1En Belgique francophone, l’histoire du pays et particulièrement l’évolution de ses structures religieuses et politiques ont déterminé de façon significative les modes de gestion de l’action publique éducative et le rôle qu’y jouent les données scientifiques. En parallèle, la mondialisation et le développement d’enquêtes comparatives internationales ont renforcé l’implantation de tendances dans le pilotage du système éducatif, notamment en lien avec l’utilité de la recherche. Nous verrons que la Belgique francophone est passée, en quelques années, d’une absence quasi totale de données dans la gestion du système éducatif à un modèle d’éducation fondée sur des preuves (evidence-based) relativement prégnant.

2Comment expliquer le renforcement de la logique evidence-based dans le contexte belge francophone ? Quels choix ont été opérés et quelles tendances s’y sont particulièrement développées ? Comment les professionnels de l’enseignement les ont-ils reçues ? Nous détaillons ici les raisons de cette évolution ainsi que les implications qu’elle engendre sur ce que produit le système éducatif, d’une part, et sur les relations entre les acteurs qui en font partie, d’autre part. Pour ce faire, nous effectuons d’abord un retour historique sur l’évolution de la place des données dans la gestion de l’éducation en Belgique francophone. Nous proposons ensuite une brève analyse de l’incidence de ce nouveau paradigme sur l’élaboration récente du Pacte pour un enseignement d’excellence, ensemble de réformes visant à améliorer l’efficacité du système scolaire.

Un changement de paradigme à l’échelle internationale

3Comme dans les pays anglo-saxons d’abord, puis progressivement en Europe, l’usage récent des données de recherche dans la régulation des politiques et pratiques éducatives en Belgique s’inscrit dans le développement de la nouvelle gestion publique. Définie comme une « révolution managériale » de l’administration, la nouvelle gestion publique a radicalement transformé les principes de l’action publique éducative dans de nombreux pays, mettant au centre des préoccupations l’efficacité et la performance des systèmes éducatifs. Un nouveau paradigme de la gouvernance des systèmes éducatifs s’impose ainsi à l’échelle internationale. Mangez et al. (2009) parlent d’un passage « d’un paradigme de l’institution à celui de système de production de compétences ». En Belgique francophone, ce passage s’est manifesté dans les textes officiels du gouvernement où le terme de « système éducatif » est venu remplacer celui d’« institution » à la fin des années 1990 (Mangez et al., 2009).

4Bien que ces principes soient différemment traduits et appliqués à des degrés différents dans les pays, leur diffusion a marqué un tournant, redéfinissant les relations entre les acteurs des systèmes éducatifs. C’est la naissance de la logique de reddition de comptes (accountability) et de la « culture de l’évaluation » (Felouzis et Hanhart, 2011) avec le développement des grandes enquêtes internationales.

Il ne s’agit plus tant pour [les pays] de se construire et d’exister comme État-nation, mais plutôt de s’engager dans une dynamique internationale qui les situe au sein de différents espaces de positions relatives dont les coordonnées sont souvent définies par des indicateurs de performances (Mangez, 2009).

5Ces enquêtes contribuent à la rationalisation de l’action publique : elles visent non seulement à identifier les modèles efficaces, mais aussi, et surtout, à justifier des décisions d’action publique dans le but d’améliorer les systèmes éducatifs. Elles véhiculent l’idée que les politiques éducatives doivent être fondées sur des faits tangibles, des preuves, donnant naissance au mouvement de l’evidence-based policy en éducation. Dans ce contexte, les méthodes quantitatives et les données qu’elles produisent sont perçues comme un instrument indispensable pour l’action publique, les chiffres étant neutres, objectifs et faciles à utiliser pour gouverner (Draelants et Revaz, 2022a).

6En Belgique francophone, plusieurs événements ont contribué à la remise en question des modes de gestion de l’enseignement et à la sollicitation de ce type de données dans la prise de décision.

Évolution de la place et du rôle des données en éducation en Belgique et en Communauté française

7La Belgique ne semblait pas souscrire à la logique evidence-based durant ses premières années de diffusion. Depuis le début du xix^e siècle, en effet, la gestion des secteurs publics belges est fortement déterminée par la nature décentralisée du pays et par la « pilarisation » de la société en trois principaux blocs politiques et sociaux (le chrétien, le socialiste et le libéral), qui correspondent aux trois grandes familles politiques traditionnelles de Belgique. Cette pilarisation a influencé de manière significative la construction du système éducatif. La répartition du pouvoir entre l’État et l’Église qui en découle engendre d’importantes tensions autour de l’enseignement et des subsides publics qui lui sont alloués, menant à deux guerres scolaires en 1878-1884 et 1954-1958 (Grootaers, 1998).

