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Dossier - Les syndicats d’enseignants au xxie siècle

Les syndicats d’enseignants suédois : un travail stratégique commun

Swedish Teachers’ Unions: A shared strategy
Los sindicatos docentes suecos: trabajo estratégico conjunto
Johanna Ringarp et Charlotte Baltzer
Traduction de Hélène Bréant
p. 55-65

Résumés

Alors que l’éducation fait face à de très grands défis, les syndicats d’enseignants ont un rôle essentiel à jouer. Cet article traite de la manière dont ces organisations ont réagi aux réformes en éducation que la Suède a successivement entreprises et du type de carrière qu’elles cherchent à promouvoir pour leurs adhérents. Est examinée en particulier la réforme de la formation initiale des enseignants de 2011, au cours de laquelle les syndicats se sont engagés pour que soit renforcée la légitimité professionnelle de leurs membres. Les arguments sous-tendant cette réforme sont étudiés ici en tant qu’expression d’un processus idéologique. L’analyse des idées et des idéologies permet d’observer la façon dont une telle politique émerge au fil de la relation que tissent représentants syndicaux et responsables politiques, et dont des messages sont formulés et transmis entre les parties prenantes. Cet article s’appuie sur les recherches de ses autrices.

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Notes de la rédaction

Article traduit de l’anglais par Hélène Bréant.

Texte intégral

1Au cours des dernières décennies, nombre de décisions ont été prises dans le champ des réformes en éducation par des gouvernements sociaux-démocrates comme de centre droit. Dans le même temps, le discours public a relayé un vif débat concernant l’érosion du statut dont jouit le métier d’enseignant. La recherche brosse elle aussi le tableau d’une profession ébranlée qui, au gré de la décentralisation, de la rationalisation du secteur public et des exigences croissantes d’autres groupes sociaux désireux d’être plus influents, a perdu une part importante de ses marges de manœuvre et de son prestige. De façon générale, les conséquences du basculement idéologique de l’État-providence social et démocratique vers un mode de gouvernance néolibéral fondé sur la concurrence continuent de se faire ressentir dans le champ de l’éducation et pour ses professions (Baltzer, 2020 ; Ringarp, 2011).

2Nous évoquons dans cet article la professionnalisation de l’enseignement en Suède, à la lumière des arguments invoqués par les syndicats d’enseignants en faveur de la création d’un diplôme certifiant ainsi que la façon, non moins significative, de la manière dont ce nouveau discours a permis la mise en place des réformes des années 2010. À cet égard, trois questions clés se posent : comment les stratégies des syndicats d’enseignants en faveur de leur professionnalisation ont-elles émergé et comment ont-elles été reçues politiquement ? Comment la profession est-elle perçue dans les recherches ? Quelles sont les positions adoptées par les syndicats, l’État et les autres parties prenantes dans ce débat ? Ces questions reposent sur le lien entre les intentions et l’argumentaire des syndicats d’enseignants et la gouvernance étatique, tels qu’ils ont été observés dans le débat autour du développement et de la mise en œuvre de la réforme de la certification des enseignants.

3Cet article s’appuie sur plusieurs bases théoriques : le « système des professions » d’Abbott (1988), la théorie du curriculum – soulignant notamment le concept d’« arène » (Lindensjö et Lundgren, 2000) – et les évolutions de ces dernières années (Uljens et Elo, 2019). Ces fondements théoriques impliquent que les syndicats d’enseignants comme les institutions de l’État soient considérés comme des acteurs à la fois moteurs et récepteurs, ce qui facilite la problématisation des idéologies et de la rhétorique à l’œuvre.

4À partir d’analyses de matériaux discursifs produits par des syndicats d’enseignants et par des organes gouvernementaux, mais aussi d’une sélection d’articles de presse, nous contribuons à tracer une voie tierce, empirique, sur la manière dont une politique publique émerge au fil de la relation que tissent représentants syndicaux et responsables politiques. De ce poste d’observation, nous examinons leur dialogue dans ces arènes où une telle politique est formulée et décidée, et regardons comment les messages sont formulés et transmis entre les acteurs.

