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Dossier - Travailler en collaboration à l’école

Le travail collaboratif des enseignants et des enfants : lesson study et tokkatsu au Japon

Collaborative learning for teachers and children: lesson study and Tokkatsu in Japan
El trabajo colaborativo de los docentes y de los niños: lesson study y tokkatsu en Japón
Ryoko Tsuneyoshi
Traduction de Hélène Bréant
p. 95-105

Résumés

Cet article présente le modèle japonais de lesson study, une méthode d’apprentissage collaboratif des enseignants, ainsi que le modèle du tokkatsu, un processus d’apprentissage collaboratif des enfants qui s’étend au développement de compétences dans des domaines non cognitifs tels que les compétences sociales, la compassion, la persistance et les attitudes. Cet article montre comment l’apprentissage collaboratif des enseignants peut cibler non seulement les domaines cognitifs et les matières telles que les mathématiques et les sciences, comme cela est souvent souligné dans le contexte international lors de la pratique de l’étude des leçons, mais aussi les domaines non cognitifs et non disciplinaires. L’autrice conclut sur le potentiel de tels modèles de collaboration.

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Notes de la rédaction

Article traduit de l’anglais par Hélène Bréant.

Texte intégral

Le travail collaboratif des enseignants

1La lesson study (étude collective d’une leçon), modèle japonais de travail collaboratif des enseignants entendu comme un moyen d’améliorer leurs séances, est désormais connue dans certains cercles de pédagogues hors de l’archipel. Son association internationale, la World Association of Lesson Studies (WALS), et divers réseaux locaux sont présents dans différents pays. Au pays du Soleil-Levant, la lesson study ne date pas d’hier. Elle est considérée depuis longtemps par les enseignants japonais comme une manière de progresser sur le plan pédagogique à travers la réflexion collaborative. En revanche, sa transposition dans d’autres pays est plus récente et n’a cessé de gagner du terrain au cours des dernières décennies.

2Le Lesson Study Group du Mills College, dirigé par Catherine Lewis (l’actuelle présidente de WALS), décrit le processus de lesson study (figure 1). Des enseignants se regroupent afin d’identifier ensemble le type de qualités, de compétences et d’autres aptitudes dont les enfants ont besoin. Selon eux, à quoi ressemblerait un avenir désirable (par exemple, vivre en paix, en harmonie avec la nature, etc.) ? Quel rôle nos enfants seront-ils amenés à jouer dans la société future ? De quelles qualités pourrait-on vouloir doter les enfants de demain pour tendre vers cet avenir ? Quelles sont les forces et les faiblesses de nos élèves ? Que devons-nous faire ? Comment devons-nous enseigner ? Autant de questions que ces collectifs d’enseignants peuvent être amenés à (se) poser.

3Les pédagogues peuvent ensuite imaginer les contours d’une leçon dans une matière donnée et l’un d’entre eux (ou plusieurs) s’essayer à mener une séance, tandis que ses pairs l’observeront et noteront ce qui se passe. Les enseignants pourront ensuite exploiter la leçon en question pour l’améliorer et l’affiner, afin d’obtenir ce qu’ils souhaitent collectivement voir advenir pour leurs élèves. Bien que le degré d’engagement des équipes pédagogiques varie d’une école à l’autre, le principe de la lesson study est considéré comme un procédé classique d’amélioration collaborative des leçons dispensées au Japon.

Figure 1. Description du processus de Lesson Study

Figure 1. Description du processus de Lesson Study

Source : The Lesson Study Group at Mills College. https://bit.ly/​3xzuwqi

4Les leçons étant conçues de façon collaborative, il est important que cet exercice ne se transforme pas en une évaluation instaurant une compétition entre les enseignants. Il existe donc diverses mesures pour prévenir le risque de comparaison entre pairs. Les enseignants sont invités à se concentrer sur l’enfant, à comprendre comment l’élève apprend et comment il ou elle peut progresser dans ses apprentissages, plutôt que sur les qualités pédagogiques de tel ou tel collègue. Des concepts comme mitoru, qui signifie littéralement « comprendre par l’observation », guident l’attitude des enseignants.

