1Sans conteste la plus renommée des sept provinces constitutives de la fédération des Émirats arabes unis, Dubaï a bâti sa notoriété internationale sur son positionnement stratégique de carrefour mondialisé ainsi que sur son goût de la démesure. Aux côtés de ses grandes prouesses architecturales, il est un domaine dans lequel « la ville des superlatifs » affiche, certes moins ostensiblement, des traits hors norme. Le paysage éducatif dubaïote est, à l’image de la mégalopole, cosmopolite et tourné vers le marché. Il tient sa singularité de caractéristiques liées au modèle social et économique d’inspiration libérale ainsi qu’à la structure démographique peu usuelle de la cité-État. Il s’agira dans cet article d’explorer l’influence de cet environnement sur l’offre éducative et sur les modalités de régulation institutionnelle du système éducatif local, en serrant la focale sur les pratiques de choix en son sein. La question des choix scolaires se pose-t-elle en termes comparables, selon qu’elle concerne les familles émiriennes ou expatriées ? Quel(s) rôle(s) endosse l’autorité de régulation locale ? Est-il approprié d’évoquer une liberté de choix « totale » ou un nécessaire élargissement du champ des possibles en situation de quasi-marché ? À cela s’ajoutent des considérations d’ordre processuel : comment les acteurs eux-mêmes (les parents en particulier) naviguent-ils dans les méandres du choix ? Comment vivent-ils l’octroi de cette prérogative ? Il s’agira également de se pencher sur la dimension collective et temporelle des choix scolaires : quels sont les mécanismes de co-construction des décisions à l’œuvre ? Les choix s’exercent-ils sur un continuum tout au long de la scolarité ou bien à des moments charnières ? De ce gisement, encore peu exploré, de questions autour des pratiques de choix scolaires dans le contexte dubaïote peuvent surgir des pistes de compréhension de la dynamique croissante observable à travers le monde en faveur du libre choix des écoles et de la priorité grandissante accordée aux logiques individuelles sur les intérêts collectifs.
2Ancien protectorat britannique de la péninsule arabique devenu indépendant en 1971, la fédération des Émirats arabes unis s’est constituée autour du rassemblement de sept émirats, avec un rôle politique prééminent reconnu toutefois aux provinces d’Abou Dhabi et de Dubaï. L’insertion rapide de ce pays dans la mondialisation, au cours des dernières décennies, a rendu nécessaire un apport constant de main-d’œuvre étrangère, qualifiée et non qualifiée. Ce modèle de développement économique, reposant sur le libéralisme et l’ouverture internationale, a eu pour effet d’attirer une myriade de nationalités sur ce petit territoire. Il en résulte une structure démographique particulièrement atypique, dans laquelle les nationaux sont largement surpassés numériquement par la population expatriée. La population totale avoisinerait désormais les dix millions d’habitants (9,89 millions en 2020), dont 88 % d’étrangers. À Dubaï en particulier, qui comptabilise à elle seule 3,7 millions d’habitants en 2023, cette proportion atteint 92 %. La forme de cosmopolitisme qui y prévaut associe toutefois des logiques d’inclusion et d’exclusion (Pagès-El Karoui, 2021), se distanciant ainsi de l’acception classique du terme empreinte d’une dimension normative visant la découverte de l’autre et l’intégration. Bien que leur présence soit vitale à l’économie du pays, l’insertion des étrangers dans la communauté nationale ne constitue pas un objectif poursuivi par les pouvoirs publics.
3Ces considérations ne sont pas sans incidence sur les modalités d’encadrement, de structuration et de développement du secteur éducatif local. Le profil démographique de la province, l’adoption du paradigme économique néolibéral associé au modèle social du « cosmopolitisme ségrégué » (Pagès-El Karoui, 2021) permettent de saisir quelques-uns des traits caractéristiques du paysage éducatif dubaïote, parmi lesquels figurent notamment la réservation de la voie de l’enseignement public essentiellement à la population émirienne, la nette prédominance du secteur privé, l’offre d’une gamme élargie d’options curriculaires en son sein ainsi que la faible régulation des choix parentaux par les acteurs institutionnels. Reconnaissant que la question des choix scolaires nécessite « un traitement contextualisé des situations nationales » (Nogueira et Aguiar, 2008), il est à présent nécessaire de se pencher plus en détail sur les caractéristiques de l’offre ainsi que sur le contexte institutionnel qui les encadre et définit les modalités concrètes de leur réalisation (van Zanten, 2009).
