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Dossier - (S’)Éduquer par l’engagement

Éduquer à la citoyenneté : le cas du travail de jeunesse au Royaume-Uni

Education for citizenship: youth work in the United Kingdom
Educar a la ciudadanía: el caso del trabajo de la juventud en el Reino Unido
Janet Batsleer et Harriet Rowley
Traduction de Hélène Bréant
p. 105-114

Résumés

La recherche Partispace sur les espaces et les styles de participation des jeunes conduite dans huit villes européennes a montré qu’envisager la participation en termes de normes revient à limiter plutôt qu’à élargir le spectre des différentes formes de participation des jeunes. Cette méconnaissance conduit à la pédagogisation et au paternalisme dans les écoles, en réduisant la participation à un acte individuel au lieu de la comprendre comme un processus relationnel et social appris avec les autres et en tension nécessaire avec eux. Cet article explore ces résultats en relation avec le cas du travail de jeunesse britannique. Il en présente le contexte, les tensions clés et montre, à travers quatre exemples, les potentialités qu’offre la reconnaissance des apprentissages effectués dans ce cadre. Pour être ouvert aux processus d’apprentissage social dans le contexte du travail de jeunesse, il faut des professionnels de la jeunesse qui valorisent avant tout la relation, y compris quand elle est conflictuelle, afin que cette expérience devienne source de participation et d’apprentissage.

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Notes de la rédaction

Article traduit de l’anglais par Hélène Bréant.

Texte intégral

1Nous explorons dans cet article la manière dont le travail de jeunesse contribue à l’apprentissage informel et à la participation des jeunes au Royaume-Uni. Ces modalités d’accompagnement et de soutien éducatif n’y ont pas de cadre réglementaire spécifique : elles reposent à la fois sur un petit nombre de professionnels spécialisés et sur des associations nationales au sein desquelles des professionnels appuient le travail des bénévoles. Typiquement, ces organisations proposent aux jeunes âgés de 14 à 25 ans des activités hors du cadre scolaire ou universitaire. Il peut s’agir d’activités sportives, de projets collectifs ou encore d’activités informelles et de défis, tandis que les jeunes en difficulté peuvent se voir proposer un accompagnement individuel et un soutien personnalisé.

2À l’instar des espaces et des pratiques de l’animation socioculturelle en France, le travail de jeunesse au Royaume-Uni s’inscrit dans une histoire et des géographies complexes. Ce champ comprend des pratiques profondément ancrées dans l’éducation populaire de Paulo Freire – comme The Creative Project évoqué plus loin – et des sphères qui contestent de telles influences, notamment celles qui font la part belle à l’accompagnement individuel et au travail sur le comportement, des projets où prévalent le contrôle social et la gestion des comportements des jeunes (pour lutter contre la criminalité à l’arme blanche, par exemple) et des espaces où priment la morale sociale et le développement spirituel des jeunes (c’est le cas d’un grand nombre de clubs de jeunes ouverts à tous et de projets menés dans le cadre du travail de rue, comme celui que nous évoquerons plus loin). Des années 1960 au début des années 2000, il existait un service jeunesse dans chaque municipalité anglaise. Si cela perdure au pays de Galles et en Irlande du Nord et que cela fait partie du « service d’éducation communautaire » (Community Education Service) en Écosse, les professionnels du travail de jeunesse se fraient désormais un chemin dans les interstices du travail social, de l’école, des arts, de la culture et de la santé publique. Le travail de jeunesse au Royaume-Uni s’est en effet déconstruit et reconstruit de manière intense ces vingt dernières années, parfois comme un aspect du travail social communautaire et de l’éducation populaire, parfois dans le cadre de partenariats avec d’autres initiatives centrées sur « la jeunesse », voire sur « l’enfance » (Bright, 2015 ; Youdell et McGimpsey, 2015).

Comprendre les formes de participation des jeunes

  • 1  Partispace : « Espaces et styles de participation, modalités de participation formelle, non formel (...)

3Dans le cadre de la recherche Partispace1 portant sur les espaces et les styles de participation des jeunes dans huit villes européennes, l’appréhension normative de ce que recouvre l’engagement était plus restrictive qu’élargie aux différents modes de participation des jeunes (Walther et al., 2019). Ce défaut de reconnaissance à la fois des formes et des apprentissages issus de l’engagement a conduit à la pédagogisation et au paternalisme non seulement dans les cadres formels, mais aussi, et de façon encore plus marquée, dans les établissements scolaires, réduisant la participation à un acte individuel au mépris du processus relationnel et social acquis auprès des autres et dans une nécessaire tension avec autrui (Batsleer et al., 2019).

