1Depuis le début de l’année 2012, le Mali est confronté à un conflit armé, au centre et au nord. Plusieurs années après, le pays fait face à une crise multi-dimensionnelle, avec des grèves fréquentes des enseignants, la pandémie de Covid-19 et des sanctions internationales qui ont eu un impact sur son économie. Victime de ces situations, le secteur de l’éducation connaît des fermetures d’écoles, des infrastructures endommagées, des déplacements d’élèves et un absentéisme des enseignants. Selon le Cluster Education, en avril 2022, 1 731 écoles étaient fermées et 519 300 enfants déscolarisés à cause de ces fermetures. Durant les années scolaires 2018-2019 et 2019-2020, les élèves de l’enseignement fondamental et secondaire n’ont eu que quatre mois de cours. Ces situations ne favorisent pas les capacités d’action des jeunes et des adolescents, d’où leur insuffisance d’agentivité.
2C’est dans ce contexte que nous avons cherché à comprendre, dans le cadre du « Projet de recherche participative sur l’éducation et l’agentivité au Mali » ou Participatory Research on Education and Agency in Mali (PREAM), si les jeunes ont les capacités de se prendre en charge en situation de conflit. L’étude vise donc à savoir s’il existe une relation entre l’agentivité des adolescents et leur expérience de l’enseignement fondamental1 dans les contextes de conflit des régions de Mopti et de Ségou. Ce projet de recherche, qui doit prendre fin en 2023, a été lancé par l’Université McGill du Canada, en collaboration avec l’Université des lettres et des sciences humaines de Bamako et Plan international.
3Le terme « agentivité » peut avoir un caractère polysémique en français et en anglais, mais aussi selon le contexte, académique ou non. Le mot « agency » en anglais, traduit ici par « agentivité », n’a pas de traduction universellement acceptée en français ou dans des langues nationales maliennes (Mitchell, Lussier et Keita, 2022). Dans une étude (Kabeer, 1999), il est dit que « l’agentivité est la capacité de définir ses propres buts et d’agir sur eux ». Dans les langues nationales maliennes comme le bamanankan, la notion peut être comprise comme étant la capacité de s’aider soi-même ou non.
4À travers des dessins, des cellphilms (vidéos de deux minutes maximum) et des questionnaires, les élèves d’une médersa, d’écoles publiques, des enfants déscolarisés et non scolarisés ont exprimé leur degré d’agentivité. 120 adolescents dont 60 filles et 60 garçons se sont exprimés à travers des dessins et des cellphilms ; 1 001 adolescents dont 556 garçons et 445 filles de 11 à 19 ans ont répondu à l’enquête par questionnaire. 70 % des répondants fréquentaient l’école au moment de l’enquête alors que 30 % n’étaient pas scolarisés. Les dessins et les vidéos des jeunes font allusion à leur contexte de vie et aux problèmes auxquels ils sont confrontés de façon quotidienne.
5L’éducation traditionnelle malienne est basée sur la transmission des valeurs sociétales aux jeunes générations. Dès le jeune âge, les enfants sont initiés aux activités de leur localité de vie et à la bienséance par les adultes qui deviennent des modèles. Cette éducation traditionnelle est basée sur l’obéissance, la soumission, la discipline. Dans cette éducation, lorsque le parent est présent, il peut intervenir dans les prises de décision de son enfant, souvent sans tenir compte de l’âge ou du degré de responsabilité de ce dernier. En milieu traditionnel, l’enfant a besoin de l’accompagnement de l’adulte.
6Les adolescents trouvent que l’éducation, l’argent, les conseils des adultes, le travail et le courage sont des éléments qui permettent à une personne d’être capable de s’aider elle-même. Les jeunes estiment que l’aide des parents, à travers conseils et assistance, est indispensable dans leur vie. Les adolescents connaissent l’importance de l’école et du travail pour gagner leur vie, mais ont toujours besoin du quitus des adultes, ce qui peut, dans certains cas, ralentir leur dynamique. Le support parental est perçu par les adolescents comme un élément important qui les aide à se fixer des objectifs et à les atteindre. La bénédiction parentale est considérée par les jeunes comme étant très importante pour être en mesure de réaliser ses rêves et d’atteindre ses buts dans la vie. Ce que les jeunes appellent ici « bénédiction » doit être compris d’abord dans un sens spirituel. Il s’agit de ce que les parents demandent comme faveur à Dieu pour l’enfant. L’enfant obtient ce genre de bénédiction chaque fois qu’il fait une bonne action pour le parent ou après chaque salutation d’usage du matin. Ensuite, le fait d’avoir l’autorisation du parent pour faire ce qu’il désire comme parcours scolaire ou activité professionnelle peut être considéré par le jeune comme étant une bénédiction. Les conseils, qu’ils proviennent d’un membre de la famille, d’un enseignant ou d’un autre adulte, sont aussi perçus comme jouant un rôle significatif dans le développement et l’expression de l’agentivité.
