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Dossier - Choisir ses études

L’orientation en France : entre projet et sélection

Education choices in France: between project and selection
La orientación en Francia: entre proyecto y selección
Marie Duru-Bellat
p. 163-173

Résumés

Alors que la transmission directe d’une profession des parents aux enfants est aujourd’hui disqualifiée en France comme dans la plupart des pays comparables, la question de l’orientation des jeunes vers un métier y revêt une importance cruciale. Censée se jouer sur la base du mérite scolaire, elle donne aux scolarités un poids décisif. Depuis les années 1960, les politiques ont ouvert l’accès à l’éducation et cherché à rendre les cursus moins dépendants de l’origine sociale des élèves. Mais, au-delà des inégalités de réussite, les mobilisations des parents pour maximiser les chances de leur enfant font que les orientations restent davantage liées à leur connaissance fine d’un système qui s’est largement complexifié. Les « choix » des jeunes dépendent d’une autosélection socialement diversifiée, intégrant des contraintes inégales (risques d’échec plus ou moins forts, poids de l’origine géographiques ou des stéréotypes de genre…), selon une logique bien plus scolaire que professionnelle. Tant que les carrières scolaires restent marquées par le milieu social et que les jeunes et leur famille anticipent des professions inégalement désirables, les orientations ne sauraient être le reflet ni du mérite ni des projets des élèves.

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Texte intégral

1Dans les sociétés comme la société française, qui ne fonctionnent plus, depuis longtemps, selon une logique aristocratique, transmettant « de père en fils » les positions sociales, la question se pose du mode de répartition des personnes le plus juste et le plus efficace possible entre les différentes professions. Dès lors que l’influence de l’héritage familial est jugée illégitime, ce sont les qualités individuelles qui sont censées gouverner cette répartition, soit ce qu’on appellera le mérite, quel que soit le flou qui entoure cette notion. Et c’est l’institution scolaire qui va être chargée de détecter les mérites et d’orienter les élèves sur cette base. La réussite scolaire et l’orientation deviennent alors des enjeux majeurs. Cette problématique s’est déployée en France parallèlement au développement sans précédent du système éducatif, après la Seconde Guerre mondiale, alors que l’éducation était perçue comme un vecteur non seulement de justice sociale mais aussi d’efficacité économique.

Le contexte politique et institutionnel de l’orientation

2Au fil des années, les questions éducatives sont mobilisées avec des tonalités variables. Aux grandes heures de la planification (dans les années 1950-1970), l’accent est mis sur la nécessité d’articuler les formations et les emplois, un « adéquationnisme » encore bien présent. Au tournant du xxie siècle, c’est davantage l’élévation globale du niveau de formation qui est mise en avant, aiguillonnée par les objectifs éducatifs européens proclamés depuis 2000 avec la stratégie dite de Lisbonne : pour faire face à la concurrence internationale, l’Europe doit se positionner comme une « économie de la connaissance » grâce à une main-d’œuvre très qualifiée, une rhétorique vivace aujourd’hui.

3Alors que les effets escomptés de la massification scolaire, en matière de réduction des inégalités sociales notamment, ne semblent pas au rendez-vous (Dubet et Duru-Bellat, 2024), le principe méritocratique, depuis le ministre Chevènement et sa valorisation de l’« élitisme républicain » (en 1981), est toujours mobilisé. Aujourd’hui, deux rhétoriques coexistent : il faut développer l’éducation, pour la croissance, et également, méritocratie oblige, veiller à ce que les carrières scolaires reflètent le plus fidèlement possible les mérites des élèves, quel que soit leur milieu social d’origine, en vertu du principe d’égalité des chances. Pour aller dans cette direction, les politiques scolaires, depuis les années 1960, ont joué la carte de l’allongement et de l’unification des carrières scolaires, en trois temps.

4À partir de 1958, l’accès au premier cycle du secondaire s’ouvre à tous avec l’extension à 16 ans de la scolarisation obligatoire et la généralisation de l’entrée en 6e. La réforme a entraîné un net allongement des scolarités, avec un premier palier d’orientation dès la deuxième année du collège : les élèves les plus faibles sont alors orientés vers des formations professionnelles, préparant, en deux ans, aux métiers d’ouvriers ou d’employés qualifiés ; cette bifurcation dès la fin de la classe de 5e écarte précocement des études plus longues les enfants d’agriculteurs et d’ouvriers. À partir des années 1980, plusieurs réformes visent à supprimer les orientations en fin de 5e ; la proportion d’élèves réalisant une scolarité complète au collège, jusqu’à la classe de 3e, croît fortement. Le premier palier d’orientation, pour l’immense majorité des élèves, devient alors la fin de 3e.

