1Cet article propose une vue d’ensemble des principaux changements, conditions et facteurs structurels qui influent sur les choix d’orientation que les élèves estoniens et leurs parents peuvent être amenés à faire dans l’éducation formelle.
2Au fil des générations, l’éducation a été tenue en haute estime par une société estonienne dans laquelle l’intérêt pour les questions éducatives a toujours été considéré comme une garantie de la réussite individuelle et l’un des principaux moteurs du développement du pays. Cet état d’esprit a été très bien décrit par l’ancien président estonien Toomas Hendrik Ilves : « Nous sommes profondément convaincus que la meilleure chose que nous puissions offrir à nos enfants n’est pas un terrain, une maison ni un compte en banque, mais une bonne éducation. »
3En 1991, dans la période postsocialiste qui a suivi la restauration de l’indépendance, la modernisation du système éducatif estonien a débuté dans un contexte de changements de régime extrêmement rapides et disruptifs. Ce bouleversement complexe et radical a concerné tous les domaines ainsi que les valeurs fondamentales de la société. La transformation de l’éducation s’est faite principalement en deux vagues qui ont bouleversé de fond en comble les valeurs essentielles de l’éducation dans les années 1990 (Kesküla et Loogma, 2017 ; Loogma et al., 2019).
4La première vague consiste en une désidéologisation de l’éducation, durant laquelle émerge un système éducatif indépendant (distinct du système centralisé soviétique) et où les principes idéologiques fondamentaux de l’éducation sont transformés en un système de valeurs humanistes et démocratiques à la fin des années 1980 et au début des années 1990.
5Au cours de la seconde vague, la transformation du système éducatif conduit à la domination des principes néolibéraux à la fin des années 1990, dans le sillage d’un mouvement plus général à l’œuvre au niveau mondial (Sahlberg, 2010). Les principes néolibéraux dans le champ de l’éducation s’immiscent assez rapidement dans le système éducatif estonien. Bientôt, les parents ont toute liberté pour choisir l’école de leurs enfants, la compétition entre les établissements scolaires est encouragée, le modèle du New Public Management (NPM) s’applique à la gestion des écoles et le réseau scolaire est décentralisé, tandis que, dans le même temps, la normalisation et la reddition de comptes en éducation sont accentuées (Loogma et al., 2012-2013).
- 1 On estime qu’environ 99 % des services publics sont désormais accessibles de manière électronique.
- 2 Pour ne citer que quelques-uns des outils numériques utilisés : eKool (« e-école »), plateforme de (...)
6En outre, du fait de son omniprésence, la numérisation de l’éducation peut également être considérée comme un vecteur de transformation du champ éducatif. Le développement du numérique à l’école est parti des premiers programmes appelés Tiger Leap (« Bond du tigre ») pour aboutir à l’usage très répandu des outils numériques et des plateformes dans les contextes d’apprentissage quotidiens. Cette numérisation de l’éducation a contribué à faire de l’Estonie l’une des sociétés les plus connectées au monde1. Le programme national Tiger Leap a équipé tous les établissements de l’enseignement général d’ordinateurs et de connexions internet, et formé les professeurs en vue de l’an 2000. Ce dispositif a été suivi de plusieurs programmes nationaux visant à développer les compétences numériques à l’école, tels que Tiger Leap Plus, pour le développement des compétences numériques des enseignants, Progetiger pour soutenir les compétences des élèves en matière de conception de logiciels, des outils pour enseigner le codage, la programmation et la maîtrise des outils numériques dès le plus jeune âge, puis d’autres programmes tels que e-Kutsekool (pour l’enseignement professionnel numérique), e-Ülikool (« e-université ») et bien d’autres encore, conçus pour répondre à des besoins de compétences numériques dans des contextes pédagogiques spécifiques. Depuis, les écoles ont accès à une grande palette de plateformes et d’outils numériques2 destinés à améliorer l’enseignement et les apprentissages. La plupart sont utilisés au quotidien par les écoles, les enseignants et les parents. Aujourd’hui, les outils numériques sont largement – quoique de façon non homogène (selon telle ou telle école) – intégrés à l’étude de disciplines et/ou de spécialités.
