1Le 6 juillet 1972, est fondé dans la ville de Cusco le Sindicato Único de Trabajadores de la Educación Peruana (Syndicat unique des travailleurs de l’éducation péruvienne, SUTEP). Sa création est à la fois due à la volonté d’apporter une réponse à la situation tendue où se trouvaient à l’époque les différents syndicats enseignants, et d’adopter, pour le corps enseignant, une stratégie face au gouvernement révolutionnaire des forces armées, qui était parvenu au pouvoir quatre ans auparavant par un coup d’État.
- 1 Le 5 avril 1992, le coup d’État d’Alberto Fujimori provoque la dissolution du Congrès de la Républ (...)
2Une première période de la vie institutionnelle du SUTEP s’étend depuis 1972, année de sa fondation, jusqu’en 1992, année de « l’auto-coup d’État » d’Alberto Fujimori1, et elle a constitué l’étape la plus active du SUTEP. Ces années correspondent aux « grèves historiques » de 1978 et de 1979, et à celle de 1984 qui a permis une reconnaissance légale. Ces actions ont conféré au nouveau syndicat unitaire un rayonnement public et un leadership parmi les enseignants, mais elles lui ont aussi donné l’image, dans la société, d’une centrale qui recourt souvent à la suspension des cours par la grève. De fait, des dix grèves nationales qu’il y a eu au cours des cinquante années de vie institutionnelle du SUTEP, 70 % de celles-ci se sont déroulées au cours de cette période 1972-1992. La lutte pour les droits du travail, qui fait partie des priorités de l’action syndicale, s’est alliée à une posture critique face à la situation socio-économique, politique et culturelle du pays. Ces caractéristiques ont fait du SUTEP un acteur politique plus qu’un acteur technique porté sur la discussion des thèmes pédagogiques.
3Une seconde période s’étend de 1992 à la chute du régime fujimoriste, en 2000. Le gouvernement d’Alberto Fujimori avait en effet considérablement durci ses relations avec les syndicats et l’activité publique du SUTEP a, en conséquence, notablement diminué durant cette période. Non seulement le syndicat n’a pas pu organiser des grèves, mais il n’a même pas eu la capacité de revenir sur la scène publique pour discuter, sur le plan technique, de la réforme éducative entreprise par le gouvernement. À l’exception de sa position d’opposant à cette réforme qu’il jugeait néolibérale et de quelques propositions de modifications légales sans importance, son travail a été très faible.
4Avec le retour à la démocratie, au début du xxie siècle, a débuté une troisième étape dans l’histoire de ce syndicat, qui s’achève par une grève en 2017, non convoquée par le SUTEP. Notre analyse portera précisément sur cette période. Durant cette étape, s’ouvre une nouvelle phase où l’on peut observer que le syndicat collabore de manière plus active avec l’État. L’idée de reconstruire l’éducation, portée par le gouvernement démocratique, a été une belle opportunité qui lui a permis de disposer à nouveau d’un espace dans l’opinion publique, même lorsqu’au cours des années suivantes, son action n’a pas manqué de recourir à la grève, en 2003, 2007 et 2012. Ces grèves de courte durée n’ont pas interrompu l’engagement du SUTEP comme participant actif à la construction des politiques éducatives.
- 2 Le Parti communiste du Pérou – Patria Roja (littéralement « patrie rouge ») (PCP-PR) est un parti (...)
- 3 Le président Castillo a été destitué le 7 décembre 2022, et emprisonné (NdlR).
5Enfin, la grève de 2017 marque le début d’une nouvelle période syndicale au Pérou. C’est le moment où surgit un nouveau syndicat avec des aspirations nationales, s’opposant ainsi clairement au SUTEP, et avec un programme maximaliste et radical. La grève s’est alors produite dans des circonstances inhabituelles et a exprimé le malaise de groupes d’enseignants mécontents de la mainmise du parti Patria Roja sur ce syndicat2, parti qui le dirige depuis sa fondation. La conduite de la grève et la création du nouveau syndicat, Federación Nacional de Trabajadores de la Educación del Perú (FENATE), a mis en lumière la figure de l’actuel président de la République depuis 2021, le professeur Pedro Castillo3. L’opposition de la FENATE aux réformes éducatives a placé le SUTEP dans une position plus dynamique au sujet de ces réformes, aussi bien en manifestant de l’intérêt pour leur développement que pour se différencier de ses nouveaux rivaux politiques et éducatifs.