5Pendant les séances de lesson study organisées in situ (konaiken), l’école se concentre sur une thématique considérée comme pertinente pour toute la communauté éducative. Lorsqu’un nouveau parcours est intégré aux standards curriculaires, ou lorsque certains points de vue ou activités se voient conférer un poids plus important, à l’instar de l’accent placé sur la pédagogie de l’enquête dans les récentes réformes du curriculum, les enseignants peuvent s’en saisir pour en faire un objet commun de lesson study et, ainsi, travailler en collaboration sur les implications de ce sujet (l’enquête, par exemple) dans les différentes disciplines.

6Un certain nombre d’ouvrages relatifs à la lesson study décrivent ce processus (Akita et Lewis, 2008 ; Fernandez et Yoshida, 2004 ; Lewis et Hurd, 2011).

La lesson study au Japon et ailleurs

7Quoique le modèle de la lesson study, fondé sur la collaboration entre enseignants, ait été adopté dans de nombreux pays, il existe une nette différence de finalité entre le Japon et les pays occidentaux.

8Le curriculum japonais est holistique. Les standards curriculaires nationaux ne sont pas seulement structurés en diverses matières, mais comprennent aussi des créneaux dédiés aux enseignements non disciplinaires – notamment regroupés sous la dénomination tokubetsu katsudo (tokkatsu, en abrégé), pour « activités spéciales » (Tsuneyoshi, 2014). Il s’agit donc de plages horaires inscrites dans le curriculum au même titre que les mathématiques et la lecture, et dont la vaste finalité (la vie scolaire elle-même) leur permet de porter leurs fruits au-delà des créneaux dédiés, d’autant plus que les activités y afférentes sont réparties tout au long de la journée d’école (voir tableau 1).

Tableau 1. Programmes d’enseignement au Japon, en termes de plages horaires

Tableau 1. Programmes d’enseignement au Japon, en termes de plages horaires

Source : présentation du cursus relatif au tokubetsu katsudo par le ministère de l’éducation, publiée en juillet 2017. Voir : https://bit.ly/​3y3xaG7 (pour l’élémentaire) et https://bit.ly/​3OtKBV8 (pour le premier cycle du secondaire).

9Le tokkatsu se décline dans différents domaines : les événements de l’établissement, les activités en salle de classe, les clubs d’activités et les conseils d’élèves. Parmi ces événements figurent notamment des séjours collectifs de natures diverses ainsi que des journées sportives. Le but de ces enseignements non disciplinaires est par nature la collaboration. L’existence de telles périodes dédiées inscrites dans le curriculum officiel traduit la conscience de ce que les apprentissages ne se font pas dans le seul cadre disciplinaire, mais qu’ils se produisent tout autant au cours d’autres activités. Ces dernières font appel à l’expérience vécue et à des pratiques non cognitives dont les objectifs peuvent aller jusqu’au développement des aptitudes émotionnelles et relationnelles (social and emotional learning, SEL), des compétences psychosociales et interpersonnelles (life skills) et à l’enseignement moral et civique – pour reprendre la terminologie occidentale.

10Il convient néanmoins de souligner que, bien que la lesson study telle qu’elle est pratiquée dans d’autres pays tende à mettre l’accent sur l’apprentissage disciplinaire, notamment en mathématiques, la lesson study japonaise s’intéresse, en tant que modalité du travail collaboratif entre enseignants, aux champs disciplinaires comme non disciplinaires et aux domaines cognitifs autant qu’aux aspects non cognitifs.

11Ainsi, les questions que les équipes pédagogiques peuvent se poser pendant leurs séances collaboratives de lesson study (à quoi ressemblerait un avenir désirable [par exemple, vivre en paix, en harmonie avec la nature, etc.] ? Quel rôle nos enfants seront-ils amenés à jouer dans la société future ? De quelles qualités pourrait-on vouloir doter les enfants de demain pour tendre vers cet avenir ? Quelles sont les forces et les faiblesses de nos élèves ? Que devons-nous faire ? Comment devons-nous enseigner ? [cf. supra]) ne concernent pas uniquement la dimension cognitive des élèves – leurs compétences en maths ou en sciences, par exemple. Elles interrogent aussi les compétences non cognitives que sont les compétences sociales, la compassion, le courage et les valeurs.

Le travail en collaboration des élèves entre eux

12Lorsque des visiteurs étrangers franchissent le portail d’une école japonaise et qu’il est question d’activités non disciplinaires, ils sont presque systématiquement frappés de voir certains rituels, par exemple des enfants qui servent à la cantine ou qui balaient leur salle de classe. Ces scènes marquent la plupart d’entre eux, même s’ils ne parlent pas un mot de japonais.