7Néanmoins, il est devenu évident que, dans son ensemble, la population estonienne n’a pas acquis les compétences numériques au niveau requis. En éducation, la fracture numérique est devenue patente, comme le révèlent les pratiques enseignantes (Loogma et al., 2012-2013). Récemment, l’enseignement à distance pratiqué pendant la pandémie de Covid-19 a montré que, dans l’ensemble du système scolaire, environ la moitié des élèves était à l’aise avec le fait d’apprendre dans des cadres virtuels, les autres rencontrant plutôt des difficultés (Lauristin et al., 2020). L’étude Talis 2018 (Taimalu et al., 2019) a montré que 30 % des professeurs se disaient à l’aise pour manier des outils numériques à des fins pédagogiques. À l’évidence, le développement des outils numériques est plus rapide que l’aptitude des acteurs à les appliquer efficacement dans divers contextes pédagogiques. Continuer à développer les compétences numériques est donc indispensable.
8Avec la réforme de l’éducation de 1991, l’Estonie se dote d’un système scolaire global visant à offrir à tous les élèves la meilleure éducation possible. En principe, l’enseignement public est gratuit. Cependant, il existe un réseau d’écoles privées en partie soutenu par l’État.
9L’éducation préscolaire (dans les jardins d’enfants) et l’enseignement de base sont polyvalents et entièrement soutenus par l’État. En Estonie, le système d’éducation préscolaire (pour les enfants de 18 mois à 7 ans) constitue, au-delà d’un mode de garde, une partie importante du système éducatif, avec un curriculum et des activités pédagogiques substantielles. Le taux de fréquentation des jardins d’enfants par les 4-7 ans étant élevé (94 %), la plupart savent lire et écrire avant d’entrer à l’école élémentaire. Les parents sont libres de choisir un kindergarden pour leurs enfants.
10Généralement, l’entrée à l’école élémentaire relève aussi du choix des parents et les enfants ont le droit d’être scolarisés dans une école de quartier proche de leur domicile. Cependant, les parents peuvent choisir une école privée ou une école offrant des programmes spécifiques. L’éducation fondamentale obligatoire se déroule en neuf années scolaires pour des élèves âgés de 7 à 15-16 ans. Les élèves ayant des besoins éducatifs particuliers sont habituellement scolarisés dans une classe ordinaire ou dans une classe à effectif limité appelée « petite classe ». Les résultats des élèves estoniens à la fin de la scolarité obligatoire sont parmi les meilleurs en Europe : dans l’enquête Pisa 2022, ils sont premiers en mathématiques et en sciences, deuxièmes en compréhension de l’écrit. Le fait que les performances des élèves estoniens au Pisa ne dépendent pas de leur milieu socio-économique confirme que l’Estonie a réussi à faire progresser l’équité dans l’éducation de base (HTM, 2023).
- 3 Si « établissement d’élite » n’est pas le terme officiel pour désigner ce type d’école, il apparaî (...)
11Le premier choix important que les élèves ont à faire concerne leur orientation future à la fin de la scolarité obligatoire, lorsqu’ils passent de l’éducation fondamentale à l’enseignement secondaire. Ce dernier se décline en deux voies : l’enseignement général et l’enseignement professionnel. Cette distinction a été introduite en Estonie dès les années 1970. Pour éviter de se laisser distancer par les pays occidentaux en matière de modernisation économique et technologique, le pays ouvre des établissements d’enseignement général offrant des programmes spécifiques pour approfondir les apprentissages en langues étrangères et dans les disciplines STEM, et leur permet de pratiquer une politique de sélection des élèves les plus doués dès la fin des années 1960. Cette mesure a constitué un tremplin pour le développement des futurs établissements généraux du secondaire « d’élite3 ». Généralement, après avoir terminé leur scolarité de base, les élèves ont le choix entre la voie professionnelle et la poursuite d’un parcours académique. La première engage les jeunes dans un établissement d’enseignement professionnel, avant qu’ils n’entrent le plus souvent sur le marché du travail. La seconde possibilité consiste à s’inscrire dans un lycée général appelé gymnasium. À la fin de la scolarité obligatoire, les jeunes affichent une nette préférence pour l’enseignement général, au détriment de l’enseignement professionnel. En outre, les élèves qui optent pour l’enseignement général ont tendance à être en concurrence pour décrocher une place dans un lycée « d’élite » pratiquant des politiques d’admission sélectives, où la compétition est intense.