4Au cours de l’étude Partispace au Royaume-Uni, l’équipe de chercheurs a mené vingt-cinq entretiens avec des spécialistes du travail de jeunesse chargés de développer des programmes pour la participation des jeunes et a conduit des travaux ethnographiques pendant douze mois sur trois terrains – trois contextes dans lesquels le travail de jeunesse joue un rôle central : The Youth Council (le Conseil de la jeunesse), The Creative Project et The Street Work Project (travail de rue). Ces études de cas ont été complétées par l’étude de deux groupes politiques formellement constitués (les Jeunes socialistes et le militantisme féministe sur internet) et celle d’un projet autour d’une scène musicale indépendante d’improvisation (Batsleer et al., 2017). Les chercheurs ont également mené des entretiens biographiques avec certains des jeunes engagés dans ces projets et, dans certains cas, une recherche-action participative a été entreprise (McMahon et al., 2018).

  • 2  Partibridges (Erasmus+ 2019-2021).

5Dans le projet Partibridges2, des universités et des organisations de la jeunesse, dont trois impliquées dans Partispace, ont collaboré dans quatre villes. Résultat direct de Partispace, ce projet avait pour but de mettre en pratique les conclusions tirées au sujet de la participation des jeunes en Europe, tout en tissant des liens plus étroits entre l’enseignement supérieur, les professionnels de la jeunesse et les jeunes. Au Royaume-Uni, Partibridges a été conçu en partenariat avec Youth Focus North West, l’unité régionale chargée du travail de jeunesse, avec deux axes principaux. Le premier – concevoir et mettre en place un Master of Arts dédié à diverses sessions d’enseignement et de formation – a conduit à l’élaboration d’un module européen de formation en ligne sur la participation des jeunes, pour un public d’étudiants et de professionnels du travail de jeunesse. Pour le second, des équipes du pays ont mené des projets de recherche-action participative (RAP) et en ont fait un web-documentaire ainsi qu’un guide méthodologique détaillant leurs réflexions sur le processus de fabrication de projets RAP.

6Partibridges a donné aux partenaires l’occasion d’expérimenter et de repenser la participation des jeunes telle qu’ils la vivent à travers des partenariats innovants entre l’enseignement supérieur, les professionnels de la jeunesse et les jeunes. En prenant Partispace pour point de départ, ils ont interrogé les savoirs considérés comme valables dans le champ de la participation des jeunes, tout en expérimentant les espaces et les méthodes d’enseignement en la matière. Au Royaume-Uni, des chercheurs, des professionnels de la jeunesse et des jeunes engagés dans des instances formelles de représentation de la jeunesse ont participé à un projet de RAP visant à explorer les expériences de confinement vécues par les jeunes pendant la pandémie de Covid-19.

7Nous proposons ci-dessous une brève présentation des espaces et des pratiques relatives au travail de jeunesse et explorons la relation conflictuelle entre le travail de jeunesse et les méthodes et espaces d’apprentissage formel que la crise sanitaire a éclairés d’un jour nouveau au Royaume-Uni. Nous nous appuyons ensuite sur les éléments de preuves émanant des professionnels de jeunesse et des jeunes impliqués dans l’étude Partispace et dans Partibridges, avant d’esquisser des conclusions d’ordre général sur le travail de jeunesse, l’engagement et l’éducation.

La place de l’éducation à la citoyenneté dans le travail de jeunesse

  • 3  Voir par exemple le rapport de santé publique Public Health England (2020) COVID-19 mental health (...)

