1L’enseignement des mathématiques figure parmi les préoccupations importantes de tous les systèmes éducatifs. À travers dix études de cas, réparties sur quatre continents, ce numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres se propose de cerner quelles mathématiques sont enseignées dans le monde, et dans quels buts.
2Les questions que nous nous posions, avant de solliciter les auteurs, étaient nombreuses. Quelle est la représentation sociétale des mathématiques, selon les pays ? Pour quelles raisons accorde-t-on de l’importance à l’enseignement des mathématiques ? Quels contenus sont enseignés ? Sont-ils les mêmes ou diffèrent-ils ? Pour quels résultats ?
3Les dix articles sollicités offrent une perspective multifocale sur l’enseignement et l’évolution des mathématiques à travers les continents, ainsi qu’un panorama varié des défis dans des contextes différents et complexes. L’ensemble est complété d’une bibliographie qui porte sur des thématiques allant de l’histoire des mathématiques à la place actuelle du numérique dans l’enseignement de cette discipline, et qui ouvre des pistes de lectures complémentaires aux différentes questions traitées dans les articles.
4Quatre textes mettent en lumière les spécificités des contextes nationaux de pays européens (France, Islande, Portugal et une comparaison entre l’Angleterre et l’Écosse pour le Royaume-Uni). Alors que ces pays appartiennent à une même zone géographique, apparaissent d’assez nettes différences dans l’organisation de l’enseignement des mathématiques et dans les résultats des élèves.
5Deux articles asiatiques (Chine et Inde) apportent un éclairage original sur un enseignement des mathématiques qui puise ses racines dans des cultures ancestrales, et dont l’évolution, sans doute davantage qu’en Europe, traduit aujourd’hui les mutations sociales et économiques de ces pays.
6Deux autres articles, d’Amérique latine (Argentine et Chili), insistent sur la place des chercheurs et sur leurs efforts pour trouver un équilibre entre savoirs disciplinaires et didactiques dans la conception des programmes et dans la formation des enseignants.
7Un article du Québec propose, quant à lui, une voie qui retient l’attention, façonnant une culture des mathématiques en contexte scolaire tracée dans la continuité et avec pragmatisme, qui aboutit à des résultats enviables des élèves.
8Cette série d’articles est complétée d’une présentation et d’une analyse des résultats en mathématiques d’un programme d’évaluation internationale menée dans des pays francophones d’Afrique subsaharienne (Pasec 2019) par la Conférence des ministres de l’éducation des États et gouvernements de la Francophonie (Confemen). Ces résultats mettent non seulement en évidence les faibles niveaux des acquis des élèves du primaire, mais également la fragilité des connaissances de contenus et didactiques des enseignants.
9À la lumière des articles reçus, se dégagent cinq sous-questions liées les unes aux autres :
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Quels sont les enjeux actuels de l’enseignement des mathématiques, et sont-ils les mêmes dans tous les pays ?
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Quels sont les contenus mathématiques à enseigner et comment ont-ils évolué durant les dernières décennies ?
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Comment ces mathématiques sont-elles enseignées et, en particulier, quelles sont les marges de manœuvre données aux écoles et aux enseignants ?
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Par qui les mathématiques sont-elles enseignées et quelle est la place de la formation des enseignants ?
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Comment les systèmes éducatifs mesurent-ils les effets de cet enseignement à travers des évaluations nationales et internationales et que nous disent ces évaluations ?
10On peut dégager diverses raisons pour lesquelles les mathématiques ont été enseignées depuis l’Antiquité. La première raison est leur utilité pratique dans des problèmes de mesure du temps, de longueurs, de surfaces, pour l’agriculture, le commerce, le calcul des impôts, le recensement des populations, la navigation. Une seconde raison tient à la place accordée aux mathématiques dans la formation de l’esprit, c’est-à-dire une façon de penser, de raisonner, de prouver la validité d’une proposition.
11Selon les régions du globe et les époques, les traditions mathématiques peuvent différer ; cependant, ces deux grands axes qui légitiment la transmission de connaissances et de raisonnements mathématiques se retrouvent quasiment partout. Plusieurs articles mettent en perspective cet ancrage de l’enseignement des mathématiques dans l’histoire et la culture des pays présentés, et la façon dont ces racines ont nourri les évolutions apportées au fil des siècles, notamment lors des dernières décennies.
