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Dossier - Les syndicats d’enseignants au xxie siècle

Vers un syndicalisme de justice sociale dans l’enseignement obligatoire aux États-Unis

Towards social justice unionism in compulsory education in the United States of America
Hacia un sindicalismo de justicia social en la enseñanza obligatoria en Estados Unidos
Rhiannon M. Maton
Traduction de Sylvaine Herold
p. 111-120

Résumés

Les progrès de l’agenda politique néolibéral ont conduit à la fermeture et à la privatisation de nombre d’écoles publiques aux États-Unis. Face à cela, un nombre croissant de syndicats d’enseignants choisissent d’adopter un modèle de « syndicalisme de justice sociale » afin de lutter pour la sauvegarde de l’éducation publique. Le syndicalisme de justice sociale est un modèle syndical émergent qui s’oppose au syndicalisme corporatiste, en donnant la priorité aux modes d’action contestataires, en plaçant au cœur des préoccupations la justice sociale et raciale et en renforçant les alliances communautaires. Cet article aborde les différentes méthodes par lesquelles les syndicats se transforment, la gamme des enjeux et des tactiques mobilisés et, plus généralement, la manière dont l’évolution vers un syndicalisme de justice sociale a conduit à un militantisme accru parmi les syndicats d’enseignants américains.

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Notes de la rédaction

Article traduit de l’anglais par Sylvaine Herold.

Texte intégral

1Aux États-Unis, les syndicats sont traditionnellement des organisations composées des travailleurs d’une entreprise, d’une profession ou d’un secteur d’activité particulier, créées dans le but d’obtenir de meilleures conditions socio-économiques et des avantages pour les travailleurs. Depuis leur création aux États-Unis à la fin des années 1800, le champ d’action et les valeurs de l’activité syndicale ont fait l’objet de conceptions divergentes. Certains syndicalistes estiment que les syndicats doivent se concentrer uniquement sur l’amélioration des conditions de travail de leurs adhérents, tandis que d’autres soutiennent que les syndicats devraient s’intéresser aux besoins de leurs membres en lien avec ceux des travailleurs en général. Dans la première approche, souvent qualifiée de « syndicalisme corporatiste » (business unionism), les syndicats cherchent principalement à obtenir des améliorations en termes de salaires, d’avantages, de conditions de travail et de statut social ou politique pour les travailleurs membres d’un syndicat donné. Dans le second modèle, que nous appellerons ici le « syndicalisme de justice sociale » (social justice unionism), les syndicats s’organisent démocratiquement non seulement pour améliorer le statut, le salaire et les avantages de leurs membres, mais aussi afin d’engranger des résultats socio-économiques et politiques tangibles pour les travailleurs dans leur ensemble.

  • 1K-12 education en anglais : l’enseignement obligatoire aux États-Unis, de la maternelle à la 12e a (...)

2Ces conceptions divergentes de la syndicalisation continuent d’alimenter des conflits internes au sein du mouvement ouvrier nord-américain (voir par exemple Fletcher et Gapasin, 2008 ; Weiner, 2012) et transparaissent lorsqu’on se penche sur les organisations d’enseignants américaines, au sein desquelles on a observé une tension croissante entre ces formes concurrentes d’organisation syndicale, au cours des dix dernières années notamment. Au cours de cette période, un nombre croissant d’enseignants de l’enseignement obligatoire1 ont cherché à faire évoluer leurs syndicats vers des modèles d’organisation axés sur la justice sociale afin de remédier à l’affaiblissement des engagements politiques et économiques en faveur de l’enseignement public. Pour cela, ils se sont appuyés sur les syndicats en tant que structure organisationnelle et plateforme politique à partir desquelles plaider pour un système d’enseignement public mieux doté en ressources et plus équitable, tout en s’inspirant de la philosophie, de la stratégie et des modes d’action du syndicalisme de justice sociale.