8Le travail de jeunesse a longtemps revendiqué sa place au sein du service public de l’éducation au Royaume-Uni, à travers des activités extrascolaires complémentaires aux cursus scolaires et universitaires. Une grande part du cadre théorique élaboré autour du travail de jeunesse s’attache depuis à identifier les différents types d’apprentissages à mettre à son crédit. Il s’agit bien souvent d’un partenaire invisible, impliqué dans des tentatives de considérer l’éducation au-delà du périmètre scolaire et de l’élargir à des systèmes fondés sur la pédagogie sociale ou sur des conceptions socioculturelles contextuelles des apprentissages et du développement (Curran et al., 2013). Il suffit d’évoquer brièvement les discours actuels autour du bien-être des jeunes britanniques pour révéler certaines des luttes comprises dans l’occupation de tels terrains, à la fois pour les jeunes et pour les professionnels de la jeunesse. L’espace scolaire et, par conséquent, l’expérience des enfants et des jeunes sont constamment sous-représentés dans le discours public sur la Covid-19, avec des établissements de l’enseignement secondaire et du supérieur en butte à des exigences contradictoires de contrôle des infections, d’enseignement et d’évaluation à distance et de continuité éducative in situ pour certains groupes d’élèves ou d’étudiants confrontés à une situation particulière. Dans la couverture médiatique de ces tensions3, une articulation ambivalente est apparue entre, d’une part, une focalisation sur l’absence de procédures d’évaluation ou leur modification et les conséquences sur les enfants et les jeunes, et d’autre part un accent spécifique sur la santé mentale et le bien-être des jeunes. Cette lecture binaire de l’expérience de la Covid-19, entre le prisme scolaire et celui d’une « crise de la santé mentale », contribue à rendre bien des aspects imperceptibles. Elle détourne en effet de l’attention portée au pouvoir d’agir et à la capacité des jeunes à tisser des liens. Par « pouvoir d’agir » (agency), nous entendons l’aptitude à l’action et à travers le concept de « construction de liens » (relationality), nous mettons en lumière toutes les relations que les jeunes apportent et qui vont constituer l’environnement propice à la confection de leur propre engagement.

9Les organisations représentatives du travail de jeunesse à l’échelle nationale ont saisi toutes les occasions de souligner son rôle en cette période. De plus, dans le curriculum de la National Youth Agency (Agence nationale pour la jeunesse) (2021), l’organe britannique central d’appui au travail de jeunesse professionnel, sont clairement affirmées les visées éducatives des pratiques de ces professionnels. D’ailleurs, le projet d’un curriculum spécifique au travail de jeunesse est le fruit d’une histoire longue et conflictuelle. S’il y a dans cette initiative une meilleure reconnaissance du travail de jeunesse en tant que processus, elle comprend aussi une liste exhaustive de sujets que la méthode du dialogue critique qui lui est propre permet d’investir et d’aborder. En effet, l’attention portée au processus et à la praxis est centrale dans le travail de jeunesse. Lorsque ce dernier s’enracine dans l’éducation populaire, les questions de pratiques et d’apprentissages proviennent et procèdent de l’expérience, des besoins et de la situation des jeunes dans des contextes spécifiques. Ce sont autant de sources d’apprentissages du fait de leur authenticité au sein de relations particulières tissées avec des adultes de confiance et avec d’autres personnes ayant leurs propres ressources et histoires, dans des contextes et des espaces spécifiques (Ord, 2007 ; Batsleer et Davies, 2010). De plus, utilisé sans tenir compte des préoccupations des jeunes, et articulé par exemple à des procédures d’évaluation visant à mesurer les résultats des interventions et à en extraire une valeur marchande, ce type d’approche pourrait déboucher sur un cadre qui a déjà régulé la pratique des professionnels de la jeunesse en imposant une évaluation bureaucratique à des relations sociales et à des espaces informels, une pression néfaste au cours des années 2000 (De St Croix, 2018).

10Le travail de jeunesse a donc cherché à s’impliquer en politique tout en sachant l’éviter, dans la mesure où les professionnels concernés se positionnent en facilitateurs plutôt qu’en militants et où les jeunes engagés en politique ne suivent pas les lignes partisanes dans la perspective d’une élection. En cette année où la mobilisation des élèves et des étudiants dans les cortèges de manifestants a été plus intense qu’il y a quelques années, nous devons nous demander dans quelle mesure l’approche portée par le travail de jeunesse, qui consiste à insister sur les notions de « participation » et de « plaidoyer », réduit et étouffe un engagement politique plus substantiel. Cela rend pertinent le recours aux résultats des recherches effectuées dans le cadre de Partispace et de Partibridges.