  • 1  Les Notes d’information (NI) du ministère sont téléchargeables sur le site de la DEPP (Direction d (...)

5Un coup d’accélérateur survient, à partir de 1985, avec l’objectif « 80 % des jeunes au niveau du bac ». On crée, pour accueillir un public plus large, de nouveaux diplômes à côté du baccalauréat général : le baccalauréat technologique, dès 1968, et le baccalauréat professionnel en 1985. Au sortir du collège, l’orientation connaît des changements importants : alors qu’en 1974, 51 % des élèves de 3e entraient en 2de générale ou technologique, ce chiffre atteint aujourd’hui 69 % (NI 23.401). Le pourcentage de bacheliers augmente alors de manière spectaculaire : de 20 % d’une classe d’âge en 1970, on passe à 43,5 % en 1990, à 60 % dès 1995, et l’objectif des 80 % est atteint dès les années 2010. Mais la massification a porté avant tout sur les bacheliers technologiques et plus encore professionnels : les bacheliers généraux ne constituent aujourd’hui qu’un peu plus de la moitié des bacheliers.

  • 2  Malfatto, S. (2022). Les effectifs d’étudiants dans le supérieur continuent leur progression en 20 (...)

6On assiste, à partir des années 2000, à une troisième vague de massification, marquée par la banalisation de la poursuite d’études dans l’enseignement supérieur, avec des variations importantes selon le type de bac : la quasi-totalité des bacheliers généraux accède à l’enseignement supérieur (93 %), 78,5 % des bacheliers technologiques et 42,7 % des bacheliers professionnels. Un nouvel objectif politique est proclamé en 2005 : 50 % d’une classe d’âge diplômée de l’enseignement supérieur. Les effectifs du supérieur s’envolent, passant de 2 100 000 en 2000, à 2 968 000 en 2021, ce qui représente un triplement par rapport à 19802. La France peut ainsi afficher un taux de diplômés du supérieur (50,3 % parmi les 25-34 ans) plus élevé que la moyenne européenne (41,2 %) et même qu’aux États-Unis (45 %).

L’orientation, entre régulation et sélection

7Aujourd’hui, l’orientation intervient donc, pour la très grande majorité des élèves, en fin de 3e, soit à 15-16 ans, après une phase de scolarité unifiée au collège. L’alternative est alors d’accéder ou non à un second cycle de l’enseignement secondaire court ou long, lui-même général ou à orientation technologique ou professionnelle. Les élèves visant le baccalauréat général doivent choisir, dès la seconde année du lycée, et depuis la réforme du bac mise en place en 2019, non plus entre des séries distinctes (littéraire, économique ou scientifique), mais entre des options disciplinaires allant des mathématiques renforcées aux langues, avec en ligne de mire l’orientation dans l’enseignement supérieur. Il faut anticiper pour tenter d’obtenir la filière du supérieur de son choix, ce qui n’est pas automatique. Même si en théorie, tout bachelier a accès à l’université (sous réserve des « capacités d’accueil »), une procédure nationale d’affectation des bacheliers dans les différentes filières – Parcoursup – a été mise en place en 2017 pour articuler la demande et l’offre d’études, dans un contexte où tant le nombre de postulants que celui des possibilités de formations dans l’enseignement supérieur se sont considérablement accrus.

8Ce dispositif vise à ajuster les profils de plus en plus hétérogènes des candidats et les exigences des filières, pour tenter de limiter les échecs et les erreurs d’orientation ; en éclairant les choix des jeunes par des informations tant sur les opportunités d’études que sur leurs chances de réussite, il s’agit de les amener à s’orienter vers des études où ils ont des chances sérieuses de réussir et secondairement – argument moins explicitement mobilisé – de leur trouver des débouchés.

9Face aux vœux des futurs étudiants, les décisions d’affectation relèvent d’algorithmes nationaux et locaux, les établissements ayant à définir les exigences de chacune de leurs filières. Sont pris en compte le dossier scolaire – résultats, et aussi, pour chacun des vœux, avis des enseignants – ainsi qu’un curriculum vitæ et une lettre de motivation. Si certaines filières ont toujours été sélectives (classes préparatoires aux grandes écoles, formations professionnelles), ce mode de recrutement est nouveau pour les filières jusqu’alors non sélectives – les licences universitaires en premier lieu – qui peuvent, selon leurs capacités d’accueil, pratiquer une sélection, si le nombre de candidats les excède.

