Sihame Chkair et Sylvain Wagnon (dir.), Les données probantes et l’éducation
Sihame Chkair et Sylvain Wagnon (dir.), Les données probantes et l’éducation, De Boeck, 2023, 222 p.
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1Si, en 2009, la Revue internationale d’éducation de Sèvres a organisé un colloque international sur la question « Un seul monde, une seule école ? », c’est sans doute pour mesurer les effets unificateurs de la mondialisation éducative. L’un d’eux, et non des moindres, est sans doute l’essaimage, à partir des années 1980, aux États-Unis puis dans le monde anglophone et dans le monde entier, de ce qu’on a appelé le « nouveau management public ». Il s’est traduit, pour les systèmes éducatifs, par une évaluation renforcée de leurs résultats (au travers notamment d’enquêtes internationales) ; l’obligation de résultats s’est substituée à l’obligation de moyens, l’objectif affiché étant d’améliorer l’efficience des organisations éducatives en les conduisant à pratiquer la reddition de comptes. La grande question fut alors : comment mesurer l’éducation ? On s’est ainsi inspiré des démarches mises en œuvre dans le champ de la médecine. La recherche médicale avait cherché à évaluer, par des méthodes expérimentales rigoureuses, les effets de différentes pratiques. S’est donc développée aux États-Unis l’evidence based education, devenue au Canada « la gestion axée sur les résultats », et, dans l’Union européenne, l’evidence informed policy in education in Europe.
2L’ouvrage dirigé par Sihame Chkair et Sylvain Wagnon permet à ses lecteurs de faire un point particulièrement bien informé sur l’histoire des données probantes et les termes du débat qu’elles suscitent. En donnant en effet la parole à quatorze auteurs belges, québécois et français, chercheurs favorables aux données probantes en éducation ou qui redoutent leur effet réducteur, ils dessinent progressivement le chemin du dépassement des polémiques au prix d’une analyse rigoureuse.
- 1 Steve Bissonnette, Clermont Gauthier, Marie Bocquillon et Jérôme Saint-Amand.
3Pour les tenants d’une politique éducative fondée sur des données probantes, l’argumentaire est d’une grande limpidité : « qui peut s’opposer à l’emploi des moyens les plus efficaces pour favoriser la réussite des élèves […] en particulier pour les élèves en difficulté et ceux à risque d’échec ? » demandent ainsi les auteurs québécois1 du premier chapitre de l’ouvrage. On reconnaît l’idée selon laquelle il suffirait de n’utiliser que « ce qui marche », établi par la recherche, et de renoncer aux autres méthodes d’enseignement pour sortir l’école de la crise où elle s’enfonce.
- 2 Charles-Antoine Bachand et Stéphanie Demers.
4Mais justement, dans le deuxième chapitre, deux autres chercheurs québécois2 exposent les limites des « données probantes » en éducation, et notamment celle de leur prétendue irrécusable objectivité scientifique. « Au service de quelles conceptions du monde social, de la personne ? De quelles valeurs ? Qui décide ? Qui définit les critères de ce qui est le meilleur ? […] Et on ne parle pas ici des conditions socio-économiques des élèves et de leurs familles, qui incluent la scolarité des parents, un des facteurs les plus importants de la réussite scolaire. » Plutôt que de science, il conviendrait alors selon eux de parler de vision scientiste, avec pour objectif la standardisation des pratiques enseignantes. Plus profondément encore, « ce qui marche » se résout-il aux taux de réussite aux examens et aux diplômes, effectivement mesurables, ou ne repose-t-il pas sur des effets beaucoup moins mesurables d’émancipation et d’insertion sociale, culturelle, politique ?
- 3 Programme de l’Institut des sciences de l’éducation (IES) au sein du ministère de l’éducation, cré (...)
5Le débat étant ainsi posé, les auteurs des différents chapitres proposent aux lecteurs un cheminement qui cherche à répondre à des questions portant sur le passage de l’expérimentation particulière à sa généralisation – l’implémentation –, et sur ce que devient, dans ce cadre, l’autonomie des enseignants. Plusieurs exemples de régulation des systèmes éducatifs par des données probantes permettent d’en voir la naissance aux États-Unis, avec la loi No child left behind (2002) et la création de What works Clearinghouse3, chargé de fournir aux éducateurs, aux décideurs et aux chercheurs une source centrale et fiable de preuves scientifiques sur ce qui marche en éducation. En Angleterre, l’Education Endowment Foundation, avec pour objectif l’amélioration du niveau des écoles, est créée en 2011. Dans l’Union européenne, c’est un rapport Eurydice de 2017 qui fournit une synthèse actualisée des politiques fondées sur des données probantes, notamment en Norvège, au Danemark, en Suède et aux Pays-Bas. En Chine, le nombre de recherches conduites sur des données probantes s’accélère à partir de 2003, mais des réticences s’expriment, notamment en 2018, à l’égard du « statisticalisme » qui se concentre sur les données plutôt que sur les faits. En France, la création, en 2018, du conseil scientifique de l’éducation nationale et celle en 2019 du conseil d’évaluation de l’école s’inscrivent dans ce mouvement général.