7Au Mali, dans les prises de décisions importantes, les jeunes et adolescents n’ont pas réellement droit à la parole en famille ou à l’école, même si, officiellement, la pédagogie utilisée par les enseignants est interactive. En famille, les décisions sont prises par les parents ; à l’école, c’est l’enseignant ou l’institution éducative qui s’en charge. Les principes éducatifs, les méthodes pédagogiques, le contenu des curricula, les objectifs scolaires, l’avenir professionnel, etc. : tout est décidé par les adultes, sans vraiment demander l’avis du jeune ou de l’adolescent qui est le principal concerné, à croire que l’éducation traditionnelle de la famille, qui laisse peu de place au libre arbitre de l’enfant, s’invite aussi à l’école.
8Traditionnellement, au Mali, les décisions concernant la scolarisation ou la non-scolarisation de l’enfant, les choix des parcours scolaires et même professionnels sont souvent pris par les adultes. Cette manière de faire ne laisse pas assez de place à l’esprit d’initiative et à la créativité de l’enfant, ce qui n’est pas de nature à développer son agentivité.
9Dans notre étude, les réponses des enfants montrent qu’ils ont des idées, des plans et des objectifs de vie, mais que ces derniers doivent être acceptés et validés par les adultes pour être concrétisés. Un adolescent de 17 ans d’une médersa, par exemple, nous a confié son souhait d’ouvrir et de gérer un restaurant, de payer un taxi et de recruter des personnes pour faire le maraîchage. Avec ces activités, il aurait assez de revenus pour prendre en charge sa famille et ses parents. Ce garçon, qui n’est pas certain que ses parents adhèrent à son idée, n’en a jamais discuté avec eux, car ces derniers lui prévoient un avenir dans le commerce de bétail. Quant aux enseignants, ils ne discutent pas vraiment des projets de vie des enfants lors des cours.
10L’école classique moderne en Afrique francophone, qui a vu le jour dans les années 1886-1887 au Mali, a été considérée dans un premier temps comme contraire aux valeurs et aux réalités africaines, surtout en ce qui concernait la langue et les programmes d’enseignement, comme le note Kamuzinzi (2022) :
[B]eaucoup ne comprenaient pas pourquoi tel ou tel élément figurait au programme alors qu’ils n’en voyaient pas d’écho dans leur propre société et encore moins d’utilité dans leur propre vie.
11L’école occidentale, rejetée à ses débuts, est réclamée aujourd’hui au point de ne plus arriver à satisfaire la demande. Cette instruction scolaire, outre la transmission de connaissances théoriques, vise à forger le caractère des adolescents et à créer chez l’élève l’esprit d’initiative, de créativité, de responsabilité, d’autonomie, etc., afin d’assurer son agentivité.
12Cependant, la méthode pédagogique utilisée dans les écoles publiques classiques est plutôt centrée sur l’enseignant, qui monopolise souvent la parole. Même si ce dernier essaie d’utiliser une pédagogie interactive, en donnant la parole aux apprenants et en mettant en avant leurs centres d’intérêt, les effectifs élevés des écoles fondamentales publiques rendent difficile, sinon impossible, cette approche dans certaines classes. Depuis les années 1970, les autorités maliennes ont expérimenté des stratégies pour lier l’école à la vie en développant les compétences des élèves. Parmi ces stratégies, il y a eu la ruralisation de l’enseignement fondamental, qui consistait à initier les apprenants aux activités de production agricole à partir de 1978, et l’utilisation des langues nationales comme langues d’enseignement depuis la réforme de 1962. La politique de ruralisation a permis à certains élèves de développer des activités génératrices de revenus, comme l’élevage et le maraîchage, mais aussi à certains enfants déscolarisés, qui avaient déjà appris les techniques de production agricole, de se lancer dans l’agriculture avec les compétences acquises. Cependant, la ruralisation a été abandonnée en 1991 et la politique des langues nationales comme langues d’enseignement reste timide, car sa généralisation n’a pas été une réussite. L’approche curriculaire par compétences, qui met en avant les compétences des enfants, expérimentée en 2002 et dont la généralisation a commencé en 2005 dans l’enseignement fondamental, reste limitée dans son application.