13Cela explique que l’on trouve sur YouTube quantité de vidéos en de multiples langues, qui montrent des écoliers japonais en blouse et charlotte blanches servant leurs camarades à l’heure du déjeuner ou faisant le ménage dans leur classe, chiffon et balai à la main. Ces activités sont souvent portées aux nues et considérées comme une incitation à responsabiliser les enfants, à les sensibiliser aux questions d’hygiène, etc.

14Toutefois, dans le regard de ces visiteurs, chacune de ces activités – servir le repas, par exemple – semble être perçue de façon indépendante, distincte d’activités non disciplinaires telles que les manifestations sportives, sans parler des matières scolaires à proprement parler. À l’échelle internationale, beaucoup n’ont pas encore compris que ces activités, à première vue aléatoires et sans rapport direct avec les enseignements disciplinaires, sont en réalité regroupées sous un même chapeau, le tokkatsu (tokubetsu katsudo) et les « temps d’apprentissage intégré » (sogoteki gakushu no jikan), pour former un système cohérent et riche en interactions (Tsuneyoshi et al., 2019).

15Si le volume horaire consacré aux activités non disciplinaires comprend le tokkatsu et le sogo (pour « temps d’apprentissage intégré »), le second est mieux connu des concepts éducatifs occidentaux parce qu’il établit un lien plus direct avec les contenus disciplinaires et qu’il met l’accent sur l’enquête, les compétences réflexives et le recueil d’informations de manière interdisciplinaire, au-delà des matières stricto sensu. Mais l’enquête peut être menée en groupe, en binôme ou individuellement. La collaboration n’en est donc pas l’élément essentiel. En revanche, l’apprentissage non disciplinaire dans le cadre du tokkatsu est nécessairement collaboratif, puisque c’est l’objectif même de ces « activités spéciales ». Nous mettrons donc ici l’accent sur le tokkatsu.

Qu’est-ce que le tokkatsu ?

16En plus de reposer sur la collaboration, le tokkatsu part du principe que les apprentissages comprennent l’intégralité de la vie scolaire et des temps de classe. En effet, pour les élèves, la vie se résume pour l’essentiel à leur scolarité. C’est pourquoi le mot « vie » revient souvent dans la définition de ce parcours curriculaire.

17Autre caractéristique du tokkatsu, sa nature fondée sur l’expérience. Les enfants apprennent en faisant – ou, plus précisément, en effectuant ensemble des tâches, quelles qu’elles soient. De petits groupes seront ainsi formés aussi souvent que possible afin de prendre des décisions, de bâtir un consensus et de mettre en œuvre les décisions prises. Être en désaccord et parvenir à un consensus, tisser des liens, c’est en soi un objectif pédagogique. L’accent est donc souvent placé sur le processus, plus que sur le résultat. Cela veut dire qu’une classe impeccable n’a en soi que peu de valeur si le ménage n’est pas devenu une activité que les enfants reconnaissent comme importante et pertinente dans leur vie.

18Mais le tokkatsu insiste aussi sur la motivation intérieure, intrinsèque. L’enseignant est censé jouer un rôle de facilitateur et encourager les enfants à puiser en eux-mêmes la motivation nécessaire pour identifier et résoudre les problèmes qu’ils peuvent rencontrer à l’école et en classe. Comme la motivation doit procéder d’un élan intérieur, faire le ménage serait un échec si les enfants ne s’en acquittaient que pour obéir à un ordre ou s’ils s’arrêtaient dès que les adultes ont le dos tourné.

19Les enseignants sont ainsi incités à déployer toute une palette d’outils, comme discuter de l’importance du ménage, réfléchir à ce qui s’est mal passé et à ce qui pourrait être entrepris pour améliorer les choses, en saisissant les débats en classe et toute autre occasion d’encourager les élèves à adopter une attitude découlant de leurs aspirations intérieures.

20Pour rester sur l’exemple du ménage : les enfants sont accompagnés et apprennent à apprécier l’importance de ce qu’ils sont en train de faire, mais aussi à effectuer les mêmes tâches alors que personne ne les regarde. Les discussions en classe contribuent à soutenir le processus de motivation intrinsèque dans un cadre collaboratif et le ménage est fait tous les jours, si bien que les élèves acquièrent des habitudes fondamentales pour la vie quotidienne (voir ci-après), comme le rangement. Tout cela concourt à ancrer des schémas de comportement, y compris en matière d’hygiène.

