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Dossier - Les syndicats d’enseignants au xxie siècle

Enseignement et syndicats d’enseignants en Ontario pendant la pandémie de Covid-19

Teaching and teacher unions in Ontario during the Covid-19 pandemic
Enseñanza y sindicatos docentes en Ontario durante la pandemia de Covid-19
Nina Bascia
Traduction de Hélène Bréant
p. 121-130

Résumés

Cet article s’intéresse au travail accompli par les syndicats d’enseignants en Ontario – la province la plus peuplée du Canada – pendant la pandémie de Covid-19, entre mars 2020 et février 2022. Si cette crise sanitaire a constitué un moment exceptionnel dans l’histoire de l’éducation en Ontario, elle illustre de manière frappante le cadre contraint dans lequel les organisations d’enseignants évoluent depuis longtemps. Dans ce système éducatif hiérarchisé et très centralisé où les décisions en matière de politique éducative sont prises en toute méconnaissance des réalités du terrain, la pandémie n’a fait qu’exacerber des dysfonctionnements persistants.

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Notes de la rédaction

Article traduit de l’anglais par Hélène Bréant.

Texte intégral

1La Constitution canadienne dispose que ce sont les provinces – et non le gouvernement fédéral – qui sont compétentes en matière de politique éducative. En Ontario, la province la plus peuplée du Canada, les organisations syndicales d’enseignants ont d’abord émergé en réaction à ce qu’elles percevaient comme des règles problématiques régissant le travail et les carrières des enseignants pendant le xixe siècle et le début du xxe siècle, période où sont établis de nouveaux systèmes scolaires organisés de façon bureaucratique (Smaller, 2015). Le droit du travail garantit aux enseignants le droit d’organisation en 1943, définissant cette liberté syndicale comme le droit de négocier spécifiquement les salaires, les avantages et les conditions de travail. Depuis, si les gouvernements des provinces ont parfois travaillé en collaboration avec les syndicats d’enseignants, les organisations syndicales ont été confrontées à des défis considérables en matière de conception des politiques éducatives, notamment ces dernières années.

2Dans certaines régions du monde, de nombreux syndicats d’enseignants œuvrent de concert pour représenter différentes catégories de professeurs. En Ontario, quatre organisations syndicales correspondent ainsi aux différents types d’instances de concertation – appelées « conseils scolaires » – et d’établissements subventionnés : l’enseignement francophone et l’enseignement privé catholique d’une part et, pour le système public, un syndicat pour les professeurs du primaire et un autre dans les établissements du secondaire. Une disposition légale oblige les enseignants à adhérer à l’organisation correspondant au type de conseil scolaire qui les emploie. Il existe entre ces organisations de profondes différences d’identité (Smaller, 2015) et, historiquement, les quatre syndicats se sont exprimés et ont agi indépendamment les uns des autres. Chacun négocie séparément avec la province et signe sa propre convention collective. Chaque organisation syndicale intervient également au niveau du conseil scolaire (localement) et négocie dans ce cadre des accords distincts pour ses membres.

3Cet article s’intéresse au travail accompli par les syndicats d’enseignants en Ontario durant la pandémie de Covid-19, entre mars 2020 et février 2022. Si cette crise sanitaire a constitué un moment exceptionnel dans l’histoire de l’éducation en Ontario, elle illustre de manière frappante le cadre contraint dans lequel les organisations d’enseignants évoluent depuis longtemps. Dans ce système éducatif hiérarchisé et très centralisé où les décisions en matière de politique éducative sont prises en toute méconnaissance des réalités du terrain, la pandémie n’a fait qu’exacerber des dysfonctionnements persistants.