5Notre analyse commence par étudier le chemin qui a mené à la mise en place d’un diplôme d’enseignement, et ce au prisme de la notion d’arènes : celle des syndicats d’enseignants, l’arène politique et l’arène médiatique. Ces arènes feront l’objet des sections suivantes. Et si nous mettons principalement l’accent sur le discours en éducation d’aujourd’hui, nous mentionnerons également celui qui a accompagné la réforme des années 1990, afin d’étudier la capacité des syndicats d’enseignants suédois à représenter les intérêts de leurs adhérents, ainsi que la manière dont elle a évolué au fil du temps.

Deux syndicats d’enseignants et la formation de leurs opinions

6Au cours de l’histoire de la recherche en éducation suédoise, les syndicats d’enseignants émergent en tant que parties prenantes des principales réformes entreprises durant le xxe siècle – des réformes qui ont aussi ravivé les conflits entre deux identités professionnelles enseignantes et deux visions de l’éducation : la tradition des läroverken (établissements de secondaire inférieur et supérieur), héritée du Moyen Âge, et celle de l’école élémentaire telle qu’elle a vu le jour au xixe siècle. Ce clivage se traduit par la division de la profession qui se reconnaît dans des syndicats différents, porteurs de positions politiques divergentes. Jusqu’aux années 1960, ces deux types d’écoles – les plus courants – cohabitaient. Lorsque la Suède a décidé de mettre fin au dualisme scolaire et d’instaurer une forme d’obligation scolaire commune, les différences entre les deux catégories d’enseignants se sont estompées. Un accouchement qui ne fut pas sans douleur, comme le montrent les stratégies de professionnalisation divergentes adoptées par les syndicats afin de protéger les intérêts de leurs membres respectifs (Baltzer, 2020 ; Ringarp, 2019).

7Les deux organisations représentatives des enseignants suédois d’aujourd’hui, le Syndicat des enseignants suédois (Lärarförbundet) et le Syndicat national des enseignants de Suède (Lärarnas Riksförbund), s’ancrent dans ce système scolaire parallèle. Aujourd’hui, le Syndicat des enseignants suédois regroupe des enseignants, des chefs d’établissement, des enseignants en formation ainsi que des conseillers d’orientation exerçant à tous les niveaux du système éducatif. Cependant, ses racines remontent aux anciennes écoles élémentaires et, plus tard, aux enseignants plutôt impliqués dans des programmes de formation professionnelle ou artistique. L’histoire du Syndicat national des enseignants de Suède commence, quant à elle, en 1884 avec la création d’une organisation syndicale en vue de préserver les intérêts des enseignants et des directeurs des läroverken. En 1913, cette organisation se donne le nom de Syndicat national des enseignants en läroverken (Läroverkslärarnas Riksförbund). Dès les premières années, il s’avère que ses activités syndicales sont dominées par l’enjeu des salaires des enseignants de ces écoles, leur argument principal étant que l’éducation devrait être payante et que, le cas échéant, les enseignants concernés percevraient le même salaire que d’autres fonctionnaires à niveau de qualification comparable. Nonobstant cet argument, les enseignants des läroverken connaissent souvent des conditions de travail et des salaires inférieurs à ceux d’autres fonctionnaires, bien qu’ils soient nettement mieux rémunérés que les enseignants des écoles élémentaires. Et si les revendications des enseignants trouvent grâce aux yeux des membres des commissions d’enquête et des comités qui se sont successivement penchés sur la question tout au long du xxe siècle, les syndicats n’ont cessé de marteler qu’ils restaient à la traîne. En plus de la question salariale, le Syndicat national des enseignants de Suède a toujours cherché à rappeler à ses adhérents comme au grand public sa conception de l’importance de l’école et de la politique éducative, notamment par le truchement de sa revue, Skolvärlden. On assiste toutefois, dans les années 1990, à l’adoption par les syndicats d’enseignants d’une nouvelle stratégie commune, en vue, pour l’essentiel, de mener un lobbying concerté en faveur de la certification des enseignants (Baltzer, 2020 ; Ringarp, 2019).