12Binyan Xu illustre cette double motivation de façon frappante, en montrant qu’en Chine, l’enseignement des mathématiques a été influencé par deux cultures : d’un côté, la culture chinoise d’abord soucieuse de méthodes pratiques ; de l’autre, l’influence occidentale, qui accorde plus d’importance à la théorie, par l’intermédiaire des Éléments d’Euclide. De plus, ces influences contrastées se sont combinées avec le respect de contraintes formelles visant la perfection, caractéristiques de la tradition chinoise. Aujourd’hui, l’un des enjeux pour la Chine est de combiner ce double héritage avec des évolutions récentes de l’enseignement des mathématiques, apportées en réponse au rythme soutenu des changements sociaux, économiques, scientifiques et technologiques.
13Une autre manifestation de cette tradition culturelle nationale de l’enseignement des mathématiques – que celui-ci partage sans doute avec d’autres disciplines mais peut-être de façon moins apparente – est la conservation d’un héritage culturel. Ainsi Meghna Nag Chowdhuri montre qu’il existe en Inde depuis une vingtaine d’années une volonté politique marquée de mettre en valeur les anciennes mathématiques indiennes, appelées « mathématiques védiques », dans le but d’« indigéniser le curriculum ». En réalité, selon l’autrice, l’introduction de ces contenus en Inde n’est pas strictement liée à l’enseignement des mathématiques : il s’agit plutôt de promouvoir un certain récit du nationalisme hindou, s’opposant à l’eurocentrisme et voulant décoloniser l’éducation. Cette volonté suscite d’ailleurs un certain nombre de réactions et devient un enjeu politique dans la mesure où elle ne semble pas favoriser les idéaux de justice sociale.
14Cela nous conduit à aborder la question primordiale des destinataires de l’enseignement. Pendant très longtemps, l’enseignement des mathématiques a concerné un public restreint, très majoritairement masculin, qui devait s’adapter aux exigences d’un enseignement sélectif. Avec la démocratisation de l’enseignement, il a fallu s’interroger sur des mathématiques pour tous. Dans beaucoup de pays, il existe aujourd’hui une tension entre une volonté clairement affirmée de s’adresser à tous les élèves et la difficulté de construire un enseignement qui y parvienne de façon satisfaisante, en combinant les mathématiques de la vie quotidienne, la formation au raisonnement et à l’abstraction, et les applications aux sciences et aux techniques.
15Cet objectif est parfois loin d’être atteint. On le voit en Inde, où des enfants sont exclus de l’enseignement des mathématiques du fait de leur caste, de leur genre ou de leur religion, mais aussi au Chili où Ivonne González San Martín, María José Aravena Vásquez et Carlos Pérez Wilson montrent l’importance des inégalités sociales, ou encore dans les pays francophones d’Afrique subsaharienne, dont les résultats sont présentés dans l’article de la Confemen.
16Dans d’autres pays, des difficultés, plus ou moins grandes, sont mises en évidence. L’article sur la France montre ainsi l’ambivalence encore présente du rôle des mathématiques, vues à la fois comme discipline nécessaire à tous et comme discipline de sélection, aspect également signalé par Ana Barbosa et Isabel Vale pour le Portugal, et par Kenneth Ruthven pour le Royaume-Uni.
17Le rapport aux mathématiques selon le genre, en ce qui concerne l’appétence, l’orientation ou la performance, est enfin une question qui traverse les pays. Mentionnons la France, où les auteurs de l’article s’inquiètent de la diminution du nombre de filles étudiant les mathématiques, et le Québec, où Claudia Corriveau note une disparité des performances des filles et des garçons en faveur de ces derniers. Sur ce point, l’Islande fait figure d’exception parmi les pays examinés : Freyja Hreinsdóttir et Ragnar F. Ólafsson indiquent que les garçons réussissent moins bien que les filles en mathématiques, mais aussi dans les études en général, ce qui devient une source de préoccupation.
18Ce questionnement sur ce qui fonde l’enseignement des mathématiques et sur le public auquel il est destiné conduit à s’intéresser aux objectifs visés par cet enseignement et à la nature des contenus mathématiques enseignés.