12Les choix d’orientation des élèves à l’issue de leur scolarité fondamentale restent stables depuis 1996. En 2022, par exemple, 70 % d’entre eux ont opté pour le gymnasium, 26 % pour un lycée professionnel, et 4 % n’ont pas poursuivi leur scolarité (HTM, 2022). Ces derniers peuvent être considérés comme un groupe à risque, car ils entrent sur le marché du travail sans certification ni qualification professionnelles.
- 4 L’enseignement supérieur à vocation professionnelle est essentiellement tourné vers l’acquisition (...)
13À la fin du gymnasium, les élèves doivent réussir trois examens d’État (en estonien, en mathématiques et dans une langue étrangère), un examen scolaire et des travaux pratiques – dans le domaine créatif ou de type recherche. D’ordinaire, les anciens élèves de gymnasium continuent leur parcours dans l’enseignement supérieur (université ou haute école professionnelle4), quand ils ne se lancent pas sur le marché du travail. Environ la moitié d’entre eux (50 à 52 %) s’inscrivent à l’université ou dans un autre établissement de l’enseignement supérieur, 40 % ne poursuivent pas leurs études et environ 7 % font le choix d’une mobilité horizontale pour poursuivre leurs études dans une filière professionnalisante, afin d’obtenir une qualification. Là encore, les flux des élèves à l’issue du gymnasium sont stables depuis de longues années (HTM, 2022).
- 5 Certains cours très prisés ou établissements privés peuvent appliquer des droits d’inscription.
14L’enseignement professionnel est généralement gratuit5 et ouvert à différents publics cibles. Il peut être proposé dans le cadre de l’enseignement secondaire (d’une durée de trois à quatre ans) ou en tant que formation professionnalisante distincte (d’une durée allant de trois mois à deux ans et demi). Les établissements professionnels offrent de multiples formats d’apprentissage, comme des formations en alternance au sein de l’école et sur le lieu de travail, ainsi que différents programmes d’études flexibles, parmi lesquels les élèves peuvent choisir lorsqu’ils intègrent une filière professionnelle et au cours de leurs études. Ces programmes sont conçus sur la base des normes professionnelles en vigueur (Education Estonia).
15Depuis 2005, de nouveaux types de formation professionnelle sont apparus en nombre, avec l’objectif d’inclure des catégories vulnérables, comme les élèves sans éducation de base/scolarité élémentaire, les prisonniers, les apprentis, les apprenants ayant des besoins particuliers et les apprenants adultes. Cette ouverture aux publics vulnérables a marqué un changement en matière de politiques publiques de la formation professionnalisante : outre l’accent mis sur l’économie et le marché du travail, une évolution vers une plus grande responsabilité sociale s’est produite (Toots et Loogma, 2015). Cette inflexion a rendu l’offre de formation professionnelle plus flexible, offrant davantage de choix aux diverses catégories d’élèves, y compris aux élèves fragiles et à leurs parents. Toutefois, elle a aussi eu pour conséquence d’accroître considérablement la diversité des élèves dans les établissements d’enseignement professionnel, compliquant fortement le rôle de leurs professeurs. L’enseignement professionnel est dispensé à différents niveaux du cadre estonien des certifications, permettant aux élèves d’acquérir une qualification depuis le niveau le plus bas (niveau 2, pour les élèves en situation de handicap ou ayant des difficultés d’apprentissage) jusqu’au niveau 4, pour une certification d’ouvrier qualifié et/ou de cadre intermédiaire. Dans cette filière, il est possible de choisir entre une dizaine de grands domaines d’études, tels que les disciplines STEM, l’agriculture, la technologie, l’industrie et le bâtiment, les TIC, la santé et le bien-être, etc.