Stratégies professionnelles, stratégies syndicales

8En Suède comme à l’échelle internationale, la manière dont les syndicats d’enseignants ont fait valoir leurs priorités pour la profession et cherché à faire entendre leur voix dans le débat contemporain sur la politique éducative reste à ce jour un domaine de recherche peu exploré. Des recherches antérieures laissent accroire qu’il existe principalement deux points de vue concurrents. Le premier décrit les syndicats comme des organisations réactives gérées selon les principes du New Public Management, tandis que l’autre les dépeint comme des acteurs puissants des politiques publiques, dotés d’un intérêt marqué pour les questions de formation professionnelle. La recherche suédoise et internationale sur les qualifications des enseignants suit aussi deux pistes principales : l’une considère la sanction de la formation des enseignants par un diplôme comme l’expression d’un contrôle étatique accru relevant de la logique du New Public Management, quand l’autre voit dans la certification un outil pour renforcer le métier d’enseignant et améliorer la qualité de l’enseignement (Baltzer, 2020).

9En matière de stratégies syndicales et professionnelles en vue de créer un diplôme d’enseignement, la réponse politique obtenue à cette revendication – l’adoption par le Parlement suédois des réformes de 2011 – peut être considérée comme un véritable succès pour le Syndicat national des enseignants. Après deux décennies de plaidoyer pour la certification, il a fallu attendre les années 2000 pour que cette organisation syndicale élabore une stratégie commune avec le Syndicat des enseignants suédois et qu’elle demande une commission d’enquête gouvernementale sur la formation des enseignants. Les syndicats ont également débattu de l’importance de coopérer pour renforcer leur position et augmenter leurs possibilités d’influence. Pendant les années 2000, les deux syndicats se sont efforcés de mettre en avant l’écoute dont ils jouissaient auprès des décideurs politiques sur des sujets comme la certification et les types de carrière des enseignants. Cela révèle un contraste flagrant par rapport à la situation des années 1990, lorsque le Syndicat national des enseignants, notamment, faisait état de difficultés à se faire entendre dans le débat public (Baltzer, 2020).

10La période 1992-2014 a vu émerger d’autres aspects ayant trait à la professionnalisation, tels que les liens entre les pratiques professionnelles enseignantes et les fondements scientifiques de la formation des enseignants. Le Syndicat national des enseignants a particulièrement plaidé pour l’introduction des sciences de l’éducation dans le cursus des enseignants et a demandé que les enseignants en poste soient titulaires d’un diplôme de troisième cycle universitaire. Il fallait aussi – autre argument invoqué alors – augmenter les budgets pour que les enseignants puissent suivre des études de troisième cycle et afin de renforcer la collaboration entre les établissements de l’enseignement supérieur, les municipalités et les écoles (Baltzer, 2020).

La mise en place d’un diplôme d’enseignement

11L’examen de textes gouvernementaux tels que des motions, des lois et des rapports produits par diverses commissions d’enquête sur la période 1992-2014 révèle sans l’ombre d’un doute que la question de la certification constitue une ligne de faille entre les blocs politiques suédois jusqu’au milieu des années 2000. Tandis que les partis de centre droit plaident pour des changements au sein de la formation des enseignants en lien avec cet objectif de certification, le gouvernement social-démocrate ne verra pas l’intérêt d’un diplôme national avant 2006, année où il met sur pied une commission d’enquête. Le cahier des charges de ladite commission sera ensuite élargi par le gouvernement de centre droit au moment de l’alternance, qui se produit la même année. La commission conclut à la nécessité d’une certification nationale et rédige une proposition en ce sens. Dans son rapport, elle souligne que le pourcentage d’enseignants qualifiés a décliné du fait des réformes libérales des années 1990. Elle prescrit aussi des conditions plus strictes pour l’accès à des postes d’enseignants, dans le but également d’améliorer la qualité de l’enseignement. Ainsi, en plus de recommander la certification, la commission plaide pour la mise en place d’un système de qualifications pour les enseignants afin de stimuler leur développement professionnel (Baltzer, 2020).