10Fortement critiqué pour son opacité et son caractère stressant pour les étudiants (Frouillou et al., 2020), ce dispositif n’a pas pour autant freiné la demande d’enseignement supérieur ni accentué la ségrégation sociale existante entre les filières comme cela était parfois craint. Mais alors que Parcoursup prévoyait des mesures allant dans le sens d’une démocratisation des orientations, avec des quotas de boursiers, et un encouragement à la mobilité géographique, ces incitations n’ont eu qu’un impact limité (Bechichi et al., 2021). De plus, les filières jusqu’alors non sélectives mais très demandées (psychologie, sport…) ont enregistré une hausse du niveau scolaire des admis, puisque celui-ci est resté le principal critère de sélection. La hiérarchie scolaire et sociale entre les universités parisiennes s’est également accentuée, dès lors que les universités de Paris intra-muros, plus demandées que les universités périphériques, pouvaient sélectionner les meilleurs élèves. Dans tous les cas, Parcoursup accroît la compétition entre des bacheliers mieux informés et qui peuvent étendre leurs vœux à tout le territoire national.

Étapes et mécanismes d’une scolarité inégale

11Les politiques éducatives ont ouvert les possibilités d’études : la loi du 5 septembre 2018 proclame « la liberté de choisir son avenir professionnel ». Pourtant, qu’en est-il de la démocratisation des carrières scolaires ? En fait, plus qu’à une atténuation, c’est à une translation sensible des inégalités sociales de cursus que l’on a assisté, depuis les années 1950, sous le coup de « vagues démocratisantes » qui ont, l’ouverture aidant, porté successivement sur l’accès au premier cycle du secondaire, puis sur l’orientation en cours de premier cycle, et enfin, à l’issue du collège, sur l’accès à un second cycle long, porte ouverte sur l’enseignement supérieur. Mais les évolutions sont progressives : ainsi, sur 100 élèves entrés en 6e en 2011, n’accèdent à un second cycle secondaire long, quel qu’il soit, que 69,4 % des élèves, avec une dispersion de 1 à 2 selon les milieux sociaux, les autres élèves étant orientés vers un cycle secondaire professionnel court (NI 23.40).

Le poids des premières années scolaires

  • 3  Les Notes d’information (NI) du ministère qui en attestent se succèdent, de 2008 à 2020 (NI 08.38  (...)

12Ces différences de parcours s’expliquent tout d’abord par les inégalités scolaires qui se manifestent dès l’entrée à l’école primaire, avec des difficultés précoces qui tendent à se cumuler au fil des années. Or l’allongement des parcours promus par les politiques ne s’est pas accompagné d’une homogénéisation des acquis scolaires : on a certes réduit drastiquement les redoublements (en divisant par quatre le taux de redoublement en primaire à partir des années 1980), mais l’absence de dispositions pédagogiques spécifiques visant les élèves faibles à présent promus a débouché sur une baisse globale du niveau moyen au sortir du primaire depuis la fin des années 19803.

13Tous les élèves, y compris ceux dont les fondamentaux sont peu assurés, entrent au collège, un collège dont les programmes sont ceux, à quelques changements près, des lycées des années 1960-1970 qui accueillaient un public bien plus sélectionné. Les problèmes d’adaptation de ces nouveaux publics sont alors inévitables. Plus souvent en échec dès les petites classes, les élèves de milieu populaire entrent en 6e avec un bagage plus fragile, y progressent moins que leurs pairs de milieux sociaux plus favorisés et sont plus nombreux à se voir orientés vers les filières professionnelles (NI 24.05). En effet, l’orientation reste indexée sur les résultats scolaires. Ainsi, parmi les élèves situés dans le décile le plus faible à l’entrée en 6e, 40 % se verront proposer une 2de professionnelle et 37 % un certificat d’aptitude professionnelle (CAP), orientations qui concernent en moyenne 21,8 % et 7,5 % des élèves (NI 23.40). L’orientation vers le professionnel concerne les plus faibles et entérine donc les inégalités précoces de réussite ; tant qu’ils peuvent « passer » dans la classe supérieure, les élèves restent dans la filière générale…

Le rôle des mobilisations familiales

14Mais les décisions d’orientation ne relèvent pas seulement d’une logique académique. Si, en moyenne, les « bons » élèves font les études les plus longues, les décisions d’orientation diffèrent sensiblement selon l’origine sociale, à niveau scolaire comparable, du fait de la diversité des demandes familiales. Selon les textes, la décision finale est censée émerger d’un dialogue avec la famille. Même si la décision d’orientation en fin de 3e est toujours du ressort du chef d’établissement (après avis du conseil de classe), la consigne est de suivre le plus possible cette demande ; en cas de désaccord, la famille peut faire appel, sachant qu’en moyenne, 70 % des appels reçoivent une suite favorable.

