Roger-François Gauthier, L’étrange affaire des mal-savoirs. Confessions à qui voudra
Roger-François Gauthier, L’étrange affaire des mal-savoirs. Confessions à qui voudra, Librinova, ebook, 2024, 266 p.
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1Voici un ouvrage curieux et passionnant. Ce n’est pas une biographie, quoique l’auteur, ancien professeur de lettres classiques, énarque, inspecteur général honoraire et expert en comparaison internationale en éducation, qui anime aujourd’hui un collectif de recherche sur la question du curriculum, y dévoile de nombreux épisodes de sa vie. Ce n’est pas un roman, quoique l’on y trouve des intrigues et des rebondissements. Ce n’est pas un récit, est-il dit dans l’introduction, mais un ensemble de trente-deux récits. Ce n’est pas non plus un essai scientifique, exposant et validant une hypothèse, mais bien une réflexion épistémologique jugeant du sens donné aux savoirs et débouchant sur le concept de mal-savoir.
2C’est finalement bien, comme le dit le sous-titre de l’ouvrage, une confession, sans doute pensée au départ à destination de soi (« un besoin pressant de clarification ») et devenu progressivement à destination d’autrui, « un texte à penser pour le lecteur », indique la conclusion.
3En m’inspirant d’Aristote, je le qualifierais bien de « poiesis », au sens d’abord d’émergence, de création, de production de sens, d’acte politique et éthique. Mais aussi en raison du style, comme le montrent de nombreux passages, par exemple :
La vie entière fut-elle autre chose, est-elle autre chose qu’un infini bouillonnement de savoirs qui se présentent, rôdent, menacent parfois, plus souvent s’offrent, ou se conquièrent, s’échappent, s’oublient, selon une ronde déchaînée, à laquelle ce n’est qu’en vain qu’on croit échapper ?
4Que sont ces « mal-savoirs » ? S’agit-il de « ces savoirs qui ne sont là que comme un simple faire-valoir » ; une histoire d’apprendre perçue comme « une espèce de vente forcée » ; le « premier mensonge, comme premier mal-savoir » ; le « vous ne pouvez pas comprendre » ; les histoires menteuses, « celles dont on ne pouvait pas parler » ; « l’ig-noblesse révoltante des savoirs techniques » ; un ministère (de l’éducation) « qui réussi[t] à peu près les évolutions quantitatives, mais à la seule condition qu’aucune question de fond ne soit abordée » ; les « mensonges des cartes », souvent par omission, présentées aux élèves ; ce qui est déclaré important : « de l’ordre de l’esprit » et non du corps ; le « malgré eux, malgré moi, ce que le latin et grec me firent » et « me firent oublier » ; le « triste mépris des savoirs de la terre » ; « ce long chapelet de professeurs qui me menèrent avec succès X années plus tard à ne pas maîtriser l’anglais, ni entendu, ni lu, ni écrit, ni parlé ! » ; « la conviction idéologique ou l’opinion dominante… une façon dominante d’occulter la dimension des problèmes, ce qui relève en fait de choix et de politique » ; « la littérature dont il fut question à l’école… une littérature d’exclusion… de privilégiés pour privilégiés » ; les « mensonges et mal-savoirs d’une agrégation de prestige » ; « mon regard-sans-savoir d’homme du Nord » ; « les dictées » qui « ennuyaient les élèves, ne les faisaient pas particulièrement progresser en orthographe, mais au contraire les conduisaient à faire des fautes » ; le « mal d’écrire » ; « les secrets de famille » ; la « focalisation sur mes tâches d’humain et méprisant tout le reste » ; « le grand malaise des disciplines » ; « la glorification du progrès humain et l’aveuglement sur ses conséquences » ; « les promesses non tenues » de la philosophie ; « la très grande médiocrité » des savoirs qui « furent dispensés sur les religions humaines » ; les « prétendus marxistes » de 1968 ; l’apprentissage du violon, qui « devenait un exerciseur plutôt qu’un facteur de rêves sonores » ; « l’ignorance du monde social » de la famille et de l’école.
5Ces mal-savoirs ont entraîné des malaises et des remises en question. Ils ont permis à l’auteur de « [s]e découvrir à [lui]-même », des « éblouissements », écrit-il à plusieurs reprises. Éblouissement de se découvrir, en Roumanie où il était en poste, « un Occidental », à la suite de la remarque du président de l’Union des étudiants communistes : « Pourquoi voulez-vous nous empêcher de rêver ? » Éblouissement quand, enfant, face au monument aux morts des deux guerres, il découvre que « l’histoire [peut] être trompeuse » (« on voulait bien parler de la première mais pas de la seconde alors qu’on avait gagné »). Éblouissement, lors de sa « rencontre avec la technique qui lui était refusée et qui [lui] a permis de s’évader du carcan livresque et abstrait des études », qui lui a permis plus tard de se livrer en Italie à la fresque, ce « rendez-vous avec la lumière ». Éblouissement quand, lors de voyages en Afrique et en Asie, il découvre d’autres civilisations et visions que franco-françaises et hexagonales profondément ancrées dans le monde de l’école. Éblouissement, lors de la découverte d’autres littératures que celle dont il fut question à l’école, ou en classe de cinquième, avec ce professeur de français qui refusait la dictée et poussait à écrire des rédactions pour ressentir le plaisir de retranscrire ses beaux textes dans un « cahier d’honneur » et d’y lire les textes déjà transcrits. Éblouissement, après avoir appris l’expérience de la rédaction, puis de la dissertation, puis de la note administrative, de la découverte du caractère commun actuel de son style : « la colère, travaillée, non pas native, mais cultivée, à la fois pour elle-même et contre elle-même ». Et bien d’autres éblouissements.
6Cet ouvrage est d’abord celui d’un intellectuel curieux, débusquant à chaque étape de son parcours les malaises des mal-savoirs, l’entraînant vers la découverte de nouveaux champs de savoirs et de mal-savoirs, non pas simplement comme observateur mais comme acteur au point d’oser, lui l’intellectuel, apprendre les métiers de la fresque ou de l’arboriculture en Toscane. Cette histoire, ou plus exactement ces différentes histoires « libératrices », « ne [peuvent] pas être seulement la seule [s]ienne », dit l’auteur en conclusion. « Qui ne se sent pas impliqué en lisant ces pages ? » Un ouvrage à lire par quiconque veut découvrir ou expliciter ses propres mal-savoirs, par quiconque veut se rappeler ses propres éblouissements et en découvrir d’autres.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Marie De Ketele, « Roger-François Gauthier, L’étrange affaire des mal-savoirs. Confessions à qui voudra », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 97 | 2024, 48-50.
Référence électronique
Jean-Marie De Ketele, « Roger-François Gauthier, L’étrange affaire des mal-savoirs. Confessions à qui voudra », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 97 | décembre 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/ries/16047 ; DOI : https://doi.org/10.4000/139c8
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