3Cet article étudie le mouvement grandissant en faveur de la transformation syndicale au sein des syndicats d’enseignants de l’enseignement obligatoire aux États-Unis. Ce faisant, il donne un aperçu des conceptions actuelles du syndicalisme de justice sociale et des principaux moyens par lesquels il a été mis en œuvre par les syndicats d’enseignants américains entre 2012 et 2020. L’article s’attache notamment à décrire les processus d’évolution des syndicats, les enjeux qui sous-tendent ces efforts et les tactiques employées pour mener à bien cette transformation. Il s’achève sur une discussion des effets de ce travail d’organisation militant sur la politique éducative et sur le discours public, en soulignant plus généralement la façon dont l’évolution vers la philosophie du syndicalisme de justice sociale a conduit à un militantisme accru au sein des syndicats d’enseignants américains.

Revue de littérature : l’évolution du syndicalisme vers la justice sociale

  • 2  Selon la militante syndicale et chercheuse américaine Jane McAlevey (2016), le concept d’organizin (...)

4Les syndicats corporatistes représentent actuellement le type de syndicat le plus courant aux États-Unis. Dans ce cas de figure, le syndicat est géré comme une entreprise, dont la raison d’être est de fournir des services à ses membres à travers des processus de négociation collective, la bonne exécution des contrats, des services de représentation des membres et d’autres services collectifs, comme la fourniture d’une couverture santé, d’une police d’assurance et de services juridiques collectifs (Fletcher et Gapasin, 2008). Les syndicats de justice sociale (SJS), en revanche, remettent en question l’approche bureaucratique et descendante du syndicalisme corporatiste et cherchent à lui substituer un modèle mettant l’accent sur le travail d’organisation des membres de la base (organizing2). Les SJS donnent la priorité à la participation de leurs membres, tout en défendant des objectifs de justice sociale et le bien public en général. Ils ont souvent recours à des modes d’action contestataires, tels que les manifestations, les débrayages et les grèves (Fletcher et Gapasin, 2008). Lois Weiner (2012) soutient ainsi qu’un SJS « se bat pour que ses membres participent à la création d’une société plus démocratique et plus équitable en s’alliant à d’autres mouvements œuvrant pour la justice sociale, la paix et l’égalité ». Ainsi, ce type de syndicat se conçoit comme le vecteur d’une transformation sociale plus large pour la classe ouvrière en lien avec d’autres organisations et mouvements sociaux.

5Le terme de « transformation syndicale » désigne les processus horizontaux par lesquels les syndicats évoluent d’un modèle corporatiste, ou de services, vers un modèle de justice sociale. En général, la transformation syndicale implique une participation active des membres de la base du syndicat et de leurs alliés aux efforts visant à démocratiser les processus de prise de décision organisationnelle, tout en œuvrant à renforcer l’influence du syndicat et l’accès aux ressources et aux services sociaux pour les travailleurs et les citoyens en général (Fletcher et Gapasin, 2008 ; Weiner, 2012). Les méthodes d’organisation horizontales mettent en avant le fonctionnement démocratique et le rôle des membres comme fondement du pouvoir et de l’agilité du syndicat (McAlevey, 2016) ; elles reposent sur l’élaboration de relations de confiance entre les membres de la base du syndicat, mais aussi entre les syndicats et les communautés locales (Dyke et Bates, 2019). Un travail d’organisation en profondeur (deep organizing) est privilégié parce qu’il permet de mettre l’accent sur l’écoute des membres de la base, de bâtir la confiance sur des temps longs et de recentrer les processus de prise de décision syndicale sur les membres de la base (McAlevey, 2016). L’ensemble de ces pratiques d’organisation en profondeur, démocratiques, horizontales et fondées sur les relations entre les personnes, sont conçues pour appuyer la transformation des syndicats vers le modèle d’organisation des SJS.

