Navigation – Plan du site

AccueilNuméros41(1)ArticlesRationalité des transitions postd...

Articles

Rationalité des transitions postdoctorales : conflits entre les représentations, ressources, et vécus des doctorants et des titulaires de doctorat

Teele Tõnismann et Alexandre Bran

Résumés

La formation doctorale, désormais orientée vers la préparation à des carrières variées au-delà du milieu académique, a fait l'objet de réformes visant à diversifier ses débouchés. Cependant, des incertitudes persistent quant à la perception, la préparation, et l'expérience de la transition postdoctorale, ainsi qu'aux ressources et contraintes qui y sont associées. À partir d'une analyse thématique d’entretiens avec des docteurs et doctorants en France, nous étudions comment ces derniers préparent et traversent la transition postdoctorale. Pour cela, nous nous appuyons sur le modèle d'analyse d'Albero (2018), qui distingue trois dimensions de la rationalité d'action : l'idéel, le fonctionnel de référence, et le vécu. En appliquant ce modèle à l'analyse des transitions postdoctorales, nous montrons qu'une prise en compte conjointe de l'ensemble des rationalités permet une compréhension plus fine de la manière dont ces transitions sont préparées et traversées. Les résultats révèlent un désalignement entre ces dimensions, soulignant les limites des dispositifs de soutien. Ces désalignements sont particulièrement importants pour certains sous-groupes de doctorants et de docteurs, notamment ceux des Sciences Humaines et Sociales. Enfin, l'analyse met également en lumière des éléments spécifiques aux transitions postdoctorales par rapport aux transitions universitaires, tels que l'importance des réseaux professionnels et la diversité des rôles des encadrants dans ce processus.

Haut de page

Texte intégral

1. Introduction

1La nature et les objectifs du doctorat évoluent. Autrefois principalement orienté vers la formation des futurs personnels académiques, le doctorat est désormais mis en avant comme un moyen de former des individus à et par la recherche afin de bénéficier à tous les secteurs de la société (MESR, 2023). En France, un nombre croissant de titulaires de doctorat intègre les secteurs non-académiques dans les trois ans suivant leur soutenance (environ 56 % en 2021) (MESRI-SIES, 2021). Des tendances similaires sont observées dans d'autres pays européens (Auriol et al., 2013; Boosten et al., 2014; Vitae, 2016) et en Amérique du Nord (Hayter et Parker, 2019). Ces évolutions sont globalement favorisées par les politiques publiques qui visent à augmenter la proportion de docteurs en-dehors du secteur académique (Hnatkova et al., 2022; MESR, 2023).

2Suivant ces évolutions, les programmes doctoraux ont fait l’objet de réformes pour préparer les doctorants à des carrières non-académiques. En France, ces initiatives ont pris la forme de formations axées sur le développement et la prise de conscience des compétences transférables, la mise en place de portfolios de compétences, et une diffusion de l’information vers les carrières possibles (Batteau, 2023). Cependant, les transitions des docteurs qui s’orientent vers les secteurs non-académiques présentent encore des défis : de nombreuses trajectoires postdoctorales sont marquées par des contraintes, des disparités de ressources, et des réorientations (Calmand, 2020; Le Bayon, 2021). Les travaux mettent également en évidence de nombreuses zones d'ombre quant à la perception, la préparation, et le vécu de la transition postdoctorale, ainsi que concernant les ressources et les contraintes qui y sont liées.

3La période de la transition postdoctorale présente également des difficultés accentuées pour certains groupes sociaux. Par exemple, les études montrent que les diplômés des Sciences Humaines et Sociales (SHS) et ceux des Sciences du vivant font face à des parcours professionnels plus instables (ATHENA, 2019; Calmand, 2020; Céreq, 2017). La littérature montre en outre que les titulaires de doctorat peuvent être perçus et valorisés différemment en fonction de leur champ disciplinaire (Boosten et al., 2014; Le Bayon, 2021) ou de leur origine (Calmand, 2020). Cependant, à ce jour, nous manquons de connaissances sur la manière dont ces situations affectent les diplômés de ces disciplines, ainsi que sur leurs ressources et contraintes spécifiques.