4Pendant la crise sanitaire, de nombreux enseignants ont sollicité le soutien de leur syndicat, car ils étaient très inquiets de leurs conditions de travail, non seulement en matière de santé et de sécurité, mais aussi en raison de l’intensification des cadences, du manque de formation professionnelle concernant l’enseignement à distance et de l’absence de ressources humaines et pédagogiques. Dans certaines provinces du Canada – tout particulièrement l’Alberta, le Saskatchewan et l’Ontario –, les organisations syndicales ont même été écartées des instances officielles de concertation autour de l’école, et ce bien plus qu’à l’accoutumée. Ce phénomène a eu des conséquences sur leur travail à la fois au sein des conseils scolaires locaux et à l’échelle des provinces. Au fil de la pandémie, frustrés par ce qu’ils percevaient comme une incapacité des organisations représentatives à influer dans le bon sens sur les décisions politiques, les enseignants, gagnés par la désillusion, ont progressivement tourné le dos à leurs syndicats.

  • 1  L’intégralité de cette étude figure dans un ouvrage récent, Teachers’ Work During the Pandemic (Ba (...)

5Le présent article est le fruit d’une étude portant sur le travail des enseignants de l’Ontario pendant la crise sanitaire, et notamment sur les conditions de travail des professeurs et le travail de plaidoyer que les organisations syndicales ont réussi à effectuer au nom de leurs adhérents au cours de cette période1. Les données empiriques de cette étude sont constituées des résultats de questionnaires et de dizaines d’entretiens menés auprès d’enseignants et d’autres personnels éducatifs sur leur travail pendant la pandémie. Leurs points de vue sur leurs syndicats étaient un sujet récurrent de ces discussions. L’étude inclut également des entretiens avec des responsables syndicaux à l’échelle locale et provinciale, réalisés à deux moments différents de cette crise sanitaire – ce qui a permis de mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre dans les politiques publiques locales et provinciales.

Objectifs et contraintes des syndicats d’enseignants

6Quelles que soient leurs imperfections, les organisations syndicales assurent une présence indispensable auprès des enseignants. Au Canada, elles sont légalement tenues de s’engager auprès de tout professeur en quête de soutien pour des questions ayant trait au travail et liées à leurs conventions collectives. Parallèlement, elles apportent sur les conditions d’enseignement et d’apprentissage un retour d’expérience qui est capital pour les systèmes éducatifs. Enfin, les syndicats d’enseignants dotent leurs adhérents d’une voix et d’une capacité d’action collective, faisant office de courroie de transmission entre les enseignants, la société et les décideurs.

7Ils jouent ce rôle de porte-parole des enseignants à la fois individuellement et collectivement chaque fois que des problèmes se posent sur leur lieu de travail, mais ils s’efforcent aussi de faire avancer des initiatives au long cours afin de soutenir l’enseignement public en général et les professeurs en particulier. Ils essaient aussi d’influencer les politiques éducatives de façon récurrente et à travers tous les moyens dont ils disposent (lobbying auprès du législateur, relations professionnelles interpersonnelles, négociation collective, etc.), afin de convaincre les décideurs d’arbitrer dans un sens qui améliore les conditions d’enseignement et d’apprentissage plus qu’il ne les entrave. Leurs efforts de plaidoyer sont mis à mal par plusieurs facteurs.

8Rappelons tout d’abord que, au Canada, les prérogatives des syndicats d’enseignants sont strictement limitées à la négociation sur les salaires, les avantages et les conditions de travail de leurs membres. Leurs préoccupations relatives à d’autres questions éducatives importantes n’entrent pas dans le champ de leurs compétences. Ils n’ont ainsi aucune influence formelle sur des sujets tels que le financement de l’éducation, le curriculum, l’évaluation des élèves ou des enseignants ou encore la discipline en classe, bien qu’il puisse s’agir d’enjeux très importants pour les politiques publiques. Cela ne veut pas dire que les conditions de travail ne soient pas fondamentales aux yeux des enseignants, mais le regard généralement porté sur les conditions d’exercice du métier – considérées comme un simple élément de bien-être au travail – montre bien que leur impact réel sur les capacités pédagogiques des enseignants demeure largement insoupçonné. Par conséquent, les inquiétudes des professeurs quant à leurs conditions de travail, apparues avec la massification de l’enseignement au xixe siècle puis au xxe siècle, restent d’actualité. Ces préoccupations s’avèrent particulièrement visibles à propos des stratégies de gouvernance éducative mises en place par la province de l’Ontario au cours de la pandémie.