6L’objectif de cet article est d’analyser l’action du SUTEP dans la construction d’un ensemble de politiques éducatives développées au Pérou au cours de ces vingt dernières années. Nous nous attacherons à étudier plus précisément, au cours de la période qui s’étend de 2001 à 2017, la participation du syndicat à la phase de conception de ces politiques. L’idée directrice est que le SUTEP a été un acteur important des dernières réformes péruviennes, même lorsqu’il s’y est opposé et qu’il s’est prononcé sur des thèmes variés et parfois de manière critique, dans certains contextes spécifiques.
7Nous aborderons la participation du SUTEP à deux types de politiques. La première est d’ordre général – le Projet éducatif national – et la seconde a trait aux politiques enseignantes.
8Le début du xxie siècle a été marqué par un enthousiasme politique et social, avec un esprit promouvant la démocratie, qui a exercé une influence sur la vie quotidienne ainsi que sur les manières de faire de la politique dans le pays.
9Le secteur éducatif a été l’un des espaces où cet « esprit démocratique » a connu la plus grande visibilité. Touchés par ce nouvel élan, les autorités, les fonctionnaires, les syndicalistes, les enseignants, les parents et, de manière plus spécifique, les acteurs de la société civile ont construit un discours dans lequel la démocratisation de la société et du système éducatif devenait le centre des préoccupations éducatives. Pour la première fois, les priorités de la société civile se rapprochaient de celles du pouvoir, et nombre de ses membres faisaient partie des différents groupes dirigeants.
- 4 L’Accord national est un forum politique chargé d’élaborer et d’approuver les grandes lignes polit (...)
10Le gouvernement de transition (2000-2001) a entrepris la réalisation d’une grande consultation nationale au sujet de l’éducation, dont l’objectif était de recueillir de l’information provenant de la population au sujet du type d’éducation qu’elle souhaitait pour le pays. Le rapport présenté a insisté sur la nécessité de se donner pour objectifs l’équité et des réussites sur le plan de la qualité de l’apprentissage, et il a élaboré une feuille de route. En outre, en 2002, a été entrepris un processus participatif pionnier d’élaboration d’une loi générale d’éducation, qui a ensuite été approuvée en 2003 et qui s’est concentrée sur la reconnaissance de l’éducation comme un droit et la participation comme méthode, afin de développer les politiques éducatives. En 2004, dans le cadre de l’Accord national4, a été approuvé le Pacte social de compromis réciproques pour l’éducation, fruit d’un processus de concertation entre plusieurs acteurs éducatifs pour s’occuper de quatre points spécifiques : la mobilisation nationale pour des apprentissages de qualité, le développement professionnel enseignant, la moralisation du secteur éducatif et le financement de l’éducation.
11Le SUTEP a participé activement à tous ces processus, et il n’a pas seulement apporté de l’information, présenté des propositions et pris part aux réunions, mais il s’est également investi dans les travaux des différentes commissions qui ont dirigé ces initiatives.
- 5 Le Conseil national de l’éducation (CNE) est un organe technique, spécialisé, consultatif et auton (...)
12Dans ce contexte, un moment essentiel a été celui du début de la construction du Projet éducatif national (PEN), dont la responsabilité incombait au Conseil national de l’éducation (CNE)5, inauguré en 2002.
13La mission confiée au CNE était d’élaborer une proposition de feuille de route pour l’éducation péruvienne à moyen terme, et dont les objectifs devraient être les grandes orientations des politiques éducatives de l’État. Le processus de construction du PEN a entraîné une forte mobilisation des différents acteurs de la société et de l’État. La plupart des régions du pays ont été associées au processus de consultation. Il y a eu environ 500 présentations dans différents forums, 28 réunions avec les autorités et partis politiques, 37 présentations devant les secteurs de la communauté éducative, 56 devant la société civile et 340 dans les médias nationaux, régionaux et locaux (Pedraglio, 2008).
14Aussi bien pour l’élaboration du PEN que pour sa diffusion, le CNE a organisé une série de réunions de travail et d’événements politiques avec le SUTEP, dans le but de discuter des objectifs qui devraient être définis pour les quinze ans à venir, horizon du PEN. Le SUTEP lui-même a contribué avec sa propre proposition de projet éducatif.