8Afin de pacifier la situation, un pacte est élaboré en 1959 par le pouvoir politique, moyennant d’importantes négociations entre les partis. Il pose les bases et les conditions de la coexistence entre l’enseignement officiel (public) et l’enseignement « libre ». La création du premier pacte scolaire marque le début de nombreux arrangements, compromis et consensus entre les piliers de l’enseignement laïque et catholique. Le « fédéralisme consociatif » belge suppose en effet une place centrale de la négociation au cœur du fonctionnement politique, puisque des groupes sociaux aux intérêts différents revendiquent leur autonomie et doivent, dans le même temps, vivre ensemble. Ainsi, les décisions politiques, notamment celles qui concernent l’éducation, sont le fruit de multiples débats au sein desquels les acteurs sont divers et nombreux, de même que les arguments concourant aux prises de décision. La dispersion du pouvoir en matière d’éducation s’exacerbe par ailleurs à travers la création de réseaux d’enseignement (officiel/libre ; confessionnel/non confessionnel) dans les années 1950 et la communautarisation du pays en 1989, date à laquelle les Communautés française, flamande et germanophone ont obtenu la responsabilité de l’enseignement.

9Dans ce contexte hyper-décentralisé, pour garantir la stabilité de la démocratie et le maintien de la paix scolaire, un souci de discrétion inter-segmentaire prévaut ; il s’agit, pour chaque communauté, de se soucier de ses établissements sans se préoccuper de ceux des voisins (Mangez, 2009).

10Comme dans toute structure fédéraliste, ce sont les spécificités de chaque contexte et l’adéquation des politiques publiques à ces dernières qui sont valorisées. La segmentation de la société et l’injonction à la discrétion ont longtemps fait obstacle à la comparaison des systèmes éducatifs et des établissements en Belgique et, de façon corollaire, leur évaluation. L’utilité des données produites par la recherche était, ainsi, plutôt relative :

En effet, la maîtrise fine et complète de données statistiques ne constitue pas un ingrédient fondamental dans la construction des politiques dans un contexte où ces dernières sont presque nécessairement le résultat de transactions, de compromis, d’« arrangements » qui ne se réalisent pas en fonction d’une rationalité objectivante, mais bien en fonction d’une capacité et d’une habileté à générer des compromis que l’« évidence » de données objectivées ne favorise pas nécessairement (Mangez, 2009).

11Les années 1980-1990 vont toutefois marquer un tournant dans cette logique, reflétant une adhésion tardive à la nouvelle gestion publique. C’est en effet dans le courant des années 1980 qu’une première prise de conscience est observée quant à la qualité de l’enseignement en Belgique et qu’une volonté de le piloter est formulée. Cette prise de conscience s’inscrit dans un contexte international de récession économique exigeant des États-nations une préoccupation accrue pour l’efficience de leurs politiques publiques. Elle procède également d’un souci généralisé concernant la qualité des systèmes éducatifs, justifié par le rôle des connaissances et compétences individuelles dans le développement des sociétés.

12En Belgique, la réflexion porte, à cette période, principalement sur la lutte contre les inégalités. C’est l’OCDE qui, dans ses premières publications, va mettre en évidence le taux élevé d’échecs scolaires ainsi que la part faible de la comparaison internationale dans le pilotage du système éducatif belge (Draelants, 2009). En réaction, une première structure de pilotage est créée en 1993 afin de produire des « savoirs de gouvernement » (Delvaux et Mangez, 2013). La volonté de produire des données dépasse, à ce moment, le besoin statistique nécessaire à la gestion des établissements, des classes et des budgets. Elle vise une meilleure compréhension du système :

Les statistiques, qui se résumaient initialement aux stocks (nombre d’élèves par année, sexe, région ou année de naissance), sont, dès 1994 et désormais de manière systématique, complétées par des données sur les résultats des élèves à des tests externes […] et, plus récemment, par des statistiques des flux et des trajectoires d’élèves (Delvaux et Mangez, 2013).

