1L’école dite moderne au Sénégal, comme dans plusieurs pays d’Afrique, est profondément liée à l’histoire de la colonisation et du processus de décolonisation qui s’est ensuivi. Il existait en effet, avant cette école, d’autres formes d’instruction, dont l’école coranique à partir de l’islamisation du Sénégal, entre le xiie et le xviiie siècles. Les premières écoles publiques accessibles à tous les enfants remontent aux années 1850.
- 1 Voir la loi d’orientation de l’éducation no 1971-36 du 3 juin 1971.
2Après les indépendances, le pays engage un processus de construction d’une école ancrée dans les réalités et besoins locaux1, justifiant ainsi les multiples propositions de réformes, depuis les plans quinquennaux de développement jusqu’à la concertation nationale sur l’avenir de l’enseignement supérieur (2013) et les Assises de l’éducation et de la formation (2014). Le système éducatif est présenté comme l’une des priorités nationales, ce qui explique parfois les montants déclarés dans le budget de l’État.
3Avec le soutien de plusieurs partenaires et la mobilisation de la communauté éducative, des avancées ont été enregistrées. Toutefois, la prise en charge de la forte demande en éducation reste un enjeu important. Du primaire au supérieur, la gestion des établissements scolaires, des apprenants, des enseignants et des administratifs est oscillante et produit des résultats assez diversifiés selon les niveaux, les statuts ou les territoires (Charlier et al., 2021). L’offre de formation est assurée, en ce qui concerne l’enseignement formel, par trois types de structures : les établissements publics (en français très majoritairement et en franco-arabe), les établissements privés (religieux ou laïcs) et ceux gérés par des structures parapubliques dites « communautaires ». Il existe toutefois une offre informelle, avec un contenu non officiel (c’est l’exemple des « daara » ou écoles coraniques) et dans certains cas, quel que soit le cycle de formation, des établissements non reconnus par l’État.
4La demande en éducation est si forte que l’offre privée en vient à la fois à compléter et à concurrencer l’offre publique. Aujourd’hui, le défi de la qualité reste à relever ainsi que l’enjeu de la territorialité.
5Au Sénégal, on assiste à une accélération de la demande d’éducation en raison de la jeunesse de la population, du rapport globalement positif que les communautés ont avec l’école et des efforts manifestes en matière de politique éducative. Pour y répondre, les gouvernements successifs ont travaillé à élargir l’offre de formation : collèges et lycées de proximité, création de nouvelles universités publiques et privées, facilitation de l’investissement privé en éducation. Il devient de plus en plus possible d’accéder à une formation, du primaire au supérieur, et les taux de scolarisation ont augmenté à tous les niveaux. Toutefois, de grandes disparités subsistent entre les territoires, entre les ménages ou au sein des cycles, poussant des apprenants à se déplacer pour poursuivre leur formation. Dans ces mobilités pour études, parfois indispensables, les hommes restent plus mobiles que les femmes, qui sont souvent contraintes de renoncer à des formations en raison de pesanteurs sociales, économiques, culturelles et parfois religieuses. Il est souvent plus aisé pour des parents de laisser partir leurs garçons pour une autre région que leurs filles. Celles-ci restent donc majoritaires dans le cycle primaire et faiblement représentées dans le supérieur. D’ailleurs, la démocratisation quantitative, observée dans l’enseignement supérieur bien qu’encore relative, s’accompagne d’une réduction de la sous-scolarisation féminine (l’indice de parité des taux bruts de scolarisation est passé de 0,22 en 1971 à 0,58 en 2010 et à 0,67 en 2018) et surtout d’un fort engagement politique entre 2013 et 2015 (Goudiaby et Pilon, 2022).
- 2 Cette loi modifie et complète la loi d’orientation de l’éducation nationale no 91-22 du 16 février (...)
6Au Sénégal, l’enseignement élémentaire (six ans) et moyen (quatre ans) a longtemps constitué le cycle fondamental, qui attirait les investissements et les différents programmes de soutien à l’éducation, souvent portés par les bailleurs de fonds. La loi 2004-37 du 15 décembre 20042 précise, en son article 3, que la « scolarité est obligatoire pour tous les enfants des deux sexes âgés de 6 ans à 16 ans ». Cependant, on estime, sur la base des données du recensement général de la population et de l’habitat, de l’agriculture et de l’élevage de 2013, qu’environ 47 % des enfants d’âge scolaire sont en dehors de l’école. Sur dix enfants en dehors de l’école, près de huit n’ont jamais été scolarisés et deux sont déscolarisés. Le non-enrôlement est plus fréquent dans les zones rurales, où environ 60 % des enfants peuvent être concernés.