6Des universitaires et praticiens américains ont établi un lien entre les tendances en matière d’évolution syndicale et le paysage politique plus large qui est celui d’une expansion de l’agenda néolibéral, qui continue d’agir sur l’éducation publique. Les politiques néolibérales modernes tendent à concentrer le capital financier dans les mains d’une petite minorité d’individus tout en plaidant pour le désinvestissement de l’État et des entreprises dans les institutions de protection sociale, notamment les écoles publiques (Maton, 2022). Aux États-Unis, ces politiques ont contribué au sous-financement chronique des établissements et des systèmes publics (en particulier dans les quartiers en proie à des phénomènes de racisation et/ou d’insécurité économique), à la tendance croissante à fermer et/ou à privatiser les écoles publiques et leurs services, ainsi qu’aux efforts visant à standardiser et à confier au secteur privé la pédagogie, les curriculums et les méthodes d’évaluation. La plupart des groupes plaidant en faveur d’une évolution vers le syndicalisme de justice sociale se positionnent dans une critique vive du néolibéralisme et en résistance à celui-ci (voir par exemple, Maton, 2018, 2022 ; Stark, 2019 ; Weiner, 2012) et soulignent la façon dont ces politiques ciblent et affectent le plus souvent les communautés racisées et à faible revenu (Maton, 2018).

Méthodologie

  • 3  Un caucus désigne une méthode d’organisation établie aux États-Unis, à l’origine dans le domaine p (...)

7Cet article s’appuie sur les données et idées issues de deux études qualitatives menées par l’autrice entre 2014 et 2022. La première, menée en 2014-2015, a mobilisé des méthodes d’enquête ethnographiques pour étudier la façon dont les militants d’un « caucus3 » de justice sociale de la Fédération des enseignants de Philadelphie (Philadelphia Federation of Teachers, PFT) ont conceptualisé et appliqué des cadres de justice raciale dans leur pratique d’organisation syndicale (Maton, 2018 ; Maton et Stark, 2021). La seconde a consisté en une étude comparative de quatre syndicats américains d’enseignants de l’enseignement obligatoire, afin d’examiner la façon dont ces syndicats ont mobilisé les principes du syndicalisme de justice sociale dans leur travail d’organisation militant au cours de l’année scolaire 2020-2021, en pleine pandémie de Covid-19. L’étude a porté sur les syndicats suivants : le Boston Teachers Union (BTU), le Chicago Teachers Union (CTU), la Philadelphia Federation of Teachers (PFT) et les United Teachers Los Angeles (UTLA) (Maton, 2022).

8Les données issues de ces études s’appuient sur plus de cent cinquante heures d’observation participante lors de réunions d’organisation des syndicats et d’événements connexes, soixante-quatre entretiens avec vingt-neuf membres et dirigeants syndicaux issus des quatre syndicats, sept réunions de groupe d’enquête avec neuf participants du PFT, des documents textuels ou vidéo publiés sur les sites Web et dans des courriels des syndicats, ainsi qu’une revue de presse continue des informations publiées, au niveau national et local, par la presse écrite et en ligne américaine sur le travail d’organisation militant du syndicalisme de justice sociale et en faveur de la transformation syndicale.

9Pour cet article, l’analyse des données se concentre sur trois thèmes : 1) les processus internes de transformation syndicale ; 2) les questions couramment abordées par les SJS ; et 3) les tactiques couramment employées par les SJS. Considérées dans leur ensemble, ces données permettent de comprendre pourquoi et comment les syndicats d’enseignants de l’enseignement obligatoire aux États-Unis ont cherché à se transformer au cours des dix dernières années pour devenir des syndicats de justice sociale.

Vers un syndicalisme de justice sociale

Processus internes de transformation

10Les syndicats d’enseignants adoptent progressivement la vision, la stratégie et les tactiques du syndicalisme de justice sociale par le biais de deux mécanismes principaux : 1) sous la pression de « caucus syndicaux » en faveur de la justice sociale (social justice caucuses) et 2) sous l’influence de groupes informels de membres radicaux issus de la base, qui s’organisent en dehors des structures syndicales traditionnelles. L’éducation politique permanente des membres du syndicat accompagne la transformation syndicale à travers ces deux mécanismes.