15Pour la diffusion, la discussion et l’appropriation du PEN dans les écoles, des « Journées de réflexion » avec des élèves et des enseignants ont été organisées en 2006 et 2007. Dans les dix-huit régions du pays, grâce à l’organisation mise en place par le SUTEP, des groupes de professeurs se sont réunis pour connaître plus en profondeur les politiques proposées.
16En somme, jusqu’en 2007, année où a été approuvé officiellement le PEN, le SUTEP a pris une part active au processus de construction de la politique éducative de l’État la plus importante de l’histoire du pays. De fait, Luis Muñoz, qui était alors secrétaire général du SUTEP, a déclaré le 23 mars 2007, dans une interview donnée à la radio : « Nous faisons le pari du Projet éducatif national, et il faut démarrer sa mise en œuvre et ne pas nous en écarter avec des mesures isolées. » Cette volonté s’est traduite au cours du XIIIe Congrès du SUTEP, lorsque les membres du syndicat ont décidé de s’engager dans le Projet éducatif national, tout en se promettant d’être vigilants sur sa réalisation effective par les gouvernements à venir.
17En 2001, avec l’installation d’une commission de travail conduite par José Rivero, un processus de discussion autour de la profession enseignante s’est engagé. Les équipes de la commission Rivero ont développé une méthodologie de travail fondée sur une perspective collaborative et, de cette manière, des consultants internationaux, des spécialistes nationaux, des représentants du syndicat, des enseignants et des représentants des institutions nationales et provinciales ont pris part à de multiples ateliers et réunions de travail pour identifier les points centraux qui devraient se transformer en action politique afin de consolider la profession enseignante.
18Le travail de cette commission a été fondamental pour la future construction de plusieurs politiques enseignantes, tout particulièrement pour l’identification de standards et l’élaboration d’une nouvelle carrière enseignante.
19Le SUTEP s’est engagé de manière remarquable dans le cadre de l’atelier international sur les expériences latino-américaines avec participation syndicale pour discuter du développement et de la consolidation de la profession. Il a travaillé conjointement avec ses pairs d’Argentine, du Chili, de Colombie, du Mexique et de l’Uruguay. Dans ce cadre, le secrétaire général du SUTEP a exposé un document technique pour l’ensemble de la profession. Le syndicat a également participé activement aux espaces de discussion promus par la commission Rivero, en faisant part de ses opinions sur les travaux produits par cette dernière. En ce sens, la commission s’est efforcée d’entretenir, de manière permanente, une relation fluide et respectueuse avec les enseignants et leur entité représentative, le SUTEP (Rivero, 2003).
20En dépit de la délicate situation institutionnelle et organisationnelle dans laquelle se trouvait le syndicat à la fin de l’année 2000, après une quasi-décennie de léthargie politique et de silence durant le gouvernement Fujimori, le SUTEP a présenté devant la commission une proposition technique orientée vers le développement professionnel enseignant, dans laquelle était affirmé le besoin de protéger le droit au travail des enseignants et, parallèlement, de consolider leur rôle dans le changement éducatif.
- 6 La Derrama Magisterial est une institution de la Sécurité sociale privée, qui appartient aux ensei (...)
21Depuis 2003, dans le cadre de la construction du PEN, a été instauré un véritable dialogue sur le développement des enseignants avec la participation du ministère de l’éducation, des dirigeants du SUTEP et de la Derrama Magisterial6, des réseaux d’enseignants et des représentants de la communauté éducative. Dans ce contexte, les échanges se sont poursuivis avec le débat autour de la nécessité d’une nouvelle loi pour la carrière des enseignants. Au début de l’année 2004, se sont déroulées des rencontres publiques auxquelles ont pris part des représentants du ministère de l’éducation, le CNE, le SUTEP, des membres du corps enseignant, entre autres participants.
- 7 La journée de réflexion a été organisée le 1er mai 2005.
22En 2005, le CNE décide d’avoir un espace d’opinion et de parvenir à une proposition concertée. Il propose la réalisation d’une journée de réflexion7, c’est-à-dire d’une journée de débat sur des thèmes liés à la carrière dans l’enseignement, et non une simple consultation qui validerait une des propositions de carrière que l’on discutait alors publiquement dans le pays. Pour la mise en route de cette journée, le CNE travaille initialement avec le ministère de l’éducation et le syndicat enseignant, en assumant un rôle d’articulation entre ces deux acteurs afin que la proposition de carrière ait la plus grande légitimité sociale et réponde au consensus politique le plus vaste. Cependant, malgré des tentatives de conciliation, des divergences entre les organisations participantes sont apparues, qui ont débouché sur le retrait du SUTEP de l’organisation de la journée.