21Voici une définition conceptuelle de la période appelée tokubetsu katsudo (tokkatsu).

Le but est de cultiver certaines qualités et aptitudes en s’appuyant sur la manière dont les uns considèrent les choses et dont les autres pensent quand ils fondent des groupes et des sociétés, en agissant de manière autonome et en apprenant par l’expérience au gré de diverses activités collectives, en résolvant des problèmes en groupe comme dans sa propre vie, tout en révélant ses forces et ses potentialités. (Monbukagakusho, 2017, traduction de l’autrice)

La structuration des enseignements non disciplinaires

22L’enseignement non disciplinaire à la japonaise, le tokkatsu, structure ces apprentissages en quatre catégories : 1) les activités en classe, 2) les conseils d’élèves, 3) les clubs d’activités et 4) les événements organisés à l’échelle de l’école. Chacune de ces activités a un but spécifique correspondant à l’objectif général du tokkatsu défini plus haut. Par exemple, les activités pratiquées en classe, telles que les débats, réunissent les élèves d’une même classe dans leur salle. Les événements scolaires comme les activités sportives se déroulent généralement dehors et impliquent d’autres élèves de l’école. Les clubs d’activités rassemblent des élèves de tous âges qui s’impliquent dans ce qui constitue la raison d’être de leur club, que ce soit le tennis de table, le basketball ou encore les arts. Il va donc de soi que chacun dispose d’un but qui lui est propre, reflétant la nature de l’activité menée. Cependant, lorsque ces divers parcours et enseignements relèvent d’une expérience de socialisation systématique et que des ponts sont jetés entre eux, il est important de les relier à une finalité plus générale – un objectif qui détermine la valeur de ces activités en tant qu’occasions d’apprendre dans un cadre non disciplinaire.

23Voici la définition officielle des activités à conduire en salle de classe, telle qu’inscrite dans le curriculum scolaire, pour développer les qualités et aptitudes listées au premier objectif :

Identifier et résoudre des problèmes afin d’améliorer la vie de classe et la vie scolaire, discuter, bâtir un consensus, partager les rôles et coopérer afin d’apprendre par l’expérience, s’appuyer sur le débat pour prendre des décisions afin de résoudre ses propres problèmes et de se projeter dans son futur mode de vie puis transformer cela en actions autonomes, et apprendre en faisant.

24Parmi ces activités réalisées en classe figure la résolution – sur un mode collaboratif – de problèmes survenant au cours de la vie scolaire ou de la vie de classe. Des questions susceptibles d’améliorer la vie de chaque élève à l’école et en classe sont identifiées et font l’objet de discussions entre élèves. Puis les élèves parviennent à un consensus qui sera traduit en actes. Les enfants sont encouragés à s’impliquer dans des projets concrets en mobilisant des ressorts personnels et intérieurs, en constituant des groupes gérés par les élèves eux-mêmes et en se répartissant les rôles pour mieux coopérer et améliorer de concert la vie de chaque enfant dans la salle de classe. Pour ce qui est des activités interclasses, comme les événements organisés à l’échelle de l’école, chaque classe peut apporter ses idées, lesquelles seront versées au pot commun dans le cadre des activités pratiquées en classe et relevant du tokkatsu.

25Les activités en classe ont également pour but d’amener l’enfant à s’adapter à la vie scolaire et aux apprentissages dans la classe, à progresser sur le plan personnel et à adopter un mode de vie qui soit sûr et sain. Ce qu’on appelle en japonais l’« acquisition d’habitudes fondamentales pour la vie quotidienne » (kihonteki na seikatsu shukan no keisei) – c’est-à-dire l’autonomie, les salutations de politesse (compétences interpersonnelles), la propreté, etc. – fait partie de la vie de la classe, tout comme le fait de tisser des liens pour coopérer, de mener une vie saine et en toute sécurité (ce qui implique d’apprendre à se protéger et à protéger les autres en cas de catastrophe et d’accident) et de bénéficier d’une éducation à l’alimentation. Cela comprend aussi une éducation au soin (au sens du terme anglais care), dont les activités collaboratives telles que le ménage de l’école font partie intégrante, mais aussi le fait de stimuler la motivation intrinsèque à apprendre en utilisant la bibliothèque de l’école, par exemple.