4À l’échelle du pays, le domaine de l’éducation constitue une compétence fédérale, s’agissant de l’enseignement public. Concernant l’enseignement privé, le schéma est plus complexe. Dans les provinces d’Abou Dhabi, de Dubaï et de Sharjah, le secteur privé fait l’objet d’interventions à la fois de l’autorité fédérale (le ministère de l’éducation : MoE) et d’entités locales. Certes, le ministère agit comme l’instance supérieure supervisant l’ensemble du système éducatif du pays (comprenant les deux types d’enseignement). Celui-ci émet des directives de portée générale qui doivent être suivies par l’ensemble des établissements scolaires sur le territoire national. Toutefois, il n’intervient pas dans la définition des programmes scolaires au sein des écoles privées étrangères ou bien de façon périphérique, dans des disciplines circonscrites. À l’échelon provincial, des entités gouvernementales de régulation ont été établies pour encadrer spécifiquement le secteur éducatif privé, dont le KHDA (Knowledge and Human Development Authority) à Dubaï, en 2006.
5Le secteur éducatif privé y a connu une très forte expansion afin d’accompagner l’afflux continu d’expatriés et de répondre aux demandes des familles (Ridge et al., 2016), compte tenu, d’une part, de la posture non inclusive de l’enseignement public vis-à-vis de cette population et, d’autre part, de l’éventail très large de nationalités, langues et cultures, auquel s’ajoutent les fortes disparités d’ordre socio-économique (OCDE, 2022). L’effectif total d’élèves scolarisés a triplé au cours des vingt dernières années, le seuil des trois cent mille élèves étant désormais franchi. Sur un total de 324 593 élèves recensés en 2019-2020 dans l’émirat, l’écrasante majorité (91 % d’entre eux) est scolarisée en école privée. Avec une telle répartition des élèves, le système scolaire dubaïote est ainsi l’un des plus privatisés au monde.
6En tant qu’entité gouvernementale chargée de la supervision et de l’évaluation de l’enseignement privé, le KHDA a pour objectif officiel d’accompagner la croissance de ce segment, tout en veillant à améliorer de façon continue sa qualité et sa performance. La mission de contrôle est assurée via l’organisation de visites au sein des établissements, donnant lieu par la suite à des rapports détaillés accessibles en ligne. Au terme de ces contrôles, une note (DSIB rating) est attribuée à chaque établissement selon une échelle de notation commune à l’ensemble des écoles, quel que soit le curriculum suivi. Celle-ci comprend six niveaux, allant de « très faible » (very weak) à « exceptionnel » (outstanding). Le KHDA justifie la publication des rapports d’inspection par le vœu d’accompagner les parents dans leurs choix, ou plus exactement, de leur donner accès à des données fiables quant à la qualité de l’enseignement dispensé dans les différentes écoles, afin qu’ils puissent faire (par eux-mêmes et pour eux-mêmes) des choix avisés. L’implication du KHDA dans les choix scolaires est donc très marginale. L’autorité de régulation joue davantage le rôle (plus indirect et non contraignant) d’accompagnateur auprès des familles. Un répertoire complet des établissements, doté de multiples filtres pour faciliter et affiner les recherches des parents, est disponible en ligne. Plus de deux cents écoles sont ainsi référencées en fonction notamment du curriculum proposé, de la localisation géographique, de la dernière note d’inspection reçue et du montant des frais de scolarité. Le KHDA recommande aux parents de consulter les rapports d’inspection et de visiter les établissements présélectionnés – le but étant de « collecter autant d’informations que possible afin de pouvoir décider quelle école est la meilleure pour [son] enfant ». Au vu de ce qui précède, il apparaît donc que l’émirat de Dubaï appartient à cette minorité de pays (ou de sous-entités politiques) où « les choix [scolaires] ne sont pas ou sont faiblement régulés » (van Zanten, 2009), que ce soit pour des motifs historiques ou politiquement économiques, en lien avec l’adoption du modèle de développement néolibéral consacrant la « double primauté de la logique de marché et de l’État minimal » (Bailly, 2006).