23Sans renoncer à ses postures politiques, dans cette première étape du processus, la corporation enseignante a trouvé un espace de dialogue et a été considérée comme un interlocuteur valable, en partie grâce aux convergences de perspectives avec la proposition faite par la commission et en partie parce que sa participation reposait sur une proposition qui insistait sur le besoin de développement enseignant pour améliorer l’éducation nationale (Cuenca et Stojnic, 2008).
- 8 Ce terme d’aprista renvoie à l’Alliance populaire révolutionnaire américaine pour le Pérou, égalem (...)
- 9 Au cours de l’année 2006, le ministère de l’éducation a autorisé la réalisation d’une évaluation c (...)
24Durant le gouvernement aprista8 (2006-2011), la relation entre le gouvernement et le syndicat a été marquée par un affrontement ouvert. Le gouvernement a promulgué un ensemble de mesures qui visaient fondamentalement à « frapper » le SUTEP, en éliminant un pourcentage important de licences syndicales et l’apport obligatoire des enseignants à la Derrama Magisterial. En outre, le gouvernement a instauré comme mesure prioritaire l’évaluation en termes d’objectifs des enseignants9, qui a été ouvertement rejetée par le syndicat et par la plupart des spécialistes, même si elle a reçu l’appui unanime de la presse, acteur qui joue un rôle fondamental dans le développement d’une nouvelle loi sur la carrière enseignante. De son côté, le SUTEP a lancé des campagnes de protestation et organisé une grève qui a paralysé les classes durant plusieurs semaines. La cause principale en était que le projet sur la carrière enseignante, qui était en discussion, avait brusquement été interrompu par l’approbation soudaine de la loi sur la carrière publique en 2007. Au cours des années qui ont suivi, les relations entre le SUTEP et le gouvernement ont été tendues et peu collaboratives, même si le syndicat a participé à d’autres espaces de discussion comme le Forum éducatif et le Conseil national d’éducation.
25En effet, le CNE et le Forum éducatif, la plus grande plateforme de société civile de travailleurs du secteur éducatif, ont créé la table ronde interinstitutionnelle sur le travail enseignant en 2009, avec le dessein de développer une proposition de cadre des compétences définissant un bon enseignement. Cet espace a été celui des retrouvailles du SUTEP avec les politiques éducatives. Après un long processus de discussion, des journées de réflexion et des ateliers avec les enseignants, des congrès pédagogiques et la préparation d’études et de rapports techniques, la table ronde, à laquelle ont pris part le CNE, le Forum éducatif et le SUTEP, a offert une proposition de cadre pour le métier enseignant auprès du ministère de l’éducation. Celle-ci a été approuvée et continue à être utilisée comme un outil d’orientation dans les programmes de formation enseignante et dans les critères d’évaluation, entre autres.
26Au cours de l’année 2012, avec l’approbation d’une nouvelle loi sur la carrière enseignante, intégralement orientée vers une perspective méritocratique, la relation du SUTEP avec les politiques enseignantes a de nouveau connu des tensions. Toutefois, celles-ci ont été plus courtes et moins intenses qu’en 2007. De fait, après une grève convoquée par le syndicat en opposition à la loi, le SUTEP a lancé un ensemble d’activités d’appui aux enseignants pour la préparation aux évaluations d’entrée dans le cadre de la carrière.
27Outre les thèmes développés, le SUTEP a continué à participer à des espaces de construction des politiques enseignantes, aussi bien lors de la table ronde sur le développement enseignant conduite par le CNE que dans des commissions spécifiques convoquées par le ministère. Ces activités ont été associées, principalement, aux discussions sur la formation initiale et continue des enseignants, ainsi que sur les politiques de bien-être à l’école.
28En somme, durant la période analysée, le SUTEP a été fondamentalement un acteur de la construction de plusieurs politiques éducatives dans le pays, même si cette participation a été instable selon les époques en raison, principalement, de moments d’affrontement entre le syndicat et le gouvernement. Parallèlement à la participation du SUTEP aux politiques éducatives générales, comme le PEN, et aux politiques enseignantes, le syndicat s’est également engagé dans des types de politiques encore plus spécifiques, comme la réforme curriculaire, mettant en avant sa position de représentant de la profession enseignante afin d’exiger de meilleures conditions de travail et des budgets plus importants pour l’éducation.