- 3 Il s’agit principalement des régions de Diourbel, de Kaffrine et de Louga. Les cités saintes comme (...)
7Bien que ne fréquentant pas l’école, certains enfants ne sont pas totalement privés d’instruction scolaire puisqu’ils fréquentent une école coranique. D’ailleurs, pour diversifier l’offre éducative, l’État a engagé, depuis 2003, l’introduction des écoles franco-arabes dans le système dit formel. Ces institutions combinent l’enseignement de l’arabe et du français, avec très souvent un enseignement de l’islam. Elles se sont davantage implantées dans les localités religieuses, dans lesquelles un rejet de l’école française a longtemps freiné les efforts d’éducation des gouvernements3. On reconnaît alors aux communautés, notamment religieuses, un rôle de dispensatrices d’éducation. Ces préoccupations sont prises en charge dans le Programme d’amélioration de la qualité, de l’équité et de la transparence (PAQUET 2013-2025).
8Malgré des progrès à différents niveaux, les défis subsistent (Ba, 2021) et la succession de réformes s’explique par une volonté de s’ajuster à une démarche mondialisée et de répondre aux besoins locaux. C’est dans l’articulation entre local et global que se situe la tension dans la mise en œuvre des réformes en éducation.
- 4 Voir l’article de Fall B. et Khouma M. (2022). « Recomposition du champ syndical et nouveaux enjeu (...)
9Dès 2012, le pays s’est lancé dans une nouvelle série de questionnements sur le système éducatif, rappelant ainsi les États généraux de l’éducation et de la formation de 1981 et la concertation sur l’enseignement supérieur de 1993. Avec une forte mobilisation du Syndicat unique et démocratique des enseignants du Sénégal (SUDES)4, les États généraux avaient représenté une étape qui avait permis au gouvernement de réfléchir aux orientations à donner à l’école sénégalaise. Les débats avaient porté sur les besoins et les attendus du système de formation, et révélé une expression large et soutenue des différentes aspirations nationalistes.
10De même, le rapport général issu de la concertation, rédigé par le modérateur et ancien ministre Assane Seck, devait permettre d’améliorer le fonctionnement des universités et de répondre aux enjeux de développement. Les différentes réformes n’ayant pas abouti à transformer positivement le système éducatif, il fallait les revoir pour les améliorer. C’est ainsi qu’en avril 1996 est élaborée une Lettre de politique sur l’éducation. Pour signifier son importance, le gouvernement l’inscrit dans le ixe Plan d’orientation pour le développement économique et social. Ce canevas a rendu possibles les autres mesures visant à réformer le système. La même année, pour les universités, le Programme d’amélioration de l’enseignement supérieur (PAES) se met en place jusqu’en juin 2003.
11Dix ans plus tard, les difficultés persistent, les tensions deviennent de plus en plus importantes et les rendements internes et externes ne sont toujours pas jugés satisfaisants, malgré des réformes structurantes, notamment dans l’enseignement supérieur, avec l’introduction de la réforme licence-master-doctorat (LMD) ou processus de Bologne. Ainsi, la Concertation nationale pour l’avenir de l’enseignement supérieur (CNAES), qui s’est tenue du 6 au 9 avril 2013 à Dakar, a débouché sur 78 propositions de réformes, afin d’aider l’université et la recherche à jouer pleinement leur rôle dans le développement du pays, en améliorant le pilotage de l’enseignement supérieur, l’accès et la qualité des formations, le financement, le lien entre les formations, le marché du travail et le service à la communauté, l’internationalisation de la recherche et de l’innovation. Concomitamment, l’État du Sénégal, représenté par son ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, signe des contrats de performance (CDP) avec cinq des premières universités du pays, une démarche inspirée du New Public Management, après avoir contracté, en 2011, un prêt d’investissement sectoriel auprès de la Banque mondiale. Mise en œuvre entre 2013 et 2018, les résultats de cette politique restent mitigés, malgré de réels progrès. L’analyse montre qu’elle s’est fondée sur le modèle du quasi-marché et de l’État évaluateur, à travers une gestion axée sur les résultats, avec un apprentissage continu qui suit un processus itératif et de perfectionnement graduel.