13Les enfants, qui sont écartés des prises de décisions en famille, devraient être épanouis à l’école, censée être moderne avec des stratégies d’enseignement-apprentissage plus attrayantes. Toutefois, à cause des larges effectifs, de l’insuffisance de matériel, des fermetures d’écoles liées à l’insécurité et aux grèves, les jeunes ne se sentent pas plus libres et épanouis avec les enseignants qu’ils ne le sont en famille avec leurs parents. Dans son article sur le Rwanda, Kamuzinzi (2022) explique que le modèle d’enseignement simultané sur lequel sont bâtis la plupart des systèmes éducatifs des États modernes s’oppose à l’intelligence de l’élève, qui le pousse vers plus d’exploration, plus d’interaction, de soutien mutuel et de coopération dans la résolution des problèmes qu’il rencontre dans la vie.
14Une pédagogie basée sur les centres d’intérêt de l’élève à travers un travail coopératif permet à l’apprenant d’extérioriser ses pensées, et à l’enseignant de l’aider dans la concrétisation de ses projets. Kamuzinzi (2022) prône le modèle centré sur un groupe d’élèves qui se soutiennent mutuellement dans le processus d’apprentissage. L’approche pédagogique par compétences, en vigueur dans l’enseignement fondamental malien, soutient l’idée de l’apprentissage collaboratif ou de pédagogie coopérative même si elle n’est pas réellement appliquée.
15Outre ces facteurs, le conflit armé limite certaines activités pouvant développer l’agentivité des jeunes, notamment l’élevage, le commerce de bétail et l’agriculture, qui constituent les activités principales des populations de ces localités. Le métier de guide touristique a pratiquement disparu, et l’artisanat, auquel les adolescents contribuent et qui fonctionne grâce aux étrangers, est au ralenti. Ces limitations dues au conflit sont de nature à réduire l’agentivité des jeunes.
16Néanmoins, il ressort de cette étude que les enfants scolarisés dans les médersas ont plus de facilité à prendre la parole et à s’exprimer devant les adultes que leurs camarades des écoles classiques. Cela est dû à la pédagogie utilisée dans les médersas, qui donne plus la parole à l’apprenant à travers la récitation de textes à haute voix. Cette récitation collective permet d’habituer l’enfant à s’exprimer et à être plus actif.
17Ainsi, l’enquête permet d’affirmer que, dans le contexte malien, l’agentivité reste limitée chez les jeunes, qu’ils soient scolarisés ou non, à cause de la forte présence des adultes. Par ailleurs, elle nous conduit à nous interroger sur l’agentivité des enfants de la rue qui ne sont pas sous la responsabilité directe des adultes et qui apprennent à se débrouiller pour vivre. Cette « débrouillardise » est un signe d’agentivité, car l’adolescent qui est livré à lui-même peut devenir résilient et trouver des mécanismes de survie de façon plus autonome, sans la surveillance des adultes. Ceci corrobore l’idée de Kamuzinzi (2022), qui explique qu’une fois qu’ils ont quitté l’école, les élèves qui sont souvent démotivés en classe sont contents de se retrouver sans la surveillance des enseignants. Ces enfants, qui passent ensemble une grande partie de leur temps libre après l’école, ont l’occasion d’expérimenter et de s’enseigner mutuellement. Certains s’engagent même dans de véritables projets partagés, comme l’organisation d’équipes de quartier, le petit commerce, etc.
18D’autres enfants, scolarisés ou non, qui apprennent des métiers loin de leur famille et très souvent avec des adultes qui ne les connaissent pas a priori, semblent plus autonomes que ceux vivant avec leurs proches. Il n’est pas rare de voir que des adolescents qui apprennent le commerce, la menuiserie, la couture, etc., deviennent responsables et sont capables de s’insérer dans la vie active très tôt.
19Les enseignants et les parents peuvent avoir un rôle important dans le développement de l’agentivité des adolescents. Même si l’adolescent se sent à l’aise pour prendre la parole, l’enseignant doit créer les conditions d’apprentissage qui rendent cela possible. Il serait intéressant que les méthodes pédagogiques soient plus attrayantes et que les programmes d’enseignement contiennent des activités pratiques, pour davantage de liaison entre l’école et le contexte de vie sociale et économique des jeunes, afin de développer leur agentivité. Les parents doivent comprendre que l’enfant, qu’il soit scolarisé ou non, peut et doit intervenir dans les prises de décisions concernant son avenir, notamment le choix du cursus scolaire et du métier à exercer.