19Depuis l’Antiquité, apprendre à résoudre des problèmes a toujours été au centre de l’enseignement des mathématiques. Cet apprentissage était essentiellement un apprentissage fondé sur la répétition et la mémorisation de méthodes ou de techniques s’appliquant à des problèmes pratiques liés au commerce, à l’agriculture, etc. (Dorier et al., 2018). L’importance des mathématiques dans les sciences et les techniques, et plus largement dans les économies modernes, fut certainement un argument majeur en faveur de l’évolution de l’enseignement des mathématiques. Cette place singulière des mathématiques, comme discipline en elle-même et au service d’autres disciplines, est au cœur à la fois des enjeux de son enseignement et de la définition des contenus à enseigner. On peut d’ailleurs y voir l’un des déclencheurs des réformes dites des « mathématiques modernes » dans les années soixante dans les pays occidentaux.
20À l’origine des mathématiques modernes, il y a un groupe de jeunes normaliens français, connu sous le nom collectif de « Bourbaki ». Ce collectif entreprend, dans les années 1930, une réécriture des mathématiques dans un style unificateur et formel, afin de prendre en compte les apports de la recherche et de mettre en évidence les structures mathématiques. Dans les années 1950, les travaux du groupe Bourbaki exercent dans le monde entier une influence profonde sur l’enseignement des mathématiques à l’université. À la même époque, la nécessité d’une évolution de l’enseignement scolaire des mathématiques est largement partagée : par les professeurs de mathématiques dans le secondaire et le supérieur pour des raisons de cohérence de la discipline ; par l’Organisation européenne de coopération économique (OECE, future OCDE), qui souhaite un renforcement de la formation scientifique et organise, en 1959, un colloque à Royaumont sur le renouvellement complet de l’enseignement des mathématiques. Souffle avec ce mouvement un vent d’innovations pédagogiques qui s’accompagnent d’une réflexion scientifique partagée par des mathématiciens et des enseignants – dans les instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques (IREM) en France – et qui marquera la naissance de la didactique des mathématiques.
21Les années 1960 marquent également un tournant important dans la conception des enquêtes internationales. La qualité des apprentissages mathématiques devient une donnée importante que les évaluateurs cherchent à mesurer. Un projet pilote, développé par des chercheurs, vise à créer un « laboratoire géant » qui permettrait de mettre en évidence les pratiques pédagogiques les plus efficaces. C’est dans ce contexte de guerre froide et de course pour la conquête de l’espace que naissent l’International Association for the Evaluation of Educational Achievement (IEA) et les premiers tests pratiqués auprès des élèves, complétés par des données recueillies sur les conditions d’apprentissage et les caractéristiques des élèves. Une attention particulière est également portée aux programmes scolaires, à leurs contenus et à leur mise en œuvre réelle. Nous reviendrons sur le développement de ces évaluations et sur la place qu’elles occupent désormais dans les systèmes éducatifs.
22Plusieurs articles mentionnent les réformes autour de ces « mathématiques modernes » des années 1970 et leur influence dans l’enseignement de la discipline. En France, comme le soulignent Pierre Arnoux, Michèle Artigue et Nadine Grapin, dans le contexte d’un système centralisé, le changement a été radical. Kenneth Ruthven signale également un fort impact au Royaume-Uni, où les écoles ont cependant pu faire leur choix parmi d’innombrables programmes d’études concurrents en matière de curriculum et d’évaluation : variante « traditionnelle », « moderne » ou encore « alternative ». Au Québec, le changement a été plus progressif ; c’est aussi ce que relèvent Claudia Broitman et Andrea Novembre pour l’Argentine.
23Cependant, les mathématiques modernes ont éloigné les élèves des mathématiques pratiques, utiles dans leur vie concrète de futurs adultes et, de plus, elles se sont révélées un marqueur scolaire puissant dans la sélection scolaire. Cela a conduit, dans les divers pays, à un retour en arrière partiel : évolutions de programmes dans les années 1970 et 1980 en France, après la fin du consensus sur la réforme par « confrontation des programmes élaborés par la commission avec la réalité scolaire » (d’Enfert et Gispert, 2011) ; au Royaume-Uni ou au Québec, mouvements de « retour aux fondamentaux ».