Soutenir la participation des jeunes : des professionnels aux postures variées

11Nous discutons ci-après certains des aspects complexes du travail de jeunesse en tant que démarche de soutien à l’engagement des jeunes, en mettant en lumière une tension cruciale pour chacun des projets réalisés avec l’appui de professionnels de la jeunesse. La citation de chaque intertitre illustre cette tension dans le discours de ces professionnels.

Le Conseil de la jeunesse : « Vous avez de la chance d’être là, c’est un privilège. »

12De nombreuses villes du Royaume-Uni élisent chaque année un conseil municipal des jeunes ayant pour but de porter la parole des 16-18 ans auprès des élus locaux. Leur structure repose parfois sur des conseils de jeunes issus de quartiers bien précis. Si leur constitution passe souvent par les établissements scolaires, ceux que Partispace a pris pour objets d’étude étaient organisés à partir des clubs de jeunes locaux et gérés par des professionnels du travail de jeunesse. Dans la même veine, les jeunes qui se sont illustrés au sein d’un conseil municipal des jeunes sont appelés une fois par an à faire acte de candidature et à voter pour leurs représentants au Conseil de la jeunesse du Royaume-Uni. Les élus auront ainsi l’occasion de devenir membres de ce Parlement national de la jeunesse.

13Anna, l’une des jeunes femmes devenue membre de cette assemblée pendant la recherche Partispace, a suivi dans la foulée des études de sciences politiques à l’université locale. Elle a été aussi l’une des représentantes britanniques au Forum européen de la jeunesse et au Forum mondial de la jeunesse, après avoir exercé ses premiers mandats au sein d’un conseil local de la jeunesse. Elle était arrivée dans cette ville avec sa famille, réfugiée du Zimbabwe, et le premier conseil qu’elle a rejoint à l’âge de 11 ans était organisé par le bailleur de l’immeuble où elle et sa famille étaient logées à leur arrivée.

14Les professionnels de jeunesse du conseil municipal des jeunes mettent souvent en avant les responsabilités qu’implique le fait de représenter ses pairs. Les sessions du conseil municipal des jeunes suivent une trame bien ordonnée qui permet d’initier les jeunes aux procédures inhérentes aux réunions et aux prises de décisions formelles : préparer un ordre du jour et un relevé de décisions, réagir aux sujets proposés par les élus du conseil municipal et gérer de manière responsable et transparente les modestes budgets qui leur sont confiés. Néanmoins, ils ne sont pas autorisés à s’organiser au sein de partis politiques.

15Parallèlement à son caractère formel, le conseil municipal des jeunes ressemble en outre à un club au sein duquel les jeunes tissent des liens amicaux au-delà de leur cercle de proches, partagent des repas et des expériences, créent et échangent sur des plateformes de réseaux sociaux et commencent à esquisser leurs propres priorités, au-delà des sujets proposés par le conseil municipal des adultes. Irfan, qui a enchaîné lui aussi avec un cursus de sciences politiques, a mené un projet pour les sans-abri de la ville pendant la période couverte par l’enquête Partispace, mû alors par la compassion et par le désir d’apporter un soutien et des informations pratiques à un ami qui n’avait pas d’endroit où dormir. Il s’est lancé dans ce projet malgré les réticences des professionnels de la jeunesse, inquiets que d’autres projets déjà adoptés formellement n’aient pas encore vu le jour.

The Creative Project : « Ils apprennent qu’ils peuvent échouer et cela peut stimuler leur créativité. »

16Le deuxième projet dans lequel des professionnels de la jeunesse ont joué un rôle de facilitateurs concerne des jeunes de 15-16 ans dans l’un des quartiers les plus défavorisés de la ville. C’est un projet d’intervention sociale locale basé dans un théâtre local destiné au jeune public. Ce type d’institution attire généralement des jeunes dotés d’un certain capital culturel qui leur en facilite l’accès. Dans cette ville scindée entre une moitié sud plus aisée, écrin de l’université, et une moitié nord extrêmement défavorisée, la plupart des jeunes qui fréquentent ce théâtre viennent du sud. The Creative Project est mené, quant à lui, dans le nord, à partir d’une maison de quartier et d’une structure d’accueil de jeunes.

17Des jeunes sont sélectionnés pour percevoir une certaine somme d’argent (équivalente au salaire qu’ils recevraient s’ils avaient un job d’étudiant le samedi, jour choisi pour les réunions) en contrepartie de leur participation au projet. Ils sont soutenus dans le développement de leurs propres idées créatives pour des projets qui profiteront à tout le quartier, et accompagnés notamment afin d’accepter l’échec et d’en tirer des leçons.