15Or les vœux des parents diffèrent fortement selon leur profession ou leur niveau d’instruction : on vise l’obtention d’un diplôme du supérieur dans 89 % des familles de milieu favorisé, dans 69 % des familles de milieu défavorisé (Givord, 2020). Si, de manière générale, les familles renoncent d’elles-mêmes aux orientations les plus exigeantes quand le niveau de leur enfant est trop faible, quand l’élève est moyen, cette autosélection est plus ou moins forte selon le milieu social. Ainsi, les familles de milieu populaire renoncent à demander les filières générales pour se « rabattre » sur une formation professionnelle, alors que les familles de milieu aisé osent demander les orientations les plus valorisées. Or les conseils de classe, comme les textes les y invitent, ont tendance à se rallier aux demandes des familles, et ce de plus en plus, tandis que les « usagers » se voient accorder davantage de poids, pour contester les décisions notamment.

16En suivant les demandes exprimées, mais aussi en n’encourageant pas les demandes de ceux qui se sont fortement autosélectionnés (voire en aidant les familles les moins favorisées à se montrer « raisonnables »), les décisions entérinent les biais sociaux incorporés dans ces demandes. Si l’autosélection différenciée a un poids important dans la genèse des inégalités sociales de trajectoires, les enseignants, présupposant un soutien inégal en fonction du milieu familial, ont tendance à être de fait plus sélectifs avec les élèves de milieu populaire.

17En résumé, les inégalités sociales déjà présentes au sortir du primaire vont se creuser au collège, par le jeu de deux mécanismes. Tout d’abord, les scolarités au collège accentuent les écarts initiaux d’acquisitions, les élèves initialement les plus forts progressant davantage que les élèves initialement les plus faibles. Ensuite, ces écarts se creusent d’autant plus que les programmes se font plus ardus et que, par ailleurs, les choix à faire se multiplient ; les inégalités qui marquent ces choix revêtent alors un poids important.

Des différenciations subtiles et clivantes

18Si l’objectif politique « 80 % d’une classe d’âge au niveau d’un baccalauréat » a été réalisé en 2018, il subsiste de fortes inégalités entre les groupes sociaux. Ainsi, 94 % des enfants de cadres obtiennent un bac (quel qu’il soit), mais ce n’est le cas que d’environ 63 % des enfants d’ouvriers non qualifiés ou de personnel de service (NI 20.07). Le type de bac obtenu est encore plus diversifié socialement : alors que 85 % des enfants de cadres sont dotés d’un bac général ou technologique (dont 77 % pour le premier), ce n’est le cas que de 35 % des enfants d’ouvriers ou d’employés ; ces derniers sont presque aussi nombreux à détenir un bac professionnel.

19La création du baccalauréat professionnel a ouvert les opportunités des élèves de milieu populaire, les premiers concernés du fait de leur niveau scolaire en moyenne plus faible, mais aussi du fait que les conseils de classe leur proposent cette voie plus systématiquement qu’à leurs pairs de milieu plus aisé. Au total, si les inégalités sociales d’accès au baccalauréat se sont sans conteste atténuées, elles prennent aujourd’hui avant tout la forme d’inégalités d’accès aux différents types de baccalauréat et de choix de profil de spécialités en 1re : en particulier, les enfants des milieux sociaux les plus favorisés sont surreprésentés dans toutes les combinaisons de choix incluant des mathématiques (NI 21.22). Ces différenciations dans le bagage scolaire détenu au sortir du lycée pèsent d’un poids très lourd à l’entrée dans l’enseignement supérieur : les inégalités sociales d’accès à ce niveau d’enseignement s’expliquent avant tout par les inégalités d’obtention du baccalauréat (et avec quel profil), bien plus que par les inégalités sociales tenant spécifiquement aux choix d’orientation entre le secondaire et le supérieur. L’accumulation d’inégalités précoces de réussite et ses conséquences sur les trajectoires au cours du secondaire constituent donc de loin le principal mécanisme à l’origine des inégalités d’accès au supérieur.