13En 1994, la réforme du premier degré de l’enseignement secondaire en Communauté française de Belgique est élaborée. Elle repose sur un « travail de la critique » entrepris par divers organismes de recherche renseignant tant l’inefficacité que l’inefficience du système éducatif. La réforme repose, entre autres mesures, sur la suppression du redoublement, mis en cause face à ces deux problématiques (Draelants, 2009). La même année, la structure de pilotage développe les premières évaluations externes nationales. Elles visent à « fournir des indicateurs dans une optique de pilotage stratégique et à permettre aux équipes pédagogiques d’apprécier l’efficacité de leurs actions par rapport à l’efficacité globale du système » (Renard et al., 2021, p. 37).

14Ces évaluations confirment l’inscription de la Communauté française dans un modèle de régulation de l’éducation fondé sur des données de recherche. La nature des évaluations remet profondément en cause le principe de discrétion caractéristique du fonctionnement belge (Delvaux et Mangez, 2013). La discrétion, qui faisait obstacle à la logique évaluative et comparative, s’estompe par ailleurs avec le décret « Missions » de 1997 dont l’objectif est d’instaurer des référentiels et objectifs communs à tous les réseaux d’enseignement.

15C’est ainsi que s’observe, en Belgique francophone, la mise en place d’une forme de contractualisation entre l’État – la Communauté française – qui devient évaluateur et les établissements qui doivent lui rendre des comptes.

16En 2002, la structure de pilotage créée dix ans plus tôt est restructurée et renforcée. Elle accueille dès lors, aux côtés des inspecteurs, fonctionnaires et chercheurs, des parents et des membres de syndicats d’enseignants. Son rôle consiste notamment à superviser les évaluations, équiper l’administration d’indicateurs de performances, accompagner les réformes et éclairer la prise de décision. Ainsi, la rationalisation de l’action publique se concrétise par l’implication d’acteurs divers et le recours à une variété de savoirs. Les professionnels sont, par ailleurs, davantage impliqués dans la réalisation des réformes pédagogiques avec le développement du Contrat pour l’école, élaboré en 2005. Ce fonctionnement renforce l’autonomie des enseignants et la logique de responsabilisation vis-à-vis des autorités. À ce stade, l’accountability en Belgique francophone est qualifiée comme étant « douce » ou « incitative » (Renard et al., 2021). Elle va se renforcer en même temps que l’idée de discrétion va s’estomper, non seulement avec la publication des résultats du Pisa 2003 mais aussi avec la généralisation en 2009 d’une épreuve certificative commune à tous les réseaux.

17En une dizaine d’années, ces différents événements nationaux et supranationaux ont ainsi propagé l’idée qu’il est nécessaire de s’appuyer sur des données scientifiques pour prendre des décisions de politiques et pratiques éducatives.

Incidence de ce nouveau paradigme sur l’élaboration du Pacte

18En Belgique francophone, les gouvernements des années 1990 et 2000 ont progressivement instauré, dans l’enseignement, des fonctionnements ancrés dans ce nouveau paradigme de gouvernance d’inspiration économique et gestionnaire. Le gouvernement de 2014 est venu confirmer cette tendance à travers le Pacte pour un enseignement d’excellence. Celui-ci a institué les contrats d’objectifs entre les autorités et les professionnels ainsi que le mariage autonomie-responsabilisation. Pour fixer les objectifs et déterminer la façon de les atteindre, une large consultation a été effectuée auprès des représentants des différents acteurs de l’école. Ce travail collectif a abouti, à la suite de nombreux compromis et processus de négociation, à l’élaboration de cinq axes stratégiques formulant les objectifs à atteindre sur le court, moyen et long terme jusqu’à l’horizon 2030. Ceux-ci concernent notamment la définition et la durée du tronc commun, le taux d’encadrement des élèves dans les classes, la responsabilisation des professionnels et la lutte contre les inégalités et l’échec scolaire.

19L’Avis n^o 3 du Pacte décrit de façon détaillée les stratégies et moyens à entreprendre pour mettre en œuvre les réformes décidées et atteindre les objectifs leur étant associés. Dans cette synthèse de 330 pages, les notions d’évaluation et d’indicateurs ont une place centrale. Dans la suite de notre contribution, nous analysons une partie de l’argumentation liée à l’usage de ces indicateurs, afin de mettre en évidence la manière dont le Pacte a contribué au passage d’une accountability douce à une forme avancée de pilotage par les résultats et d’evidence-based policy.