9Deuxième point : la Constitution canadienne conférant aux provinces la tutelle de la politique éducative, l’influence des syndicats d’enseignants progresse et recule au gré du bon vouloir du gouvernement provincial au pouvoir – attitude corrélée à la propension des responsables du système éducatif à respecter les organisations syndicales et à les prendre au sérieux. Les relations de travail positives entre les syndicats d’enseignants et leurs autorités de tutelle sont fragiles et éphémères (Bascia et al., 1997). Typiquement, à moins qu’ils ne trouvent un avantage à travailler avec les syndicats d’enseignants, ou que l’opinion publique ou quelque arrêt d’un tribunal ne se prononce en faveur des professeurs, les gouvernements ont tendance à prendre des décisions en matière de politique éducative sans y associer les organisations syndicales représentatives de la profession (Maharaj, 2019 ; Poole, 2015).

10Troisième point : les contextes où il existe plusieurs syndicats d’enseignants sont plus complexes pour leurs adhérents. Cette atomisation de leurs membres a ainsi compliqué la tâche de la Fédération des enseignants de l’Ontario, principale organisation faîtière de la province, dans son entreprise de « parler d’une seule voix au nom de tous les enseignants » (Greenberg, 2004).

11Enfin, certains territoires éducatifs, dont l’Ontario, ont essayé de restreindre le pouvoir et l’autorité des syndicats d’enseignants par la voie juridique ou judiciaire (Bascia et Osmond, 2012 ; Maharaj et Bascia, 2021), en rendant l’adhésion optionnelle pour diminuer leur influence, en privant des administrateurs de l’éducation de leur droit à être défendus par un syndicat et en limitant leur financement. Des arrêts de tribunaux et des textes législatifs relatifs aux négociations collectives et aux actions professionnelles des enseignants ont récemment réduit le pouvoir des syndicats. À travers ce processus entamé en 1995, les enseignants de l’Ontario ont perdu du terrain au profit d’une centralisation accrue de la politique éducative, lorsque des questions soumises à la négociation locale ont été transférées pour relever de la compétence des décideurs à l’échelle provinciale. En conséquence, les dispositions régissant le travail des enseignants se sont de plus en plus déconnectées des réalités de l’enseignement, les syndicats ont perdu de leur autorité et le sens de l’affiliation syndicale des professeurs s’est étiolé.

La pandémie en Ontario

12Lorsqu’au début de l’année 2020, l’Organisation mondiale de la santé annonce que l’épidémie de Covid-19 est considérée comme une pandémie mondiale, les autorités du monde entier renvoient les élèves chez eux, parfois pour de longs mois. En Ontario, l’enseignement en salle de classe et l’enseignement à distance ont joué au yo-yo pendant quinze mois, au gré des « vagues » et des accalmies de la pandémie.

13Les instructions du ministère provincial de l’éducation quant à la reprise de l’enseignement en classe n’ont pas systématiquement suivi les recommandations des autorités de santé ni coïncidé avec les confinements locaux décidés par les conseils scolaires, lorsque des flambées épidémiques isolées l’imposaient. Des associations de parents, des éducateurs, des professionnels de santé et des chercheurs ont exprimé leurs préoccupations concernant la santé et la sécurité des enfants. Les risques pour les enseignants ont parfois – pas toujours – été mentionnés dans ces déclarations empreintes d’inquiétude. Outre les conséquences directes de cette pandémie, qui a durement frappé les communautés défavorisées, les personnes racisées et celles des Premières Nations autochtones, de plus en plus de voix se sont élevées pour évoquer la crainte que ne se creusent davantage encore, pendant les périodes où l’enseignement se faisait uniquement en ligne, les inégalités en matière d’apprentissage, les « fractures » entre les élèves issus de milieux sociaux plus ou moins favorisés, entre les élèves racisés et non racisés. Si la vaccination a été déployée dès le mois de janvier 2021, les enseignants ontariens n’ont été considérés comme un groupe prioritairement éligible qu’au mois d’avril. La couverture vaccinale a tardé à se mettre en place, notamment chez les enfants et les jeunes, mais aussi dans les communautés marginalisées. Par conséquent, de nouveaux variants plus contagieux sont apparus et se sont imposés, accroissant encore l’angoisse et les risques.

