1La République orientale de l’Uruguay est le plus petit pays d’Amérique du Sud, après le Surinam, avec une surface de 176 215 km². Avec 3 286 314 habitants, selon le dernier recensement de l’Institut national de statistiques (INE) en 2011, elle se situe au dixième rang des douze pays d’Amérique du Sud. Montevideo, la capitale, est la ville la plus peuplée avec 1,3 million d’habitants et une zone métropolitaine d’environ 2 millions, soit 56,3 % de la population totale. Selon les Nations unies, c’est le pays d’Amérique latine au taux d’alphabétisation le plus élevé.
2En Uruguay, le dispositif scolaire public, laïque et gratuit fut construit à la fin du xixe siècle en suivant notamment la tradition scolaire française et en accord avec un projet républicain qui se voulait démocratique, civilisé et moderne. Connu, jusqu’à la moitié du xxe siècle, comme « la Suisse de l’Amérique latine », le pays se sentait plus européen que latino-américain. Sa culture et son éducation, républicaine et démocratique, furent un modèle d’exception sur le continent et, au début du xixe siècle, le principal combat de l’État fut d’instaurer une culture laïque contre celle de l’Église catholique, religion majoritaire dans le pays.
3L’empreinte laissée sur le système par sa consolidation historique à la fin du xixe siècle, avec l’émergence d’un État-nation, se reflète dans un ensemble de principes politiques, de pratiques éducatives et de dispositions institutionnelles qui sont toujours en vigueur aujourd’hui. Les principes politiques de laïcité, d’éducation gratuite et obligatoire restent les valeurs incontestées de l’enseignement préscolaire, primaire, secondaire et supérieur. Ils sont complétés par la nouvelle loi de 2008 sur l’enseignement général, qui établit une autre série de principes nécessaires face aux principales dynamiques sociales de l’éducation au xxie siècle.
- 1 En Uruguay, le cycle démocratique a repris en 1985, avec une alternance de gouvernements de droite (...)
4De nombreux pays d’Amérique latine ont entamé leur processus de redémocratisation dans les années 1980, après les dictatures des années 1970. Ce pays, qui se sentait l’un des plus sûrs et pacifiques du continent, est frappé depuis les années 1990 par l’aggravation de la fragmentation sociale et la polarisation des conditions de vie. La relation entre éducation et exclusion sociale occupe, depuis, une place centrale. À partir de 2005, les gouvernements de gauche1 apparaissent après les fortes privatisations des années 1990. Dès lors, le principal défi est de parvenir à l’intégration sociale dans un contexte d’élargissement des droits et d’engagement dans le développement culturel du pays. Le lien entre la connaissance et la production a été l’un des axes clés, dans la recherche de la promotion et du maintien des avancées technologiques et productives qui ont nécessité une adaptation du système éducatif.
5Au cours de la décennie 2005-2015, de nouvelles lois ont été promulguées, qui résultent d’une confluence entre les mouvements de jeunes et de femmes et des politiques initiées tout au long des trois périodes de gouvernement progressiste. La loi générale sur l’éducation de 2008 en fait partie, tout comme la loi sur la santé sexuelle et reproductive (2008), la dépénalisation de l’avortement (2012), le mariage pour tous (2013), la légalisation du cannabis (2014), la loi sur la violence sexiste contre les femmes (2018) et la loi transgenre (2018). Ces lois ont donné lieu à une série de conflits repérables dans la place de l’éducation sexuelle dans le système éducatif uruguayen, entre avancées traduites dans la politique éducative mise en œuvre de 2005 à 2019 et freins imposés par la politique gouvernementale depuis 2020, qui font de l’éducation sexuelle un domaine litigieux.
- 2 Ley de Urgente Consideración.
- 3 Les articles 207-212 appelés « Règles fiscales » établissent une réforme profonde de la manière do (...)
6L’élection de 2019 marque l’accès au pouvoir d’une coalition de partis majoritairement néolibéraux-conservateurs, avec une orientation marquée vers la privatisation. Cela n’est pas nouveau : depuis les années 1990, les politiques éducatives en Amérique latine ont été remises en question par la logique de la privatisation, qui se cristallise dans l’adoption d’un modèle d’administration et de financement de l’éducation lié à la gestion et à certaines formes d’évaluation. En 2020, la Loi de considération urgente2 (LUC) marque un changement dans l’éducation uruguayenne. Dans l’espace éducatif, où se tisse la toile complexe de la cohésion sociale, de la citoyenneté et de la démocratie, l’école était le lieu où se construit un récit commun. Or cette loi a pour conséquence le définancement, la précarisation et la privatisation de l’aide publique au développement, le désengagement, la précarisation et la privatisation de l’enseignement public3.