4Cet article vise à mieux comprendre comment les doctorants et docteurs traversent la transition postdoctorale, les contraintes auxquelles ils sont confrontés, ainsi que les ressources dont ils disposent. Plus précisément, nous cherchons à analyser les spécificités de cette transition au sein de sous-groupes, en prenant notamment pour exemple les SHS. Pour éclairer ces questionnements, nous commencerons par revisiter les travaux ayant étudié la transition postdoctorale et examinerons les différentes manières de conceptualiser et d'étudier cette transition. Ensuite, nous présenterons deux études menées auprès de doctorants en SHS et de titulaires de doctorat. Nous conclurons par une discussion des résultats obtenus.

2. Cadre conceptuel : étudier la transition postdoctorale par l’analyse des rationalités d’action

5Cette première partie présente le cadre conceptuel de l’article, basé sur l'application du modèle d'analyse des trois dimensions de la rationalité d'action : l'idéel, le fonctionnel de référence et le vécu (Albero, 2018). Nous utilisons ce modèle pour analyser les transitions postdoctorales. Nous commencerons par examiner les travaux existants sur ces transitions. Ensuite, nous explorerons les différentes manières de les conceptualiser et de les étudier, et nous présenterons le modèle d'analyse des trois dimensions de la rationalité d'action. Enfin, nous présenterons les objectifs de l'étude.

2.1. La transition postdoctorale

6En France, la recherche sur les carrières postdoctorales s'est focalisée sur les aspirations des doctorants et des titulaires de doctorat, les débouchés professionnels, et les déterminants de l'accès aux métiers de la recherche et développement dans le secteur privé (Beret et al., 2004; Bonnard, 2012; Calmand et Giret, 2020). Dans une étude qualitative longitudinale, Le Bayon (2021) a ainsi identifié cinq types de trajectoires professionnelles post-doctorat : les projets « constants », « fluctuants », « réorientés », « itératifs » et « en poursuite ». Ces projets sont influencés par de nombreux facteurs. De leur côté, les travaux de Calmand (2020) ont révélé l'importance des conditions de réalisation de la thèse sur la transition, montrant que les doctorants disposent de ressources inégales en fonction de leur expérience passé, de leur champ disciplinaire, et de leur origine. La période de transition est donc vécue différemment selon les individus, pouvant ainsi s'apparenter à une simple poursuite de carrière ou à une véritable insertion professionnelle.

7Les études menées dans d'autres pays examinent à la fois l'importance des structures, telles que les cadres de carrière, dans les actions et parcours individuels, ainsi que la capacité des individus à naviguer et interagir avec ces cadres (McAlpine, 2014; McAlpine et al., 2013; McAlpine et Emmioglu, 2015; O'Meara et al., 2014; Ta et al., 2024), ou encore les évolutions et transformations de l'identité durant cette période (Creely et Laletas, 2019; Espono et al., 2010). De façon générale, cette période de transition semble particulièrement marquée par la méconnaissance des modes et stratégies de recherche d’emploi, les conflits d’identités sociales et professionnelles, les rapports différenciés au travail, et la quête d’une reconnaissance sociale (Le Bayon, 2021).

8Bien que ces études analysent en profondeur le processus de transition, le concept de « transition » reste flou et peu défini dans la recherche sur le doctorat. La majorité de ces travaux adoptent une approche « bottom-up », utilisant les données recueillies pour étudier le phénomène, tandis que peu privilégient une approche « top-down » fondée sur des concepts théoriques. Pourtant, cette dernière approche pourrait aider à mieux définir et standardiser le concept de transition, facilitant ainsi la comparaison entre les différentes études. De plus, la mobilisation de modèles théoriques permettrait d’explorer de nouveaux liens entre les mécanismes structurels ou institutionnels qui influencent la transition, au-delà des expériences individuelles. Cette démarche enrichirait la compréhension des transitions postdoctorales et pourrait permettre de développer des interventions plus ciblées (Ecclestone et al., 2010).

2.2. Le concept de transition

9La transition peut être considérée comme le passage, de durée variable, entre deux séquences (Le Bayon, 2021), ou comme la capacité à naviguer le changement (Gale et Parker, 2014). Elle est souvent associée à certains stades de la vie comme la fin des études ou l’obtention d’un premier emploi. Les recherches sur les transitions professionnelles et l’enseignement supérieur suivent deux approches principales. La première approche, institutionnelle, considère la transition comme une successions de phases et de périodes d'ajustement, où les individus passent d'un contexte à un autre. Elle implique des changements d’environnement, de normes, ou de procédures, en mettant l'accent sur une progression linéaire et chronologique. Cette approche se concentre sur l’analyse des contextes des transitions, où une personne passe par exemple d'un rôle ou d'un emploi à un autre au sein d'une structure définie.

