Éducation et montée des populismes : le cas de l’Espagne
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Mots-clés :
politique de l’éducation, relation parents-école, participation des parents, contenu d’enseignement, lutte contre les discriminationsKeywords:
educational policy, parent-school relationship, parent participation, teaching content, fight against discriminationGéographique :
EspagnePalabras claves:
política educacional, relación familia-escuela, participación de los padres, contenido de la enseñanza, lucha contra la discriminaciónTexte intégral
- 1 En référence aux codes pin utilisés pour activer ou désactiver le contrôle parental.
1Avant que la pandémie de la Covid-19 ne commence à sévir en Espagne avec virulence, l’hiver 2019-2020 a été le théâtre d’une passe d’armes politique qui a donné lieu à une crise majeure pour le gouvernement dirigé par le socialiste Pedro Sánchez. Son origine en est l’application d’une loi éducative dans la communauté autonome de Murcie, dont le gouvernement comporte des représentants de Vox (parti d’extrême-droite nationaliste) ; celle-ci permet aux parents d’avoir un droit de regard sur certains enseignements dispensés au sein de l’enseignement secondaire de cette région qui ne comporte qu’une seule province (Murcie). L’idée n’est pas nouvelle puisque le « contrôle parental » (nommé pin parental en espagnol1) était l’une des mesures phares du programme de Vox lors des élections législatives d’avril, alors que le parti de Santiago Abascal semblait ne jamais devoir atteindre un niveau de représentation aussi important au sein des instances municipales, régionales et nationales de la monarchie parlementaire espagnole, qui s’est construite sur une neutralisation efficace des extrêmes de l’échiquier politique durant la transition (1976-1983). Autant dire que cette mesure était passée inaperçue pour tous ceux qui n’avaient pas étudié de près le programme de cette formation politique récente en Espagne.
2Vox ne se différencie guère des positions politiques et éducatives d’un Jair Bolsonaro, et la formation d’Abascal s’est emparée du thème de l’enseignement en espérant pouvoir peser sur sa configuration. Sur quoi porte exactement la querelle ? Certains cours dispensés sous la forme d’ateliers ou de conférences dans les établissements d’enseignement secondaire développent une sensibilisation à la différence, notamment sexuelle, et portent également sur les violences faites aux femmes, le harcèlement, l’égalité homme/femme, les risques de l’alcool ou des stupéfiants. Ces formations obligatoires proviennent d’une volonté affichée depuis une quinzaine d’années, par le pouvoir de Madrid, de se lancer dans une politique ambitieuse de réponse aux nombreuses violencias de género qui faisaient de ce pays l’une des nations européennes au plus haut taux de féminicides. Ces enseignements sont notamment assurés par des intervenants extérieurs, parmi lesquels figurent des associations de défense des femmes ou LGBT. Ils font donc partie des programmes depuis plusieurs années, mais cela n’a pas empêché Vox de dénoncer, de manière récurrente lors de la campagne électorale puis lors des différentes réunions tenues depuis, un « endoctrinement » ainsi qu’une « hypersexualisation » des adolescents, et ce alors même qu’une seule plainte a été enregistrée pour toute la péninsule depuis que ces formations existent. La mesure imposée à Murcie est à cet égard significative et elle a adopté la forme suivante, après de sensibles modifications dues aux protestations : afin de ne pas assister à une formation, l’enfant ou l’adolescent doit produire un refus de la part des parents et ce, pour un enseignement qui n’implique pas un ou une fonctionnaire (car, dans ce cas, la formation ne peut être refusée). Les élèves qui fournissent l’autorisation ou qui omettent de la fournir peuvent y prendre part. Sur le plan des thématiques abordées, ce que le parti d’extrême droite combattait sur le plan sociétal connaît ainsi des implications éducatives importantes, et la défiance exprimée à l’égard des collèges et des lycées publics est inédite en Espagne. Pour les opposants au parti Vox, il s’agit d’une attaque de l’instruction publique qui est, en réalité, bien plus stratégique qu’il ne semble, et elle donne lieu à une double polémique qui tend à faire bouger certaines lignes qui semblaient jusque-là intangibles au niveau communautaire et national. Jusqu’alors, si des parents s’étaient opposés aux méthodes ou aux objectifs de l’éducation publique, ils avaient coutume de se tourner vers l’enseignement privé qui jouit du reste d’une dynamique ascendante en Espagne ; or, dans le cas présent, l’attaque de Vox vise explicitement à faire plier idéologiquement l’école et à y introduire une intrusion parentale qui s’apparente à une censure.