6La question placée en titre du chapitre 7, posée par François Vincent, « Peut-on réellement mesurer l’éducation ? », résume l’essence du débat. En montrant les fondements et la pertinence de la recherche qualitative, il plaide pour que soient prises en compte les limites des données probantes : à partir de l’exemple de l’enseignement de l’écriture dans l’enseignement secondaire québécois, il montre que celui-ci ne saurait se réduire à éviter de « faire des fautes », plus facilement quantifiables que les intentions de communication et d’expression. L’effet appauvrissant pour les enseignements et les apprentissages est manifeste dans le passage au teaching for testing, la finalité unique étant de faire réussir aux élèves les évaluations systématiques sans se soucier de ce qu’ils en retirent en matière de savoirs. Roger-François Gauthier pose à son tour quelques questions fondamentales : qui demande de chercher des données probantes sur tel objet ? Et pourquoi certaines données ne sont-elles jamais recherchées ? Pourquoi tant d’autres données disponibles, les plus nombreuses, les notes produites par les enseignants, ne sont-elles jamais utilisées ? Pourquoi un tel silence sur les finalités du système éducatif ? Et si les données probantes, au lieu d’informer les politiques éducatives, n’étaient recueillies que pour les justifier ?
7Face à la révolution des données probantes, Sihame Chkair propose d’enrichir la pyramide de la preuve, outil méthodologique de construction des données probantes, avec la pyramide des acteurs, car « enseigner, ce n’est pas exécuter une recette, c’est interpréter les propositions issues de la recherche au regard des besoins des enfants que l’on connaît » selon S. Demers.
- 4 ROBERT A. D. (2023). « Du programme de l’éducation-basée-sur-la science aux conditions socio-épist (...)
8L’ouvrage rassemble ainsi les contributions de quatorze chercheurs francophones qui expriment tout autant leurs désaccords que de possibles convergences : en refusant de s’inscrire dans une défense et illustration tout autant que dans un réquisitoire à charge, les coordinateurs parviennent ainsi à proposer au lecteur une approche sereine d’un débat qui tranche avec les excommunications auxquelles il a pu donner lieu, opposant le « parti de la science » à celui des « idéologies ». Ils ouvrent ainsi une perspective pour sortir par le haut des oppositions nettement exposées au début de l’ouvrage. Face à une approche « quantocratique » réductrice qui peut tenter l’autorité politique, il faut faire prévaloir l’esprit critique et le débat scientifique et éducatif argumenté, associant approches quantitatives et qualitatives, garantes d’une éducation démocratique dans un monde d’incertitudes. Ces orientations rejoignent celles évoquées par André D. Robert4 qui, à propos de « l’éducation basée sur la science », cherche à définir « les conditions socio-épistémiques d’un progrès de la raison éducative ». Les données probantes pourraient n’être en effet qu’une réponse très partielle, nécessaire mais pas suffisante du tout, aux questions soulevées par le prochain colloque international de cette revue, qui portera sur le thème « éduquer dans un monde incertain : un défi mondial ».
Notes
1 Steve Bissonnette, Clermont Gauthier, Marie Bocquillon et Jérôme Saint-Amand.
2 Charles-Antoine Bachand et Stéphanie Demers.
3 Programme de l’Institut des sciences de l’éducation (IES) au sein du ministère de l’éducation, créé en 2002 (NdlR).
4 ROBERT A. D. (2023). « Du programme de l’éducation-basée-sur-la science aux conditions socio-épistémiques d’un progrès de la raison éducative », Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation, no 3. https://dgxy.link/X9kzw
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean-Pierre Véran, « Sihame Chkair et Sylvain Wagnon (dir.), Les données probantes et l’éducation », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 93 | 2023, 52-55.
Référence électronique
Jean-Pierre Véran, « Sihame Chkair et Sylvain Wagnon (dir.), Les données probantes et l’éducation », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 93 | septembre 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/ries/14130 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.14130
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