12En 2010, le gouvernement de centre droit présente un projet de loi relatif à la certification des enseignants, dans le droit-fil des recommandations de la commission. Cette loi dispose clairement que, jusqu’à nouvel ordre, les enseignants des écoles élémentaires comme ceux de l’enseignement secondaire et préscolaire doivent être titulaires d’un diplôme pour pouvoir enseigner et que, à quelques exceptions près, seuls les enseignants certifiés devraient être habilités à noter les élèves. En 2012, une autre proposition est déposée en vue de créer des postes d’enseignants « de disciplines » seniors et des postes d’enseignants dotés de qualifications spécifiques. Néanmoins, l’exigence de certification n’est pas le seul changement qui intervient au cours de cette période. Le train de réformes proposé par ce gouvernement comprend également des évolutions en matière de formation des enseignants ; le modèle d’un cursus de formation commun à tous les professeurs des écoles primaires et secondaires est alors décliné en quatre volets : un diplôme pour l’éducation préscolaire (équivalent à une licence), une licence en éducation primaire, un master d’enseignement secondaire et un diplôme de l’enseignement supérieur pour l’enseignement professionnel (Baltzer, 2020).

13Ces réformes mettent en évidence à la fois la manière dont les efforts des syndicats d’enseignants en vue de leur professionnalisation ont porté leurs fruits dans l’arène politique, et leur rôle de prescripteurs dans les débats qui ont marqué les années 2000. La décision de faire de l’enseignement une profession réglementée est comparable au processus qu’ont connu certaines professions de santé (psychologues, infirmières) qui ont obtenu que leur titre soit protégé au terme de luttes pour leur certification au mitan du xxe siècle (Baltzer, 2020).

14Dans ses études empiriques, Andrew Abbott (1988) souligne le rôle central du lobbying dans la certification et la protection du titre de médecin aux États-Unis, précisant que ce caractère réglementé de la profession était considéré comme un indicateur important à l’échelon national pour montrer que les docteurs en médecine étaient en mesure de traiter de leur propre travail. Pour le métier d’enseignant en Suède, c’est la qualification disciplinaire qui servait de base à la certification – une revendication portée par le Syndicat national des enseignants depuis la suppression du cadre national d’attribution des postes d’enseignement en 1991 qui, dans le sillage du Syndicat national des enseignants en läroverken, mettait en avant des motifs professionnels et académiques excluant les enseignants non certifiés. En s’appuyant sur la théorie du curriculum, il est possible de décrire ce processus comme une façon, pour les syndicats d’enseignants, d’influer sur l’arène du débat politique. Une différence peut être observée ici par rapport au processus de réforme de la fin des années 1980 et du début des années 1990. La réforme de la certification a fait l’objet d’un large consensus politique et a été décidée en collaboration avec les syndicats d’enseignants, alors que la municipalisation de l’éducation avait été mise en place vingt ans plus tôt malgré l’opposition farouche des syndicats comme de la plupart des partis politiques. Bien que les deux syndicats d’enseignants aient gagné en influence au cours des années 1992-2014, la mise en place de diplômes différents pour diverses catégories d’enseignants est venue satisfaire une demande exprimée et portée par le Syndicat national des enseignants avant et après 1992. La poursuite de cette politique peut donc être considérée comme l’expression d’un idéal éducatif largement inspiré de la tradition des läroverken. D’autres initiatives ont également vu le jour au cours de cette période, dans les politiques publiques locales comme au sein des syndicats d’enseignants, en vue de développer les écoles et de renforcer la profession, telles que des accords pour le développement des écoles ou encore un socle de principes déontologiques communs à tous les enseignants (Baltzer, 2020 ; Ringarp, 2019).

L’enseignement : une profession en puissance ?