7À ce stade de l’analyse, il convient de se pencher sur la dissemblance quant à la nature des choix à effectuer, en fonction de la population concernée. En effet, la question des choix scolaires ne se présente dans sa version « classique » (opposant les options de l’école publique ou privée) qu’à un public circonscrit.
8Auparavant strictement réservées aux élèves nationaux (Ridge et al., 2016), les écoles publiques émiriennes sont ouvertes aux enfants de résidents étrangers depuis 2001. Plusieurs facteurs contraignants éloignent toutefois la population expatriée du choix de l’enseignement public. D’abord, ces écoles dispensent naturellement le programme national d’éducation, mais surtout la langue d’instruction est l’arabe dans la quasi-totalité des disciplines (l’anglais y est enseigné en tant que langue seconde ainsi que dans le cadre des matières techniques et scientifiques). De plus, les critères d’admission diffèrent selon la nationalité des candidats. Y sont admis de facto et gratuitement les « citoyens émiriens et les enfants de citoyennes émiriennes » dès la maternelle (« KG1 » et « KG2 ») puis « les enfants de citoyens de l’un des pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), les enfants de diplomates, les détenteurs d’un passeport émirien valide et les enfants de détenteurs d’un décret valide » à partir du grade 1. Les détenteurs d’un passeport comorien figurent également dans cette liste, mais doivent s’acquitter des frais de scolarité fixés à 6 000 dirhams (1 500 euros) par an et par enfant. Au reste des résidents étrangers s’appliquent des critères d’excellence académique : l’admission (possible seulement à partir du grade 2) est conditionnée à l’obtention préalable d’un score minimal de 85 % en arabe, en anglais et en mathématiques. Les parents doivent de surcroît posséder le statut d’employés d’une entité gouvernementale, semi-gouvernementale ou locale. Ils sont également soumis à des frais de scolarité de 6 000 dirhams annuels. Enfin, la part totale d’élèves non émiriens est plafonnée à 20 % de l’effectif total de l’école et de la classe.
9Par ailleurs, certaines filières en aval de la scolarité font de nouveau apparaître des critères d’admission liés à la citoyenneté. Depuis 2018, le MoE a procédé à une restructuration du curriculum national. La dualité entre la voie littéraire ou scientifique a été abandonnée et remplacée par la mise en place de quatre filières distinctes. La voie professionnelle est proposée aux élèves prévoyant d’intégrer le marché de l’emploi après l’obtention de leur diplôme de fin d’enseignement secondaire, et l’orientation est décidée en fin de deuxième cycle (grade 8). Le troisième cycle s’étend sur quatre niveaux (du grade 9 au grade 12). À l’issue de la première année, et sur la base de leurs résultats académiques, deux possibilités s’offrent aux élèves : celle de rester dans la voie générale (the general stream) ou de rejoindre le parcours « avancé » (the advanced stream), proposant un programme approfondi dans les disciplines scientifiques. Cette dernière est à distinguer de la filière d’« élite » (the elite stream), mise en place en 2016 pour répondre aux exigences académiques du programme de placement avancé (AP) du College Board américain, qui opère une sélection à la fois plus rigoureuse et plus précoce (dès l’entrée au deuxième cycle, en grade 5). Parmi les conditions d’admission à cette voie (ainsi qu’au parcours d’enseignement professionnel) figure là encore le critère de nationalité : les candidats doivent être citoyens émiriens ou enfants de citoyennes émiriennes. Malgré l’ensemble de ces dispositions favorables aux familles locales, désormais plus de la moitié des élèves émiriens est scolarisée en école privée à Dubaï (56 % en 2011-2012). D’après les dernières données disponibles (KHDA, 2011), la majorité des familles opte pour le cursus américain (65 %) et invoque une meilleure qualité de l’instruction (50 %) ainsi qu’un niveau d’anglais plus élevé (22 %) pour justifier leur choix.