20Dans l’argumentation développée pour présenter et justifier les mesures proposées par le Pacte, nous choisissons de nous arrêter sur deux dimensions dans lesquelles nous pouvons appréhender les intentions des promoteurs de l’usage des données scientifiques et les finalités poursuivies. La première a trait à des considérations de gouvernance et la seconde à des préoccupations d’ordre pédagogique.

21La première dimension relève de l’évolution et des ajustements portés à l’Administration générale de l’enseignement (AGE), en vue d’en faire une instance de pilotage. Cette réforme de l’administration repose sur la volonté de centraliser les tâches liées à la régulation stratégique et opérationnelle de l’enseignement obligatoire : évaluation, analyse, pilotage. Dans ce cadre, les décisions et les actions menées doivent s’appuyer sur des données et indicateurs produits dans un cadre rigoureux (encadré 1).

Encadré 1. Extrait de l’Avis n^o 3 du Pacte explicitant les conditions de production des données et indicateurs nécessaire à l’évolution de l’AGE

22Ces indicateurs doivent renseigner sur l’état de santé du système éducatif ; il s’agit particulièrement d’indicateurs « d’efficacité (réussite, maîtrise des acquis, redoublement…), d’efficience (usage des ressources, mutualisation…) et d’équité (origine socio-économique des élèves, taux de départ en cours de cursus…) » . Ils doivent, par ailleurs, être mobilisés dans une approche dynamique dans le temps, afin de mesurer régulièrement l’atteinte des objectifs fixés et d’opérer les ajustements nécessaires. L’évolution de l’administration repose donc en grande partie sur la mesure des performances des établissements et, avant cela, sur la production de standards, reflétant une forme avancée de régulation par les résultats.

23La seconde dimension concerne les apports de la recherche pour le développement de pratiques et de méthodes pédagogiques et didactiques innovantes. Cette dimension illustre pleinement la logique evidence-based et l’encouragement à s’inspirer de pratiques ayant fait leurs preuves dans d’autres contextes. La stratégie privilégiée dans le Pacte consiste à « valider » différents types d’outils et de programmes, puis de constituer une forme de répertoire de pratiques soumis au choix des établissements. La diffusion des meilleures pratiques reste toutefois de l’ordre de la recommandation et non de l’imposition :

En lien avec la volonté de laisser aux équipes éducatives l’autonomie dans les choix pédagogiques qui les concernent, l’utilisation d’un programme ou d’un outil relèvera du choix de ces équipes (Avis n^o 3).

24L’autonomie soulignée ici illustre en fait la présence d’une logique de responsabilisation : l’implication des enseignants dans le pilotage de la réforme est conditionnée à une reddition de comptes de leur part quant aux objectifs standardisés et à un contrôle de leur atteinte.

Cette logique de responsabilisation cadre davantage la liberté d’action des différents acteurs du système dont la légitimité est désormais liée à leur capacité à accepter de produire des résultats alignés sur les sept objectifs d’amélioration définis légalement par le système (Renard et al., 2021).

25Pour conclure sur les finalités poursuivies par le recours aux données dans le cadre de l’évolution de l’AGE et du développement de pratiques innovantes, on peut affirmer qu’elles touchent non seulement au changement, mais aussi à l’accompagnement au changement. Cela relève toutefois également des contrats d’objectifs. On le voit notamment à travers les mesures adressées aux établissements faisant état d’un « écart significatif de performances » vis-à-vis des objectifs à atteindre et nécessitant un soutien supplémentaire pour y parvenir.

La réception par les acteurs

26Il est encore difficile de se prononcer au sujet de la réception de l’éducation fondée sur des preuves par les acteurs de terrain, car son introduction est récente et sa mise en place balbutiante. On manque donc pour l’instant de recul, mais aussi d’enquêtes permettant de saisir cet enjeu en Belgique francophone. Nous disposons cependant de travaux plus nombreux sur la manière dont la logique de reddition de comptes est reçue, laquelle implique également de nombreuses données. Or, puisque l’éducation fondée sur des preuves amplifie la tendance créée par l’accountability et durcit celle-ci, tout en se mettant à son service, on peut craindre que cela confirme ce qui s’observe déjà sur le terrain à son égard. Celle-ci a en effet souvent été décrite comme une menace pour la professionnalité des enseignants.