26Les autres volets des enseignements non disciplinaires dans le cadre du tokkatsu sont aussi déclinés en objectifs spécifiques reliés à sa finalité globale. Comparer les objectifs des activités dispensées hors des salles de classe permettra de comprendre la manière dont le paysage des enseignements non disciplinaires est organisé au sein du curriculum japonais.

Les conseils d’élèves

27Des enfants d’âges différents coopèrent afin de résoudre des problèmes et, ce faisant, d’enrichir et d’améliorer la vie scolaire. En apprenant à planifier et à partager les rôles et en collaborant pour gérer le processus de manière collective, autonome et tournée vers l’action, les élèves vont développer les qualités et aptitudes listées dans le premier objectif (Monbukagakusho, 2017).

Les clubs d’activités

28Des enfants d’âges différents coopèrent et préparent des activités collectives afin de partager leurs centres d’intérêt communs de manière autonome et tournée vers l’action, mais aussi d’encourager au développement de leur personnalité tout en développant les qualités et aptitudes listées dans le premier objectif (Monbukagakusho, 2017).

Événements scolaires

29À travers des activités fondées sur l’expérience, au cours desquelles des enfants, tous niveaux et établissements scolaires confondus, coopèrent pour améliorer la vie scolaire, nous cherchons à cultiver les qualités et aptitudes listées dans le premier objectif, tout en approfondissant le sentiment d’appartenir à un collectif ainsi que le sens de la solidarité et du civisme (Monbukagakusho, 2017).

30Chose remarquable, toutes les sous-activités du tokkatsu se réfèrent au premier objectif, la finalité globale qui inclut toutes les autres.

Questions ouvertes

31Pour finir, cette section abordera d’autres sujets ayant trait au travail collaboratif des enseignants et aux apprentissages collaboratifs des élèves dans le modèle japonais d’éducation holistique.

Le lien avec les disciplines

32Tout d’abord, après que toutes les activités non disciplinaires ont été rassemblées sous un seul et même objectif et que cet objectif se retrouve dans la manière et les contenus des apprentissages au sein desdites activités, il reste à les relier à des matières ou à d’autres enseignements non disciplinaires tels que le sogo. Cela fait l’objet de discussions entre enseignants (étude collaborative des leçons, etc.). Les manuels conçus par des enseignants du ministère dans le cadre de groupes de recherche en donnent divers exemples. Néanmoins, ce sont les écoles qui, in fine, repèrent les besoins de leurs élèves et de leur communauté, puis avisent sur ce qu’il convient de faire – et comment.

33Par exemple, dans une école située au cœur d’une circonscription où les familles sont en situation de grande précarité, le médecin scolaire pourra confirmer les observations de l’équipe enseignante sur le fait que les enfants présentent un nombre de caries anormalement élevé. Les pédagogues pourront alors insister sur l’importance de se brosser les dents après chaque repas afin d’inciter les enfants à adopter de bonnes habitudes au quotidien, mais aussi attirer leur attention sur tout ce qui concourt à un mode de vie sain (régime alimentaire, activité physique, etc.). Cela ne relève pas seulement du tokkatsu, mais aussi de plusieurs matières telles que l’éducation physique et l’économie domestique.

34Dans telle autre école, la communauté éducative constatera que les élèves sont souvent issus de familles nucléaires et qu’ils n’ont pas forcément de frères et sœurs, d’où l’idée de favoriser les activités inter-âges dans le cadre d’événements scolaires, entre autres.

35L’établissement pourra aussi créer des passerelles avec la communauté locale, par exemple à travers des repas partagés ou des séances de ménage avec ses membres. Là aussi, les enseignants pourront tisser des liens avec des disciplines telles que les sciences humaines et sociales, la musique (événements scolaires pour la communauté), etc.

36Les enseignants ont toute latitude pour imaginer des projets ensemble, en fonction des ressources disponibles au sein de la communauté et de l’établissement.

La lesson study au service du tokkatsu

37La lesson study, modalité du travail collaboratif des enseignants, vient appuyer l’amélioration des interventions pédagogiques lors des apprentissages collaboratifs de leurs élèves dans le cadre du tokkatsu. À l’échelle locale comme au niveau national, il existe des groupes de recherche enseignante portant sur le tokkatsu comme sur les questions disciplinaires, au sein desquels les praticiens échangent leurs idées et leurs pratiques.