20S’il est indubitable que l’accès à l’enseignement supérieur s’est démocratisé, en continuité avec la démocratisation du baccalauréat, il reste aujourd’hui encore très inégal : alors que 53 % d’une génération accède à l’enseignement supérieur, c’est le cas de plus de 80 % des enfants d’enseignants et de cadres supérieurs, et d’un peu moins de la moitié des enfants d’employés et d’ouvriers. En sortiront diplômés (parmi les 25-34 ans, en 2020), 80 % des enfants de cadres et seulement 30 % des enfants d’ouvriers, avec même un écart de plus de 1 à 3 quand on se limite aux diplômes du supérieur long.

21En outre, les profils des différentes filières du supérieur restent très contrastés : le poids des enfants de milieu très favorisé (cadres, professions libérales, qui représentent environ un quart des jeunes) est de 16 % dans les sections de technicien supérieur et de 53 % dans les classes préparatoires aux grandes écoles (NI 18.09). Au sein de l’université, ce pourcentage baisse depuis les filières santé (48 %), suivies des sciences et du droit (37 %), jusqu’aux filières littéraires et de sciences humaines (28 %). La surreprésentation des jeunes de milieu très favorisé s’accroît avec le prestige des filières, puisqu’ils constituent 64 % du public des grandes écoles. Leur recrutement est aussi géographiquement très concentré, avec une forte surreprésentation des étudiants parisiens pour ce qui est des écoles les plus prestigieuses. Au total, parmi les élèves nés en 1995, les chances relatives des élèves de milieu très favorisé d’accéder à une grande école sont quatorze fois plus élevées que celles des élèves de milieu défavorisé. Cette situation traduit sans conteste l’excellence scolaire accumulée par les enfants de cadres tout au long de leur scolarité, mais aussi des mobilisations des parents très actives pour optimiser les choix et les conditions de scolarisation de leur enfant.

L’orientation, entre projet personnel et stratégies de positionnement…

22L’orientation, c’est choisir dans une gamme ouverte de possibles. Le dispositif Parcoursup l’illustre bien, qui ne se focalise pas seulement sur le caractère « raisonnable » des choix, mais invite les étudiants à faire autant de choix qu’ils le souhaitent et à ne pas se censurer. Il inclut par là une dimension expressive et s’inscrit dans la philosophie de l’éducation au choix et du développement personnel censée sous-tendre les pratiques d’orientation depuis les années 1990.

Des choix « rationnels » ?

23Les choix d’orientation peuvent être analysés en termes d’arbitrage entre risque (d’échec) et rendement (professionnel) des études (Duru-Bellat et Mingat, 1988). Des arbitrages sont nécessaires, car les études les plus « rentables » sont en général les plus risquées. On observe que les étudiants de milieu modeste tiennent davantage compte du risque d’échec que des rendements futurs, pratiquant une autocensure de nature avant tout économique. Les étudiants sans problèmes matériels, moins dissuadés par les risques et le coût des études, peuvent tenter leur chance dans les filières difficiles (médecine, classes préparatoires), quitte à se réorienter en cas d’échec vers des filières moins risquées (licences universitaires notamment). Outre ces calculs confrontant risques d’échec et débouchés, intervient aussi parfois la quête d’un mode d’encadrement proche de celui du lycée, sans que l’existence d’une sélection apparaisse comme dissuasive, mais au contraire plutôt encourageante, semblant garantir non seulement la réussite, mais aussi des débouchés.

24Intervient aussi une autosélection marquée par l’origine géographique, avec des orientations moins alignées sur les filières les plus prestigieuses chez les élèves ruraux, qui correspond sans doute moins à un manque d’ambition qu’à une conception de l’avenir ancrée dans leur territoire. Autosélection à nouveau quand, à série et mention au baccalauréat identiques, les filles s’orientent moins vers les classes préparatoires aux écoles d’ingénieurs, par exemple (NI 04.14). Ces orientations convenues sont sous-tendues par le fait de pouvoir s’imaginer dans telle profession, qui ne doit donc pas apparaître trop incongrue au regard du sexe, du milieu social, voire géographique, et de l’avenir anticipé en conséquence.

