1L’éducation nationale en Turquie est un domaine dans lequel chaque gouvernement et chaque administration engagent des réformes mais qui continue à connaître des problèmes majeurs. Avec huit années de moyenne d’éducation, la Turquie se place sous la moyenne mondiale qui est de 8,4 ans, alors qu’elle est de quatorze ans pour l’Allemagne, qui est au premier rang, et de douze ans pour la France1. Cependant, cet écart s’explique davantage par le poids des anciennes générations. Par exemple, en 1985, 31,09 % de la population en Turquie ne possédait aucune éducation formelle, alors que ce chiffre était de 1,1 % pour la France la même année. À partir des années 2000, le taux de scolarisation a atteint 99 %, tout au moins pour l’enseignement primaire (TurkStat). Mais il existe toujours un écart, notamment pour l’enseignement secondaire : en Turquie, seuls 73 % des lycéens terminent leur éducation (TurkStat), alors que la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est de 85 %. En effet, si les conditions du système éducatif turc ont évolué et que l’on constate une massification dans l’enseignement, on observe aussi une dévalorisation des diplômes, qui entraîne, entre autres, un décrochage scolaire précoce, en partie dû aux problèmes désormais chroniques du système éducatif, et que les autorités ne parviennent pas à résoudre efficacement.
2Ces problèmes, certes propres au secteur, sont aussi liés aux ambitions, luttes et programmes idéologiques des divers acteurs de la scène politique turque. Le système éducatif et la jeunesse sont des questions fortement politisées et des composantes importantes de l’agenda politique turc. Lors des premières années de la République moderne, l’éducation nationale était avant tout perçue comme un instrument pour la construction d’une identité moderne nationale. Par la suite, pendant la deuxième moitié du xxe siècle, avec les coups d’État militaires successifs, les militaires en ont fait un moyen de contrôle politico-idéologique. Lors des deux dernières décennies, pour le parti islamiste au pouvoir (l’AKP), l’éducation nationale est devenue un instrument pour créer une jeunesse pieuse.
3Cet article, dont l’objectif est de présenter brièvement le système éducatif en Turquie, fournira d’abord des éléments de repère (historiques et contemporains) sur le système scolaire turc puis traitera de ses problèmes chroniques.
4Les origines du système scolaire actuel remontent au courant de modernisation ottomane du xixe siècle. Mais la rupture radicale avec l’emprise traditionnelle des institutions religieuses dans le domaine de l’éducation se produit lors de la proclamation de la République. L’une des toutes premières entreprises des élites fondatrices est l’instauration d’un système éducatif exclusivement moderne et laïque : parmi les politiques d’éducation adoptées au niveau national se trouvent l’abolition des institutions éducatives religieuses, la suppression des cours de religion dans les établissements primaires et collèges, et la création des écoles destinées à former des professionnels du service religieux, relevant de la prérogative du ministère de l’éducation nationale. Ajoutons qu’à partir de l’instauration de la République, l’éducation est identifiée comme un service public et gratuit. Néanmoins, lors des décennies qui suivent, les conditions ne semblent pas propices à une massification de l’enseignement, qui ne sera opérée qu’à la suite de la Seconde Guerre mondiale, plus précisément dans les années 1960 et 1970.
5À partir des années 1980, on note des changements structuraux par rapport aux principes essentiels de ce système, notamment la privatisation de l’éducation et l’augmentation de l’instruction religieuse au sein de l’éducation nationale, en particulier avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement islamiste d’AKP. Si le nombre d’écoles privées et d’élèves qui les fréquentent est toujours faible par rapport aux établissements publics, il existe aujourd’hui en Turquie un nombre significatif d’établissements privés à chaque niveau : élémentaire, collège, lycée, université. Alors qu’une partie de ces écoles privées peut être qualifiée d’établissements d’excellence, la qualité de la plupart des nouvelles écoles est plutôt douteuse. En ce qui concerne l’instruction religieuse, les cours de religion deviennent d’abord obligatoires en 1980 (à partir de la quatrième année de l’école primaire), puis, à partir de 2012, des cours optionnels complémentaires sont introduits dans les curriculums de collège et de lycée, et des questions de religion sont introduites dans le concours national d’admission au lycée. De plus, la théorie de l’évolution est retirée des programmes d’études. Mais ce qui fait surtout débat, c’est l’expansion des écoles religieuses, les Imam Hatip, qui à l’origine étaient des écoles professionnelles destinées à former des imams, mais qui obtiennent un statut à part en tant qu’écoles religieuses sous le gouvernement AKP, et qui sont désormais davantage destinées à fournir une éducation religieuse et un environnement social préservé pour les enfants des familles conservatrices.