15La deuxième question que nous avons posée en introduction concerne le regard que la communauté scientifique porte sur le métier d’enseignant. La littérature traite largement des traits caractéristiques d’une profession et de l’art d’établir des typologies de professions (y compris pour l’enseignement).

16À cet égard, deux points de vue différents se font jour : soit on estime que l’enseignement est généralement perçu comme une activité semi-professionnelle n’ayant qu’une possibilité réduite d’accéder à une légitimité professionnelle pleine et entière – un travail qui, contrairement aux professions classiques, ne dispose pas des attributs habituellement inhérents au statut de profession. Soit il s’agit d’un professionnalisme organisationnel contrôlé de l’extérieur. Le terme « profession », fort de toute sa connotation positive, est en effet utilisé pour gouverner et mettre au pas certaines professions au sein du secteur public. Le professionnalisme organisationnel est diamétralement opposé au professionnalisme dans son acception classique, avec ses valeurs empreintes de collégialité et de confiance. Au contraire, il repose de plus en plus sur la gouvernance et sur un contrôle externe exercé sous la forme d’évaluation et de normalisation. Nous entendons également le professionnalisme organisationnel comme un concept de politique publique sans lien avec la notion de profession liée à l’émergence du New Public Management au cours du xxie siècle (Baltzer, 2020 ; Ringarp, 2011). Dans la même veine, Peter Lilja (2014) affirme qu’en cherchant à imiter une profession ayant pignon sur rue comme celle de médecin, les syndicats d’enseignants ont tenté de donner l’impression que les enseignants méritaient une légitimité comparable à celle des professions médicales. P. Lilja conclut que le projet de faire de l’enseignement une profession est une construction postmoderne et un projet politique.

17Toutefois, les explications scientifiques qui ne reconnaissent pas à l’enseignement le statut de profession à part entière peuvent être interprétées comme une marque de pouvoir fondé sur le privilège de définir des normes et des valeurs plus que comme le fruit de l’analyse. Ainsi les professions typiquement masculines ont-elles fourni un canevas permettant d’attribuer une moindre valeur aux métiers traditionnellement féminins tels que l’enseignement, les soins infirmiers ou le travail social. Magali Sarfatti Larson (2018) souligne qu’en fait, ce sont leurs bonnes relations politiques avec l’État qui ont permis à certaines professions (médecin, par exemple) de se voir attribuer des monopoles et des privilèges, bien plus que des caractéristiques propres à ladite profession telles que des savoirs spécifiques, pourtant souvent mis en relief dans la recherche sur les professions. Cet argument souligne un aspect central de la théorie d’A. Abbott. Il implique que les professions que la littérature décrit comme « puissantes » ou « classiques » ont souvent acquis ce statut en exprimant leurs propres critères et qu’elles ont donc intérêt à préserver le pouvoir dont elles ont su se doter (Abbott, 1988).

18L’absence de fondements scientifiques, dans la mesure où les sciences de l’éducation n’ont pas réussi à doter la formation des enseignants d’une base solide dans le domaine de la recherche, est l’un des arguments clés avancés par les chercheurs afin d’expliquer pourquoi l’enseignement n’est pas considéré comme une profession à part entière en Suède. Des études suggèrent toutefois que la recherche pédagogique du mitan du xxe siècle dépendait du gouvernement central et que la communauté scientifique était restée loyale à ses commanditaires publics, en menant le type de recherches qu’ils attendaient d’elle. Dans le même temps, nous soutenons que certaines réformes mises en place contre l’avis du corps enseignant se sont inscrites dans une entreprise idéologique visant à transformer radicalement le rôle des professeurs. En municipalisant les écoles à la fin des années 1980 et au début des années 1990, les responsables politiques ont envoyé un message clair : l’avis des enseignants était tout à fait négligeable. Les objectifs de ces politiques publiques étaient per se une marque de défiance envers les enseignants, les privant d’exercer une quelconque influence sur leurs propres pratiques professionnelles (Baltzer, 2020 ; Ringarp, 2011). Ainsi leurs marges de manœuvre ont-elles été réduites au profit d’un contrôle politique accru. À cet égard, on peut raisonnablement supposer que la recherche a contribué à cette perception selon laquelle l’enseignant était un récepteur passif plus qu’un acteur. Tenter d’expliciter ce problème, même avec les meilleures intentions du monde, c’est courir le risque d’adopter un discours pédagogique qui continue d’entretenir l’idée que l’enseignant n’a aucun pouvoir (Baltzer, 2020). Comme le dit Gert Biesta (2012), la pratique idéologique est intégrée et assimilée au « bon sens ». Nous pensons cependant qu’il y a des raisons de supposer que le statut professionnel des enseignants a progressé grâce aux réformes mises en œuvre à partir de 2010. Nous en concluons que les processus idéologiques à l’œuvre sur la période 1992-2014 ont à la fois déprofessionnalisé et reprofessionnalisé l’enseignement.