  • 4  Labor Notes est le réseau des membres et militants syndicaux de base, œuvrant pour une revitalisat (...)
  • 5  « Union des caucus des membres enseignants de base » (NdT).
  • 6  Le caucus SJS le plus connu est sans doute le Caucus of Rank-and-file Educators (CORE) de Chicago, (...)

11Aux États-Unis, les efforts visant à transformer les syndicats de type corporatiste ou de services en SJS sont souvent menés par des « caucus SJS ». Ces caucus sont composés de membres du syndicat et d’alliés communautaires qui s’associent pour faire évoluer le travail d’organisation militant vers les principes du syndicalisme de justice sociale et un ensemble de tactiques contestataires. Ils sont reliés au niveau national par un réseau de coordination, organisé par Labor Notes4, dénommé United Caucuses of Rank-and-file Educators5 (UCORE) (voir également Stark, 2019). Selon Ellen David Friedman, qui préside UCORE, il existe désormais plus de quarante caucus SJS établis dans de nombreux États et villes, grandes et petites, répartis dans tout le pays. Ils sont notamment implantés à Baltimore, à Chicago, dans le Massachusetts, en Caroline du Nord, à Oakland, à Philadelphie, à Rochester (NY) et à Seattle. Plusieurs d’entre eux sont parvenus à faire élire leurs candidats à la direction de leur syndicat d’enseignants6, tandis que d’autres s’activent en coulisses afin de pousser les dirigeants syndicaux à adopter des mesures de plus en plus radicales sur les questions de justice sociale, par le biais de différentes tactiques.

12Le Caucus of Working Educators de Philadelphie est un bon exemple de la manière dont les caucus SJS œuvrent ainsi en coulisses pour pousser leurs syndicats, historiquement de type corporatiste, à évoluer vers le syndicalisme de justice sociale. Le caucus a présenté, sans succès, des listes de candidats à la direction du PFT à plusieurs reprises depuis 2016. Si sa démarche électorale n’a pas abouti, le caucus est cependant parvenu à influencer le syndicat pour qu’il adopte un éventail plus vaste de principes et de tactiques issus du syndicalisme de justice sociale. Ainsi, en février 2021, en pleine pandémie de Covid-19, alors que l’administration scolaire entendait rouvrir les écoles en dépit de l’absence de systèmes de ventilation adéquats et de mesures de sécurité élémentaires (comme disposer de savon et d’eau courante propre pour les élèves et les employés), les organisateurs du caucus ont été à l’initiative d’une série d’actions d’intensité croissante. Ces actions comprenaient notamment l’organisation de classes en extérieur (teach-outs), au cours desquelles les enseignants faisaient cours dehors dans le froid hivernal, refusant d’entrer dans des établissements qu’ils jugeaient peu sûrs. Les dirigeants du PFT, de tradition corporatiste, ont finalement suivi le leadership exercé par le caucus SJS en déclarant un arrêt total du travail dans les bâtiments scolaires au début de l’année 2021. Pour les membres du caucus, c’est grâce à ces modes d’action contestataires que le syndicat a pu obtenir des concessions en matière de santé et des ressources pour les bâtiments scolaires. Ici, le caucus SJS a poussé une direction syndicale élue de type corporatiste à reprendre à son compte des enjeux et des tactiques du syndicalisme de justice sociale.

  • 7Right-to-work laws : les lois des États républicains mentionnées ici visent à interdire la mise à (...)