24Si les mathématiques modernes ont pu laisser quelques vestiges fragmentaires dans les programmes scolaires actuels, on y retrouve actuellement les deux grands domaines traditionnels : les nombres et l’algèbre, les figures et la géométrie. Des évolutions sont cependant à noter : avec l’importance qu’a prise le traitement des données, les statistiques et les probabilités sont devenues incontournables, alors que l’introduction de la pensée informatique dans les mathématiques semble encore relever du défi, presque partout.
25Dans la majorité des pays, une évolution des contenus à enseigner, plus ou moins cohérente, plus ou moins rapide, a ainsi pris un virage vers un enseignement moins formel, plus en prise avec le réel, dans lequel la résolution de problèmes a retrouvé une place importante. La notion de numératie, conçue comme l’usage contextualisé des mathématiques dans la vie quotidienne et professionnelle, a concomitamment émergé, avec des acceptions successives plus ou moins réductrices comme au Royaume-Uni. On peut à ce sujet mentionner l’influence sur les curriculums qu’a exercée l’évaluation internationale Pisa (Programme international du suivi des acquis des élèves), en donnant une large place à ce concept de « littératie mathématique » et en mettant l’accent, dans les tests, sur la capacité des élèves à appliquer des compétences mathématiques dans des situations réelles.
26Mais une fois les enjeux définis, les contenus et objectifs disciplinaires fixés, comment s’opère la mise en œuvre des programmes scolaires ou des curriculums ?
27Sans être une spécificité de l’enseignement des mathématiques, la question de l’opérationnalisation des objectifs et des contenus s’envisage de deux manières opposées, avec des variations selon les pays dans le degré de détail des connaissances et de compétences à acquérir par les élèves, et des méthodes pour les faire acquérir et les évaluer. D’un côté, certains pays proposent des programmes nationaux applicables sur l’ensemble du territoire national de manière quasi homogène (France, Chine, Chili). De l’autre, un curriculum national est disponible pour l’ensemble des écoles et des enseignants, qui ont toute latitude pour le décliner en fonction de choix (ou de contraintes) propres. En Islande, les écoles et les enseignants bénéficient ainsi d’une grande flexibilité dans la manière dont ils dispensent l’enseignement des mathématiques. Cette flexibilité est due à la nature du système éducatif islandais, à sa population dispersée et à des programmes scolaires peu précis. Cela présente, on s’en doute, des avantages (absence de lourdeur pour des changements, souplesse d’adaptation) et des inconvénients, avec notamment des disparités dans les connaissances mathématiques des élèves et des opportunités inégales d’accès à l’étude des mathématiques et donc à des études supérieures.
28Quant à la certification à l’issue de la scolarité secondaire, elle prend la forme ou non d’un examen national, et réserve aux mathématiques une part très variable. Si, par exemple, les élèves chinois ont tous une épreuve de mathématiques au baccalauréat national (le gaokao), l’Islande a toujours préféré à l’examen national un système de crédits, où le nombre de crédits dédiés aux mathématiques peut énormément varier d’une école à l’autre.
29La question se pose-t-elle alors dans les termes suggérés par l’article islandais : les mathématiques sont-elles encore dans tous les pays une institution scolaire nationale ? La liberté accordée aux établissements dans la définition de leurs programmes d’études ne risque-t-elle pas, sous la pression sociale et le déficit d’enseignants, de diminuer la part d’enseignement accordée aux mathématiques ?
30Dans un contexte quasi mondial de crise du recrutement des enseignants du secondaire, notamment en mathématiques, cette question résonne plus que jamais au regard des enjeux posés, des contenus en évolution et de l’autonomie grandissante des établissements scolaires. Elle résonne tout autant dans les pays de l’Afrique subsaharienne francophone au niveau du primaire, dans lesquels la maîtrise des connaissances de contenus et des connaissances didactiques pour enseigner les mathématiques n’est pas assurée chez une grande majorité des enseignants. Dans d’autres pays (Argentine, France, Islande), on a recours à des personnels qui n’ont pas un profil d’enseignants : comment alors créer des conditions minimales pour un enseignement de qualité ?