Le débat médiatique sur les revendications de la profession

19Notre troisième question a trait aux positions que les différents acteurs – syndicats d’enseignants, État et journalistes – prennent dans le débat médiatique. Nous avons analysé un corpus d’un peu plus de quatre cents articles de presse, en cherchant à reconstituer un fil d’actualité faisant état de la conception et de la mise en place de la réforme de la certification des enseignants en Suède. Le débat a été analysé au prisme de la théorie du curriculum, ces discours s’inscrivant dans les arènes de la mise en discours, de la médiation et de la réalisation.

20Dans les années 1990, le Syndicat national des enseignants de Suède lance une campagne médiatique visant à promouvoir la certification, la hausse des salaires et la revalorisation des carrières enseignantes afin d’améliorer le sort des professeurs. Il fait alors état d’une crise des écoles suédoises, citant la pénurie d’enseignants qualifiés et l’incapacité des cursus de formation des enseignants à attirer suffisamment de jeunes gens motivés. D’après le Syndicat national des enseignants, la certification renforcerait la profession et lui serait bénéfique, tout comme un développement professionnel continu et des salaires plus élevés. À la fin des années 1990, le quotidien suédois Dagens Nyheter affirme que la campagne porte ses fruits et que les dirigeants politiques ont été impressionnés par les efforts du syndicat pour influencer les responsables et les décideurs politiques comme les médias, mais aussi en vue de façonner l’opinion sur les enjeux liés à l’école. Interviewés dans ce même journal en 1998, des hommes et des femmes politiques de différents partis soulignent que cette campagne syndicale a joué un rôle déterminant dans la place prépondérante de la question scolaire au sein du débat politique. Dix ans plus tard, les sociaux-démocrates affirment dans un article que leur parti tend à soutenir des propositions issues du gouvernement de centre droit et qu’ils aimeraient une politique éducative transpartisane (Baltzer, 2020). Cette affirmation s’explique par la conviction qu’un système de certification contribuerait à améliorer la qualité de l’enseignement et à valoriser la profession dans son ensemble.

21Dès la fin des années 1990, la politique éducative connaît donc un tournant radical, incluant des éléments conservateurs et libéraux, qui coïncide avec une volonté inédite de faire droit aux revendications anciennes des enseignants. Les résultats des élèves s’en trouvent améliorés. Ces tendances pourraient être décrites comme les accents classiques d’un discours professionnel doublé d’un discours libéral sur la politique éducative. Au début du xxie siècle, le virage des sociaux-démocrates en faveur d’une solution davantage orientée vers le marché a joué un rôle incitatif dans la mise en œuvre des réformes. La certification et les opportunités de carrière sont ainsi devenues des arguments en faveur de la (re)professionnalisation, tandis que la rhétorique témoignait d’une volonté politique d’agir.