14Le travail des enseignants a changé en profondeur et en permanence au cours de cette période. Dans bien des cas, les enseignants inscrits dans un contexte pédagogique donné ont eu des élèves différents de ceux auxquels ils avaient eu affaire par le passé – des enfants grandissant au sein d’autres communautés et des élèves dont le cadre de vie avait connu de grands changements. Pour les enseignants travaillant à distance, les effectifs en classe virtuelle ont augmenté, avec des élèves pouvant provenir d’un secteur géographique plus vaste, incluant à la fois des apprenants de la langue anglaise et des élèves à besoins éducatifs particuliers, sans qu’ils bénéficient cependant des ressources humaines qui leur étaient allouées avant la pandémie. Ces professeurs amenés à travailler avec des jeunes racisés et en situation de pauvreté ont dû composer avec la démobilisation des élèves comme avec leurs absences – la crise sanitaire rendant plus criants encore les écarts entre les possibilités des apprenants. En outre, l’exigence de distanciation sociale dans les environnements scolaires ainsi que les limites des cadres d’enseignement virtuel ont considérablement compliqué la tâche des enseignants en matière de soutien socio-émotionnel, et ce parce qu’ils n’avaient plus la possibilité d’établir une relation personnalisée avec chacun de leurs élèves, au-delà des structures formelles et des interactions en classe entière. En un mot, les capacités des enseignants à tisser des liens avec leurs élèves comme ils le jugeaient pertinent ont été réduites.

15Les repères que les enseignants pensaient acquis dans leur salle de classe leur sont devenus étrangers ou complètement inaccessibles. Nombre d’entre eux ont eu plus d’heures de cours à assurer qu’auparavant et, dans le même temps, les défis technologiques, les contraintes de temps, la fréquence des absences et le stress de leurs élèves ont conduit bien des professeurs à se demander comment distinguer les concepts curriculaires fondamentaux des aspects moins importants. Cela a donné lieu à de nouveaux défis pédagogiques : la nécessité de transposer les stratégies du face-à-face pédagogique à l’enseignement virtuel ; avec l’enseignement hybride, le fait de gérer de front deux médiums différents ; et lorsque le face-à-face pédagogique était possible, la conception de séances dépourvues d’activités collectives et de supports pédagogiques partagés, sans parler de l’impossibilité de s’appuyer sur des stratégies d’apprentissage collaboratif. Quand ils enseignaient de chez eux, les enseignants ont vu se brouiller les frontières spatiotemporelles entre vie privée et vie professionnelle et vécu une plus grande perméabilité des murs de leur « salle de classe », les exposant au regard critique de certains parents et responsables de l’école.

16Les enseignants se sont trouvés isolés de leurs collègues en restant confinés chez eux, mais aussi au sein des établissements scolaires du fait des protocoles de distanciation sociale, privés ainsi d’un accès essentiel à des réunions planifiées comme à des rencontres fortuites avec leurs collègues. Nombre d’entre eux se sont tournés vers les réseaux sociaux pour recréer des interactions indispensables, afin de sortir collectivement de certaines ornières pédagogiques et curriculaires, de développer les programmes, de se perfectionner professionnellement et d’échanger sur les implications socio-émotionnelles et sociopolitiques de la situation. Les directives de la province et des conseils scolaires enjoignant aux enseignants de s’abstenir de parler d’éducation les ont privés d’un précieux canal d’interactions sociales.