7En Uruguay, depuis le milieu du xxe siècle, l’enseignement primaire a une couverture universelle. Cependant, historiquement, une partie importante de la population a été exclue de l’enseignement secondaire, qui n’était pas conçu comme un droit. Dans le même temps, l’enseignement dispensé à ce niveau reposait sur une matrice institutionnelle sélective et segmentée, qui réduisait l’enseignement secondaire à une préparation à l’université et reléguait la formation technique et professionnelle à un niveau secondaire. Malgré les progrès réalisés au cours des dernières décennies du xxe siècle pour rendre l’enseignement secondaire de base obligatoire, ce n’est qu’avec la loi générale de l’éducation de 2008 que l’universalisation de tout l’enseignement secondaire, de base et supérieur a été décidée.
- 4 Selon la loi générale sur l’éducation no 18.437 (modifiée par la loi no 19.889), l’organisation ac (...)
8L’administration nationale de l’éducation publique (ANEP) est l’organe étatique le plus important et le plus étendu d’Uruguay : elle compte 700 000 élèves (ANEP, 2022) et 53 638 enseignants (ANEP, 2018). Elle dispose d’un réseau de 2 334 écoles, 302 lycées, 172 écoles techniques et 33 centres de formation des enseignants répartis dans tout le pays. Elle sert trois niveaux d’enseignement – primaire, secondaire et supérieur – régis par quatre directions générales4 conseils de l’éducation et déploie une multiplicité d’actions et de programmes qui ont un impact sur les enfants, les adolescents et les jeunes, ainsi que sur leurs foyers et leurs communautés. Cette architecture administrative et politique est unique, dans la mesure où, politiquement, l’ANEP est autonome par rapport au pouvoir exécutif, ce qui lui permet de définir ses propres axes de travail (ANEP, 2015).
9L’enseignement préscolaire (3 à 5 ans) est le niveau le plus récemment développé et est obligatoire à partir de 4 ans depuis 2007 (loi no 18.154). Si, en 2000, la plupart des enfants de 5 ans fréquentaient déjà ce niveau, le processus est plus lent pour les plus jeunes enfants. En 2018, seuls 77 % des enfants de 3 ans étaient scolarisés, en raison de difficultés liées à la situation socio-économique d’origine (ANEP, 2019b). De plus, parmi ceux qui sont scolarisés, le pourcentage de fréquentation insuffisante est élevé : 37 % au niveau des 3 ans, 35 % au niveau des 4 ans et 30 % au niveau des 5 ans (ANEP, 2019b).
10À partir du milieu du xxe siècle, la couverture de l’enseignement primaire (6 à 11 ans) s’est rapprochée de l’accès universel. Dans les années 1980, l’obtention d’un diplôme scolaire était presque universelle en Uruguay. L’État a joué un rôle clé dans ce processus, car traditionnellement, la plupart des enfants suivent un enseignement public. En 2018, 82 % des enfants âgés de 6 à 11 ans fréquentaient les écoles publiques et 18 % les écoles privées5.
11L’effort de démocratisation à ce niveau a nécessité le déploiement de différents formats et politiques d’éducation pour répondre à la diversité des enfants et améliorer la qualité des trajectoires. Certaines de ces politiques ont visé à augmenter le temps d’enseignement, à améliorer l’apprentissage, à garantir l’inclusion, ainsi qu’à renforcer les relations entre l’école et la communauté. Parmi les politiques visant à augmenter le temps d’enseignement, il convient de noter l’augmentation soutenue du nombre d’écoles publiques à plein temps. Ces politiques, qui datent des années 1990, visaient les secteurs les plus défavorisés de la population, et ont par la suite été remises en question en raison de leur caractère ciblé. Actuellement, elles ont une orientation plus universelle, afin de répondre à un besoin général de la société uruguayenne (SNEP, 2020).
12Bien que l’enseignement primaire soit régi par un programme unique, les écoles rurales présentent des caractéristiques particulières, notamment des classes multigrades avec un seul enseignant. En ce qui concerne les élèves handicapés, l’éducation spéciale en Uruguay remonte au début du xxe siècle, avec la création d’écoles dédiées. Ce n’est qu’en 1980 qu’une approche alternative basée sur une approche intégrée de l’éducation spécialisée a pu être observée. Ces dernières années, une tentative a été faite pour inverser la ségrégation des enfants handicapés en adhérant à une perspective d’inclusion éducative.