10La seconde approche, individualiste, considère la transition comme une trajectoire ou une étape de la vie dans laquelle les individus traversent des phases de maturation. Cette approche se concentre sur la transformation de l'identité, comme le passage d'une identité de « doctorant » à une identité de « chercheur ». Elle met en avant la nature cumulative et irréversible de ces changements, similaire à la façon dont les professionnels peuvent évoluer d'une étape de carrière à une autre, en développant de nouvelles compétences et identités au cours du processus (Ecclestone et al., 2010; Gale et Parker, 2014).

11Dans la lignée des approches institutionnelles (Ecclestone et al., 2010; Gale et Parker, 2014), nous conceptualisons la transition postdoctorale comme une série de périodes d'ajustement successives, chaque phase représentant un passage d'un contexte à un autre. Lors de cette période, les dimensions professionnelles et personnelles sont entremêlées et concourent à la définition et la mise en œuvre d’un projet de vie (Le Bayon, 2021). De manière similaire aux transitions universitaires (Burnett, 2007, p. 24), ce parcours peut être envisagé comme une progression linéaire à travers plusieurs « phases » : pré-transition (réflexion avant la fin du doctorat), transition proprement dite (rite de passage, soutenance), phase immédiate après la soutenance (période de recherche d’emploi), phase intermédiaire (postes temporaires), et phase de stabilisation (postes permanents). Cette transition implique un passage du contexte de la formation doctorale à de nouveaux environnements professionnels, académiques ou non-académiques. Dans la démarche de recherche, elle nécessite une compréhension sur la manière dont ces phases sont naviguées par les doctorants et docteurs.

2.3. Les rationalités de la transition

12Bien que le concept de « transition » soit peu défini dans les travaux sur le doctorat, plusieurs modèles conceptuels sont employés dans la littérature pour analyser les choix des doctorants et des docteurs, notamment sur l’évolution de leurs projets professionnels. McAlpine propose le concept de « trajectoire identitaire » (McAlpine et Amundsen, 2018), selon lequel les expériences personnelles et académiques durant le doctorat influencent les perspectives de trajectoires professionnelles. Ce cadre met l’accent sur une approche individualiste (« le passage d'une identité à l’autre »), tout en considérant que la décision de carrière résulte d’une interaction entre les structures d'opportunités, les perspectives de carrière des individus, et les horizons d'action, c’est-à-dire les positions qu'ils sont prêts à envisager (McAlpine et Amundsen, 2018, p. 52). De leur côté, Ta et al. (2024) adoptent une « perspective écologique » centrée sur l’interaction entre les capacités individuelles, comme les parcours de vie et les aspirations, et les conditions environnementales, dont les structures sociales dans lesquelles ils évoluent. Ces cadres sont proches et négligent certains déterminants des choix de carrière des individus, comme les croyances et les représentations sociales (Le Bayon, 2021) ou le rôle des ressources institutionnelles (O’Meara et al., 2014).

13Afin d'intégrer ces éléments dans l'analyse des transitions, nous nous appuyons sur le cadre théorique des trois dimensions interconnectées de la rationalité, tel que proposé par Albero (2011, 2018). Ce modèle a été initialement développé pour comprendre les mécanismes déterminant l’efficacité des dispositifs de formation. Nous l'élargissons ici pour analyser les dimensions influençant les choix et projets professionnels durant la transition postdoctorale. Selon ce cadre, l’efficacité des dispositifs ou des actions repose sur trois dimensions : l’idéel, le fonctionnel de référence, et le vécu.

14La dimension de l’idéel englobe les valeurs, idées, et conceptions du monde qui motivent et orientent les actions des individus (Albero, 2018). Les dispositifs de formation doctorale sont ainsi façonnés par des objectifs institutionnels et par une représentation de ces dispositifs; tandis que les choix professionnels des doctorants concernant leur carrière sont influencés par leur représentation de ces carrières et de la compatibilité avec leurs propres valeurs (Kopanidis et Shaw, 2014; Le Bayon, 2021).

15La dimension du fonctionnel de référence concerne les moyens qui permettent ou organisent l’action, en rassemblant les règles, normes, ressources, et obstacles à l’action. Par rapport à la dimension de l’idéel, elle s’inscrit dans une logique but-moyens où l’objectif dépend des ressources des individus, de l’organisation collective, et des contraintes rencontrées (Albero, 2018). Par exemple, le fonctionnel de référence inclut les outils mis en place par les institutions pour soutenir la formation doctorale, ainsi que les obstacles perçus par les doctorants dans leur aspirations professionnelles. La littérature montre que ces moyens, ressources, et contraintes, sont cruciaux mais inégalement répartis; dépendant notamment des champs disciplinaires, des expériences passées, et de l’origine (Calmand, 2020; Gale et Parker, 2014).