13Une autre méthode de transformation syndicale implique des groupes peu organisés de membres radicaux à la base du syndicat, opérant en dehors des structures syndicales traditionnelles. Cette méthode a notamment été utilisée dans les États américains dirigés par des élus du Parti républicain (de droite) et ayant récemment adopté des lois sur le « droit de travailler7 » hostiles aux syndicats. Ainsi, au printemps 2018, de nombreux enseignants de Virginie-Occidentale ont été déçus par l’approche trop conciliante de leurs syndicats lors des négociations ; ils ont alors eu recours aux réseaux sociaux pour organiser une grève des enseignants dans tout l’État (Howell et Schmitzer, 2022). Cette grève a rapidement inspiré les enseignants d’Oklahoma, d’Arizona et du Kentucky, qui ont également cessé le travail pour revendiquer une augmentation de leur rémunération et davantage de ressources éducatives, notamment des manuels scolaires (Dyke et Bates, 2019). Ici, c’est le leadership exercé par les organisateurs syndicaux enseignants de la base qui a poussé les syndicats à bouger.

14L’éducation politique sous-tend la majeure partie du mouvement actuel vers un syndicalisme de justice sociale. Les enseignants sont de plus en plus politisés, que ce soit par leurs expériences au travail ou via les initiatives délibérées d’éducation politique mises en œuvre par les caucus et les membres radicaux de la base du syndicat. Leur politisation se développe par différents biais : exposition aux inégalités situationnelles, initiatives structurées d’éducation politique (ateliers, conférences, etc.), engagement actif dans la mobilisation syndicale et politique, relations avec les collègues politisés et les réseaux de militants, comme UCORE (Maton et Stark, 2021). Que ce soit par le biais de caucus ou de groupes informels, la transformation syndicale est intrinsèquement liée à l’éducation politique des membres de la base.

Enjeux sous-tendant les efforts de transformation

15Les syndicats adoptant une approche de justice sociale tendent à situer leur travail d’organisation militant dans le cadre plus vaste de l’amélioration de la qualité et de l’accessibilité de l’éducation publique pour les communautés locales. Ils déclarent que leur mission est de veiller à ce que les enfants américains aient accès à une éducation publique équitable et ils attirent également l’attention sur la dimension raciale et classiste du financement des écoles et des politiques éducatives. Ainsi, dans un entretien réalisé en 2020, Jennifer Johnson, chef du personnel du CTU, décrit le travail d’organisation militant du CTU en ces termes :

Malheureusement, notre leitmotiv depuis dix ans, c’est qu’on se bat pour l’école que les élèves de Chicago méritent, ce qui n’est pas sans lien avec le fait que nos élèves sont principalement issus de foyers à faible revenu, des élèves de couleur à 90 %, des élèves qui arrivent à l’école avec de grands traumatismes, mais aussi de formidables atouts… En regardant les choses froidement, on se dit que la raison pour laquelle notre système scolaire est sous-financé et manque de ressources est que ces élèves sont principalement noirs ou de couleur et pauvres, et que la volonté politique, nos systèmes politiques ne jugent pas nécessaire d’investir pleinement en eux.

16Les SJS mettent en avant l’idée que le racisme et le classisme ont un impact négatif cumulatif sur les ressources et le respect accordés aux écoles publiques. Ainsi, les campagnes menées par les SJS sont généralement axées sur les questions de financement de l’éducation, de ressources accordées aux écoles publiques (la rémunération de leurs travailleurs, mais aussi la disponibilité de manuels scolaires à jour, de technologies et d’autres matériels pédagogiques pour les élèves) et d’influence des entreprises privées sur les écoles publiques (en particulier celles accueillant les élèves issus de communautés de couleur ou fragiles économiquement). Au cœur des priorités des SJS figure ainsi une combinaison de préoccupations centrées sur les travailleurs et d’efforts visant à renforcer l’éducation publique en général.