Tendances internationales dans le domaine des politiques éducatives

22Sous l’influence des enquêtes PISA (Programme for International Student Assessment) de l’OCDE, l’éducation s’est vu conférer une nouvelle dimension dans une politique éducative d’inspiration libérale. La Suède ayant dégringolé dans les classements internationaux, la rhétorique ambiante suggère que la solution pour remonter la pente passe par de meilleurs enseignants. Porté à la fois par les sciences économiques et par une quête de prestige, ce discours suit alors une tendance internationale, notamment inspirée par le Royaume-Uni, où les types de carrières ont été conçus de façon que la profession suscite davantage de vocations. En l’espèce, l’opportunité politique a donc coïncidé avec les revendications des enseignants (Ringarp, 2016).

23Il faut attendre une vingtaine d’années et l’aboutissement de la réforme pour qu’émergent un certain nombre de problèmes relatifs à la manière dont l’État évalue les qualifications et l’expertise des enseignants. Un discours centré sur les compétences se fait entendre à partir de 2011, lorsque l’Agence nationale suédoise pour l’éducation et les institutions de l’enseignement supérieur commencent à travailler sur l’évaluation de la formation et des diplômes des enseignants, pour disposer d’une base en vue de la certification. La réforme réitérée de la formation des enseignants avait en effet suscité des divergences qu’il fallait alors réharmoniser, et des obstacles n’ont pas tardé à se dresser au fil du processus d’identification d’une norme commune. Le Parti social-démocrate, les Verts et le Syndicat des enseignants suédois se montrent – entre autres – très critiques de l’éternel report et du bricolage de la réforme initiale auxquels se livre alors le gouvernement (Baltzer, 2020).

24Du point de vue de la théorie du curriculum, cela montre l’influence de la médiation dans différentes arènes sur les rapports complexes entre l’élaboration de politiques publiques, leur mise en œuvre et la transformation. Bo Lindensjö et Ulf Lundgren (2000) affirment que la gouvernance de l’éducation dépend dans une large mesure de la manière dont les réformes sont présentées et perçues dans les médias, et que les politiques publiques font face à un dilemme lorsque la gouvernance échoue à susciter l’impact attendu ou souhaité. Les auteurs expliquent aussi que la planification à long terme est freinée par des mandats de courte durée qui, dans le même temps, accentuent la sensibilité à des problèmes aigus – d’où des mesures politiques prises en réaction à ces difficultés et une absence de sensibilité aux problématiques structurelles de long terme.

25Ces précisions sur les conditions et les dilemmes de la gouvernance ont été cependant critiquées par la suite au sein même de la théorie du curriculum : elles ont été taxées de fonctionnalisme outrancier parce qu’elles ne parvenaient pas à prendre en compte la question de la capacité d’agir entre les différents niveaux de gouvernance (Uljens et Elo, 2019). Ainsi, que l’on examine les choses sous l’angle de la théorie des professions ou de celle du curriculum, les questions de pouvoir sont essentielles à chaque fois que des curriculums ou des politiques publiques sont défiés par une logique néolibérale.

26Ces derniers temps, il devient en outre de plus en plus difficile de parler d’enseignement. D’après G. Biesta (2012), le discours pédagogique idéologique et rhétorique dégrade depuis les années 1980 la compréhension profonde de l’enseignement et des enseignants, tandis qu’en parallèle les concepts relatifs à l’enseignement et aux apprentissages sont définis par d’autres, pas par les professeurs. G. Biesta affirme aussi que le discours éducatif sur les apprentissages se fonde sur une théorie postmoderne constructiviste qui contribue à effacer l’enseignant et l’enseignement. Dans la novlangue éducative, où les écoles sont des « environnements d’apprentissage » et les élèves des « apprenants », l’enseignant est soustrait aux regards pour placer l’accent plus rapidement sur les activités des élèves. Intrinsèquement lié à l’idéologie du New Public Management, ce discours conceptualise l’enseignant en tant que victime et objet. De notre point de vue, il est grand temps de changer cette image et d’analyser la profession d’enseignant comme l’agent de sa propre légitimité professionnelle.