31Paradoxalement, cette question est vive pour une discipline qui bénéficie d’une recherche particulièrement active en ce qui concerne son enseignement. Il y a eu en effet, depuis les années 1960, un fort développement de la recherche en didactique des mathématiques, comme en témoignent plusieurs articles (notamment en Argentine et au Chili, où l’école française de didactique a exercé son influence).
32Une première réponse consiste donc à proposer aux étudiants qui se destineraient au métier d’enseignant une formation initiale de qualité, appuyée sur la recherche, leur apportant connaissances pédagogiques et didactiques et prolongée par une formation continue adaptée.
33Une autre réponse prend la forme d’un guidage strict des pratiques des enseignants, encadrées par des textes contraignants. En Inde, les enseignants apparaissent comme négligés par rapport à la place accordée aux programmes scolaires. L’importance excessive accordée à ces derniers en tant que moyen de réforme conduit en effet à considérer les enseignants comme des « exécutants » du changement plutôt que comme des acteurs de ce changement. Dans cette même logique, en Angleterre, la loi de 1988 relative à la réforme de l’éducation (Education Reform Act) constitue un véritable tournant. Par ce texte, le gouvernement conservateur procède à un changement radical, en appliquant au système scolaire anglais un modèle centralisé, fondé sur une standardisation et une réglementation sans précédent. Établissements et enseignants sont alors sommés de « transmettre » un curriculum national et de « se conformer » aux réglementations nationales.
34Cette question de l’encadrement des pratiques des enseignants est un véritable casse-tête : en France et en Islande, les meilleurs étudiants en mathématiques deviennent rarement des enseignants. Dans les pays de la Confemen participant au Pasec, le recrutement des futurs enseignants se fait très peu sur leur niveau en mathématiques. Comment dès lors penser la formation ? Et comment croire en une élévation de la qualité de l’enseignement des mathématiques pour tous, alors que « [l]e succès d’un plan dédié à améliorer les résultats scolaires dépend des professeurs qui le mettent en œuvre, et donc des compétences de ceux qui sont attirés par ce métier, et de la préparation qui leur est offerte » (National Research Council, 2010) ?
- 1 Tous les élèves islandais de 15 ans passent les tests Pisa. L’Inde, après une première tentative e (...)
35Tous les articles ou presque montrent une préoccupation vis-à-vis de l’évaluation des performances de l’enseignement des mathématiques : il ne suffit plus d’assurer un enseignement, il faut mesurer ce que les élèves apprennent. Cette préoccupation ne trouve pas une réponse suffisante dans la certification de fin de secondaire ; presque tous les pays déploient maintenant un dispositif national de tests administrés auprès de tous les élèves de certaines années du cursus scolaire, dès le primaire. À ces dispositifs s’ajoutent des enquêtes sur échantillons1, les enquêtes Pisa pilotées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et, dans certains cas, les enquêtes Trends in international mathematics and science study (Timss), pilotées par l’IEA (Bodin et al., 2016).
36Pisa évalue l’acquisition de savoirs et de savoir-faire essentiels à la vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire auprès des jeunes de 15 ans qui sont scolarisés. Les tests portent sur la compréhension de l’écrit, et sur ce que Pisa définit comme la « littératie mathématique » et la « littératie scientifique ». Lors de chaque évaluation, un domaine est privilégié par rapport aux autres. La première enquête Pisa, en 2000, privilégiait la compréhension de l’écrit ; les suivantes ont eu lieu en 2003, avec comme domaine majeur la littératie mathématique, puis en 2006, avec comme domaine majeur la littératie scientifique. La dernière enquête, dont les résultats seront publiés en décembre 2023, a eu lieu en 2022 (avec un décalage d’un an dû à la pandémie de Covid-19). Après 2003 et 2012, c’est la troisième évaluation Pisa dans laquelle les mathématiques sont le domaine majeur, ce qui permettra une comparaison temporelle approfondie. Le programme est très bien installé à travers le monde, avec 85 pays participants en 2022, dont les 38 pays de l’OCDE. À titre d’exemple, les élèves québécois y obtiennent de bons résultats, meilleurs que ceux de l’OCDE en général et que les autres provinces du Canada. Cette réussite québécoise est à mettre en regard avec des contenus sans doute cohérents avec ceux évalués par Pisa et avec l’importance accordée à la formation des enseignants. À l’opposé, un grand nombre de jeunes chiliens font état de difficultés dans leur apprentissage, n’attribuant aux mathématiques qu’un rôle abstrait, sans lien avec la vie quotidienne.