13Le passage des élèves de l’enseignement primaire à l’enseignement secondaire est un défi historique du système éducatif. Ces dernières années, on constate une augmentation de la couverture dans les âges qui correspondent théoriquement à l’enseignement secondaire (12 à 17 ans). Cette augmentation s’explique principalement par l’entrée dans le système éducatif de jeunes issus de secteurs à faibles revenus qui, auparavant, ne fréquentaient pas l’enseignement formel.
14L’obtention du diplôme de l’enseignement obligatoire est marquée par des inégalités importantes. À 22 ans, seuls 15 % des étudiants issus des foyers les plus pauvres possèdent un diplôme, contre 71 % de ceux issus des foyers aux revenus les plus élevés. En 2015, 56 % des jeunes de 22 ans avaient abandonné la scolarité obligatoire, 7 % étaient encore scolarisés et seuls 37 % avaient achevé la scolarité obligatoire.
15La grande majorité des élèves qui terminent l’enseignement primaire entament leur transition vers l’enseignement secondaire de base. Cependant, durant les premières années du premier cycle d’enseignement secondaire, de nombreux élèves connaissent des difficultés pour progresser ou abandonnent l’école, en raison de « facteurs classiques d’inégalité tels que l’origine socio-économique et culturelle des étudiants, le secteur institutionnel et, dans une moindre mesure, le sexe ou la situation géographique » (ANEP, 2021).
16L’objectif de rendre l’enseignement secondaire de base obligatoire, bien qu’il soit en vigueur depuis 1967, met en évidence les difficultés historiques du système éducatif à garantir l’achèvement universel. En fait, depuis 2006, on observe une augmentation constante de la diplomation des étudiants issus de foyers à très faible ou faible revenu : en 2006, seuls 42 % des étudiants issus de foyers à très faible revenu avaient obtenu leur diplôme à ce niveau, contre 59 % en 2018 (ANEP, 2019b). Quant à l’enseignement secondaire supérieur, malgré une augmentation de 8 % des jeunes âgés de 21 à 23 ans sur la période 2006-2018, seuls 43 % d’entre eux avaient obtenu un diplôme de ce niveau cette année-là (ANEP, 2019a).
17Un autre problème historique du niveau intermédiaire est sa nature segmentée. Depuis le début du xxe siècle, l’enseignement secondaire, lié à l’université, préparait les étudiants à se former aux professions libérales. En revanche, la formation technique et professionnelle dispensée par l’Université du travail de l’Uruguay (UTU), peu valorisée socialement, était orientée prématurément vers l’insertion sur le marché du travail. Ces deux parcours de formation s’adressaient à des groupes sociaux différents et aucun ne fournissait une formation complète. De nos jours, on tend de plus en plus à considérer l’enseignement secondaire comme un cours unique, visant à promouvoir l’équivalence des formations offertes par l’enseignement secondaire (ES) et l’enseignement technique et professionnel (ETP). L’enseignement secondaire supérieur prévoit une première année générale commune et une différentiation par orientation à partir de la deuxième et de la troisième année, avec maintien d’un tronc commun pour toutes les orientations. Le nombre d’inscriptions aux options pour jeunes et adultes (plus de 18 ans) est élevé, ce qui témoigne de la difficulté des élèves à fréquenter l’enseignement moyen supérieur (EMS) à l’âge théoriquement prévu (15 à 17 ans).
18Ces dernières années, l’enseignement secondaire technique a gagné en importance en raison de la diversification de l’offre de programmes, passés de 23 % de l’ensemble de l’enseignement secondaire public en 2009 à 28 % en 2018 (ANEP, 2019a). Cependant, des problèmes de qualité persistent, car le redoublement est plus élevé dans le cycle de base de l’enseignement secondaire technique que dans l’enseignement secondaire général. Alors qu’en 2017, 25 % des élèves du cycle fondamental de l’enseignement secondaire général avaient redoublé, ils étaient 42 % à l’avoir fait dans le cycle fondamental de l’enseignement technique (ANEP, 2019b).
19Enfin, toujours à ce niveau, il existe divers dispositifs qui visent à garantir le droit à l’éducation par une articulation entre l’éducation non formelle et formelle, en vue de favoriser la réintégration des élèves déconnectés de l’éducation formelle, mais aussi de faciliter la continuité éducative des jeunes issus de groupes sociaux historiquement privés d’accès à l’enseignement secondaire. Ces modalités s’adressent notamment aux jeunes en situation de vulnérabilité socio-économique, aux personnes privées de liberté, aux personnes âgées de plus de 15 ans et aux adultes.