18Durant la période de recherche ethnographique menée dans le cadre de Partispace, ce projet couronné de succès impliquait un jeune homme issu d’une famille récemment immigrée, qui avait créé à la bibliothèque locale un club de programmation informatique pour d’autres jeunes du quartier. Il a ensuite fait des études d’informatique à l’université d’Oxford et son parcours est considéré comme une immense réussite pour The Creative Project. Cependant, les professionnels du travail de jeunesse chargés du projet insistent sur le fait qu’il faisait partie d’un groupe de jeunes qui étaient en compétition, se soutenaient mutuellement et étaient prêts à accepter l’échec, tout à la fois.

19Cette aptitude à échouer et à persister dans l’échec jusqu’à ce qu’une phase de créativité porte ses fruits est mise en avant tout au long du projet. Le raisonnement est pragmatique, puisque la plupart des participants échouent et que, sur une cohorte, seuls trois jeunes reçoivent un financement pour mettre en œuvre leur idée, mais il relève aussi de la conception de l’éducation incarnée par le projet. De plus – et cela fait partie intégrante du processus – les participants doivent organiser une manifestation locale doublée d’une consultation de la communauté, ce qui comprend nécessairement une part d’échec, lequel se traduit par l’absence de public hors du cercle familial des organisateurs, voire celle des membres de leur propre famille. Ce « défaut de conception » se transforme en aiguillon essentiel qui amène les jeunes à repenser les enjeux de l’invitation à participer quand elle concerne une communauté négligée et défavorisée. En général, il contribue à affiner les idées créatives qui méritent d’être davantage explorées, notamment en matière de partenariats à nouer avec des organisations mieux dotées en ressources, au-delà du quartier défavorisé. Ainsi les jeunes apprennent-ils à chercher les réseaux nécessaires pour soutenir la participation.

The Street Work Project : « Entretenir le lien dans la durée, c’est là que le bât blesse. »

20La troisième étude de cas menée dans le cadre de Partispace sur l’expertise des professionnels de la jeunesse relève du travail de rue (historiquement appelé « travail de jeunesse hors les murs » au Royaume-Uni).

21The Street Work Project est né d’un projet plus vaste conçu pour aider les jeunes hommes sans abri des rues de Manchester, qui risquent de sombrer dans la prostitution. Ce projet proposait un espace sécurisé, du lien social et un accès à toutes sortes d’activités créatives.

22Pendant l’étude Partispace, les jeunes bénéficiaires, soutenus par des artistes et par des professionnels de jeunesse, ont réalisé une exposition dans la rue, témoignage éclatant de leur expérience de la rue. L’exposition a été installée et animée dans les rues mêmes où ces garçons avaient coutume de vivre. Le processus créatif a été doublé d’une RAP, afin de permettre aux participants de réfléchir à leur rôle et de tirer des enseignements de ce projet.

23La mission des professionnels du travail de jeunesse a consisté principalement à entretenir le lien, même lorsqu’il semblait peu probable qu’une installation de rue puisse voir le jour parce que l’intérêt s’effritait, que c’était un défi trop ambitieux ou qu’ils ne croyaient plus en cette possibilité, ces jeunes hommes soumis aux pressions répétées, assommantes et interminables qui émaillent la vie d’un sans-abri (Rowley, 2019).

24Ce que les jeunes ont appris de la participation à ce projet mené par des professionnels du travail de jeunesse, c’est à l’évidence une forme d’engagement qui serait restée ignorée dans un cadre normatif. En outre, si le mode d’implication des professionnels était devenu très paternaliste ou « pédagogiste », le lien entretenu avec tant de soin aurait été rompu. Ceux qui ont pris part à ce projet relevant du travail de rue n’avaient que très peu d’expérience de l’école où, comme en matière de prise en charge sociale, la plupart ont connu l’échec dès le plus jeune âge.