38Tout comme elle peut se concentrer sur l’apprentissage disciplinaire et cognitif, l’étude collaborative d’une leçon peut mettre l’accent sur les apprentissages non disciplinaires et non cognitifs, et sur les liens qui les unissent. Il est important de noter que le processus de travail collaboratif des enseignants qui sous-tend les apprentissages des élèves est en principe le même, qu’il vise l’acquisition de connaissances ou l’apprentissage non cognitif.

Le tokkatsu à l’étranger et ses défis

39Dans une tentative de travailler sur les sphères d’apprentissage non disciplinaire et non cognitif, le modèle du tokkatsu a été transposé dans des pays tels que l’Égypte, la Malaisie et l’Indonésie. À travers leur expérience, il est possible d’identifier certains des défis auxquels les pédagogues sont confrontés lorsqu’ils essaient de s’inspirer de ce modèle.

40J’en noterai trois : 1) il est plus facile d’adopter la « forme » de l’activité que d’en pratiquer la logique, 2) le temps scolaire ne permet pas de traiter systématiquement des apprentissages non cognitifs, et 3) un même dispositif peut donner lieu à des interprétations culturelles différentes.

41Tout d’abord, comme exposé plus haut, des activités comme le ménage ou le service à la cantine sont faciles à observer de l’extérieur et constituent une porte d’entrée prisée dans le modèle du tokkatsu en dehors du Japon. Cependant, faire en sorte que des enfants fassent le ménage est autrement plus simple que de mettre en pratique la logique du tokkatsu – susciter la motivation intérieure et la coopération. Le but du tokkatsu est en effet de construire la motivation intrinsèque des enfants en les amenant à comprendre l’importance de ce qu’ils font et à le faire en collaboration avec leurs pairs. Si ces objectifs sont atteints, le ménage n’a rien d’un passage obligé. En fait, si les enfants jouent à qui aura fini de nettoyer le premier ou si l’enseignant leur ordonne de faire le ménage, cela ira à l’encontre de la finalité du tokkatsu et ne sera donc pas considéré comme une pratique relevant du tokkatsu. C’est pourquoi l’essentiel, pour ceux qui chercheraient à appliquer ce modèle dans d’autres pays, est de choisir des activités importantes aux yeux des enfants des pays en question et de mettre l’accent sur le ressort de la motivation intérieure. Il n’est pourtant pas rare que l’inverse se produise et que les élèves doivent nettoyer leur école sans que personne n’insiste sur la motivation intrinsèque et la coopération.

42En outre, contrairement au Japon où le curriculum prévoit des créneaux horaires pour le tokkatsu, les enseignants d’autres pays rencontrent des difficultés à dégager le temps nécessaire à des activités collaboratives, puisque le curriculum est essentiellement constitué de disciplines.

43Troisième point : des enseignants de divers pays auront une interprétation différente de la même action. Ainsi, alors que faire le ménage est monnaie courante au Japon, de l’école maternelle au lycée, l’initiative s’est heurtée à des résistances lors de sa mise en œuvre en Égypte, par exemple. En effet, les tâches ménagères y convoquent des images liées à une certaine classe sociale. Ou bien l’accent placé sur la coopération et les activités collectives pratiquées lors d’événements scolaires, tels que des rencontres sportives, pourra sembler trop grégaire aux yeux des Occidentaux.

44La recherche sur la transposition curriculaire montre qu’il n’est jamais possible ni souhaitable que des pays transfèrent un modèle éducatif né dans une autre société sans se soucier de son contexte. Maintenant qu’il existe plusieurs déclinaisons culturelles du travail collaboratif non cognitif et non disciplinaire (le tokkatsu en étant la forme japonaise), il reste à espérer que se développe l’apprentissage mutuel entre les sociétés.

*
**

45Dans cet article, nous avons essayé de présenter un modèle d’apprentissage collaboratif dans lequel le travail collaboratif des enseignants dépasse les disciplines pour s’étendre aux domaines non cognitifs et non disciplinaires. Le travail collaboratif des pédagogues vient ensuite en appui des apprentissages collaboratifs des enfants. Au sein du modèle holistique japonais, ce dernier est baptisé tokkatsu, tandis que le premier est désormais connu dans le monde entier sous le nom de lesson study.