16Cependant, les choix d’orientation effectués à l’issue de l’enseignement fondamental peuvent dépendre des différents milieux dont les élèves sont originaires. Par exemple, la voie de la formation professionnelle est généralement plutôt un choix des garçons, des élèves russophones, des élèves de milieu rural et de ceux qui terminent leur scolarité de base avec des résultats scolaires moyens ou faibles (HTM, 2022).
17En 1999, l’Estonie signe la déclaration de Bologne. Si elle n’est pas contraignante, elle est rapidement considérée comme un impératif ayant force de loi et constituera la base de la réforme de l’enseignement supérieur de 2001. Il en résulte un système dual mis en place avec l’objectif de flexibiliser les études universitaires et d’accélérer la transition vers le marché du travail : les Normes pour l’enseignement supérieur et le Système d’enseignement supérieur 3 + 2. Dès lors, l’enseignement supérieur est décliné de deux manières : un cursus professionnalisant permettant d’obtenir un titre de master professionnel et un enseignement universitaire menant au master recherche ou au doctorat. Il existe deux voies d’accès à l’enseignement supérieur après la fin du secondaire : l’une à l’issue d’un enseignement secondaire général, l’autre après une scolarité dans l’enseignement professionnel. Néanmoins, les élèves qui terminent leur scolarité dans l’enseignement professionnel quittent le secondaire pour entrer sur le marché du travail et font rarement le choix de l’enseignement supérieur professionnalisant, bien qu’aucune barrière institutionnelle ne les en empêche (Tamm, 2024). En 2023, la part des élèves titulaires d’un diplôme professionnel de l’enseignement secondaire inscrits la même année dans un cursus de poursuite d’études dans l’enseignement supérieur était ainsi de 6 %. L’admission à l’université est possible pour les élèves diplômés du gymnasium et, en principe, à l’issue d’une scolarité dans l’enseignement professionnel. Près de la moitié des élèves diplômés du secondaire poursuivent leur parcours à l’université. Une petite partie (environ 7 %) continue dans une école professionnelle et 40 % sortent du système scolaire après le gymnasium (HTM, 2023).
18Les changements intervenus dans l’éducation après 1991 ont eu des conséquences sur les conditions structurelles des choix possibles en matière d’orientation. Le tournant néolibéral amorcé dans les années 1990 dans le champ éducatif a suscité des tendances plutôt contradictoires. D’un côté, toutes les catégories d’écoles en Estonie disposent d’une autonomie significative qui leur permet d’établir des curriculums à leur échelle en adaptant les curriculums nationaux. De l’autre, l’approche néolibérale dominante dans l’éducation a entraîné un changement dans le rapport de force en rendant hégémoniques celles du marché. Ce changement a éclipsé le curriculum humaniste centré sur l’élève et réduit l’autonomie des enseignants, en déplaçant le curseur du pouvoir vers les institutions étatiques, les parents, les élèves et le marché.
19La mise en place d’examens d’État en 1997 avec, en parallèle, la publication de « tableaux de classement » – résultats par établissement à la fin du gymnasium – peut être considérée comme le mécanisme qui a rendu le système éducatif plus sélectif et accru la concurrence entre les établissements. Les examens d’État sont alors devenus des épreuves à fort enjeu, obligeant écoles, enseignants et élèves à rendre des comptes à la société et créant une image publique des établissements scolaires (Sahlberg, 2010).
20La compétition entre les lycées généraux s’intensifie dans les années 1990 sous la forme de différences entre établissements dits « d’élite » et écoles « ordinaires ». La qualité inégale et l’ardente concurrence entre les établissements, associées à la publication des tableaux de classement, ont généré un cercle vicieux dans lequel les écoles se font concurrence pour attirer les « meilleurs » élèves, tandis que parents et élèves sont en compétition pour décrocher une place dans un établissement d’élite. Ayant une politique d’admission sélective, ces derniers ont tendance à obtenir de meilleurs résultats que les autres aux examens d’État. De ce fait, ils sont en meilleure posture pour attirer des élèves plus performants et, en retour, augmenter leurs chances d’afficher de meilleurs résultats lors des examens d’État. Ce mécanisme oriente les choix des parents et des élèves à l’issue de l’enseignement fondamental. Si les enfants ont le droit de fréquenter une école locale ou de proximité au niveau de l’éducation de base, certaines écoles privées et écoles « d’élite » ont le droit d’accueillir des élèves d’autres circonscriptions et pratiquent une politique d’admission sélective. Le même type de mécanisme a été observé dans la plupart des pays postsocialistes, mais aussi dans les pays occidentaux, puisqu’ils ont suivi les principes néolibéraux pour adapter leur système éducatif aux défis mondiaux (Sahlberg, 2010).