Tableau 1. Nombre d’établissements et d’élèves dans le public et le privé en Turquie
Source : MEB, selon les chiffres de 2020-2021.
6Dirigé par le ministère de l’éducation nationale, le système scolaire actuel, tel qu’il a été réorganisé en 2012, est divisé en trois étapes successives – le primaire, le collège et le lycée – dont chacune dure quatre ans. L’éducation est obligatoire à partir de l’école primaire, et ceci pendant douze ans. Après le primaire, la possibilité de continuer à domicile ou à distance est offerte. Au sein du secteur éducatif turc, qui est majoritairement public, il existe aussi des établissements privés à chaque étape du système. L’inscription au niveau primaire et collège des établissements publics se fait en fonction du lieu de résidence ; quant au lycée, il existe un concours national d’admission. Si la participation à ce concours n’est pas obligatoire, les lycées sont classés de manière hiérarchique en fonction de ce concours et les établissements les plus sélectifs choisissent leurs élèves selon le score obtenu. Les élèves qui ne participent pas au concours ont toujours droit à l’inscription dans un lycée, selon leur lieu de résidence. Quant à l’inscription dans les établissements privés, au niveau primaire et collège, il n’existe aucune précondition générale, et les élèves peuvent s’inscrire dans les écoles de leurs choix. Pour le lycée, cela dépend du classement du lycée au sein de la hiérarchie scolaire ; les plus sélectifs prennent en compte le score obtenu au concours d’admission national, les autres ne posent aucune précondition.
7En effet, l’une des caractéristiques distinctives du système scolaire turc est l’organisation d’un concours national pour l’admission au lycée (au bout de huit années d’enseignement) et, par la suite, à l’université (au bout de douze années d’enseignement). Un concours a été mis en place pour la première fois en 1955 pour l’admission à six nouveaux lycées alors créés par le ministère de l’éducation nationale. Ces établissements, renommés en 1975 « lycées anatoliens », sont conçus comme des établissements d’excellence où l’enseignement se fait en langue étrangère (anglais, français ou allemand). Le nombre de ces écoles qui sélectionnent leurs élèves sur concours augmente dans le temps (193 en 1976, 500 en 2003). Par ailleurs, d’autres types de lycée commencent également à sélectionner leurs élèves sur concours, comme les lycées scientifiques, certains Imam Hatip, ou encore les lycées de sciences sociales. Soulignons en outre que la méthode du concours change fréquemment (à cinq reprises entre 1997 et 2020). À l’origine, et pendant longtemps, il s’agit d’une seule épreuve qui consiste en une série de questions à choix multiples ; par la suite, pendant quelques années, c’est la moyenne des scores obtenus à plusieurs examens effectués soit annuellement, soit chaque semestre, avec notamment des questions de rédaction. Depuis 2017-2018, le concours comporte à nouveau une seule épreuve, avec des questions à choix multiples.
8Quant à l’université, un concours national est organisé pour la première fois en 1974. Lors des premières décennies de la République, le nombre d’étudiants étant très faible, la seule condition pour être admis à l’université était d’être diplômé du lycée. Par la suite, avec l’augmentation du nombre d’étudiants, les universités commencent à organiser des examens d’admission. Afin de résoudre les problèmes essentiellement logistiques pour les étudiants voulant tenter leur chance dans plusieurs universités situées dans diverses localités, un seul concours national d’admission est instauré. Comme le concours pour le lycée, la forme de l’examen change plusieurs fois dans le temps (une ou deux épreuves, organisées à des dates consécutives ou espacées de quelques mois, et toujours avec des questions à choix multiples).
9En dépit de multiples critiques et réformes, cette méthode de sélection, qui établit une hiérarchie au sein des établissements scolaires et universités, est toujours en place. Alors que ce système semble fondé sur la conviction qu’il établit un système d’excellence basé sur le mérite, il est tout autant critiqué pour avoir entraîné une compétition démesurée pour l’admission aux meilleurs établissements, lycées et universités. Même si ces concours semblent fournir des conditions plus égalitaires et impartiales, on constate que les origines socio-économiques des élèves ont un impact déterminant sur les résultats. L’examen devient le centre du système éducatif, transformant l’enseignement au collège et au lycée en périodes de préparation aux concours.