29L’objectif de cet article était d’analyser la participation du SUTEP à l’élaboration d’un ensemble de politiques éducatives développées par l’État péruvien entre 2001 et 2017.
30Tout d’abord, même si la participation du syndicat de professeurs n’a pas toujours été constante sur cette période, il est possible d’identifier un accompagnement des politiques menées. Les différents degrés d’implication du syndicat sont associés au type de politiques en question. Lorsqu’elles renvoyaient à des politiques éducatives générales et de nature pédagogique, les interventions du SUTEP ont été beaucoup plus constantes que lorsqu’il s’agissait de politiques liées à la profession enseignante, en particulier celles qui ont trait à la carrière. Même ainsi, dans la construction, par exemple, du cadre nécessaire pour un développement positif des enseignants, la participation a été active et source de propositions.
31D’autre part, l’analyse menée ne nous permet pas de répondre aisément à l’interrogation suivante : dans quelle mesure le syndicat péruvien a-t-il disposé de la capacité de représenter les motivations, les intérêts et les besoins actuels des enseignants ? Comme pour toute organisation syndicale, la relation avec la base est absolument fondamentale et elle doit être dynamique. La participation à ces processus de réforme a entraîné un changement d’image du SUTEP dans la société et aux yeux de la plupart des enseignants. Une preuve manifeste de cette évolution est l’exemple de la défense syndicale face aux assauts des conservateurs en ce qui concerne l’approche en termes de genre dans le curriculum scolaire.
32Quels sont les motifs qui se cachent derrière ce comportement et, surtout, qui expliquent l’évolution du SUTEP vers des postures plus dynamiques ? Nous tentons de donner ici quelques réponses, même si elles ne constituent qu’une petite partie d’une explication plus vaste et qui demande encore à être avancée.
33Plusieurs facteurs se sont alliés pour expliquer ce comportement institutionnel du SUTEP durant la période envisagée dans cette étude. Des contextes politiques changeants, l’ouverture des différents chantiers ministériels et l’importance centrale du thème des enseignants, les priorités publiques constituent quelques-uns des facteurs d’explication. Indubitablement, à partir de 2011, l’on a commencé à construire une approche qui soutiendrait le travail des enseignants, conduite par l’État avec l’aide des acteurs de la société civile, du syndicat et des enseignants. Le discours s’est construit à partir de deux orientations. D’une part, la première a valorisé le travail des enseignants et leur importance pour la société, et on reconnaissait de cette manière les conditions de travail difficiles et les bas salaires de la profession. La seconde tournait autour de la méritocratie comme un processus fondamental pour atteindre ce développement, auquel venaient s’ajouter des niveaux d’exigence plus élevés (Cuenca, 2020).
34Toutefois, nous souhaiterions examiner avec plus d’attention trois facteurs spécifiques. Le premier est lié au transfert d’une partie du programme des organisations sociales vers l’État. Cela se produit dans un cadre de construction de politiques publiques qui, comme dans le cas péruvien, se professionnalise en raison de l’expertise offerte par un ensemble de technocrates qui intègrent la fonction publique, et qui renvoient au second plan les intérêts politiques de l’État, au nom d’une rationalité technique (Dargent, 2014). Cette tendance s’est manifestée tout particulièrement dans le champ éducatif qui, depuis 2001, a construit un programme éducatif étatique fondé sur ceux qui avaient été élaborés par la société civile au cours des années antérieures. L’incorporation de spécialistes de l’éducation dans la fonction publique au cours de ces vingt dernières années a rendu possible, par exemple, qu’avec la nouvelle loi de la carrière enseignante, le thème de l’augmentation salariale et des primes soit inclus dans le programme de l’État et pas seulement du syndicat. Même si cette question salariale demande encore à recevoir une réponse plus adaptée, les professeurs reconnaissent que ce thème fait partie des priorités de l’État tandis que le syndicat voit s’affaiblir l’un de ses principaux thèmes de lutte, tant l’augmentation salariale est un point partagé par l’État et par le syndicat.