17Les SJS mènent également des campagnes en faveur de l’amélioration des conditions de vie des élèves, des familles et des communautés, en allant bien au-delà du cadre scolaire. Par exemple, lors de récentes négociations avec le district, l’UTLA et le CTU ont cherché à intégrer des revendications en faveur de logements communautaires abordables et d’un renforcement des droits et des ressources des familles locales sans papiers ou n’ayant pas la citoyenneté américaine. Au cours de l’épidémie de Covid-19, l’UTLA a par ailleurs réclamé « quinze jours d’arrêt maladie payés supplémentaires par an pour tous les travailleurs du comté de Los Angeles », mais également la mise en place d’un « réseau de centres de distribution de nourriture et de fournitures » au profit des personnes en situation de précarité économique dans le comté, ainsi que « des remises de dette et la suspension du paiement des loyers et des hypothèques » pendant la crise du Covid-19. Ces questions sont présentées dans un cadre moral, au sein duquel les syndicats s’efforcent de remédier à la marginalisation raciale et de classe historiquement subie par des enfants, des familles et des communautés aux États-Unis, tout en cherchant à répondre aux préoccupations quotidiennes des membres de leur base en matière de moyens d’existence.

Tactiques employées

18Les syndicats corporatistes sont connus pour privilégier les négociations légales avec les employeurs dans leurs tentatives d’obtenir des avantages d’ordre fiscal, sanitaire et autres pour les travailleurs. Les stratégies légales les plus employées sont la négociation collective, l’établissement de protocoles d’accord, la formulation de griefs et le dépôt de plaintes en cas de litige avec l’employeur. Les syndicats de justice sociale, quant à eux, ont recours à une gamme de tactiques allant des négociations légales avec l’employeur à des approches plus contestataires, telles que les manifestations, les moyens de pression au travail (job actions) et les débrayages. Les SJS privilégient également la communication directe avec le public pour renforcer le soutien à leur travail d’organisation militant. Ils critiquent régulièrement les syndicats corporatistes, trop centrés selon eux sur les stratégies légales de négociation, et allèguent qu’un ensemble de tactiques d’action directe plus contestataires permet d’obtenir de meilleurs résultats pour les travailleurs.

19Les SJS ont eu recours à différentes tactiques contestataires pendant la pandémie de Covid-19, au cours de laquelle les syndicats américains d’enseignants de l’enseignement obligatoire ont fréquemment fait la une des journaux nationaux pour leurs revendications d’un environnement sain dans les écoles, de dispositifs de soutien socio-émotionnels solides pour les élèves et de conditions d’apprentissage efficaces. Parmi les quatre syndicats ayant fait l’objet de ma récente étude (BTU, CTU, PFT et UTLA), les tactiques couramment employées comprenaient des rassemblements, des cortèges de voitures ornées de messages politiques et des classes dans des espaces extérieurs visibles du public. Parfois, les protestations ont embrassé des méthodes plus extrêmes : menaces de grève ou grèves et/ou arrêts de travail complets ou partiels. Tout au long de la pandémie de Covid-19, un grand nombre de SJS ont également mené des enquêtes d’opinion afin de s’assurer que leurs stratégies étaient en phase avec les priorités et les préférences des communautés locales.

20Le travail d’organisation militant mené par l’UTLA et le CTU au cours de l’année scolaire 2020-2021 illustre la manière dont les SJS ont mobilisé cet ensemble de tactiques pendant la pandémie de Covid-19. Les syndicats avaient exprimé leur consternation lorsque l’administration scolaire avait décidé de rouvrir les établissements au plus fort de l’incertitude concernant le virus sans prendre en compte l’avis des parents et des communautés. Pour remédier à ce défaut de compréhension flagrant de l’opinion des parents, les syndicats ont recueilli des données sur les préférences des parents entre enseignement à distance et enseignement en présentiel. En interrogeant les parents des écoles publiques, les syndicats ont pu déterminer que les parents étaient fortement en faveur de l’enseignement à distance, et ont utilisé ces données pour informer et orienter le travail d’organisation militant local. Ainsi, le CTU et l’UTLA ont exigé un soutien accru en faveur de l’enseignement à distance et se sont engagés dans différents types de protestation lorsque l’administration scolaire a cherché à rouvrir les portes des écoles à l’encontre de l’opinion majoritaire des parents et avant la mise en place de ce que le syndicat considérait comme des mesures sanitaires efficaces. Ce faisant, ils ont également attiré l’attention sur le fait que les parents de couleur exprimaient systématiquement leur préférence pour l’enseignement à distance.