10Suite à une dernière réorganisation, les lycées ont été rassemblés en trois catégories principales : lycée général, lycée professionnel et technique, et lycée religieux. La première catégorie, la plus large, inclut tous les lycées qui ne font pas partie des deux autres catégories : ce sont les lycées de programme classique (la grande majorité), ceux spécialisés dans les sciences naturelles ou dans les sciences sociales, dont certains peuvent être des lycées d’excellence qui sélectionnent sur concours (les anciens lycées dits anatoliens), ou encore ceux qui sélectionnent par épreuve de talent, comme les lycées d’art ou de sport.
11Au sein de la deuxième catégorie, celle des lycées professionnels et techniques, il existe aussi différents types d’établissements tels que les lycées de commerce, de tourisme, de santé, de navigation, d’informatique, de gastronomie, etc. Enfin, les écoles religieuses, les Imam Hatip, qui ont longtemps été des écoles professionnelles, ont fini par constituer une catégorie à part entière.
Tableau 2. Les types de lycée (nombre d’établissements et nombre d’élèves) en Turquie
Source : MEB, selon les chiffres de 2020-2021.
12En dépit des réformes et réorganisations successives dans le système éducatif, trois problèmes principaux semblent persister : la durée de la scolarité, la qualité de l’éducation et les inégalités au sein du système.
- 2 Il est important de noter que la totalité de ces diplômés de lycée à distance ne sont pas nécessai (...)
- 3 L’acronyme NEET (« not in employment, education or training ») désigne les jeunes qui ne sont pas (...)
13Premièrement, comme nous l’avons indiqué, le décrochage scolaire est relativement élevé. Selon les chiffres de 2020-2021, 27 % des lycéens ne terminent pas leur éducation secondaire (TurkStat). Si la durée de l’éducation obligatoire semble influer sur la durée d’éducation, soulignons que son effectivité dépend de plusieurs autres facteurs. Pendant très longtemps, la durée obligatoire de l’éducation en Turquie était de cinq ans ; elle a été élevée en 1997 à huit ans et plus récemment, en 2012, à douze ans, c’est-à-dire jusqu’à la fin du lycée. Notons cependant qu’après les quatre premières années, existe la possibilité de suivre une scolarité à domicile ou à distance. En 2020-2021, 30,1 % des diplômes de lycées ont été obtenus à distance (TurkStat)2. Cette alternative n’est pas utilisée par critique du système scolaire – d’autant plus qu’il n’existe pas de suivi officiel continu, en dehors des examens effectués en fin de semestre – mais en raison des conditions socio-économiques et culturelles, et d’une dévalorisation du diplôme secondaire. On l’aura deviné, ce sont ces mêmes facteurs qui finissent par pousser les jeunes au décrochage scolaire. Notons par ailleurs que ce décrochage scolaire n’est pas nécessairement suivi d’une entrée sur le marché du travail. Autrement dit, tous les jeunes qui quittent l’école secondaire avant l’obtention d’un diplôme ne trouvent pas nécessairement un travail ou une formation. En effet, avec 32,5 % de jeunes entre 15 et 29 ans en 2021 (OCDE), la Turquie possède la plus forte proportion de jeunes NEET3 parmi les pays de l’OCDE (où la moyenne est de 14,6 % ; la France compte 17,5 % et les Pays-Bas 4,5 % de jeunes NEET).
14Parmi les raisons socio-économiques, deux facteurs transversaux sont particulièrement remarquables : le genre et les inégalités régionales. Selon les chiffres de 2019, 46 % des jeunes femmes en Turquie étaient NEET, contre 17 % des jeunes hommes. Alors que la majorité des jeunes hommes quittent le système scolaire pour rejoindre le marché du travail, pour les jeunes filles il s’agit davantage de facteurs culturels, comme les valeurs conservatrices. Si le nombre de jeunes filles qui poursuivent leur formation scolaire et universitaire a fortement augmenté au cours du temps, il est important de comprendre l’aspect genré du phénomène, notamment parce qu’on en constate les conséquences dans d’autres domaines. Par exemple, même si le nombre de jeunes filles diplômées du lycée et de l’université augmente, on ne les retrouve pas sur le marché du travail. Le second facteur remarquable indiqué par les statistiques des NEET est les inégalités géographiques. La région du sud-est de la Turquie, qui est non seulement la région la plus défavorisée économiquement, mais aussi celle où la majorité de la population est kurde, possède la plus forte proportion de jeunes NEET (TurkStat). Les Kurdes de la région sont confrontés non seulement à des problèmes économiques, mais de plus à des problèmes linguistiques, la langue d’éducation principale étant le turc, qui devient également un obstacle pour l’éducation.