25Toutes ces stratégies sont mouvantes. Les étudiants issus des familles les plus instruites sont à l’affût des « bonnes affaires » en matière d’orientation, qu’ils découvrent notamment dans les « salons » dédiés. Ils sont à même de modifier leurs choix, dès lors que des orientations se banalisent et deviennent moins rentables. Actuellement, les cycles universitaires de licence n’occupent que la troisième place dans les vœux des futurs étudiants, après les grandes écoles, les formations privées de type « bachelor » en pleine expansion, et les cycles professionnels. Au total, les néo-étudiants, face à un enseignement supérieur dont le foisonnement et l’organisation exigent de gérer une trajectoire de plus en plus complexe, doivent se montrer experts en calculs rendement/risque, sur la base d’estimations et de contraintes fortement dépendantes de leur milieu social. Une rationalité située, donc !

Des projets d’avenir ?

26Pour élaborer et formuler un projet, il faut s’imaginer dans une profession… Il faut donc que cela soit pensable, compte tenu de l’image que l’on a de soi, telle que toute la scolarité passée a contribué à la former. Compte tenu également de ce que l’on sait du monde professionnel. Le poids des stéréotypes intervient, pour délimiter les professions compatibles, qu’il s’agisse de ce qui apparaît désirable dans son milieu social ou des modèles du féminin et du masculin. Cela peut engendrer des « choix de compromis » (Duru-Bellat, 1995) entre un rêve et un choix conforme aux modèles sociaux et aux modèles de genre. De plus, particulièrement en France, la hiérarchie des orientations dans le supérieur (des grandes écoles aux formations professionnelles courtes) est très marquée, et anticipée dès le lycée, engendrant une hiérarchie claire des options, elle-même en lien avec la hiérarchie scolaire – les options scientifiques étant choisies par les meilleurs élèves. Cette hiérarchie est intériorisée par les élèves, dans un système éducatif maintes fois décrit comme cruel avec les plus faibles, les « vaincus » de la compétition scolaire.

27Les choix d’orientation sont alors souvent difficiles, voire douloureux, quand il s’agit d’articuler une identité personnelle encore en gestation avec un futur lui-même incertain, et alors que tant de portes semblent déjà fermées en raison du passé scolaire. En France, les jeunes ont le sentiment, plus qu’ailleurs, qu’ils ont un et un seul choix à faire, irréversible, et qu’ils sont ensuite dans un « tuyau », comme le montrent les comparaisons internationales (van de Velde, 2008), compte tenu à la fois de la rigidité du système de formation, de la difficulté des changements d’orientation et ensuite de la force des relations entre diplômes et professions.

28On peut s’interroger, dans ce contexte, sur la notion de projet personnel mise en exergue par l’institution scolaire et Parcoursup. L’orientation, vu le poids des facteurs scolaires, apparaît comme un renoncement et une confrontation à un réel bien flou. De fait, la meilleure filière est la plus haute à laquelle on puisse accéder dans un ensemble très hiérarchisé, et, dans un second temps, celle qui permet d’accéder aux études perçues comme les plus « porteuses » de débouchés, même si son contenu est considéré comme peu tentant. Cette logique avant tout scolaire engendre de nombreux choix par défaut, et l’instrumentalisme des lycéens domine, loin de cette logique de projet censée fonder l’orientation.

29Cela s’observe d’autant plus que le manque de familiarisation des jeunes avec le monde du travail se traduit par une focalisation des choix sur un nombre restreint de professions : en 2018, les choix de la moitié des jeunes (dans 41 pays) se concentrent sur dix métiers (Mann et al., 2020). Il s’agit très majoritairement d’emplois très qualifiés, laissant les emplois moins prestigieux aux élèves de la voie professionnelle ou aux jeunes sans diplôme.

Les jeunes entre « spécialistes » et familles…

30L’organisation de l’orientation entend élargir cette vision et aussi limiter le poids de l’origine sociale. Même si l’orientation est moins intégrée dans les cursus du lycée – avec 54 heures annuelles dans chacune des trois années – en France que dans la plupart des pays de l’OCDE (Givord, 2020), un « Cadre national de référence » précise le rôle de l’État et des collectivités locales en matière d’information et d’orientation. On y affirme la nécessité d’une « véritable éducation à l’orientation », la garantie du « droit de toute personne à être informée, conseillée et accompagnée en matière d’orientation professionnelle ». Les collectivités locales sont chargées de diffuser l’information sur les métiers. Quant à l’État, il prend les décisions en matière d’orientation (à l’issue du dialogue avec les familles) et d’affectation des élèves. Il contribue aux actions d’information, est responsable des activités d’« accompagnement au choix de l’orientation », notamment en 2de et en 1re, et doit se montrer vigilant quant aux discriminations, lutter contre l’autocensure à l’œuvre dans certains lycées, bref ouvrir les possibles.