21Le virage néolibéral dans le champ de l’éducation a coïncidé plus tard avec l’européanisation de l’éducation en Estonie. On entend généralement par « européanisation » un processus de convergence qui amène les politiques publiques nationales à se rapprocher – conséquence de l’intégration des finalités des politiques, instruments et dispositifs communautaires dans les politiques publiques nationales (Radaelli, 2008). À cette période, l’européanisation de l’éducation en Estonie s’est manifestée à travers le processus d’adhésion à l’Union européenne et le fait que le pays ait rejoint les initiatives communautaires en matière d’éducation, comme la stratégie de Lisbonne et le processus de Bologne. C’est ce qui est devenu la force motrice des changements en matière d’éducation en Estonie à partir du début du xxie siècle (Loogma, 2016). L’Estonie est devenue membre de l’Union européenne en mai 2004 et, dès l’année suivante, elle a pu bénéficier des fonds structurels européens pour se moderniser et utiliser les instruments des politiques communautaires en matière de formation professionnelle et d’enseignement supérieur (tels que le développement des normes relatives à la vie professionnelle, le cadre européen des certifications (CEC), le cadre européen de référence pour l’assurance de la qualité dans l’enseignement et la formation professionnels (CERAQ), l’Europass, le passage à des curriculums fondés sur les compétences, etc.). Du fait de l’européanisation, la normalisation de l’éducation a été considérablement renforcée. Cette européanisation a eu également pour conséquence une tendance à souligner l’importance des partenaires sociaux, à faire preuve d’une meilleure réactivité au marché du travail et à accélérer la transition vers ce marché, tout en accroissant la responsabilité sociale. Toutefois, ces changements n’ont pas modifié les conditions structurelles des choix en matière d’orientation.
22Un autre mécanisme qui influe sur les choix d’orientation des élèves est le conflit structurel entre la voie académique et la voie professionnelle. Dans les pays baltes et en Suède, l’enseignement professionnel est avant tout considéré comme une formation professionnelle initiale après l’éducation de base, qui mène les apprenants vers des parcours scolaires distincts et implique un conflit entre l’enseignement général et l’enseignement professionnel au niveau secondaire (Cedefop, 2023). Ce conflit structurel persiste également en Estonie au sein de l’enseignement post-fondamental. Il est manifeste quand on s’intéresse aux flux d’élèves à la fin de la scolarité obligatoire. Une majorité des titulaires d’un diplôme sanctionnant la fin de l’éducation de base (environ 70 %) opte pour la voie générale, tandis qu’une minorité (autour de 25 %) s’inscrit dans un cursus de formation professionnelle (HTM, 2024). Ce problème est exacerbé par la difficulté qu’il y a à accéder à l’enseignement supérieur après une scolarité dans la filière professionnelle, malgré les politiques éducatives mises en place pour tenter d’abolir ces barrières, telles que la suppression du critère de réussite aux examens nationaux pour l’admission dans une institution de l’enseignement supérieur professionnel et la possibilité offerte aux élèves de disposer d’une année gratuite de préparation aux examens nationaux après une scolarité dans la filière professionnelle de l’enseignement secondaire supérieur (Tamm, 2024). En d’autres termes, la voie professionnelle peut, dans certains cas, mener les élèves dans une impasse éducative. Bien que les obstacles institutionnels à la mobilité horizontale pour passer de l’enseignement professionnel à l’enseignement général existent, les élèves s’en saisissent rarement. La Stratégie de l’Éducation 2035 entend donc promouvoir des possibilités de souplesse au sein du système éducatif en intégrant mieux l’enseignement général et l’enseignement professionnel dans le secondaire (HTM, 2021).