37Contrairement à Pisa, les enquêtes Timss sont, d’une part, uniquement consacrées aux mathématiques et aux sciences et, d’autre part, fondées sur les programmes scolaires des pays participants. Elles concernent principalement les élèves de quatrième et huitième années de scolarisation (CM1 et classe de 4e en France). Elles peuvent aussi s’adresser aux élèves de la dernière année du secondaire, avec une épreuve spécifique pour les élèves qui ont un enseignement renforcé en mathématiques (Timss Advanced). Les enquêtes sont réalisées tous les quatre ans depuis 1995 (sauf pour Timss Advanced, plus irrégulière). Celle de 2023 impliquera 61 pays en primaire et 45 pour le secondaire inférieur.
38En Afrique, la Conférence des ministres de l’éducation des États et gouvernements de la francophonie (Confemen) s’est elle aussi lancée, à travers son Programme d’analyse des systèmes éducatifs (Pasec), dans un cycle d’évaluations internationales. Quatorze pays ont participé à la dernière édition (2019) : le Bénin, le Burkina Faso, le Burundi, le Cameroun, le Congo, la Côte d’Ivoire, le Gabon, la Guinée, Madagascar, le Niger, la République démocratique du Congo (RDC), le Sénégal, le Tchad et le Togo. Les tests concernent les élèves de deuxième et de sixième années de l’école primaire ; une originalité de ce programme est qu’il évalue également les connaissances mathématiques et didactiques des enseignants.
39Ces différents programmes évaluent en tout premier lieu des performances d’élèves à des moments donnés de leur scolarité, en faisant des moyennes par pays et des classements. Les médias comme la classe politique ont d’ailleurs tendance à surinterpréter les petits écarts de performance, ainsi que les légères variations dans le temps. Mais au-delà des performances et des classements, l’un des aspects les plus intéressants des résultats de ces évaluations internationales porte incontestablement sur leur lien avec le genre et l’origine socio-économique et culturelle des élèves.
40La question de la pertinence de ces programmes se pose parfois, comme en Argentine, qui ouvre, avec un dispositif expérimental à Buenos Aires, une voie vers un autre type d’évaluation associant davantage les enseignants à la démarche. De son côté, la Confemen manifeste sa volonté de s’engager dans la structuration d’actions futures visant à exploiter les résultats des évaluations Pasec, avec par exemple la mise en œuvre d’un Programme d’appui au changement et à la transformation de l’éducation (Pacte) ou l’organisation, en partenariat avec le Centre national d’étude des systèmes éducatifs (Cnesco), en France, d’une conférence de consensus sur l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques à l’école primaire.
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41Si quelques aspects, non mineurs, restent dans l’ombre (le statut des enseignants, la collaboration entre enseignants, leurs pratiques réelles en classe, etc.), la lecture des articles met en relief un certain nombre de constats qui favorisent ou confirment plusieurs prises de conscience. Elle nous permet ainsi de nous inscrire dans un cadre d’analyse général de l’enseignement des mathématiques, voire d’autres disciplines scolaires à travers le monde.
- 2 On peut citer pour la France un guide du ministère qui décline comment les disciplines scolaires p (...)
42Tout d’abord, la question des enjeux : l’enseignement des mathématiques n’est pas neutre2 – pas moins que celui de l’histoire ou de l’économie, même si les contenus enseignés ne revêtent pas a priori une dimension politique. Mais l’exemple du Royaume-Uni, avec ses systèmes éducatifs distincts, ou celui de l’Inde montrent bien comment les tendances socio-politiques peuvent façonner l’évolution de l’enseignement des mathématiques.