27Comme Cattonar et Dupriez (2019) le soulignent, les implications de ces évolutions vont au-delà d’une nouvelle vision de l’école, de ses missions et de sa régulation, « elles reflètent aussi une nouvelle manière d’appréhender la professionnalité des enseignants, directeurs d’école, inspecteurs, conseillers pédagogiques… et leur place dans la régulation du système éducatif ».

Cette reconfiguration laisse apparaître un nouvel enjeu pour les enseignants : la définition des savoirs professionnels jugés légitimes pour leurs pratiques, dont une partie leur échappe au profit d’experts externes. Cette évolution, liée à la promotion d’une éducation fondée sur des preuves (evidence-based education), remet en question une part de leur pouvoir sur la teneur de leur travail et va à l’encontre de la nature prudentielle de leur travail (ibid.).

28Cependant, le Pacte pour un enseignement d’excellence reste porteur d’une certaine ambivalence relativement à cette question de la professionnalité. En effet, il conjugue deux référentiels différents, présentés comme complémentaires et indissociables : l’un valorise l’autonomie, l’autre la responsabilité. Le premier, déjà ancien (1990-2000), est ancré dans le modèle du praticien réflexif et de la collégialité enseignante ; le second, plus émergent (2010-2020), s’appuie sur le référentiel du professionnalisme managérial qui combine mécanismes d’évaluation et mise à disposition des personnels d’outils censés avoir fait leurs preuves et avoir démontré leur efficacité par la recherche en éducation (Cattonar et Dupriez, 2019). Jusqu’au Pacte, l’évaluation était censée stimuler la réflexivité. Désormais, avec les plans de pilotage conçus comme des contrats d’objectifs, qui seront régulièrement évalués, la sanction devient possible, même si la logique reste d’aider plutôt que de sanctionner. L’interventionnisme concerne particulièrement les écoles qui présentent un écart de performance par rapport à la moyenne des autres de même profil. Les écoles identifiées comme telles sont alors soumises à des actions qu’elles doivent mettre en œuvre dans le cadre d’un dispositif d’ajustement. Les écoles en dispositif d’ajustement sont celles où l’on voit le plus clairement que l’éducation fondée sur des preuves est utilisée dans le cadre de la logique de responsabilité puisque le dispositif d’ajustement est censé prendre appui notamment sur des supports et ressources validés par la recherche (Décret « Code de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire, et mettant en place le tronc commun », 3 mai 2019).

29Ce qui est prévu pour les écoles en dispositif d’ajustement dans l’Avis n^o 3 du Pacte laisse entendre que la cause du problème vient de mauvaises pratiques pédagogiques. Cependant, les impositions pédagogiques verticales se heurtent au sentiment de dépendance de la liberté pédagogique. Dans le cadre du dispositif d’ajustement, le Décret « Code » précise que « les recommandations formulées s’inscrivent dans le respect de la liberté du pouvoir organisateur en matière de méthodes pédagogiques ». Cela tempère la capacité pratique des autorités à faire valoir le modèle de l’éducation fondée sur des preuves et à s’appuyer exclusivement sur ce dernier pour orienter les actions des enseignants. Ce modèle ne pourra s’imposer aisément comme référence pédagogique dominante ; il devra nécessairement composer avec les pratiques pédagogiques instaurées localement.

30Néanmoins, il y a fort à parier que la valorisation de pratiques pertinentes selon des données issues de la recherche tende à « minimiser l’importance que les enseignants accordent aux savoirs d’expérience » (Taquet, Verteneuil et Willems, 2023). Et ce d’autant plus que l’éducation fondée sur des preuves véhicule une vision technocratique des savoirs qui tend à opposer les concepteurs du savoir, les chercheurs, à ceux qui les appliquent, les enseignants. Or le rapport aux savoirs des enseignants ne peut se résumer à l’application de connaissances déjà formalisées. Les savoirs d’expérience jouent un rôle prépondérant chez les enseignants, « savoirs grâce auxquels ils comprennent et contrôlent leurs pratiques » (ibid.) et qui fondent leur identité enseignante, contrairement aux savoirs scientifiques.