16Enfin, la dimension du vécu représente l’expérience subjective des individus, c’est-à-dire la manière dont ils interprètent et donnent du sens à leurs actions. Cette dimension souligne l’importance des ressentis dans la détermination des actions, ressentis qui dépendent notamment des significations attribuées dans le cadre des interactions sociales (Albero, 2018). Par exemple, un doctorant peut juger un choix de carrière rationnel et réalisable, tout en n’y trouvant ni intérêt ni motivation. De même, un dispositif de formation peut être techniquement abouti, mais échouer en raison du désengagement des participants (Albero, 2018; Reeve et Lee, 2014). Plusieurs travaux ont déjà montré l’importance des émotions ressenties et anticipées dans les choix de carrière des doctorants et des docteurs (Holley, 2009; McAlpine et Amundsen, 2018).

17Selon Albero (2011, 2018), les actions réussies émergent d'une convergence entre ces dimensions, tandis que des dysfonctionnements apparaissent lorsqu'une dimension prend le pas sur les autres. Dans le contexte des dispositifs et des transitions postdoctorales, un alignement entre l’idéel, le fonctionnel et le vécu indiquerait une transition favorable, tandis que des dysfonctionnements pourraient révéler des tensions et des problématiques sous-jacentes. Bien que plusieurs études aient mesuré des éléments de ces dimensions, aucune n’a encore utilisé une approche holistique pour examiner les interconnexions entre elles. Pourtant, ce modèle théorique suggère que ces trois dimensions interagissent de manière dynamique, générant à la fois des convergences et des divergences. Ce modèle permet donc non seulement d’examiner ces dimensions individuellement, mais aussi de comprendre les relations qui les lient, offrant ainsi une meilleure compréhension des tensions qui peuvent entourer la transition postdoctorale.

2.4. Objectifs de l’étude

18En utilisant le modèle d’Albero (2018), nous formulons la conjecture analytique suivante : pour comprendre comment les périodes d'ajustement successives sont traversées durant les transitions postdoctorales, il faut analyser conjointement l'ensemble des rationalités concernant les valeurs et représentations, les ressources, ainsi que le vécu, des doctorants et des docteurs. Pour cela, nous abordons trois questions de recherche. Premièrement, nous examinons comment les valeurs, idées et conceptions du monde (dimension idéelle) influencent les choix de carrière. Deuxièmement, nous analysons les moyens, ressources, et contraintes (dimension fonctionnelle) ainsi que leur rôle dans l’accompagnement ou l’entrave des transitions. Enfin, nous nous penchons sur l'expérience subjective (dimension du vécu), en explorant comment les expériences personnelles influencent la perception et la signification des choix professionnels. Pour chacune de ces dimensions, nos résultats montrent des spécificités disciplinaires, notamment pour les doctorants et les docteurs des SHS. Nous présenterons donc également ces spécificités.

3. Méthodologie : analyse thématique des entretiens avec des docteurs et doctorants

19Notre corpus empirique se compose de 32 entretiens semi-directifs réalisés auprès de doctorants et de docteurs dans le cadre de deux études (voir Tableau 1). La première étude a été menée en France entre décembre 2021 et février 2022. Elle a impliqué 16 entretiens avec des titulaires de doctorat issus de diverses disciplines, majoritairement identifiés et invités à participer à partir des réseaux sociaux (indiqué dans le Tableau 1 par « Dr »). La première partie de ces entretiens concernait la transition postdoctorale vécue par les participants, leur perception de cette période, les évolutions de leurs aspirations professionnelles, ainsi que les ressources et les obstacles rencontrés. Une seconde partie des entretiens examinait les perceptions de demandes professionnelles par les participants et ces aspects sont détaillés dans un autre article (Bran et al., 2023). Cette première étude nous a permis d’identifier des défis spécifiques pour les diplômés en SHS, notamment en ce qui concerne les doutes sur la reconnaissance du doctorat et les opportunités dans le secteur privé. La seconde étude a creusé ces particularités propres aux SHS en s’intéressant au versant de la préparation. Elle a été menée entre septembre 2023 et janvier 2024. Elle a impliqué 16 entretiens avec des doctorants en fin de thèse affiliés aux laboratoires de sociologie de la région parisienne (indiqué dans le Tableau 1 par « Docto »). Bien que les doctorants en sociologie ne représentent pas l’entièreté des SHS, la sociologie, en tant que discipline, représente une grande partie des SHS par son objet d’étude transversal, qui englobe les dynamiques sociales, les normes et les institutions, et par sa pluralité méthodologique combinant analyses qualitatives et quantitatives (Heilbron, 2015).