21Le travail d’organisation militant mené par le CTU au début de l’année 2020 donne à voir un autre exemple de tactique employée par les SJS. L’échec de longues négociations avec le district scolaire pour parvenir à un accord sur les conditions sanitaires dans des salles de classe jugées peu sûres, puis d’une série d’actions teach outs a débouché sur un vote organisé par le syndicat pour décider s’il fallait ou non se mettre en grève. Cette menace a permis, selon certains responsables syndicaux, d’obtenir davantage de mesures de protection sanitaire et l’engagement du district à renforcer les solutions d’enseignement à distance.

22Les SJS tendent ainsi à employer ce qu’ils considèrent comme un ensemble de tactiques plus contestataires que les syndicats corporatistes. Ils associent négociations légales et stratégies d’action directe afin de contraindre l’encadrement à consentir aux demandes des travailleurs, cherchant ainsi à faire honneur au slogan populaire des militants de la base : When we fight, we win (« Quand on se bat, on gagne »).

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23Que ce soit à travers le travail d’organisation structuré d’un caucus frondeur ou les actions de résistance organisées par les membres de la base du syndicat en dehors des structures syndicales formelles, le mouvement de transformation syndicale aux États-Unis cherche à impliquer sa base militante dans la lutte pour un enseignement public équitable et doté de ressources adéquates. Cette démarche de transformation syndicale adopte différentes tactiques, des méthodes de négociation légales aux stratégies d’action directe plus contestataires, telles que les manifestations et les interruptions de travail, dans le but d’obtenir des avancées pour les membres du syndicat et les citoyens dans leur ensemble. En définitive, les syndicats de justice sociale placent au cœur de leur action les préoccupations des familles, des communautés et des enseignants tout en cherchant à transformer la société vers des relations et des conditions sociopolitiques et économiques plus équitables.

24Le nombre de caucus SJS a augmenté de façon exponentielle depuis 2012, avec plus de quarante caucus actuellement affiliés au réseau national UCORE. En outre, il existe un nombre croissant de groupes locaux de militants organisés par des enseignants, travaillant à la fois au sein et hors de leurs syndicats pour rassembler les travailleurs, tout en militant en faveur d’un système d’éducation publique plus solide et mieux doté en ressources. Les enseignants semblent ainsi s’efforcer de transformer leurs syndicats dans un esprit de lutte pour parvenir à une distribution plus équitable des ressources, notamment en faveur des membres de la profession et de la population touchés par des processus de racisation et de précarisation économique historiques.

25À ce jour, le travail d’organisation militant des SJS est parvenu à influencer certains aspects locaux de la politique éducative américaine. Ainsi, le CTU a obtenu que le district s’engage contractuellement à assurer la présence d’un infirmier et d’un travailleur social dans chaque établissement qui relève de sa compétence afin de renforcer les ressources sanitaires et socio-émotionnelles disponibles pour les élèves de Chicago. L’UTLA a également obtenu, dans son dernier accord avec le district, que davantage d’infirmiers, de documentalistes et de conseillers soient présents dans les établissements, ainsi qu’une réduction de la taille des classes. Le PFT poursuit quant à lui son évolution, adoptant progressivement la perspective et les tactiques du syndicalisme de justice sociale ; son recours à des actions directes de type teach out au début de l’année 2021 a permis d’améliorer le système de ventilation des établissements du district pendant la crise de la Covid-19. Les grèves menées dans les États du Sud, historiquement antisyndicalistes et politiquement conservateurs, ont permis d’obtenir une meilleure rémunération des enseignants et davantage de ressources pédagogiques pour les enseignants et les élèves. Le mouvement SJS n’en est qu’à ses débuts, mais il est déjà parvenu à attirer l’attention des médias locaux et nationaux sur le travail d’organisation militant des syndicats et à l’installer dans le discours public ; de premiers indices semblent en outre montrer que les tactiques d’action directe contestataires aboutissent à de meilleurs résultats en termes de bien commun pour les communautés historiquement marginalisées.