20En 2019 le niveau d’obtention de diplôme reste faible comparativement à la région, avec un taux d’obtention des jeunes âgés de 20 à 24 ans inférieur de 22 points à la moyenne latino-américaine. Les jeunes uruguayens redoublent davantage dans l’enseignement secondaire que ceux des autres pays de la région (INEED, 2019). En revanche, ils obtiennent de meilleurs résultats aux tests PISA. Ainsi, « la relation entre les bons résultats de PISA (en termes comparatifs), les faibles niveaux d’obtention de diplômes et le fort taux de redoublement peut être considérée comme un indicateur de la matrice sélective de l’enseignement secondaire, liée à son origine historique » (SNEP, 2020).
21Si, en 2005, l’Uruguay consacrait 3,19 % de son PIB à l’éducation, en 2015, ce taux a atteint 4,56 %, ce qui le rapproche les investissements du budget moyen de l’éducation dans la région. Néanmoins cette amélioration est en chute depuis 2020 : le budget de l’éducation pour 2022 est inférieur de 100 millions de dollars à celui de 2019 en prépandémie. En termes réels, le budget de l’ANEP était inférieur de 3,7 % en 2021 au budget 2020, et de 0,5 % en 2022 par rapport à 2021. L’ajustement se concentre sur deux composantes : l’investissement et la masse salariale. Les investissements ont pratiquement cessé et la masse salariale a connu une première réduction de 3,2 % en 2021, suivie d’une deuxième de 3,2 % en 20226.
- 7 Instituto Nacional de Evaluación Educativa.
- 8 Agencia Nacional de Investigación e Innovación.
22En 2008, avec le vote de la loi sur l’enseignement général, le Conseil de l’enseignement et de la formation a été mis en place et de nouvelles formations ont été créées (éducateur social, professeur d’éducation physique, professeur de danse et assistant technique de la petite enfance). La mise en place de l’Institut national d’évaluation de l’éducation7 (INEED), la création de l’Université du travail et de l’Agence nationale pour l’innovation et la recherche8 (ANII) ont incarné les changements institutionnels intervenus au cours de ces quinze dernières années. L’objectif de l’éducation pour tous et pour la vie s’est reflété dans diverses initiatives et l’encouragement de la participation s’est manifesté dans le développement de congrès nationaux de l’éducation à chaque période de gouvernement ainsi que dans la promotion des conseils de participation dans les écoles.
23La démocratisation de l’inclusion numérique a été favorisée par la mise en œuvre du plan Ceibal9 en 2006 qui donnait à chaque enfant un ordinateur portable à l’école. Ce processus a également nécessité la transformation des pratiques pédagogiques. Une politique globale en matière de petite enfance a été élaborée. La création d’écoles et de lycées à temps plein a connu une expansion. Aujourd’hui, la société uruguayenne a connu une amélioration progressive des conditions de son éducation par rapport aux années 1990, mais aussi de nouvelles formes de différenciation et d’inégalités. Les problèmes des communautés pauvres des villes subsistent, en relation avec la question des jeunes, de la violence, des femmes, du manque de travail, de l’accès au logement et du logement décent, de la santé, de la sécurité sociale, des migrations récentes, entre autres.
24Néanmoins, il est essentiel de promouvoir et d’approfondir les changements structurels dans l’éducation. Une attention fondamentale doit être accordée au rattrapage salarial après une chute du revenu des enseignants de 18 % depuis 2020, à l’accès et à l’achèvement des cycles d’enseignement, au niveau de formation offert et à la multiplication des opportunités pour les exclus de l’éducation formelle. L’Uruguay peine à généraliser un enseignement secondaire de qualité, combinant la préparation au travail et la poursuite des études dans l’enseignement supérieur nécessaire au développement humain durable du pays et à l’amélioration de la qualité de vie de la population. Il faut donc continuer de soutenir une éducation publique complète, adaptée aux différentes réalités socio-économiques, qui tienne compte des différences sociales existantes et des besoins du pays, dans une vision globale de toutes les autres politiques ayant pour objectif commun de réduire les inégalités sociales.
- 10 Viscardi et al. (2021). « La educación (sexual) en disputa: un análisis del campo educativo como e (...)
25La Loi de considération urgente (LUC) promulguée en 2020 marque un avant et un après dans l’éducation. La LUC, imposée comme une affaire « urgente », produit en effet un effacement explicite de la loi générale sur l’éducation, sape le rôle de l’État comme garant du droit, substitue à l’idée de droit celle de service et modifie la notion de public et de privé. Elle promeut une notion différente de l’évaluation, la construction de projets ciblés et de nouvelles formes de contrats d’emploi pour les enseignants. En ce sens, il est clair que la suppression de l’adjectif « public » n’est pas une question rhétorique, mais a des conséquences profondes. L’éducation en Uruguay cesse aujourd’hui d’être pensée comme un droit humain fondamental10.