20Ces entretiens ont permis d'investiguer en profondeur les divers aspects du parcours académique et professionnel des participants, incluant leurs plans de carrière et leurs pratiques organisationnelles pour la planification de carrière au sein de leur laboratoire de recherche. Dans chaque étude, les entretiens ont été conduits jusqu'à atteindre la saturation des données, c'est-à-dire le point où la collecte de nouvelles données n'apporte plus d'informations suffisamment nouvelles ou pertinentes (Francis et al., 2010; Ritchie et Lewis, 2003). Les entretiens se déroulaient en visioconférence ou par téléphone, et duraient en moyenne 1h. Chaque entretien a été enregistré, retranscrit, puis analysé via une analyse thématique du contenu permettant d'identifier et de structurer les thèmes récurrents dans les données recueillies (Braun et Clarke, 2006; Ritchie et Lewis, 2003, p. 219-236). Le processus analytique consistait à rechercher des thèmes récurrents qui décrivaient, organisaient et permettaient d’interpréter des parties de la transition. L'analyse thématique a été réalisée en trois étapes. La première étape consistait à identifier les thèmes, concepts et informations pertinents pour les études. La deuxième étape impliquait le développement de codes afin de traiter et d'analyser les résultats. Après une lecture approfondie des transcriptions, plusieurs concepts ont émergé et ont été analysés en fonction des trois dimensions proposées par Albero (2018).

Tableau 1. Présentation des participants

Echantillon - Titulaires de doctorat

Genre

Âge

Champ disciplinaire

Date de l’obtention du doctorat

1 - DrA

Homme

30

Santé

2020

2 - DrB

Homme

42

Histoire

2021

3 - DrC

Homme

33

Chimie

2015

4 - DrD

Femme

32

Histoire

2021

5 - DrE

Femme

33

Sciences sociales

2019

6 - DrF

Femme

27

Mathématiques

2020

7 - DrG

Femme

26

Communication

2021

8 - DrH

Homme

33

STAPS

2020

9 - DrI

Femme

30

Psychologie

2020

10 - DrJ

Homme

28

Chimie

2021

11 - DrK

Homme

27

Ingénierie

2020

12 - DrL

Femme

32

Ecophysiologie

2021

13 - DrM

Femme

33

Ecophysiologie

2021

14 - DrN

Femme

30

Economie

2021

15 - DrO

Homme

28

Sciences de l’information

2020

16 - DrP

Femme

30

Sociologie

2021

Echantillon - Doctorants

Genre

Âge

Champ disciplinaire

Année de doctorat

1 - DoctoA

Femme

40

Sociologie

Onzième

2 - DoctoB

Femme

26*

Sociologie

Troisième

3 - DoctoC

Homme

34*

Sociologie

Neuvième

4 - DoctoD

Femme

29*

Sociologie

Sixième

5 - DoctoE

Femme

31*

Sociologie

Sixième

6 - DoctoF

Femme

33*

Sociologie

Sixième

7 - DoctoG

Femme

29

Sociologie

Cinquième

8 - DoctoH

Homme

32*

Socio-anthropologie

Cinquième

9 - DoctoI

Homme

26*

Sciences sociales, Sciences politique

Troisième

10 - DoctoJ

Homme

30

Sociologie

Cinquième

11 - DoctoK

Femme

35*

Anthropologie

Huitième

12 - DoctoL

Homme

42

Sociologie, Science politique

Cinquième

13 - DoctoM

Femme

43

Sociologie, Science politique

Sixième

14 - DoctoN

Homme

38

Sociologie, Management

Sixième

15 - DoctoO

Homme

32*

Sociologie

Troisième

16 - DoctoP

Femme

37

Sociologie

Onzième

Note : *Âge estimé selon les parcours des participants, l’âge exact n’a pas été recueilli lors de l’entretien.