10Bien que cette dynamique apparaisse préoccupante pour les pouvoirs publics qui aimeraient voir s’inverser la tendance en poursuivant la réforme du curriculum national, le sujet d’inquiétude récurrent concerne davantage les choix d’orientation des étudiants émiriens en aval de leur scolarité. À l’ordre du jour des priorités politiques locales figurent deux objectifs jugés cruciaux pour la pérennité du pays : le développement d’une économie de la connaissance et l’augmentation de la participation de la main-d’œuvre locale au secteur privé (connue sous l’appellation « politique d’émiratisation »). Or nombreux sont les observateurs qui alertent sur la présence d’un écart de compétences (skills gap) entre ce qui est attendu sur le marché du travail et les qualifications des jeunes diplômés émiriens. Sont visées notamment la tendance des élèves à se détourner des voies scientifiques ainsi qu’une « surprojection » vers les métiers du secteur public, garantissant aux nationaux sécurité de l’emploi et salaires attractifs (en 2019, 90 % de la main-d’œuvre locale travaille dans une entité gouvernementale ou semi-gouvernementale) (Accenture et The Abdulla Al Ghurair Foundation, 2023). Plutôt que de contraindre familles et/ou élèves dans leurs choix, les autorités mobilisent (jusqu’à présent) davantage le soft power, via des initiatives et des partenariats de type « public privé » visant à « inspirer » et exhorter lycéens et jeunes étudiants à embrasser des carrières dans les « domaines d’avenir », notamment dans les STIM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques) – autant de mesures dont il serait opportun de mesurer l’efficacité et la capacité à engager une dynamique de fond sur le long terme.
11Contrairement aux skills gaps, les écarts socio-économiques (wealth gaps) font nettement moins l’objet de commentaires dans la scène politico-médiatique. Certains travaux (Buckner, 2018) alertent sur la nécessité de faire émerger dans le débat public la problématique du creusement des inégalités scolaires et sociales en lien avec le libre choix des familles et la prédominance du secteur éducatif privé, étant établi (sur la base des résultats au Pisa 2015) que les élèves émiriens d’origine modeste n’ayant pas les moyens d’être scolarisés dans l’enseignement privé ont de moins bons résultats que leurs pairs (à niveau social comparable) scolarisés en école publique dans les émirats voisins.
12Pour les familles expatriées, considérant l’éloignement de la possibilité d’une scolarisation dans le secteur public et en l’absence totale de procédures d’affectation, il appartient aux seuls parents de sélectionner l’établissement de leur(s) enfant(s) – en cela, ils sont, pour ainsi dire, « contraints » de choisir. Dans le contexte dubaïote, la question des choix scolaires se dédouble, puisqu’il s’agit de sélectionner la « bonne école », mais aussi le « bon système éducatif ». De prime abord, la palette semble particulièrement large. Afin de répondre aux besoins éducatifs des familles expatriées d’origines très variées (186 nationalités sont représentées au sein de la population d’élèves), le secteur privé s’est développé en offrant une grande diversité de programmes d’études (dix-sept curriculums sont recensés pour l’année scolaire 2023-2024). Il convient de relever néanmoins le phénomène d’agrégation autour de cinq d’entre eux. Le curriculum britannique est de loin le plus « populaire » : il rassemble plus du tiers des élèves inscrits en établissements privés (36 %). Il est suivi des curriculums indien (26 %) et américain (15 %). Le cursus du baccalauréat international (BI) ainsi que le curriculum national émirien attirent respectivement 7 % et 4 % des inscrits.
13Peut-on dès lors raisonnablement en déduire que les familles expatriées disposent d’une liberté de choix totale au sein de ce « quasi-marché » scolaire ? L’estimation du niveau de latitude effectif accordé aux parents repose sur le degré d’ouverture du système éducatif et la diversité de l’offre (en d’autres termes, cela suppose que les parents aient « quelque chose à choisir »). À l’aune de ces critères, il y a lieu de constater que Dubaï cumule les facteurs propices au libre exercice des volontés individuelles. Il faut toutefois se prémunir contre l’illusion selon laquelle les familles expatriées seraient totalement souveraines dans leurs choix. Des contraintes de natures diverses sont susceptibles de peser sur leurs décisions.
