annuelle d’une marche, le 20 novembre, dans les rues de la ville pour souligner l’avènement de la CIDE. Il s’agit d’une première expérience de mobilisation et de sensibilisation sociales pour les jeunes qui y participent et côtoient des élus et des dirigeants afin d’éduquer la population aux droits des enfants.

Démocratie et luttes sociales

26Le développement démocratique de la société canadienne s’inscrit dans l’histoire de mouvements sociaux et le Y des femmes de Montréal et Exeko adhèrent à cette perspective critique, puisqu’ils dénoncent les situations d’oppression en engageant les jeunes dans une perspective d’autonomisation collective et d’émancipation. Puisque ces deux initiatives présentent l’histoire de luttes sociales, elles participent également à un discours sur la démocratie agonistique et sur l’importance de la dissension pour contribuer à la transformation sociale. Ces initiatives leur permettent de développer une compréhension contextualisée des enjeux d’inégalités, mais elles permettent surtout d’offrir en exemple des situations de luttes sociales qui ont entraîné des répercussions positives pour la société. Elles s’affilient ainsi à la pédagogie de l’espoir (Freire, 1974).

Y des femmes

27Le Y des femmes est un organisme communautaire qui fait partie du groupe des YWCA du Québec (Young Women’s Christian Association). Cette organisation d’origine britannique s’est établie à Montréal en 1875 et s’est toujours destinée à venir en aide aux femmes. C’est une organisation laïque, non partisane et ouverte aux femmes de toutes les origines et croyances religieuses. Au cours de notre recherche, nous avons observé pendant une année un groupe d’une quinzaine de jeunes filles provenant d’écoles différentes qui participaient au programme « Force des filles, forces du monde ». Les rencontres se tenaient principalement dans le tiers-lieu du Y. Cette activité, animée par deux facilitatrices, avait pour but de soutenir les projets proposés par des jeunes femmes sur des enjeux féministes. L’année de l’observation, les adolescentes ont proposé un projet de documentaire sur le thème du féminisme intersectionnel intitulé IntersectionnElles6. Par sa nature, l’initiative participe au discours sur la démocratie multiculturelle et souligne l’importance d’inclure la diversité des personnes.

28Les femmes interviewées ont été identifiées en raison de leur rôle et de leur influence en tant que femmes racisées. Elles ont été contactées par les adolescentes qui ont pris en charge la réalisation et la production du documentaire. À travers cette expérience, les adolescentes ont développé leur identité féministe tout en acceptant d’avoir des définitions différentes du féminisme (Théwissen-Leblanc, 2020). Le documentaire, même s’il présente les difficultés vécues par les femmes, propose une vision d’espoir, puisqu’elles ont réussi dans leurs projets professionnels et partagent un discours d’encouragement.

Exeko

29L’organisme Exeko existe depuis 2006 et agit auprès de populations vulnérabilisées selon une approche de médiation artistique et intellectuelle (Beauchemin et al., 2014). Les différents médiateurs et médiatrices d’Exeko travaillent en collaboration avec des groupes extérieurs au monde scolaire afin d’animer différents projets. L’initiative observée, principalement destinée aux jeunes à risques d’exclusion, consiste en une série de cinq ateliers offerts en concertation avec un YMCA de Montréal les vendredis soir après l’école. Le groupe était constitué de jeunes âgés de 15 à 17 ans, majoritairement racisés, provenant de cinq écoles différentes. Ils et elles se réunissaient dans les tiers-lieux que représentent le YMCA et certains lieux publics du quartier.

30L’objectif des ateliers était d’initier les jeunes à l’histoire des luttes collectives de leur quartier en leur faisant visiter des lieux commémoratifs ou un bâtiment investi par les comités citoyens pour offrir des services à la collectivité. Pour animer le groupe, les médiateurs organisent des sketches dans l’esprit du théâtre forum, pour discuter du changement social et des luttes des citoyens du quartier contre l’embourgeoisement. Ils définissent ainsi le changement social : « C’est quand des gens qui partagent une situation se réunissent pour faire quelque chose ensemble, pour changer les choses. »

  • 7  « Écoutez les gosses, nous sommes l’avenir » (NdlR).