17En résumé, il y a eu de profondes différences entre les contextes scolaires d’avant et d’après la pandémie, que ce soit au regard des élèves, des possibilités curriculaires et pédagogiques ou encore de la communication au sein des équipes enseignantes. Les professeurs ont vu leur qualité de vie au travail se dégrader. Ces conditions ainsi que de réelles craintes et préoccupations sanitaires ont conduit de nombreux enseignants à demander des congés maladie, voire à quitter l’enseignement, d’où une pénurie d’enseignants qui perdure.

Le travail local de plaidoyer des organisations d’enseignants pendant la pandémie

18L’ampleur des préoccupations des enseignants, associée à l’empressement des organisations des conseils scolaires pour élaborer des dispositifs visant à décliner sur le terrain les directives éducatives de la province, a entraîné une intensification du travail des sections syndicales locales – intensification qui a freiné leur efficacité et obéré leur capacité à prendre du recul et à examiner le tableau d’ensemble.

  • 2  Voir les décisions de la Commission des relations de travail de l’Ontario : gov.on.ca (NdT).

19Les représentants syndicaux au sein des conseils scolaires et des écoles ont consenti des efforts considérables afin de traiter notamment des inquiétudes à propos de la Covid exprimées par les enseignants. Ils avaient pour mission de faire appliquer la convention collective locale en se penchant sur les problèmes relatifs aux conditions de travail des professeurs2. Pendant la pandémie, ils ont été assaillis de questions ayant trait à la santé et à la sécurité des enseignants. Ces derniers étaient si nombreux à faire état de préoccupations similaires que leurs organisations syndicales auraient préféré intenter des recours collectifs en justice, mais la Commission des relations de travail de l’Ontario a rendu une décision imposant de traiter chacune de ces problématiques enseignantes au cas par cas, ce qui a compromis toute véritable amélioration systémique.

20Les permanents des syndicats locaux ont multiplié les heures supplémentaires tout au long de la pandémie aux côtés des personnels présents au niveau des conseils scolaires afin de mettre au point des dispositifs permettant une déclinaison opérationnelle des consignes données par la province – des décrets dépourvus de conseils précis.

21Lors de nos entretiens, certains présidents de sections syndicales locales ont fait état de relations de travail productives et positives avec les personnels et les responsables éducatifs. Nombre d’entre eux ont exprimé leur empathie face à la situation dans laquelle les conseils scolaires ont été placés par le ministère provincial de l’éducation. Ils étaient convaincus de partager l’objectif de « soutenir le système ». Mais un conseil scolaire pouvait prendre des décisions que les responsables syndicaux ne jugeaient pas pertinentes, dans l’optique d’alléger la charge de travail des enseignants et de préserver leur santé physique et mentale. Ils savaient que les budgets réduits dont disposaient les conseils scolaires ne pouvaient que conduire au développement de solutions sous-optimales. Ainsi nombre de conseils scolaires ont-ils eu recours à des stratégies d’enseignement hybride, dans lesquelles les enseignants se trouvaient simultanément en face-à-face pédagogique et avec des groupes d’élèves connectés à distance. Par conséquent, la plupart des présidents de sections syndicales ont évoqué une nécessaire stratégie de « travail avec et contre » les responsables des conseils scolaires (Bascia et Stevenson, 2017), suivant le contexte local.

22Il y a eu aussi un certain nombre de victoires syndicales, comme cette présidente de section locale qui a réussi à convaincre son conseil scolaire de ne pas autoriser les parents à passer de l’enseignement virtuel au face-à-face pédagogique au cours d’une même année scolaire, et ce afin de réduire au minimum les changements d’emploi du temps imposés aux professeurs. Les personnels administratifs des conseils scolaires n’étant pas toujours stables d’une année sur l’autre, il a été difficile d’entretenir des rapports professionnels sans heurts. Le maintien de relations effectives entre les syndicats d’enseignants et les autorités éducatives a en outre dépendu du degré de défiance par défaut de ces dernières vis-à-vis des organisations syndicales. De ce fait, à chaque nouvelle nomination d’un nouveau responsable, le syndicat devait sensibiliser, négocier et tisser de nouveaux liens de confiance.