14En premier lieu, des considérations pécuniaires affectent le périmètre de l’espace des possibles. Un rapport de l’OCDE (2022) amorce ainsi la description du système éducatif local : « [a]u sein du secteur éducatif privé, les élèves et les familles sont libres de choisir l’établissement qui correspond le mieux à leurs attentes », avant d’apporter une nuance de taille : « beaucoup de parents font leurs choix en fonction des sommes qu’ils peuvent se permettre de débourser ». Avec des frais de scolarité s’élevant en moyenne à 29 953 dirhams (soit 7 376 euros par an et par enfant) pour l’année scolaire 2021-2022, une part significative des ressources des ménages est consacrée à la scolarité. Il existe par ailleurs des disparités significatives de prix entre les programmes d’études. L’écart maximal des frais de scolarité moyens entre curriculums correspond à un rapport de 1 à 14. En tête du classement se trouvent les curriculums « internationaux » (BI) et occidentaux, tandis que dans la partie basse apparaissent principalement les curriculums nationaux des pays émergents (Russie, Inde, Pakistan, Iran) ainsi que le programme d’études local. Près de la moitié des élèves (42 %) sont scolarisés dans les écoles les plus abordables, avec des frais (tuition fees) inférieurs à 18 000 dirhams. Moins d’un dixième d’entre eux (9 %) paient des frais de scolarité annuels supérieurs à 75 000 dirhams (18 467 euros). Ridge et al. (2016) soulignent en outre le double privilège des familles aisées : non seulement leurs revenus plus élevés leur donnent accès à un éventail plus large de choix, mais les frais de scolarité sont probablement partiellement ou totalement pris en charge par l’employeur.
15En second lieu, toutes les écoles privées ne partagent pas au même degré la vocation internationale qui leur est attribuée. En effet, plusieurs critères d’admission définis par certaines écoles nationales étrangères tendent de facto à limiter la liberté de choix des familles. À titre d’exemple, l’école allemande de Dubaï exige, pour l’inscription d’un enfant à l’école maternelle, que l’un des deux parents parle allemand. La priorité est accordée aux locuteurs natifs. D’autre part, la politique d’admission des établissements requiert couramment de soumettre les enfants (et ce dès le plus jeune âge) à des sessions d’observation et/ou des tests de capacité cognitive, avant la proposition d’une place au sein de l’école. Les parents opéreraient donc davantage une présélection des établissements selon leurs préférences propres : ces « choix » seront toutefois validés (ou invalidés) par la direction des écoles concernées. Plus exactement, en fonction de la conjoncture et de la variabilité des flux migratoires nets, s’établit un rapport de force plus ou moins favorable aux parents ou aux établissements. Dans les circonstances actuelles, caractérisées par l’afflux de familles nouvelles et l’allongement de la durée d’installation des résidents, les principaux groupes scolaires (GEMS Education, Taaleem) annoncent la hausse des transferts sur liste d’attente, faute de places disponibles, bridant ainsi davantage la capacité des familles à élire l’établissement de leur souhait.
16D’autres barrières à l’échelle plus individuelle sont susceptibles de freiner les aspirations parentales. Malgré l’attrait initial que peuvent exercer certains curriculums étrangers, la non-familiarité avec les rouages de ces systèmes ainsi que la faible maîtrise de la langue d’instruction par l’un des deux parents peut introduire une forme de résistance dans le processus. La nature transitoire rattachée à la condition d’expatriation conduit également les parents à se montrer attentifs aux conditions de réinsertion en cas de retour dans le pays d’origine, pouvant déboucher sur une certaine circonspection dans les choix.
17Enfin, bien que les mouvements interétablissements et/ou intercurriculaires soient autorisés, ces derniers sont soumis à l’accord du nouvel établissement d’accueil et à la délivrance d’un certificat de transfert par l’école d’origine (soumis à vérification par le KHDA). À cet égard, une rigidification du processus se produit à mesure que l’élève se rapproche des années d’examens, en raison de la réticence des établissements à accueillir de nouveaux élèves aux derniers échelons de la scolarité (notamment pour des considérations de continuité pédagogique et compte tenu de l’imminence des épreuves diplômantes).
18Aborder la question des choix scolaires nécessite aussi de se pencher sur la dimension processuelle et les modalités concrètes de (co-)construction des décisions familiales. Il s’agit ainsi d’explorer la façon dont les familles s’engagent sur ce « marché ». Une enquête menée par RSA Academics (2020) auprès d’un large échantillon de parents (1 019 participants) ayant inscrit leur(s) enfant(s) dans un nouvel établissement dubaïote à la rentrée 2019 (adossé au curriculum anglais, américain ou BI) apporte des éclairages quant aux stratégies familiales de collecte d’informations ainsi qu’aux attitudes parentales face à la liberté de choix. La population des enquêtes est constituée à 20 % de nouveaux arrivants dans le pays (relocators), à 29 % de jeunes parents (new to schooling) et à 51 % de familles ayant transféré leur enfant d’une école à une autre (switchers).