23Cette séparation entre l’enseignement général et l’enseignement professionnel dans l’enseignement secondaire peut être aussi considérée comme un mécanisme qui affecte les décisions des élèves et des parents en matière d’orientation après la scolarité obligatoire, et peut avoir des conséquences majeures sur la suite du parcours éducatif et de la vie des jeunes. Les élèves ayant des résultats scolaires plus faibles et une moindre motivation pour les apprentissages ont plus tendance à choisir une filière professionnelle que leurs pairs qui restent sur la voie académique après la fin de la scolarité obligatoire. Les garçons plus que les filles, les élèves de milieu rural plus que ceux des grandes villes et les élèves de familles russophones tendent à choisir plus souvent la formation professionnelle initiale à l’issue de l’enseignement fondamental (HTM, 2022). Ce choix peut néanmoins être aussi motivé par l’intérêt pour la filière et par le désir d’acquérir une formation plus pratique et d’entrer rapidement sur le marché du travail (Tamm, 2024).
24Ce modèle du choix de la formation professionnelle initiale par défaut à l’issue de la scolarité obligatoire est apparu dans les années 1960 à la suite des réformes éducatives dites « de Khrouchtchev » et a perduré, nonobstant le changement de régime radical opéré lors du rétablissement de l’indépendance en 1991 ainsi que la longue réforme de la formation professionnelle initiale visant à en améliorer la qualité et la popularité dans le contexte de l’européanisation (Loogma et al., 2019). La connaissance lacunaire des possibilités en matière de poursuite d’études et l’indigence du conseil en matière d’orientation professionnelle jouent également un rôle en la matière (Tamm, 2024).
25Ce conflit structurel a été reproduit au fil du temps par un cercle vicieux de l’enseignement et de la formation professionnels par rapport à l’enseignement général dans le secondaire supérieur, sur la base de croyances et de mécanismes sociaux et culturels qui font que le modèle institutionnel s’autoentretient. La persistance du conflit structurel est également alimentée par les retours provenant du marché du travail, où le salaire et la mobilité relativement faibles par rapport aux diplômés de l’enseignement supérieur conduisent les parents à préférer la voie académique pour leurs enfants à l’issue de la scolarité obligatoire.
26Alors que le monde du travail évolue toujours plus vite, le principal problème qu’entraîne ce conflit structurel ne semble plus être un manque de compétences pour des emplois spécifiques que l’enseignement et la formation professionnels initiaux devraient pallier. De plus en plus, le focus se déplace vers les carences en matière de compétences clés, ces dernières faisant office de catalyseurs pour tous les types d’apprentissages. Malheureusement, le développement de compétences clés est un processus de long terme, qui est aussi étroitement lié au développement personnel, ce qui rend extrêmement difficile la compensation des lacunes accumulées en la matière au cours de quelques années d’enseignement professionnel, en particulier si ces lacunes n’ont pas été comblées à la maison, dans l’éducation de base ni ailleurs.
27Faire des choix est possible dans tous les types d’écoles, car ces dernières ont une certaine liberté pour composer leurs curriculums sur la base des curriculums nationaux. Par exemple, les établissements d’enseignement secondaire général doivent proposer aux élèves de choisir un programme d’études spécifique parmi trois possibilités environ, comme les sciences humaines, les disciplines STEM, les études culturelles et des cours sélectifs connexes tels que les mathématiques renforcées, la chimie, la physique, l’histoire, et certains cours sélectifs pratiques comme la photographie, l’économie, les médias, la conception graphique et d’autres encore. De plus, les établissements d’enseignement général proposent des programmes d’éducation à la vie professionnelle et d’initiation à l’entrepreneuriat qui permettent aux élèves d’effectuer des stages pratiques en entreprise afin de se familiariser avec la vie active.
