1Dans un contexte de forte dépendance politique et financière aux instances internationales, la Guinée est l’un des pays du monde qui produit le moins de richesse par habitant. Le Fonds monétaire international (FMI) le place au 178^e rang mondial, parmi 189 pays (2019). Un peu moins de la moitié des Guinéens (44 %) vit en dessous du seuil national de pauvreté. En outre, l’économie reste encore en majeure partie informelle : très peu d’emplois (moins de 4 %) sont déclarés, voire fiscalisés, et il n’existe pas de cadre réglementaire pour réaliser des projections de besoin en matière d’emplois.

2Les politiques publiques d’éducation peinent à tenir leurs engagements de scolarisation massive dans le système général et technique. Le taux d’achèvement de l’école primaire demeure très faible (54,1 %) et les disparités liées au genre sont fortes : 45,7 % pour les filles et 62,7 % pour les garçons (PASEC, 2020). Globalement, une logique déterministe est à l’œuvre a fortiori pour les filles, en fonction de leur contexte familial (socio-économique), culturel (mariage précoce, participation aux tâches ménagères) et éducatif (très faible possibilité de projection sociale et professionnelle dans le système éducatif). Localement, l’offre d’infrastructure éducative demeure insuffisante aussi bien au primaire qu’au secondaire : en 2016, une étude du ministère de l’éducation montrait que 23,3 % des établissements ne disposaient pas de latrines, de point d’eau et de clôture. L’univers des possibles pour les filles est ainsi très limité.

3Nous proposons d’analyser un autre versant de cette logique déterministe, qui met en échec scolaire un nombre important d’élèves – un peu plus d’une sur deux d’entre elles. Le décrochage puis l’abandon du système scolaire sont vécus comme la conséquence de combinaisons des situations à risques qu’elles subissent. Nous formalisons ce processus en termes de situations à risques invisibles (Attias-Delattre et Szpirglas, 2013). Du point de vue des élèves et de leurs parents, il s’agit de situations (par exemple, les violences en particulier liées au genre) pour lesquelles les acteurs du système éducatif n’ont pas de représentations communes, tant au niveau national que dans les établissements scolaires publics. Ainsi, ils ne formalisent pas encore de solutions organisationnelles et éducatives satisfaisantes, renvoyant les élèves à des solutions individuelles (comme le retrait de l’école publique).

Le décrochage et l’abandon scolaire des filles au collège

5Le décrochage puis l’abandon scolaire font l’objet de nombreuses analyses. Dans les pays occidentaux, les garçons sont plus exposés à ces risques que les filles. À l’inverse, dans les pays d’Afrique sub-saharienne, l’abandon du système scolaire par les filles est plus important que pour les garçons. Plusieurs études ont montré que, dans les pays où les contributions économiques des enfants par leur travail sont essentielles aux familles, l’amélioration du niveau d’instruction des couples, notamment celui des femmes, influence positivement la réussite scolaire des élèves, filles et garçons, et modifie la représentation des familles sur le rôle de l’éducation (Bougma et al., 2015).

7La transition entre le primaire et le collège amplifie ce phénomène de décrochage, car elle génère une rupture institutionnelle, organisationnelle, sociale et pédagogique qui doit être prise en charge par une politique organisationnelle visible (Rice, 1997). Elle semble être vécue par quasiment tous les élèves comme une rupture accompagnée de difficultés dépassées plus ou moins facilement en fonction de différents facteurs : les caractéristiques personnelles de l’élève, les rapports qu’entretiennent les parents à la scolarisation, le niveau économique de la famille, le niveau d’instruction des parents, le genre de l’enfant, les caractéristiques du système éducatif – en particulier, la qualité des infrastructures et des dispositifs pédagogiques – et les relations de l’élève avec ses pairs. Au quotidien, les élèves doivent se construire de nouveaux repères, par exemple pédagogiques ; la préparation est utile mais semble insuffisante tant que l’élève n’est pas confronté à ceux-ci.

8La richesse des données collectées dans le cadre du programme APPRENDRE de l’Agence universitaire de la francophonie nous permet de présenter aujourd’hui un aspect encore peu exploré dans le projet : le vécu des élèves filles qui réussissent à passer cette transition sans rupture majeure lors de leurs premiers mois au collège.