Ils constituent un filtre leur permettant d’évaluer leurs formations (initiale ou continue), de juger les réformes pertinentes ou non, de juger si les changements de programmes ou de méthodes sont réalistes ou non (ibid.).

31Les savoirs qui intéressent au premier chef les enseignants sont les « savoirs pour enseigner ». L’éducation fondée sur des preuves peut s’avérer utile à cette fin, et elle en a l’ambition. C’est ce qui peut la rendre attrayante pour les enseignants. Cependant, même si certains savoirs peuvent être plus efficaces que d’autres, cela ne garantit pas automatiquement leur diffusion et leur reconnaissance au sein du corps enseignant et à l’extérieur. En effet, de nombreux facteurs entrent en jeu dans la valorisation et l’appropriation des savoirs par les enseignants, comme la culture professionnelle, les dynamiques de groupe, les représentations sociales, etc. Le rapport aux savoirs est un phénomène complexe qui dépasse la seule question de l’expertise et de la performance pédagogique. Il s’inscrit dans un contexte social, institutionnel et identitaire qui en conditionne largement les modalités de construction et de légitimation (Lang, 2009).

32Une récente étude de cas multisites conduite par Taquet, Verteneuil et Willems (2023) met en évidence le fait que la réception de l’éducation fondée sur des preuves dépend de la manière dont l’articulation entre les savoirs d’expérience et les données probantes est perçue et autorisée en pratique. Si les données probantes ne remettent pas en question les savoirs d’expérience des enseignants, le sentiment de dépossession potentiellement induit par l’utilisation de savoirs externes semble évitable. Cela plaide en faveur de la recherche d’un équilibre entre l’expertise pratique des enseignants et les connaissances fondées sur des preuves scientifiques pour une mise en œuvre efficace des pratiques pédagogiques.

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33Examinant comment la montée en puissance des données s’est déroulée dans le contexte éducatif belge francophone, nous avons mis en avant la singularité de l’évolution d’un système passé en quelques années d’une situation de quasi-absence de données à l’ère du gouvernement par les nombres et par les données probantes. Historiquement, la régulation de l’enseignement en Belgique s’est peu adossée sur les données, en raison du caractère décentralisé du système éducatif et de la « pilarisation » de la société, qui imposaient un souci de discrétion pour maintenir la paix scolaire. Cependant, un tournant s’est opéré dans les années 1990 à la faveur d’un nouveau contexte marqué par la globalisation du discours et des politiques éducatives, qui a conduit au développement de modes de régulation post-bureaucratiques qui nécessitent des données chiffrées. Depuis le milieu des années 2010, une accélération est en cours, avec le lancement du Pacte pour un enseignement d’excellence qui durcit la logique de reddition de comptes et introduit l’expression d’« éducation fondée sur des preuves ».

34La place accordée aux données produites par la recherche dans le développement de l’éducation soulève bien des questions. Nous avons évoqué dans l’article celle de la réception. Revenons-y pour conclure. L’accueil que le terrain réserve aux données reste à étudier plus avant. Cependant, les analyses existantes suggèrent qu’il n’échappe pas à la critique. L’hostilité est néanmoins modérée, compte tenu d’une reddition de comptes qui reste douce, comparativement à ce qui se pratique ailleurs, et tempérée par la tradition de liberté pédagogique qui, dans un système historiquement décentralisé, vient limiter l’imposition descendante de prescriptions trop uniformisantes. Le fait qu’un éventail large de connaissances soit jusqu’à présent toléré par les autorités éducatives évite un rejet trop net de ces approches par les praticiens de l’éducation. Cela n’est pas un point de détail. On sait que les gens de terrain sont des acteurs clés de la mise en œuvre (Draelants et Revaz, 2022b). Si l’on souhaite que les politiques de l’éducation fondées sur des données soient efficaces, cela suppose donc qu’elles soient globalement soutenues et perçues comme légitimes par les enseignants et autres acteurs de première ligne. Pour ce faire, nous pensons que l’utilisation de données issues de la recherche pour guider les décisions en éducation est une approche qui doit être utilisée avec prudence et équilibrée au moyen d’autres types de savoirs, plus qualitatifs, notamment les savoirs d’expérience des professionnels de l’éducation.