19Plusieurs constats émergent de cette analyse. En premier lieu, l’étude met en évidence la proportion non négligeable de parents choisissant de scolariser leurs enfants dans des établissements différents (20 % en moyenne), afin de faire coïncider autant que faire se peut les caractéristiques individuelles attribuées à chacun d’entre eux avec le profil de l’école sélectionnée. Cet effort de « matching » (van Zanten, 2009) est particulièrement poussé chez les switchers (32 %), tandis que les nouveaux arrivants privilégient les établissements pouvant accueillir l’ensemble de la fratrie. Il ressort également que les parents mobilisent des sources d’information différenciées dans le cadre de leur travail de recherche, en fonction de l’ancienneté de l’école considérée et de leur présence dans le pays. Les familles résidentes depuis moins de deux ans ainsi que celles intéressées par les écoles plus récentes (implantées depuis 2014 sur le marché) sont plus nombreuses à identifier internet et les réseaux sociaux (ainsi que la conduite à proximité de l’établissement) comme principales sources et méthodes d’investigation. En revanche, 81 % des familles ayant considéré les écoles plus établies déclarent s’être appuyées sur des recommandations personnelles. Le besoin de recueillir des « informations chaudes » (van Zanten, 2009) par opposition aux « informations froides » disponibles via les circuits d’information publics est manifeste à travers la part élevée de parents identifiant le bouche-à-oreille comme le canal le plus influent – soulignant au passage la dimension collective des choix scolaires. Parmi les enquêtés ayant cité internet, le site du KHDA (en particulier le répertoire en ligne des établissements) est apparu comme l’une des ressources les plus usitées afin de mieux cibler les écoles (54 %), aux côtés de plateformes spécialisées, telles que WhichSchoolAdvisor, SchoolsCompared ou Edarabia. Le nombre total d’options « sérieusement considérées » varie grandement d’une famille à l’autre (le maximum atteint étant de vingt établissements). Si un tiers des enquêtés rapporte n’avoir considéré qu’une seule école, la moyenne s’établit en revanche à 2,4 établissements. Les nouveaux arrivants tendent à étudier un nombre plus élevé d’options de départ comparativement aux switchers, en raison d’une moindre connaissance préalable du marché local.
20Le rapport au choix diffère entre ces deux populations. Face à l’étendue des possibilités offertes, les familles nouvellement installées ont fait part de leurs émotions ambivalentes : le sentiment d’être d’abord « submergés » laisse progressivement place à une certaine « gratitude » de pouvoir disposer ainsi d’un vaste réservoir d’informations, leur ayant permis de commencer leur recherche à distance avant même l’installation dans le pays. L’un des participants résume l’expérience en trois mots : « épuisant, déroutant, enthousiasmant » (exhausting, confusing, exciting). Pour les familles ayant déjà vécu plusieurs années à Dubaï, la possibilité de choisir est plus favorablement accueillie comme un moyen d’élargir le champ des possibles et d’augmenter les chances de sécuriser une place au sein des écoles. C’est d’ailleurs parmi cette population qu’il est plus probable de trouver les switchers. Pour 63 % des familles, la perception d’une meilleure qualité d’instruction dispensée dans la nouvelle école tend à justifier la décision de transfert – loin devant une éventuelle expérience malheureuse dans l’établissement d’origine (19 %), un choix très souvent rapporté comme émanant des parents plutôt que de l’enfant, au cours de l’enseignement secondaire.
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21L’exploration des pratiques de choix dans le contexte dubaïote offre une perspective singulière autour de la thématique montante de l’élargissement du libre choix des familles et de la diversification des options qui s’offrent à elles. Ce territoire d’enquête est loin d’avoir épuisé son potentiel d’investigation. En particulier, l’étude des stratégies d’éducation des familles en mobilité internationale ajoute un maillon d’exploration supplémentaire participant au renouvellement de la compréhension du lien entre le choix de l’école et les mécanismes de reproduction ou d’ascension sociale à l’ère de la mondialisation.