Le contexte de la transition école-collège en Guinée

9Avant de présenter nos résultats, le récit du déroulement chronologique de notre méthodologie éclaire notre parcours d’analyse. Lors d’une première phase, nous avons mené des entretiens auprès des membres des différents ministères concernés, des chefs d’établissement, des enseignants et des représentants des parents dans chacune des quatre régions du pays (deux écoles primaires et trois collèges par région, soit vingt établissements visités). À l’issue de la première phase de l’étude, l’analyse des données collectées a montré les nombreuses contraintes qui s’imposent aux acteurs du système éducatif : défaillances de la politique organisationnelle et pédagogique ; conditions d’accueil très déficitaires tant sur le plan géographique (distance du collège au domicile, qualité des transports et accès au goudron) que des infrastructures et des ressources humaines (recrutement, formation…) ; enfin, la continuité pédagogique, annoncée par le gouvernement comme un objectif à atteindre dans les prochaines années, relève localement de la bonne volonté des parties prenantes. En parallèle, des éléments ont été formalisés spécifiquement par les responsables locaux et les enseignants : l’absence de structures de concertation primaire/collège ; l’insuffisance des rôles exercés par les professeurs principaux ; l’absence de finalité donnée à l’enseignement et à la formation des jeunes ; des situations de violence dans les collèges, subies en particulier par les filles, ainsi que l’assignation de rôles sociaux et économiques qui éloignent ces dernières du système éducatif (mariage précoce, grossesse, participation aux tâches ménagères).

10La seconde phase compréhensive de notre projet visait à comprendre les rôles des acteurs et des parties prenantes durant cette transition. Nous sommes retournés dans deux établissements du primaire et deux du secondaire déjà visités. Dans les établissements secondaires, nous avons interviewé le chef d’établissement, les professeurs principaux des classes de sixième ainsi que seize élèves filles dans des focus groups, puis lors d’entretiens individuels. Ce sont les données collectées dans ces collèges que nous avons choisi d’analyser dans cet article. Les élèves ont été sélectionnées dans les classes par les enseignants principaux sur des critères prédéfinis : la diversité de leur parcours scolaire, leur capacité réflexive à s’exprimer sur leur vécu et leur désir formulé auprès de leur professeur de contribuer à notre étude. Les entretiens ont eu lieu huit mois après la rentrée au collège. Nous avons proposé aux élèves trois thèmes : leur contexte familial et scolaire, les activités pédagogiques et hors pédagogie spécifiques à la transition, leur projection dans leur avenir.

11Les entretiens menés lors de cette seconde phase avec les chefs d’établissement nous ont confirmé qu’aucun dispositif formel n’est prévu pour l’accueil des élèves au collège, tant préalablement à leur entrée (visite du collège, réunion d’orientation inter-établissements, réunion avec les parents…) que durant leur première année. Dans ce pays où la lutte contre la corruption est un objectif national, les deux chefs d’établissement interviewés ont insisté sur la conformité de l’exercice de leurs rôles avec les contenus des règlements et des fiches de poste. Leur mission essentielle porte sur le respect des procédures, le contrôle des activités des enseignants (présence en classe, retards, correction des devoirs, rendu des notes, etc.). Cependant, ils ont tous deux indiqué qu’ils réunissaient autour du mât tous les élèves entrant au collège, pour leur communiquer les règles de vie au sein de l’établissement. Quelques chiffres décrivent le contexte structurel de l’un des deux établissements visités dans la région de Conakry (ces caractéristiques semblent communes à de nombreux établissements) : eu égard au nombre d’élèves (1 200 dans le collège), le déficit d’infrastructure contraint à ne faire classe qu’en demi-journées, afin d’occuper les salles par roulement (avec environ 45 élèves par classe) ; deux latrines ont été construites pour l’ensemble des élèves, mais ne fonctionnent pas ; depuis deux ans, les points d’eau ne fonctionnent plus.

12Si les chefs d’établissement ont conscience d’actes de violence entre élèves et entre élèves et professeurs, ce sont pour eux des cas isolés qu’ils déclarent régler administrativement : convocation des protagonistes, sensibilisation, sanctions… Ils reconnaissent que les filles sont victimes de violences, mais cela se limiterait à quelques cas, selon eux.

13Les activités des professeurs principaux de première année de collège, quant à elles, sont orientées vers le respect des règlements. Leurs missions, telles qu’elles sont décrites dans les textes généraux publiés par le ministère, sont principalement administratives. La prime qui leur est allouée est de 20 000 francs guinéens par mois (environ 2 euros), pour un salaire mensuel moyen estimé entre 20 et 50 euros, selon une source non officielle et non confirmée. La faible reconnaissance qui est donnée aux professeurs principaux se conjugue avec leur difficulté à assurer une présence quotidienne, afin de permettre une continuité d’accompagnement auprès de tous les élèves et de toutes les classes dont ils ont la charge. En réalité, ils ne seraient généralement présents qu’une demi-journée par jour, lors de leur cours.