31Des spécialistes sont censés aider les jeunes dans leurs choix. Depuis 2017, la profession de « conseiller d’orientation-psychologue », accessible aux diplômés de psychologie, est focalisée sur des missions de type « favoriser l’équilibre émotionnel des jeunes pour favoriser leur réussite » ou « prévenir le décrochage », autant que sur l’« éducation à l’orientation », et a fortiori les tâches de diffusion de l’information. Ces conseillers d’orientation sont peu nombreux, pouvant suivre jusqu’à 1 800 élèves, contre une moyenne de 800 en Europe pour les mêmes personnels.

32L’orientation se jouant de plus en plus tard, étant donc de fait de plus en plus scolaire, on sollicite d’autant plus les enseignants en fin de 3e et – c’est plus récent – pour le choix des spécialités de 1re, et enfin pour Parcoursup, pour donner un avis sur les vœux des élèves, après les avoir aidés à les formuler. Les lycéens sont nombreux (43 %) à dire qu’ils ont effectué la saisie de leurs vœux sur la plateforme Parcoursup avec l’aide de leur famille (contre 8 % avec l’aide d’un enseignant et 47 % en solitaire), même si, au stade préalable de l’information, celle-ci est peu invoquée, comparativement à internet (et secondairement aux journées « portes ouvertes » ou aux rencontres en tout genre). La famille est aussi mobilisée pour la rédaction des lettres de motivation et du curriculum vitæ, pour y voir plus clair dans les diverses possibilités, tout cela étant plus fréquent dans les milieux favorisés (Belghith et al., 2019). Ceux-ci mobilisent également davantage les possibilités de recours quand la filière souhaitée n’a pas été obtenue. Par ailleurs, surfant sur les demandes d’aide pour construire le dossier le plus efficace possible, les cabinets de conseils privés se sont multipliés depuis 2018, pouvant, par exemple, facturer 500 euros pour un « pass sérénité Parcoursup », allant de l’aide aux stratégies de choix jusqu’à la rédaction des « projets de formation motivés » requis pour chaque demande.

  • 4  Voir « L’opinion des néo-bacheliers sur Parcoursup », sondage Ipsos pour le ministère de l’enseign (...)

33Si les jeunes sont nombreux à se plaindre du caractère anxiogène de la procédure (45 %), ils sont presque aussi nombreux (41 %) à se dire satisfaits, en particulier quand ils ont été admis dans la filière souhaitée4. Mais ils estiment que les résultats scolaires passent bien avant les appréciations des enseignants et le projet personnel, ce qui n’est pas sans lien avec le jugement sévère qu’ils portent sur le caractère juste de la procédure (seulement 27 % la jugent comme telle).

34Les questions d’orientation sont prises dans un étau. Pour les pouvoirs publics, il s’agit de concilier le respect des choix individuels et la régulation des flux, des flux qui doivent de plus respecter les benchmarks européens allant dans le sens d’une élévation du niveau d’études, tout en n’esquivant pas les considérations de débouchés. Ravivés avec Parcoursup et l’ambition de favoriser par là même des choix « libres, informés et réfléchis », les débats sur la possibilité même d’une orientation découlant de projets authentiques sont anciens.

35Pour les personnes, l’orientation apparaît, dans bien des cas, comme une logique gouvernée par la prudence, l’autosélection eu égard à un passé, davantage que comme une anticipation de l’avenir structurée par un projet personnel. Si les jeunes mobilisent tous le terme de projet, le sens qu’ils lui donnent est variable : la représentation d’un projet comme anticipation rationnelle de son avenir est loin d’être également partagée, notamment par les plus faibles d’entre eux qui se réfugient parfois dans des projets précis, mais dont chacun sait qu’ils sont inaccessibles (Leroux, 2024).

36Dans ces conditions, on voit mal ce que pourrait être une orientation juste. Au-delà des inégalités sociales de performance, qui se cumulent tout au long du parcours scolaire, des différences dans l’utilisation de l’appareil scolaire se réactualisent constamment, au sein d’une offre scolaire de plus en plus diversifiée. Dès lors que les familles cherchent à positionner au mieux leur enfant dans les hiérarchies scolaires, cette quête de la distinction (selon l’expression de Bourdieu) redéfinit en permanence le sens des différentes filières : si telle orientation cesse d’être réservée à une minorité, vont se mettre en place, à coup de surenchères scolaires, d’autres filières ou des micromilieux d’excellence. Les régularités statistiques qui attestent au fil de temps qu’on est encore loin d’une véritable démocratisation ont un fondement microsociologique : elles résultent des stratégies d’acteurs qui cherchent à utiliser le système en fonction de ce qu’ils estiment être leur intérêt.