Un projet en contexte de crise sanitaire : (s’)éduquer à la citoyenneté par la petite porte

25Les jeunes, les professionnels de la jeunesse et les chercheurs impliqués dans le projet de recherche-action participative de Partibridges ne se sont pas retrouvés en chair et en os tout au long des six mois, mais ils ont participé à des réunions virtuelles hebdomadaires. Afin de freiner les contaminations par la Covid-19, nombre de groupes de jeunes se donnaient essentiellement rendez-vous en ligne à cette période. Très tôt, l’un des chercheurs a noté que si les relations entre les membres de l’équipe étaient empreintes d’une certaine « distance sociale », ils devraient s’assurer qu’elles n’évoluent pas en une « distance relationnelle ». Dans ce cas précis, les relations préexistantes entre les professionnels de jeunesse et les jeunes engagés dans des instances formelles de représentation de la jeunesse étaient cruciales. Elles ont permis en effet de focaliser la RAP sur les expériences vécues par les jeunes pendant la pandémie. L’accent placé sur le processus et la construction de liens invitait à mener une exploration globale des conséquences de la pandémie sur leur vie. Les réunions virtuelles hebdomadaires sont devenues un espace important pour permettre aux jeunes de poser des mots sur cet aspect de leur vie, mais aussi pour permettre aux professionnels de jeunesse et aux chercheurs de témoigner de la manière dont les jeunes traversaient cette période d’enseignement à distance, d’annulation des évaluations et de scolarité à domicile.

26Le projet permet d’illustrer certaines des voies dans lesquelles les espaces du travail de jeunesse sont en mesure de se reconfigurer et d’être reconfigurés – des territoires sur lesquels un regard démocratique peut être porté et une enquête menée sur la réalité sociale qui s’y déploie. Cela montre qu’il existe toute une palette de pratiques capables de prendre leurs distances avec le paternalisme et la pédagogisation, notamment du fait d’une relation profondément égalitaire – quoique souvent passée sous silence – entre les vies des professionnels de la jeunesse et celles des jeunes avec lesquels ils travaillent. L’accent placé sur la notion de lien constitue également un rempart contre le désaveu infligé aux pratiques juvéniles, problème relevé dans le cadre de l’enquête Partispace. Le projet démontre que l’engagement est un processus social de nature relationnelle et nécessairement conflictuelle, un processus que l’on apprend chemin faisant plus qu’il ne peut être prédéterminé et appris dans le cadre de l’enseignement formel.

*
**

27Nous soulignons pour conclure quelques résultats essentiels concernant l’éducation, le travail de jeunesse et l’engagement.

28Un grand nombre de jeunes n’a jamais vu sa participation véritablement reconnue dans le champ de l’éducation formelle.

29Les professionnels de la jeunesse peuvent apporter leur appui à la cocréation d’espaces qui permettent ces formes d’engagement et d’apprentissage. Ils peuvent accompagner les jeunes dans la cocréation d’espaces au-delà des frontières (de classe, de racialisation et de genre) de l’école, de la santé et de la justice pénale, mais à la condition sine qua non d’adopter des méthodes ancrées dans la renégociation et la coopération. Néanmoins, ils sont eux-mêmes contraints par la manière dont les relations entre le personnel, le social et le politique sont renégociées dans les politiques publiques actuelles. Les exemples que nous avons présentés le montrent : aucun des jeunes impliqués n’a connu de reconnaissance véritable de ses expériences de participation au cours de sa scolarité avant d’avoir eu l’occasion de s’engager dans des projets extrascolaires.

30Le travail de jeunesse peut être un espace d’éducation par/à la participation s’il n’est pas instrumentalisé.

31Le travail de jeunesse recèle le potentiel nécessaire pour offrir aux jeunes des occasions de s’approprier le monde, d’explorer leurs centres d’intérêt, d’expérimenter l’engagement dans les processus de prise de décision et de faire l’expérience d’être reconnus. Cependant, les études de cas menées au Royaume-Uni ont clairement montré que plus la conception et les contours du processus de participation sont proches des normes établies des adultes, plus le degré de contrôle exercé sur l’expression des jeunes est élevé. Ces trois études de cas révèlent que le travail de jeunesse peut être un espace d’expérimentation ouvert, mais que les apprentissages des jeunes sont contraints dans des cadres plus formels. Il est intéressant de constater que plus les jeunes avec lesquels les professionnels de la jeunesse entrent en relation sont marginalisés – à l’instar des jeunes impliqués dans The Street Work Project – plus le travail de jeunesse doit faire preuve d’ouverture et de capacités à improviser sur le plan relationnel.