14Toutefois, une professeure principale interviewée développe hors du cadre réglementaire des activités auprès de ses élèves, en particulier les filles, avec l’aide de représentants d’une organisation non gouvernementale. Nous avons été autorisée à visiter l’une de ses classes de sixième et à photographier les murs de la classe, et elle nous a présenté une partie de ses activités. Elle fait le « pont entre les élèves, les élèves et les professeurs et la direction ». En pratique, ses activités sont bien plus larges que ce qu’elle décrit en premier lieu par cette simple phrase. Elle complète la présentation de ses activités par celle de l’exercice de différents rôles qu’elle assume :

• un rôle administratif de suivi des élèves, via des indicateurs tels que les retards, l’absentéisme et les notes (convocation, suivi individuel…) ;

• un rôle pédagogique auprès de certains enseignants, après des signalements faits par des élèves, soit pour des sanctions répétées et inappropriées par exemple ou des actes de violence envers les élèves, soit pour une inadéquation entre le niveau d’exigence de l’enseignant et celui des connaissances des élèves ;

• un rôle sociétal : réalisation avec ses élèves de fresques murales dans la salle de classe.

15Une première fresque vise à les sensibiliser à l’existence de situations de violence sexuelle dans leur environnement (une fille est représentée hors de la classe, encadrée par deux garçons) ; une seconde vise à inciter les filles à la levée des tabous (les dessins représentent des élèves qui parlent entre eux et aux adultes) ; la troisième fresque illustre la projection d’un avenir professionnel pour les filles, dans des métiers autres que ceux du soin (enseignante, cuisinière…).

Les vécus des élèves filles au collège et l’accompagnement de leur professeur principal

17Les relations pédagogiques sont très différentes selon les enseignants et le contexte familial des élèves :

Il y a des professeurs qui n’enseignent pas bien comme le professeur de [une matière est citée]. Je ne suis pas loin de l’école mais je viens souvent en retard, parce que le matin je vais d’abord au marché pour aider ma mère. Je ne comprenais pas bien en [une autre matière est citée]. J’ai demandé à notre prof, je lui ai dit que je ne comprenais pas. Elle [notre professeure] m’aide un peu, tout le temps qu’elle vient, elle nous donne des exercices. Ma sœur et mon père m’aident aussi à la maison. Ma mère m’aide aussi, quand elle revient, elle me demande aussi mes cahiers et quand j’ai des mauvaises notes elle est triste, elle me conseille. […] J’ai expliqué le cas à notre professeur principal qui lui a parlé. (Entretien avec une élève de collège).

18Une autre élève, interrogée individuellement, mentionne son attachement tant pédagogique qu’affectif à sa professeure principale :

Je dis aux autres d’aller la voir et de raconter ; des fois je les accompagne et je commence à dire à leur place. Après, elle fait, elle explique au professeur.

19Les situations de violence ne semblent pas toucher directement les filles à l’entrée au collège : « Moi, on ne m’a pas harcelée mais je vois d’autres filles se faire harceler par d’autres garçons. » Les filles mentionnent un élément important de leur quotidien : les violences sexuelles auraient lieu majoritairement « dans le quartier ». Cela semble confirmé par une pratique des chefs d’établissement qui nous a été dévoilée par les élèves filles : ils les inscriraient en majorité dans des classes du matin, afin qu’elles ne rentrent pas chez elles à la nuit tombée, après la classe de l’après-midi. Toutefois, cette relative protection a aussi un effet négatif sur leur assiduité : les filles qui doivent aider leur mère le matin aux tâches domestiques ou économiques (par exemple, participer à l’installation de l’étal au marché) sont généralement en retard à l’école le matin et sont parfois sanctionnées par les enseignants.

20L’analyse des situations à risques qui conduisent à l’abandon du système scolaire par les élèves filles doit se faire dans un premier temps au niveau des politiques d’éducation. Afin de répondre à la logique déterministe à l’œuvre, les politiques d’éducation devraient s’orienter vers l’accompagnement des acteurs de l’éducation afin qu’ils construisent des représentations communes des situations à risques et qu’ils les documentent à partir des données recueillies auprès des élèves filles dans leur environnement, hors et dans l’établissement. Afin de pallier les effets dévastateurs de cette logique, ils pourraient ainsi élaborer un répertoire de réponses structurelles, organisationnelles et éducatives.

21En parallèle, au niveau local, formel et informel, des contributions citoyennes de l’ensemble des acteurs du système éducatif, à l’image de la professeure principale rencontrée, contribueraient à un meilleur fonctionnement des établissements et à la construction d’une représentation commune des risques sociétaux, économiques et éducatifs subis par les élèves filles. L’objectif de cette contribution au quotidien serait double :

• ouvrir le collège sur la société vers un champ des possibles accessibles pour chacune des élèves (par une projection dans un avenir professionnel) où les risques, jusque-là invisibles, sont caractérisés (contribution domestique et économique à la famille, mariage forcé, grossesse précoce) ;

• proposer une structure qui protège les élèves dans et hors du collège, en apportant des solutions organisationnelles contre les agissements violents de certains adultes ou élèves.

22En construisant des réponses organisationnelles et éducatives, ainsi que des routines, les acteurs locaux seraient ainsi reconnus dans l’exercice de leurs métiers.