46Sur notre planète globalisée, la dimension du travail collaboratif entre enseignants n’a pas à se cantonner aux frontières nationales. Internet nous permet de les transcender et les évolutions technologiques faciliteront à l’avenir la communication inter-linguistique.

  • 1  Pour plus d’informations, consulter le site du Global and Multicultural Society Research Institute (...)

47Partout dans le monde, l’étude collaborative d’une leçon ou lesson study pourrait soutenir le tokkatsu, forme d’apprentissage collaboratif des élèves, au-delà des frontières, parce que le potentiel du travail collaboratif des enseignants, comme celui des élèves, n’est l’apanage d’aucune culture1.

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Bibliographie

AKITA K. et LEWIS C. (eds) (2008). Jyugo no kenkyu: Kyoshi no gakushu. Tokyo : Akashi Shoten.

FERNANDEZ C. et YOSHIDA M. (eds) (2004). Lesson Study: A Japanese Approach to Improving Mathematics Teaching and Learning (studies in mathematical thinking and learning series). New York : Routledge.

LEWIS C. et HURD J. (eds) (2011). Lesson Study Step by Step: How Teacher Learning Communities Improve Instruction. Portsmouth : Heinemann.

MONBUKAGAKUSHO (2017). Shogakko: Gakushu shido yoryo. Ministère de l’éducation, Japon. En ligne : https://bit.ly/3ARpJnv (consulté en avril 2022).

TSUNEYOSHI R. (2014) : « Des modèles de scolarisation à l’ère mondiale : le cas du Japon », Revue internationale d’éducation de Sèvres. En ligne : https://doi.org/10.4000/ries.3857 Version anglaise : « Models of schooling in the global age: The case of Japan ». En ligne : https://doi.org/10.4000/ries.3899

TSUNEYOSHI R., SUGITA H., KUSANAGI K. et TAKAHASHI F. (eds) (2019). Tokkatsu : The Japanese Educational Model of Holistic Education. Singapore : World Scientific.

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Notes

1  Pour plus d’informations, consulter le site du Global and Multicultural Society Research Institute (https://www.gmsresearch.net/ホーム-home/english/ onglet « Tokkatsu project »).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Description du processus de Lesson Study
Crédits Source : The Lesson Study Group at Mills College. https://bit.ly/​3xzuwqi
URL http://journals.openedition.org/ries/docannexe/image/12859/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 253k
Titre Tableau 1. Programmes d’enseignement au Japon, en termes de plages horaires
Crédits Source : présentation du cursus relatif au tokubetsu katsudo par le ministère de l’éducation, publiée en juillet 2017. Voir : https://bit.ly/​3y3xaG7 (pour l’élémentaire) et https://bit.ly/​3OtKBV8 (pour le premier cycle du secondaire).
URL http://journals.openedition.org/ries/docannexe/image/12859/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 362k
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Pour citer cet article

Référence papier

Ryoko Tsuneyoshi, « Le travail collaboratif des enseignants et des enfants : lesson study et tokkatsu au Japon »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 90 | 2022, 95-105.

Référence électronique

Ryoko Tsuneyoshi, « Le travail collaboratif des enseignants et des enfants : lesson study et tokkatsu au Japon »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 90 | septembre 2022, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 22 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/ries/12859 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.12859

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Auteur

Ryoko Tsuneyoshi

Ryoko Tsuneyoshi a obtenu son doctorat à l’université de Princeton (sociologie). Vice-présidente et professeure spécialement nommée à l’université Bunkyo Gakuin, au Japon, elle a été professeure à la Graduate School of Education de l’université de Tokyo et s’engage désormais dans un travail de terrain transnational sur l’éducation. Elle est actuellement membre du conseil d’administration de la Société d’éducation interculturelle du Japon, de l’Association japonaise de recherche en éducation et de l’association nationale de tokkatsu. Parmi ses ouvrages : Tokkatsu: The Japanese Model of Holistic Education (Tsuneyoshi R. et al. (eds), World Scientific, 2021), Minorities and Education in Multicultural Japan (Routledge, 2010), et The Japanese Model of Schooling (Routledge Falmer, 2001). Courriel : rtsuneyoshi[at]bgu.ac.jp

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Droits d’auteur

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