28Outre les nombreuses options flexibles offertes par une scolarité dans l’enseignement et la formation professionnels pour répondre à de nombreux types et besoins d’élèves à différents niveaux de qualification et dans diverses filières, comme décrit précédemment, les établissements en question proposent le programme pédagogique kutsevaliku õppekava [curriculums pour un choix professionnel], destiné aux jeunes qui doutent de leur choix de carrière. Ce programme comprend 30 % d’enseignements de base axés sur la planification de carrière, ainsi que 70 % de modules optionnels conçus pour correspondre aux intérêts individuels, fournissant un parcours d’apprentissage structuré, mais adaptable, pour aider les jeunes à clarifier leurs orientations scolaires ou professionnelles futures (Education Estonia).
29Le réseau Rajaleidja6 (« scouts ») a été créé il y a une dizaine d’années, spécifiquement pour les choix de carrière. Présent dans toute l’Estonie, il fournit des services de conseil individuel en orientation scolaire et professionnelle aux élèves de l’enseignement général et professionnel. Rajaleidja consulte les élèves et les autres acteurs (enseignants, parents) qui soutiennent les apprentissages et les choix scolaires et professionnels des jeunes. Il dispose de bureaux et de représentations dans tous les comtés et les élèves, les parents, les enseignants, les personnels des écoles en charge des fonctions supports et les chefs d’établissement peuvent réserver des heures de conseil et se faire aider par divers spécialistes tels que des psychologues ou des travailleurs sociaux.
30La stratégie en matière d’éducation, au moins depuis 2010, tente de rendre plus poreux les aspects et les voies encore séparés de l’éducation et de promouvoir les parcours horizontaux. Depuis 2015, tous les niveaux et types d’éducation sont considérés comme faisant partie intégrante du système d’apprentissage tout au long de la vie. En outre, le Plan de développement du secteur de l’éducation 2021-2035 (Haridusvaldkonna arengukava 2021-2035) (HTM, 2021) est une stratégie globale dans le champ de l’éducation – elle concerne tous les niveaux, l’éducation formelle, non formelle et informelle – qui vise à diversifier les possibilités d’apprentissage et à rendre plus accessibles les choix des élèves, permettant ainsi des transitions plus fluides entre les différents niveaux et filières. Il s’agit de
développer une solution globale pour prendre en compte l’apprentissage non formel et informel dans l’éducation formelle afin d’accorder plus d’importance aux connaissances et aux compétences acquises dans divers environnements (environnement numérique, lieux de travail, structures et dispositifs pour les jeunes, espaces de loisirs, centres d’éducation à l’environnement, etc.).
31Cette stratégie prend en compte l’inclusion numérique, c’est-à-dire un meilleur accès aux services numériques, ainsi que les attitudes et compétences requises pour utiliser les services numériques (HTM, 2021).
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32Bien que, comme le montrent les éditions successives de Pisa, les résultats des élèves estoniens restent plutôt homogènes sur le plan académique, et ce indépendamment de leur milieu social, les choix d’orientation effectués à l’issue de la scolarité obligatoire tendent à introduire des différences entre les élèves et à les emmener vers des voies éducatives distinctes.
33La plupart des choix décisifs pour la suite du parcours scolaire et professionnel des élèves sont faits à l’issue de la scolarité obligatoire. Ces choix des parents et des élèves dépendent à la fois des conditions dans lesquelles ils sont faits – milieu socio-économique, différences régionales, genre – et de la différenciation effectuée au niveau de l’enseignement secondaire entre la voie générale (lycées généraux « d’élite » et « ordinaires ») et la voie professionnelle. De plus, certains parents peuvent choisir un établissement qui pratique une politique d’admission sélective.
34À la fin de la scolarité obligatoire, le gymnasium peut ouvrir les portes de l’enseignement supérieur tandis que la voie professionnelle conduit immédiatement au marché du travail et à des postes exigeant des qualifications.
35Toutefois, la mobilité horizontale et l’intégration de l’enseignement général et de l’enseignement professionnel figurent dans la Stratégie estonienne pour l’éducation 2035. De même, le mouvement en faveur de l’éducation tout au long de la vie, la formation professionnelle continue, l’apprentissage via internet, etc., pourront offrir à l’avenir de plus en plus de possibilités de bifurquer au cours de la vie professionnelle. Cependant, cela dépend en grande partie des savoir-faire de chacun, de sa capacité à apprendre tout au long de la vie et des compétences génériques que l’on acquiert plus facilement en début de scolarité.