23Les entretiens menés avec les présidents des sections syndicales locales donnent une impression générale de vigilance et de réactivité permanentes. Dans le même temps, le fait qu’ils aient été très occupés et contraints de traiter des préoccupations liées à la charge de travail des enseignants à l’échelle individuelle plutôt que collectivement ne les a pas amenés à réunir les professeurs dans une approche solidaire. D’après ces dirigeants de sections locales, la complexité liée à la gestion de ces multiples tâches était infinie, épuisante. Les efforts de plaidoyer des syndicats d’enseignants à l’échelle locale et provinciale sont donc restés invisibles pour de nombreux adhérents.

Le travail de plaidoyer des organisations d’enseignants à l’échelon provincial pendant la pandémie

24Tandis que les sections syndicales locales travaillaient directement sur les préoccupations individuelles des enseignants et prenaient l’attache des responsables des conseils scolaires, les sections provinciales ont tenté d’influer sur le gouvernement ontarien afin qu’il tienne compte plus largement des questions de santé et de sécurité au travail. En plus de préparer le terrain pour un cycle de négociations paritaires, ils ont mis l’accent sur « les urgences quotidiennes, […] la préservation de la santé des adhérents et le soutien à une éducation publique de qualité ». Alors que, par le passé, les syndicats d’enseignants avaient participé (de manière informelle) aux discussions relatives à un large spectre d’enjeux éducatifs à l’échelle provinciale, leur rôle se trouvait désormais réduit à la portion congrue, cantonné à des points de détail au regard du nombre de sujets liés au travail qui, du fait de la centralisation, faisaient l’objet de négociations au niveau de la province. L’un des présidents de section provinciale a expliqué que la pandémie avait donné lieu à une première : les présidents des sections locales ont partagé leurs informations avec eux lors de réunions mensuelles. Les sections provinciales ont donc été plus conscientes de ce qui se passait dans les établissements de l’Ontario que par le passé.

25D’après certains responsables de fédérations provinciales d’enseignants, beaucoup a été fait à partir de l’été 2020, mais de nature différente. Une partie seulement de ces actions étaient visibles des enseignants et certaines d’entre elles ont été perçues différemment par les professeurs et par les dirigeants syndicaux. Lorsque les enseignants ont eu l’impression que leurs organisations avaient fait d’importantes concessions au gouvernement lors des négociations avec la province en avril 2020, les choses s’étaient en fait déroulées aussi bien que les fédérations provinciales l’avaient espéré.

26Les fédérations à l’échelon provincial avaient l’habitude d’être consultées par le ministère de l’éducation. L’un des présidents de section provinciale se rappelait qu’avant l’instauration du gouvernement progressiste-conservateur, les responsables et les permanents fédéraux avaient participé à de nombreuses réunions de commissions et d’autres instances décisionnaires, afin d’apporter leur concours et de faire état de remontées de terrain. Cette période est révolue : les agents du ministère de l’éducation ne communiquent plus avec leurs homologues des fédérations. L’un des présidents signale ainsi que des « niveaux de consultation » ont été intégralement supprimés. Les réunions ont certes repris pendant l’année scolaire 2021-2022, mais elles se sont souvent résumées à des communications à sens unique. Les organisations syndicales n’ont pas été priées de contribuer aux protocoles du gouvernement en vue de la réouverture des écoles. Au contraire, le gouvernement a annoncé des programmes relatifs au financement de l’école, mais avec si peu de précisions que les syndicats d’enseignants n’ont pu émettre le moindre commentaire à ce sujet.