37Dans ce contexte, et tant que les professions sont inégalement attractives, on ne saurait en vouloir aux parents de viser pour leur enfant la meilleure insertion professionnelle possible. Seuls un monde du travail moins inégal ainsi qu’une moindre importance donnée aux diplômes pour l’accès aux emplois pourraient ouvrir la possibilité de véritables choix d’orientation, selon les goûts et les styles de vie envisagés (Dubet et Duru-Bellat, 2024). Dégagées du poids d’une compétition et d’un utilitarisme destructeurs, les études pourraient aussi retrouver, pour tous les élèves, un certain sens. Tant que les jeunes ont le sentiment, non dénué de vérité, même s’il est parfois exagéré, qu’ils jouent leur vie à l’école, l’orientation peut difficilement être autre chose qu’une sélection.

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Bibliographie

Bechichi N., Grenet J. et Thebault G. (2021). D’Admission post-bac à Parcoursup : quels effets sur la répartition des néo-bacheliers dans les formations d’enseignement supérieur ? Dans INSEE, France, portrait social - Édition 2021 (p. 105-121). https://hal.science/hal-03501118v1

Belghith F., Carvalho H., Ferry O. et Tenret É. (2019). L’orientation étudiante à l’heure de Parcoursup: des stratégies et des jugements socialement différenciés. OVE Infos, 39.

Dubet, F., Duru-Bellat, M. (2024). L’emprise scolaire. Presses de Sciences Po.

Duru-Bellat, M. (1995). Socialisation scolaire et projets d’avenir chez les lycéens et les lycéennes. L’Orientation scolaire et professionnelle, 24(1), 69-86.

Duru-Bellat, M. et Mingat, A. (1988). Les disparités de carrières individuelles à l’université : une dialectique de la sélection et de l’autosélection, L’Année sociologique, 38, 309-340.

Frouillou, L., Pin, C. et van Zanten A. (2020). Les plateformes APB et Parcoursup au service de l’égalité des chances ?, L’Année sociologique, 70(2), 337-363.

Givord, P. (2020). Dans les pays de l’OCDE, les aspirations éducatives et professionnelles des jeunes de 15 ans sont très marquées par le milieu social. Dans INSEE, France, portrait social – Édition 2020 (p. 79-91).

Leroux, E. (2024). Une anticipation rationnelle de son orientation. Éducation et socialisation, 72. https://doi.org/10.4000/11w25

Mann, A., Denis, V., Schleicher, A. et al. (2020). Dream Jobs? Teenagers’ Career Aspirations and the Future Work. OCDE.

Van de Velde, C. (2008). Devenir adulte : sociologie comparée de la jeunesse en Europe. Presses universitaires de France.

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Notes

1  Les Notes d’information (NI) du ministère sont téléchargeables sur le site de la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance).

2  Malfatto, S. (2022). Les effectifs d’étudiants dans le supérieur continuent leur progression en 2021-2022. Note d’information du SIES (Système d’information et des études statistiques). 2022-14. https://dgxy.link/jaLbn

3  Les Notes d’information (NI) du ministère qui en attestent se succèdent, de 2008 à 2020 (NI 08.38 ; NI 19.08 ; NI 20.33).

4  Voir « L’opinion des néo-bacheliers sur Parcoursup », sondage Ipsos pour le ministère de l’enseignement supérieur, septembre 2022 : https://dgxy.link/sjdFv/ ; voir aussi l’édition 2023.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie Duru-Bellat, « L’orientation en France : entre projet et sélection »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 97 | 2024, 163-173.

Référence électronique

Marie Duru-Bellat, « L’orientation en France : entre projet et sélection »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 97 | décembre 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/ries/16292 ; DOI : https://doi.org/10.4000/139c3

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Auteur

Marie Duru-Bellat

Marie Duru-Bellat est sociologue, professeure émérite de sociologie à l’Institut d’études politiques de Paris et chercheuse à l’Institut de recherche sur l’éducation (IREDU/Université de Bourgogne, en sociologie et économie de l’éducation. Ses recherches portent principalement sur les inégalités sociales, les inégalités hommes-femmes, la mixité et la méritocratie au sein du système éducatif français. Autrice de très nombreuses publications, ses travaux font autorité sur ces sujets. Courriel : marie.duru-bellat[at]wanadoo.fr

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