32L’éducation à la citoyenneté n’a pas besoin de programmes supplémentaires : chaque conflit est une situation dans laquelle des aspirations à l’engagement sont en jeu et peuvent être négociées.

33Ce sont le processus et la construction de liens propres au travail de jeunesse qui constituent la base de l’éducation. Bien qu’il soit évident, dans chacun des exemples que nous avons donnés, que des ressources supplémentaires ont offert aux jeunes de nouvelles opportunités, il est aussi clair que des moments conflictuels ont été saisis, qui ont constitué des sources d’apprentissages pour les jeunes impliqués. Des décisions ont été prises pour s’affranchir des cadres établis et explorer un soutien concret à des jeunes sans-abri, pour réagir à l’échec en cherchant un partenaire institutionnel pour un projet créatif ou même afin de permettre aux jeunes de se désengager ou de s’impliquer à nouveau dans la performance associée à l’exposition de rue. Tous ces exemples peuvent être identifiés comme autant de moments où la possibilité de participer davantage peut s’exprimer, chez des jeunes habitués à vivre en marge de la société ou exclus des pratiques de la citoyenneté. L’ouverture aux processus d’acquisition de compétences sociales dans les différents contextes du travail de jeunesse requiert de la part des professionnels impliqués qu’ils aient à cœur de tisser des liens avec les jeunes et qu’ils disposent de la confiance nécessaire pour rester à leurs côtés quels que soient les conflits et les difficultés qui ne manqueront pas d’émerger au fil de cette construction relationnelle, et ce afin qu’ils deviennent autant de sources à la fois de participation et d’apprentissages.

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Bibliographie

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Notes

1  Partispace : « Espaces et styles de participation, modalités de participation formelle, non formelle, informelle des jeunes dans les villes européennes », projet de recherche financé par la Commission européenne dans le cadre du programme Horizon 2020. http://partispace.eu/

2  Partibridges (Erasmus+ 2019-2021).

3  Voir par exemple le rapport de santé publique Public Health England (2020) COVID-19 mental health and wellbeing surveillance: report (chapitre 7) : https://bit.ly/3qDhvKD, par opposition à l’étude de l’organisation Young Minds (2021) : Coronavirus: Impact on young people with mental health needs : https://bit.ly/3Dj6QrW

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Pour citer cet article

Référence papier

Janet Batsleer et Harriet Rowley, « Éduquer à la citoyenneté : le cas du travail de jeunesse au Royaume-Uni »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 88 | 2021, 105-114.

Référence électronique

Janet Batsleer et Harriet Rowley, « Éduquer à la citoyenneté : le cas du travail de jeunesse au Royaume-Uni »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 88 | décembre 2021, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 29 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/ries/11631 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.11631

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Auteurs

Janet Batsleer

Janet Batsleer a été maîtresse de conférences à l’Université métropolitaine de Manchester jusqu’en 2020. Elle a publié de nombreux ouvrages sur l’apprentissage informel dans le travail de jeunesse. Coresponsable britannique du projet Partispace, elle a contribué en tant qu’éditrice et autrice à l’ouvrage de Walther et al. (2019), Young People and the Struggle for Participation:  Contested Practices, Power and Pedagogies in Public Spaces, s’appuyant sur des publications antérieures qui exploraient les espaces de participation du point de vue de groupes de jeunes très marginalisés. Courriel : J.Batsleer[at]mmu.ac.uk

Harriet Rowley

Harriet Rowley est maîtresse de conférences en éducation et communauté à la Manchester Metropolitan University (Angleterre). Elle s’intéresse particulièrement à la participation des jeunes, aux formes d’engagement social par le biais des arts et aux formes de pratique démocratique visant à promouvoir la représentation et la reconnaissance des groupes marginalisés. Elle a dirigé des projets financés par l’Union européenne dans ces domaines, notamment Partispace (H2020), Partibridges (Erasmus+) et Ouye (Erasmus+). Parmi ses ouvrages (à paraître en 2022) : Reshaping Youth Participation : Manchester in a European Gaze (avec Batsleer et McMahon, Bingley : Emerald) et Young People, Radical Democracy and Community Development (avec Batsleer et Lüküslü, Bristol : Policy Press). Courriel : H.Rowley[at]mmu.ac.uk

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