15Le deuxième problème majeur du système scolaire turc est la qualité de l’éducation. Selon les résultats du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) 2012, 15,5 % des jeunes de 15 ans en Turquie ne maîtrisaient pas les bases en mathématiques, un taux qui était de 8 % pour la moyenne des pays de l’OCDE. Ou encore, 42 % (près de la moitié des élèves de la tranche d’âge de 15 ans) ne possédaient qu’un niveau élémentaire ou inférieur en mathématiques. Les pourcentages étaient tout aussi élevés pour la lecture (21,6 %) et pour les sciences (26,4 %). Un rapport publié sur la question par Initiative réforme de l’éducation (ERG), une organisation de la société civile spécialisée dans le domaine de l’éducation en Turquie, résume ce problème de la manière suivante :
En Turquie, l’éducation continue d’être de qualité relativement médiocre et des millions de jeunes risquent de terminer l’éducation formelle sans avoir acquis la maîtrise des domaines fondamentaux (ERG, 2014).
16En dépit des réformes successives concernant les programmes d’études ou les méthodes de sélection et d’évaluation, aucune amélioration n’a été apportée à ces résultats (ERG, 2014). On constate même une régression dans les scores PISA au cours des deux dernières décennies, notamment à la suite des changements dans la méthode de concours d’admission au lycée.
17Le troisième et dernier problème majeur sur lequel nous nous arrêterons ici est l’écart de performance entre les établissements scolaires, ainsi que les inégalités socio-économiques au sein du système éducatif. Sur cet aspect aussi, les résultats du PISA sont parlants. Selon l’index d’inégalité calculé par l’OCDE, qui met en rapport les origines socio-économiques des élèves et leurs scores PISA, sur 43 pays, la Turquie se situe au premier rang (OCDE). Autrement dit, les élèves qui possèdent les scores PISA les plus élevés en Turquie sont issues de familles plus aisées. S’appuyant également sur les scores PISA, Initiative Réforme de l’Éducation souligne, dans son rapport, la situation de la façon suivante :
En Turquie, les inégalités dans l’éducation sont en augmentation et la pratique consistant à regrouper les élèves dans des types de programmes de qualités différentes dans l’enseignement secondaire contribue à ces inégalités (ERG, 2014).
18Autrement dit, la répartition des élèves dans l’enseignement secondaire en Turquie est fortement corrélée au statut socio-économique :
Les élèves issus de ménages défavorisés sur le plan socio-économique ont tendance à fréquenter des écoles moins performantes en termes de performances et de qualité. Par conséquent, le cycle de l’inégalité et de la pauvreté risque de se perpétuer (ERG, 2014).
19Rappelons que le courant de privatisation à l’œuvre dans le secteur éducatif contribue à cette tendance. Ainsi, on peut dire que le système éducatif sert d’outil de reproduction des inégalités sociales, et ce d’autant plus qu’il n’existe pas de politiques d’éducation ou de jeunesse visant à combattre ce cercle vicieux.
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- 4 Recep Tayyip Erdoğan, alors premier ministre, utilise cette formule pour la première fois dans un (...)
20Malgré l’existence de problèmes désormais chroniques concernant le système scolaire turc, une politique d’éducation adaptée semble ne pas être à l’ordre du jour. La priorité du gouvernement au pouvoir depuis plus de deux décennies, concernant l’éducation, peut être résumée par la formule suivante qui appartient au Président de la République Erdoğan : « élever une génération pieuse »4. Ce discours, qui porte plus généralement sur la jeunesse et l’éducation, a été complété, dans le domaine de l’enseignement, par des mesures, telles que l’augmentation de l’instruction religieuse à l’école et l’expansion des écoles religieuses. Notons aussi que la création d’une « génération pieuse » est une composante importante d’un projet de remodelage de la société et de l’identité nationale. L’instrumentalisation de l’éducation et de la jeunesse pour l’atteinte d’objectifs politiques n’est pas une nouvelle technique ; mais à l’aune du centenaire de la République moderne, la Turquie devrait faire face aux défis de l’éducation de manière plus efficace. Pour cela, il est nécessaire, avant tout, de repenser le système éducatif en faisant en sorte que les jeunes ne soient pas perçus en tant qu’objets, mais en tant que sujets.
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