35Le deuxième facteur doit être mis en lien avec les caractéristiques qui définissent le syndicat péruvien. Le SUTEP est, si l’on suit l’analyse de Ben Ross Schneider, un syndicat du type « groupe d’intérêts ». Cette classification définit les syndicats comme des organisations avec des intérêts spécifiques, mais dotées des avantages qu’offre l’action collective et le fait d’être des groupes davantage pluralistes – même si cela n’est pas aussi patent dans la direction du SUTEP. Ce type de syndicat est éloigné des « machines politiques » liées aux partis et à des objectifs politiques généraux clairement identifiés (Schneider, 2022). Cette orientation ouvre la possibilité d’un travail technique et de négociation entre les différents acteurs pour servir les intérêts qui ont, de manière évidente, caractérisé l’action du SUTEP durant la période envisagée. Pour cela, même si les syndicalistes n’étaient pas d’accord avec certains points de la loi de la carrière d’enseignant fondée sur l’approche méritocratique, ils ont facilité d’une certaine manière son développement. Le fait est que les groupes d’intérêts sont plus ouverts à ces réformes enseignantes qu’à des réformes qui promettent des bénéfices spécifiques pour tel ou tel segment du professorat (ibid.).
- 10 Le Parti communiste du Pérou – Sentier lumineux (PCOP-SL) est une organisation armée marxiste-léni (...)
36Enfin, les efforts menés pour remédier à la faiblesse institutionnelle du SUTEP constituent un troisième facteur important. Son évolution vers une participation liée à sa qualité de spécialiste des thèmes pédagogiques a été une sorte possible de crise pour le syndicat. Durant la période que nous avons étudiée, les trois grèves menées (2003, 2007 et 2012) ont eu peu d’impact et n’ont pas permis d’acquis majeurs. À cela s’ajoute le fait que le syndicat a été très attaqué sous le gouvernement d’Alan García (2006-2011), ce qui l’a conduit à reconstruire ses relations avec la base enseignante (Cuenca, 2017). Durant des années, le SUTEP a maintenu une forme de verticalité du pouvoir que l’on peut expliquer, fondamentalement, par le fait que le syndicat a ainsi pu contrôler et éviter une incursion plus importante du Sentier lumineux10 parmi les enseignants, et préserver les fonds de la Derrama Magisterial.
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37Choisir l’année 2017 pour clore notre analyse répond à des visées méthodologiques. Le comportement du SUTEP a continué à se fonder sur des propositions face aux décisions éducatives prises par l’État. Il n’y a pas eu de grève mais l’on peut affirmer que l’image publique du syndicat est associée à la défense des droits des travailleurs de ce secteur ainsi qu’à une force de proposition en matière de pédagogie. De fait, le SUTEP a continué à défendre, par exemple, l’approche en termes de genre dans le curriculum scolaire et pris part à des commissions de travail créées par le ministère de l’éducation en 2019, afin d’analyser les matériaux éducatifs et de proposer des politiques de dotation de textes éducatifs. À la fin de l’année 2020 et au début de 2021, le SUTEP a participé aux commissions du ministère, afin d’organiser la reprise des cours en présentiel dans un contexte de pandémie.
- 11 Au cours de l’année 2011, un cycle de réforme a été engagé, parmi lesquelles figurent la réforme e (...)
38Toutefois, la formation du nouveau syndicat enseignant, la FENATE, et l’accession à la présidence de la République de Pedro Castillo ont poussé le SUTEP à activer des stratégies politiques qui lui assurent une plus grande visibilité publique. La FENATE, apparue en 2017, s’est formée à partir de la réunion de plusieurs collectifs enseignants mécontents de l’importance de Patria Roja dans le SUTEP. Même si ses membres sont minoritaires en termes d’adhérents au SUTEP, ils ont réussi à placer nombre de leurs cadres à des postes importants de l’État depuis l’arrivée au pouvoir du président Castillo en 2021. La FENATE, opposée aux réformes éducatives actuelles, a poussé le SUTEP à prendre position publiquement en faveur de celles-ci. Un facteur décisif dans cette évolution a été la reconnaissance officielle, en août 2021, de la FENATE comme syndicat enseignant, même si le ministère a reconnu formellement que le syndicat majoritaire de la profession est le SUTEP. Actuellement, la position du SUTEP est frontale face au gouvernement, et le syndicat se retrouve, de cette manière, placé stratégiquement du côté des défenseurs des réformes éducatives que l’actuel gouvernement n’approuve pas11. Cela lui a valu une reconnaissance sociale, dans un contexte de rejet du pouvoir politique.