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27Au cours des années 1990, une série de réformes en matière de politique éducative a radicalement changé l’école suédoise en tant qu’institution et en tant que lieu de travail. La Suède compte désormais des écoles municipales et des établissements privés qui perçoivent tous des subventions du gouvernement pour que les élèves puissent les fréquenter gratuitement. Dans ce paysage remodelé, les syndicats d’enseignants ont relégué les stratégies relatives au dialogue social à l’arrière-plan, au profit de stratégies visant la professionnalisation. Par conséquent, les syndicats d’enseignants suédois ont resserré leurs liens et coopéré davantage ces dernières années, si bien qu’au début de l’année 2022, les adhérents des deux organisations ont voté en faveur de leur fusion pour former un seul syndicat et, ainsi, optimiser leur influence.

28Nous avons montré dans cet article comment les syndicats d’enseignants ont été des fers de lance sur les questions éducatives à partir des années 1990. Nous en concluons notamment qu’une influence accrue sur l’opinion publique, les politiques et la législation en matière d’éducation n’a pas cessé, depuis, de renforcer la légitimité de la profession. Cela se vérifie à de nombreux égards, par exemple au sujet de la réforme des diplômes de 2011 et l’instauration de nouveaux types de carrières introduisant une différence entre les enseignants de disciplines « seniors » et les enseignants dotés de qualifications spécifiques. Cette tendance a été observée lors d’une recherche antérieure, laissant accroire que le temps de la prolétarisation et de la perte d’autonomie que vivait le corps enseignant depuis une trentaine d’années est révolu. Au contraire, des représentants des syndicats d’enseignants ont été nommés au sein de la Commission suédoise pour l’école, une instance qui place les carrières enseignantes et le développement professionnel continu au centre de ses travaux. Il a été proposé que l’Agence nationale pour l’éducation suédoise ait toute compétence pour définir le programme national de formation professionnelle des enseignants. Parmi les autres propositions avancées figure la possibilité de garantir l’influence de la profession par la création d’un conseil des métiers de l’école placé sous les auspices de l’Agence nationale pour l’éducation suédoise, qui accueillerait en son sein des représentants des professionnels concernés, des responsables du système éducatif, des institutions de l’enseignement supérieur ainsi que de l’Agence elle-même.

29En conclusion, cet article montre en quoi les efforts conjoints des syndicats d’enseignants leur ont permis d’étendre leur influence sur les questions relatives aux politiques éducatives.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence papier

Johanna Ringarp et Charlotte Baltzer, « Les syndicats d’enseignants suédois : un travail stratégique commun »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 91 | 2022, 55-65.

Référence électronique

Johanna Ringarp et Charlotte Baltzer, « Les syndicats d’enseignants suédois : un travail stratégique commun »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 91 | décembre 2022, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 09 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/ries/13312 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.13312

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Auteurs

Johanna Ringarp

Johanna Ringarp est professeure associée en histoire et en pédagogie auprès des Universités de Stockholm et d’Uppsala, et chercheuse senior à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Université de Södertörn. Ses recherches se concentrent sur l’histoire de l’éducation, les politiques éducatives, la professionnalisation des enseignants et des chefs d’établissement, la gouvernance de l’éducation, le New Public Management et les évaluations internationales en éducation. Dans ses travaux, les études comparatives sur les emprunts et transferts dans le domaine éducatif ont une place centrale, notamment celles qui portent sur les pays nordiques et sur l’Allemagne. Courriel: johanna.ringarp[at]edu.su.se

Charlotte Baltzer

Charlotte Baltzer est docteure en pédagogie et chargée de recherche et d’enseignement à l’Université d’Uppsala, en Suède. Ses recherches portent principalement sur les politiques éducatives, la gouvernance de l’éducation et la professionnalisation des enseignants. Les stratégies professionnelles des syndicats d’enseignants constituent un aspect central de sa thèse, soutenue en 2020, notamment leurs arguments en faveur de la mise en place d’un certificat d’aptitude à l’enseignement en Suède. Elle enseigne depuis 2021 dans le cadre du programme de formation des chefs d’établissement et au sein du master en éducation de l’Université d’Uppsala. Courriel : charlotte.baltzer[at]edu.uu.se

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