43Vient ensuite la question des contenus et des objectifs. Les articles convergent vers une tendance affirmée dans les curriculums, celle de l’accent mis sur la résolution de problèmes, illustrant ainsi sa déclinaison en matière de compétences de l’enseignement des mathématiques. Il semble très probable que l’OCDE, par l’intermédiaire de l’évaluation Pisa, qui accorde une place centrale à la résolution de problèmes, ait influencé l’enseignement des mathématiques dans certains pays, avec une intensité variable : nettement au Portugal, dans une certaine mesure en France. Mais, dans le mouvement de balancier que connaît plus ou moins l’enseignement des mathématiques dans le monde, s’agit-il vraiment d’un retour en arrière, d’un « back to basics » comme en Angleterre ? Assurément non, et sans doute n’est-ce pas souhaitable ! Ce qui apparaît clairement dans les articles de ce dossier, c’est la préoccupation partagée du fait que les mathématiques permettent aux futurs adultes et citoyens de développer des compétences larges plutôt que des capacités techniques, de contribuer à la formation du citoyen, de comprendre le monde réel. Il ne s’agit pas pour autant d’un retour en arrière vers un apprentissage par analogie, c’est-à-dire une façon de procéder où la résolution d’un problème se faisait essentiellement par l’identification de ce problème à une classe de problèmes à laquelle correspondait une méthode de résolution type, après des applications maintes fois répétées de cette méthode jusqu’à ce qu’elle soit maîtrisée. Cette différence entre la volonté de développer conjointement des connaissances mobilisables et une capacité de modélisation avec l’aptitude autrefois recherchée à reproduire des tâches est une nécessité dans un monde en évolution permanente. Autre sujet, autre préoccupation esquissée dans quelques articles : l’enseignement de la pensée informatique (codage, programmation), déjà initié dans la plupart des pays et évalué par des programmes internationaux, devrait prendre encore plus d’importance… mais à quels moments de la scolarité ? Et relèvera-t-il toujours de l’enseignement des mathématiques ?
44Une troisième perspective offerte par cet ensemble de textes est l’examen des marges de manœuvre accordées aux établissements scolaires dans la mise en œuvre des curriculums. Les articles montrent bien comment la latitude plus ou moins grande laissée aux structures locales d’enseignement influence l’enseignement des mathématiques, avec des effets directs sur ce que peuvent apprendre ou non les élèves.
- 3 Ou d’autres agents conversationnels comme Bing ChatGPT, Google Bard, YouChat, etc.
45Comment ces variations d’enjeux, de contenus, de mises en œuvre sont-elles alors compatibles avec le profil des enseignants et son évolution ? D’ailleurs, qui enseignera demain les mathématiques ? Des exécutants ou des experts ? Cette préoccupation centrale est présente dans plusieurs articles qui soulignent une conception restrictive du métier d’enseignant, pour des raisons diverses selon les contextes. Mais il faut aussi déjà se tourner vers le futur. L’arrivée des outils d’intelligence artificielle générative, qu’ils soient à vocation éducative ou génériques, comme ChatGPT3, va probablement faire évoluer, voire bousculer l’enseignement des mathématiques : quelle intégration de ces outils pour la création de cours ou d’exercices ? Pour la correction des travaux des élèves ? Pour l’accompagnement de leur parcours ? Et quelle intégration de ces outils dans la formation des enseignants ?
46Enfin, comment la réussite d’un programme d’enseignement est-elle évaluée ? La plupart des articles de ce numéro font référence à des dispositifs nationaux et internationaux d’évaluations standardisées des acquis des élèves. Si ces évaluations apportent effectivement des informations essentielles pour le pilotage national d’une politique éducative, quelles informations réelles apportent-elles sur l’effectivité de la mise en œuvre de la politique ou sur ses variations ? Quelle incidence cette mise en œuvre a-t-elle eue sur la réalisation des objectifs initiaux, ou sur des dimensions collatérales à ces objectifs ? Et quel est le degré d’acceptation par les différents acteurs de son processus de mise en œuvre et de ses résultats ?
47Les systèmes éducatifs sont nombreux à rencontrer de grandes difficultés pour atteindre les objectifs qu’ils se sont donnés : la qualité de la formation adressée à tous les élèves, l’égalité des chances selon l’origine sociale ou le genre, le recrutement des enseignants. Pour relever les défis qui se présentent, toutes les ressources devront être mobilisées et il sera utile de croiser les expériences des divers pays, comme ce numéro tente de le faire.