27Malgré l’absence de consultation, les fédérations ont continué d’exercer une pression sur le gouvernement, non sans succès. Ainsi, à l’été 2020, les quatre organisations d’enseignants ont publié une déclaration affirmant que le « Protocole relatif à la réouverture des écoles en Ontario » ne respectait pas les exigences formulées par la loi provinciale sur la santé et la sécurité au travail. Le jour même, le ministre de l’éducation annonçait le déblocage de 500 millions de dollars canadiens pour améliorer la distanciation sociale et la ventilation en vue du retour à l’école (un montant qui s’est avéré insuffisant). Parmi les autres victoires à mettre à leur crédit, les présidents des syndicats provinciaux citent l’exigence de porter des masques FFP2 et l’amélioration de la ventilation dans les établissements scolaires – une requête qu’ils portaient depuis longtemps. Durant l’année scolaire 2020-2021, les syndicats d’enseignants ont appelé à étendre le programme de tests Covid-19 pour les asymptomatiques, à renforcer le soutien à l’enseignement virtuel au vu du nombre d’écoles fermées et à veiller aux difficultés que rencontraient les élèves en milieu rural, notamment du fait d’une connexion internet médiocre. Ils ont aussi plaidé pour que les enseignants soient prioritairement éligibles à la vaccination contre la Covid-19 (une revendication qui n’a pas été rapidement entendue), exhorté le gouvernement à convoquer un conseil consultatif composé de tous les acteurs de l’éducation afin de traiter des besoins des écoles en matière de santé et de sécurité, ainsi que des difficultés d’apprentissage rencontrées par les élèves du fait de la pandémie. Enfin, pendant l’été 2021, ils ont publié un communiqué commun qualifiant d’incomplet et d’inadéquat le protocole gouvernemental de réouverture des écoles ontariennes pour l’automne 2021.

28Durant l’année scolaire 2021-2022, les quatre organisations syndicales ont émis une déclaration conjointe appelant le gouvernement à proposer des tests antigéniques rapides dont les personnels éducatifs pourraient disposer pendant leurs congés. Les élèves étaient déjà dotés de tels tests avant les vacances scolaires de décembre, mais pas les enseignants. Après la fermeture des écoles début janvier, les syndicats ont publié un nouveau communiqué demandant au gouvernement de rouvrir les écoles en toute sécurité, avec une liste de douze mesures pour ce faire, telles qu’un accès prioritaire à la vaccination, à la ventilation, à des tests antigéniques rapides et à des masques adaptés. Fin février, lorsque les autorités provinciales en charge de la santé communiquent en faveur de la levée du port du masque en milieu scolaire, la fédération des enseignants du secondaire écrit au ministre de l’éducation pour lui faire part de son inquiétude. Ces courriers semblent avoir eu peu d’effet sur les décisions de la province.

29Au début de l’année scolaire 2021-2022, il y a eu du changement à la tête des quatre syndicats provinciaux, dont quatre femmes ont pris les rênes et établi l’habitude de coopérer et de se réunir fréquemment. Si elles ne sont pas d’accord sur tout, comme leurs organisations, elles sont confrontées aux mêmes défis et, dans ce contexte pandémique, ont fait front commun. Bien qu’elles aient bénéficié de meilleurs canaux de communication avec les sections syndicales à l’échelle des conseils scolaires, elles n’ont pas cherché à organiser les enseignants dans le but de lancer une quelconque action collective. Ce fut peut-être délibéré.

30Entre leur caractère invisible pour la plupart des enseignants et leur absence d’influence manifeste sur les décisions des autorités provinciales, les syndicats d’enseignants ont à l’évidence été pris entre le marteau et l’enclume.

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31En s’appuyant sur le cas du système éducatif ontarien pendant la pandémie, cet article a décrit la manière dont six syndicats d’enseignants (tant locaux que provinciaux) ont œuvré pour plaider la cause de leurs adhérents dans le cadre contraint inhérent à leur travail. Alors que les réactions du gouvernement de la province posaient des difficultés extraordinaires aux enseignants, mis sous pression, en matière de conditions de travail, de santé et de sécurité, le gouvernement au pouvoir a accentué ses penchants autoritaires et, particulièrement au niveau des responsables, n’a pas pris en compte les points de vue des syndicats. À l’échelle locale, les responsables des conseils scolaires ont eu tendance à inclure les syndicats d’enseignants dans la conception de dispositifs, mais ces projets développés de manière collaborative ont souvent été bloqués par des directives contraires du ministère ontarien de l’éducation.