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Bibliographie

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Notes

1K-12 education en anglais : l’enseignement obligatoire aux États-Unis, de la maternelle à la 12e année (NdT).

2  Selon la militante syndicale et chercheuse américaine Jane McAlevey (2016), le concept d’organizing se distingue des modes opératoires classiques des syndicats (campagnes de lobbying auprès des décideurs, mobilisations) pour véritablement exploiter la force du nombre. Il se réfère au travail d’organisation et de réseautage des membres de la base du syndicat. Il s’agit d’étendre la base du soutien en impliquant les « travailleurs ordinaires » de façon durable non seulement dans les mobilisations mais également dans les phases de réflexion et de décision, et en reliant les luttes sur le lieu de travail aux campagnes communautaires et aux mouvements sociaux (source : Benda W. (2022), « Comment les enseignants aux États-Unis s’organisent et font grève pour le bien commun », Les Mondes du travail, en ligne : https://bit.ly/3FiQtiG/). Terme ici traduit par « travail d’organisation militant » ou « syndical » (NdT).

3  Un caucus désigne une méthode d’organisation établie aux États-Unis, à l’origine dans le domaine politique, mais également fréquemment utilisée dans les syndicats, par exemple pour promouvoir des candidats aux élections syndicales du fait de préoccupations spécifiques (soutien à Black Lives Matter, démocratie syndicale, justice sociale…). En termes français, il s’agit d’une combinaison entre un comité et une tendance au sein d’un syndicat (NdT).

4  Labor Notes est le réseau des membres et militants syndicaux de base, œuvrant pour une revitalisation du mouvement ouvrier sur les bases du syndicalisme de justice sociale et de la démocratie syndicale (NdT).

5  « Union des caucus des membres enseignants de base » (NdT).

6  Le caucus SJS le plus connu est sans doute le Caucus of Rank-and-file Educators (CORE) de Chicago, qui s’est formé en 2008, avant d’être élu à la direction du Chicago Teachers Union en 2010. Le CORE a mené des grèves enseignantes couronnées de succès désormais notoires à Chicago en 2012 (McAlevey, 2016) et en 2019.

7Right-to-work laws : les lois des États républicains mentionnées ici visent à interdire la mise à contribution des salariés non syndiqués au financement de l’organisation syndicale (NdlR).

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Pour citer cet article

Référence papier

Rhiannon M. Maton, « Vers un syndicalisme de justice sociale dans l’enseignement obligatoire aux États-Unis »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 91 | 2022, 111-120.

Référence électronique

Rhiannon M. Maton, « Vers un syndicalisme de justice sociale dans l’enseignement obligatoire aux États-Unis »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 91 | décembre 2022, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 23 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ries/13432 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.13432

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Auteur

Rhiannon M. Maton

Rhiannon M. Maton est docteure et professeure associée au département Foundations and Social Advocacy de la faculté d’éducation de l’Université d’État de New York à Cortland. Elle s’intéresse, à travers ses recherches, à la façon dont les enseignants et les écoles peuvent mieux venir en aide aux élèves confrontés à une marginalisation sociale et économique systémique, notamment par le biais du travail syndical et communautaire. Elle codirige la collection « Critical Perspectives on Teachers’ Work » de Routledge et une série spéciale de la revue Critical Education sur le syndicalisme enseignant en Amérique du Nord. Elle a publié des articles dans différents ouvrages et revues, notamment Curriculum Inquiry, Journal of Educational Change et Gender, Work and Organization. Courriel : rhiannonmaton[at]gmail.com

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