12Pour les autres sous-secteurs, se sont tenues en août 2014 les Assises de l’éducation et de la formation, pour servir elles aussi, de cadre formel pour dérouler les réformes dont l’école sénégalaise a besoin. Durant trois jours, les autorités académiques, les organisations syndicales, des experts nationaux, des représentants de la société civile, des autorités coutumières et religieuses se réunissent pour présenter les conclusions d’une réflexion collégiale et partagée sur l’état du système éducatif. Ces rencontres nourrissent l’espoir d’une nouvelle « école de réussite » et aboutissent, sur les plans politique et institutionnel, à une prise en compte des recommandations pour sortir de la crise qui mine depuis plusieurs décennies l’ensemble du système éducatif sénégalais.
13L’épisode de la Covid-19 aura été un révélateur de la difficulté du système à faire face à des exigences imprévues et à de grandes disparités qui subsistent, malgré les différentes réformes initiées. En effet, la mise en place de dispositifs de formation à distance a mis en évidence des inégalités entre les territoires, entre les établissements, entre les familles ou encore entre public et privé.
14La grande majorité des élèves suit sa formation dans l’enseignement général public. L’enseignement technique et professionnel reste très faible et les séries scientifiques ne semblent pas encore susciter un grand engouement, malgré la politique d’orientation du système vers les STEM (science, technology, engineering and mathematics).
15L’offre privée de formation gagne du terrain. Ce secteur, jadis stigmatisé comme le refuge des perdants de la compétition scolaire, notamment au niveau du moyen et secondaire, redore son blason autant dans la nature des formations proposées que dans la diversité des élèves accueillis, non seulement dans les cycles antérieurs, mais aussi dans l’enseignement supérieur. Aujourd’hui, le secteur privé éducatif s’est imposé comme une composante à part entière du système. Toutefois, il forme un groupe très hétérogène (différence de taille, de localisation, d’orientations, de propriétaires…). L’offre de formation y est assurée principalement par des établissements laïcs. Les écoles privées et publiques sont indirectement en rivalité, en raison du type d’élèves qu’elles attirent mais aussi des conditions de travail offertes.
16Les écoles publiques restent globalement caractérisées par des conditions d’étude difficiles, par des effectifs pléthoriques, contrairement aux écoles privées catholiques et laïques élitistes. Ces conditions d’enseignement, les nombreuses grèves, la gestion des classes ainsi que les choix idéologiques ont incité de nombreux parents, en particulier en milieu urbain, à renoncer, en partie, à l’école publique au profit de l’école privée et à s’orienter parfois vers le privé islamique. C’est ce qui explique l’augmentation du nombre d’écoles privées, notamment celles qui ont des coûts d’inscription faibles, et la difficulté de les contrôler. Notons que cette floraison d’établissements scolaires s’est accompagnée d’une hausse de la scolarisation dans le privé, suggérant qu’ils répondent également à la demande d’éducation qui prend de plus en plus en compte la petite enfance.
17En effet, en 2000, avec la création et l’ouverture, un peu partout au Sénégal, de « cases des tout-petits » pour les enfants âgés de 0 à 6 ans, le Sénégal avait engagé une politique nationale de développement intégré de la petite enfance. Jusqu’alors, les jardins d’enfants étaient essentiellement constitués d’établissements privés, notamment dans la région de Dakar. Turpin Bassama (2010) estime que plus de 60 % des établissements offrant un enseignement préscolaire se situent en milieu urbain. En milieu rural où les cases communautaires et les cases des tout-petits représentent chacune un tiers des structures présentes, l’enthousiasme des parents et leur motivation pour une scolarisation des plus petits n’ont pas perduré. Actuellement, dans beaucoup de localités, il ne reste que les ruines de ces bâtiments. Dans d’autres endroits, ils sont transformés en salles de gymnastique pour les plus grands. En milieu urbain, les crèches et le préscolaire privés continuent d’avoir du succès. Ce phénomène s’observe aussi dans l’enseignement moyen et secondaire. Certes les établissements publics ne ferment pas, mais des établissements privés s’installent parfois juste à côté, prêts à « récupérer » des élèves et parfois les meilleurs.