32Les conséquences de ces contraintes sur l’influence des syndicats d’enseignants correspondent à la position des enseignants comme de leurs organisations, celle du bas de l’échelle dans la hiérarchie éducative, et ce dans de nombreuses régions du monde – à quelques exceptions près. En Ontario, cet état de fait s’est avéré dramatique, au sens où les enseignants ont été livrés à eux-mêmes, privés du sentiment d’appartenir à un collectif et de capacité d’agir.

33Lorsque la Covid-19 est devenue réalité au début de l’année 2020, les appels à « reconstruire en faisant mieux » le système éducatif se sont presque immédiatement multipliés au sein de la communauté internationale. Il s’agissait alors de saisir l’occasion offerte par la pandémie pour remédier à des défauts persistants dans le secteur de l’éducation (Saavedra, 2020) – essentiellement dans le domaine de l’instruction à proprement parler, celui des interactions entre enseignants et élèves. En la matière, les professeurs sont selon les cas considérés comme un non-sujet (particulièrement durant la pandémie), mis en cause pour toute une série de problèmes sociaux, ou perçus comme la force motrice qui va permettre aux systèmes éducatifs d’être « reconstruits en mieux ». Toutefois, ces projets pèchent par manque de clairvoyance, aveugles qu’ils sont aux réalités de l’école, notamment au travail des professeurs, et à la nécessité d’impliquer les syndicats d’enseignants dans la refondation des pratiques éducatives.

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Bibliographie

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BASCIA N. et OSMOND P. (2012). Teacher Unions and Educational Reform. Document préparé pour la National Education Association. Washington, D.C.

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BASCIA N., STIEGELBAUER S., WATSON N. et JACKA N. (1997). « Teacher associations and school reform: Building stronger connections ». External review of the NCI Learning Laboratories Initiative prepared for the National Education Association [Examen externe de l’initiative des laboratoires d’apprentissage du NCI, préparé pour la National Education Association]. Washington, DC.

GREENBERG J. (2004). « Tories, teachers and the media politics of education reform: News discourse and the 1997 Ontario teachers’ strike ». Journalism Studies, vol. 5, no 3, 353-371.

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POOLE W. (2015). « Defending teachers’ rights and promoting public education: Evolving and emerging union strategies within a globalized neoliberal context ». Dans N. Bascia (ed.), Teacher Unions in Public Education. New York : Palgrave Macmillan, p. 33-51.

SAAVEDRA J. (2020, 8 juillet). COVID-19 & Éducation : A World Bank Group Perspective. https://bit.ly/3Dzut29

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Notes

1  L’intégralité de cette étude figure dans un ouvrage récent, Teachers’ Work During the Pandemic (Bascia, 2022).

2  Voir les décisions de la Commission des relations de travail de l’Ontario : gov.on.ca (NdT).

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Pour citer cet article

Référence papier

Nina Bascia, « Enseignement et syndicats d’enseignants en Ontario pendant la pandémie de Covid-19 »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 91 | 2022, 121-130.

Référence électronique

Nina Bascia, « Enseignement et syndicats d’enseignants en Ontario pendant la pandémie de Covid-19 »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 91 | décembre 2022, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 14 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/ries/13457 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.13457

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Auteur

Nina Bascia

Nina Bascia est professeure à l’Institut d’études pédagogiques de l’Université de Toronto. Ses recherches portent sur l’intersection entre la politique éducative et le travail des enseignants. Depuis 1988, elle mène des recherches sur et pour les organisations d’enseignants dans de nombreux pays. Elle est l’auteur de dix ouvrages, dont le plus récent est Teachers’ Work During the Pandemic (Routledge, 2022). Courriel : nina.bascia[at]utoronto.ca

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