3La querelle est avant tout juridique. Les partisans du veto parental affirment qu’ils ne font qu’exercer un droit que leur confère la Constitution de 1978 (article 27, alinéa 3) et qui leur permet de participer activement à la formation de leurs enfants et d’être associés à la scolarité de ceux-ci. Il est en effet stipulé que « les pouvoirs publics garantissent aux parents le droit de donner à leurs enfants la formation religieuse et morale en accord avec leurs propres convictions ». Toutefois, ce même article 27 précise, dans ses deux premiers alinéas, que l’éducation est obligatoire et qu’elle « aura pour objet le plein épanouissement de la personnalité humaine, dans le respect des principes démocratiques de coexistence et des droits et des libertés fondamentales », ce qui inclut donc les enseignements complémentaires que nous avons pu mentionner. En outre, la ministre de l’Éducation, Isabel Celaá, a rappelé que le veto parental était contraire à la loi actuelle de l’éducation (article 1 de la LOMCE, Ley orgánica para la mejora de la calidad educativa, promulguée par le Partido Popular en mai 2013 et qui est très loin de faire l’unanimité depuis), qui prévoit une « formation intégrale de l’individu » où sont intégrés notamment les normes autonomiques et le rejet de la violence faite aux femmes. À cet écheveau juridique s’ajoute encore le niveau propre aux communautés autonomes qui, même si elles jouissent d’une relative liberté sur le terrain curriculaire, incorporent les normes et lois édictées par le gouvernement central de Madrid, tout particulièrement en ce qui concerne les minorités sexuelles et les droits des femmes. Autant dire que la proposition de Vox mise en application à Murcie secoue l’ensemble de l’édifice juridique espagnol et même européen, puisque l’enseignement doit aussi transmettre les valeurs de l’Union de telle sorte, comme le précise le texte de la LOMCE, que tous les mineurs aient accès au droit « d’être éduqués dans les valeurs constitutionnelles et démocratiques auxquelles ils peuvent ne pas avoir accès chez eux ».
4Toutefois, les arguments juridiques ont beau ne pas manquer aux opposants au veto parental, Vox souhaiterait l’étendre aux deux autres communautés autonomes dans lesquelles ce parti constitue la force politique d’appoint permettant aux gouvernements régionaux d’atteindre la majorité absolue : Madrid et l’Andalousie. Aussi la bataille est-elle également politique et replace-t-elle l’éducation au centre des affrontements entre une Espagne progressiste et une Espagne chaque fois plus conservatrice, ligne de partage qui recoupe – non totalement – le clivage droite/gauche. Si le Parti socialiste a développé lors de plusieurs mandatures une politique ambitieuse en matière d’évolution de l’enseignement dans ses liens avec la société civile et de formation du futur citoyen, celle-ci a déclenché des réactions assez virulentes de la part de la droite espagnole (principalement le Partido Popular et, à présent, Vox), qui a toujours privilégié l’enseignement confessionnel privé, largement alimenté en Espagne par des fonds publics depuis les mandatures de José Maria Aznar (1996-2004) et Mariano Rajoy (2011-2018). La proposition de Vox a encore accentué la ligne de fracture entre les deux bords de l’échiquier politique et a suscité l’intérêt du Partido Popular, qui a besoin du parti d’extrême droite pour conserver la majorité dans ces deux provinces. La formation de centre-droit Ciudadanos a également pris part à cette coalition murcienne, qui a promulgué le veto parental avant de prendre ses distances face à cette dérive populiste. C’est par conséquent toute la droite espagnole qui prend ainsi le risque d’une radicalisation conservatrice, ce qui est loin de faire l’unanimité au sein du parti.
5Il convient de préciser deux faits, en guise d’épilogue provisoire à cette tentative d’attaque de l’éducation publique. Tout d’abord, à la suite de très fortes pressions exercées par le gouvernement central, la loi murcienne a été finalement suspendue par le Tribunal Superior de Justicia (TSJ) de la communauté autonome le 12 mars 2020, suspension qui ne porte nullement sur la mesure en elle-même mais qui vise à préserver les élèves de toute inégalité de traitement en cas de révocation du veto parental. Par ailleurs, quatre mois après cette décision, la proposition du pin parental a été reprise au Mexique et adoptée par l’État d’Aguascalientes le 18 juillet 2020, alors même qu’elle était présentée dans huit autres États de la fédération mexicaine. Si l’esprit de cette réforme est identique aux intentions de Vox en Espagne, elle apparaît dans un contexte bien différent. Ce n’est pas tant l’extrême droite que l’on retrouve à la manœuvre, que des groupes évangéliques particulièrement dynamiques et structurés, réalité américaine que l’on rencontre aussi bien aux États-Unis qu’au Brésil ; dans ces trois pays, pour ne citer que ces exemples, ils parviennent à former d’authentiques lobbies qui pèsent sur les élections présidentielles et sur la législation en ce qui concerne tout un ensemble de thèmes de société, notamment éducatifs. Plusieurs des dirigeants de ces groupes ont d’ailleurs été condamnés pour homophobie ou violence à l’encontre des femmes. Ces deux derniers développements laissent entendre et supposer qu’une fois la pandémie passée, cette mesure, et d’autres qui participent de la même philosophie populiste, seront mises en avant et défendues.
Notes
1 En référence aux codes pin utilisés pour activer ou désactiver le contrôle parental.
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Référence papier
Philippe Rabaté, « Éducation et montée des populismes : le cas de l’Espagne », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 85 | 2020, 20-23.
Référence électronique
Philippe Rabaté, « Éducation et montée des populismes : le cas de l’Espagne », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 85 | décembre 2020, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 08 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/ries/9972 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.9972
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