18Dans l’enseignement supérieur, par contre, les établissements privés de pointe se caractérisent par des capacités d’innovation, très distantes des « traditions » des universités publiques. Avec la mise en réseau de la plupart des grands établissements privés, accompagnée de stratégies d’internationalisation et d’offres d’enseignement à distance, ces établissements ont progressivement gagné des parts importantes de marché, contribuant à donner un nouveau visage à l’offre de formation. D’une manière générale, la couverture scolaire et universitaire est en progrès constant depuis 2000, même si les besoins restent toujours à satisfaire. En définitive, la tendance à confier au secteur privé plus de responsabilités et de prérogatives s’inscrit dans une logique liée aux restrictions budgétaires, à l’ouverture du marché de l’éducation et à la volonté d’accroître la scolarisation. Autant dans le secteur privé que public, il existe une volonté manifeste de créer un lien entre le système éducatif et le monde des services tout en intégrant le rapport aux territoires et la qualité des offres de formations.
19Le droit à l’éducation, loin de se résumer au droit d’accéder à une formation, est aussi le droit de recevoir une éducation performante et de qualité. Cette notion de performance s’est imposée progressivement dans les différents ordres d’enseignement au Sénégal. Du primaire au supérieur, les établissements sont invités à devenir ou à rester performants pour répondre à leurs différentes missions. On parle alors de performance interne et de performance externe. L’inscription dans la performance nécessite un changement de pratiques, voire de schèmes. Dès lors, la qualité ou la démarche d’assurance qualité se présente comme la voie à suivre pour atteindre les performances et permettre à l’école, dans sa globalité, de répondre aux critères d’adaptabilité.
20Dans l’enseignement supérieur, par exemple, les universités sont tenues à la qualité si elles veulent compter parmi les meilleures et répondre aux besoins des sociétés locales. Ce double impératif explique la création des cellules internes d’assurance qualité (CIAQ) au sein des universités publiques. Malgré les accréditations et les certifications obtenues, la qualité n’est pas toujours de mise : les moyens pédagogiques manquent souvent, les espaces de formations sont faiblement équipés et en nombre insuffisant, le quantum horaire est rarement respecté d’une année sur l’autre, la gouvernance est parfois confisquée.
21De plus, du fait des disparités entre les régions, on note une inéquité frappante en matière d’environnement scolaire, avec des écoles construites pour certaines et des abris provisoires pour d’autres, y compris à l’université. Ces types de salle de classe, loin de répondre à la norme, ne favorisent pas une réelle éclosion des potentialités des apprenants. À cela s’ajoute le déficit d’enseignants. Ce problème se pose surtout dans les zones rurales ou insulaires ou encore dans les écoles frontalières. Les enseignants les plus qualifiés cherchent le plus souvent à être affectés en ville, tendant à laisser dans les autres zones les enseignants peu expérimentés. Dans les écoles, aux difficultés déjà listées qui annihilent la qualité, on peut ajouter le manque de manuels, le déficit de mobilier scolaire, etc. Dès lors, les chefs d’établissement, les enseignants et les élèves inscrivent leurs pratiques dans des configurations institutionnelles et des champs sociaux fragmentés et superposés, qu’il faudrait pouvoir réguler et agencer pour produire de la qualité. Analyser l’école aujourd’hui au Sénégal suppose de comprendre les interactions entre les différents promoteurs de cette école et les acteurs internes, d’une part, et de saisir les représentations autour de l’institution scolaire, d’autre part.
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22La capacité du système éducatif sénégalais à s’adapter aux contextes et configurations sociales est souvent faible, d’où des équilibres fragiles et des situations conflictuelles à répétition. En dépit des efforts consentis par le pays et la communauté éducative depuis les indépendances, du travail des ONG et des partenaires pour le développement, le système éducatif reste confronté à des défis importants et à de fortes disparités régionales en termes de scolarisation et de niveaux d’acquisition des apprentissages (Diagne, 2012). Toutefois, dans le discours politique aussi bien que sur le plan programmatique, l’éducation est présentée comme une question majeure pour le développement et la prise en charge des besoins des jeunes.
23En définitive, la scolarisation, quel que soit le niveau, doit faire l’objet d’une visée systémique. Sa performance dépend étroitement d’un processus de gouvernance inclusive et vertueuse, impliquant plusieurs acteurs qui doivent combiner leurs interventions pour produire l’école sénégalaise d’aujourd’hui pour demain : une école résiliente, performante et adaptée aux contextes et besoins locaux.
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