31Lors des visites du quartier, les jeunes sont invités à entrer en relation avec les passants pour les questionner sur l’histoire du quartier. La série d’ateliers se termine par une activité d’impression sérigraphique sur des t-shirts de slogans créés lors de l’atelier précédent. On peut y lire ceux-ci : « Pour nos prochains, sauvons notre coin » ou « Listen to the kids, we are the future7 ». À la fin de l’atelier, tous les t-shirts sont exposés et les jeunes sont fiers de voir la matérialisation de leurs réflexions collectives. L’une des jeunes explique : « Là c’est le quartier de [X], mais cette démarche-là, je peux la faire ailleurs. » L’expérience lui a permis de comprendre l’influence que peuvent avoir les comités de citoyens sur le développement local.

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32L’ethnographie multisite permet de constater la richesse de l’éducation à la citoyenneté démocratique que proposent les organisations de la société civile aux enfants, aux adolescents et adolescentes et aux jeunes adultes québécois. Les initiatives contribuent au projet de démocratie participative, mais révèlent surtout une hybridité de discours sur l’éducation démocratique. Elles sont source d’apprentissages citoyens différents, qui dépendent tous du registre des discours sur l’éducation citoyenne mobilisés par les adultes, les organisations et les jeunes eux-mêmes. Leur réussite dépend d’ailleurs de la cohérence qu’elles réussissent à mettre en place entre le registre des discours sur l’éducation citoyenne et les répertoires d’actions qu’elles proposent aux jeunes.

33Les organismes jeunesse représentent des tiers-lieux où les citoyens et citoyennes peuvent s’exprimer et apprendre à coconstruire des projets collectifs qui, à différents degrés, amènent une vision singulière de la transformation sociale. Le rôle des adultes qui facilitent ces initiatives y est primordial : ils permettent aux jeunes de les côtoyer sans s’inscrire dans les rapports de pouvoir propres au milieu scolaire. L’écosystème des organismes de jeunesse québécois se distingue des autres provinces canadiennes par sa richesse, mais son apport à l’éducation démocratique demeure peu reconnu par l’État, ce qui le rend fragile, puisqu’il dépend en grande partie de l’investissement gouvernemental.

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Bibliographie

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WESTHEIMER J. et KAHNE J. (2004). « What kind of citizen? The politics of educating for democracy ». American Educational Research Journal, vol. 41, no 2, p. 237‑269. https://doi.org/10.3102/00028312041002237

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Notes

1  Il est possible de consulter toutes les informations du projet à cette adresse : https://educationetdemocratie.ca/

2  Pour consulter le rapport de recherche : https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/40305

3  Pour consulter le rapport de recherche : https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/35946

4  Les commissions scolaires ont été abolies en 2020, mais elles désignaient le regroupement de plusieurs écoles secondaires et primaires en fonction d’un territoire administratif. L'un des organes de gouvernance des commissions scolaires était la commission des commissaires élus.

5  Ce programme était offert en 2016 au moment de l’enquête, il a été aboli depuis.

6https://educationetdemocratie.ca/publications/documentaires/

7  « Écoutez les gosses, nous sommes l’avenir » (NdlR).

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Table des illustrations

Titre Tableau 1. Principaux discours sur l’éducation citoyenne
Crédits Source : tableau élaboré par l’auteur.
URL http://journals.openedition.org/ries/docannexe/image/11586/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 186k
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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphanie Gaudet, « Les initiatives jeunesse au Canada : des tiers-lieux de l’éducation démocratique »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 88 | 2021, 93-104.

Référence électronique

Stéphanie Gaudet, « Les initiatives jeunesse au Canada : des tiers-lieux de l’éducation démocratique »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 88 | décembre 2021, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/ries/11586 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.11586

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Auteur

Stéphanie Gaudet

Stéphanie Gaudet est professeure titulaire et directrice du Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM) de l’Université d’Ottawa. Elle travaille sur la participation sociale et politique, la jeunesse, les parcours de vie et la méthodologie qualitative. Elle dirige un projet de recherche partenariale sur les expériences d’éducation à la citoyenneté en milieu communautaire et associatif et un projet de recherche sur les parcours d’engagement social et politique des jeunes. Elle a dirigé un numéro de la revue Lien social et Politiques sur la citoyenneté des enfants et des adolescents et a copublié avec D. Robert A Journey through Qualitative Research (Sage, 2018). Courriel : Stephanie.Gaudet[at]uottawa.ca

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