4. Résultats : un désalignement entre les dimensions de la rationalité de la transition

21Cette partie présente les résultats obtenus à partir des analyses des entretiens menés avec les doctorants et docteurs. En combinant les données observées chez les docteurs et les doctorants, nous pouvons examiner à la fois les perspectives précédant et suivant l'obtention du diplôme de doctorat, tout en mettant en évidence les problématiques globales et les spécificités des SHS, représentés dans cette étude notamment par les doctorants en sociologie. Les résultats sont organisés autour des trois dimensions de la rationalité, ce qui nous permet de discuter les alignements et les tensions qui existent entre les dimensions.

4.1. Idéel

22Les entretiens révèlent que la transition postdoctorale est perçue par les participants à travers deux prismes : celui de la transition vers un premier emploi après le doctorat et celui de la transition vers un emploi stable, souvent associé à un CDI ou à un statut de fonctionnaire. Ces transitions sont également perçues différemment selon les aspirations professionnelles des participants, notamment en fonction de leur volonté d'intégrer ou non le secteur académique. Ainsi, la finalité de transition (i.e., le projet professionnel) influence la représentation de la transition.

4.1.1. La représentation des secteurs

23La majorité des doctorants et des docteurs ont pour projet de rejoindre le secteur académique, souvent perçu comme le « plan A ». Cette transition est perçue comme étant la plus alignée avec leurs aspirations professionnelles et personnelles. Le statut du chercheur académique est perçu comme « prestigieux » en raison de la difficulté d'accès à ces postes et de son association avec le service public (DoctoC). Les postes académiques sont également valorisés pour la « liberté intellectuelle », leur « utilité » - surtout lorsqu'ils sont associés à de l'enseignement (DoctoD), leur « stimulation intellectuelle » (DoctoD, DoctoF, DrP), et leur apprentissage continu (DoctoG). Cette appétence pour la liberté de travail et l'engagement intellectuel renvoie au concept de « goût pour la science » (Roach et Sauermann, 2010). Ce facteur apparaît déterminant dans les projets professionnels et dans les préférences pour les carrières académiques. De plus, ces projets sont souvent encouragés ou soutenus par les encadrants. Cependant, la transition vers un poste stable dans le secteur académique est perçue comme particulièrement exigeante en raison de la forte concurrence (DrB, DrC, DrE, DrL, DrK), du manque de transparence dans les processus de recrutement (DoctoB, DoctoE, DoctoF, DoctoG, DoctoJ, DrB, DrH), et de l’incertitude sur les stratégies à adopter (DoctoA, DoctoJ, DoctoL, DrL). Elle est ainsi parfois qualifiée de véritable « galère » par les participants, marquée par une longue période d'attente avant la possibilité d’une titularisation (DoctoG).

24À l'inverse, le secteur non-académique est souvent considéré comme un « plan B », bien que ce type de transition soit jugée plus facile et accessible, surtout pour les participants qui perçoivent une application possible de leur sujet de recherche (DrA, DrC, DrP). Le secteur privé, en particulier, est vu comme offrant des opportunités d'application concrète des résultats de recherche, les rendant ainsi plus utiles à la société (DrK, DrP). Cependant, ce type de transition est moins attrayante pour les doctorants en SHS qui perçoivent davantage d'opportunités dans les secteurs publics ou non lucratifs. De plus, une méfiance envers le secteur privé, voire un conflit « idéologique », est notable chez les doctorants en sociologie, qui soulignent des contradictions entre leurs valeurs et des objectifs jugés matérialistes ou contraires à l'intérêt général (DoctoA, DoctoE, DoctoF, DoctoG, DoctoM, DoctoK, DoctoL). Cette appréhension du secteur privé est solidement ancrée et se renforce au fil des années de doctorat. Cette perspective est illustrée par l'extrait d'entretien suivant, où une doctorante en anthropologie, en huitième année de thèse, explique sa réticence envers le secteur privé :

25« Quand tu fais de la socio un peu quanti, un peu machin, en fait, tu peux travailler dans les ressources humaines, par exemple. Mais moi, après avoir passé huit ans à déconstruire les rapports de pouvoir et toute la violence que produisent les discours et les réformes appliquées par les ONG internationales de développement, ce serait vraiment un crève-cœur pour moi d’y participer. Par exemple, quand j'ai commencé à travailler sur les [thèmes d'étude, en lien avec un domaine d’activité dans le secteur privé], je me suis dit : 'Bon, au moins j'aurai une expertise qui pourrait me permettre de faire autre chose que de la recherche.' Mais en fait, tu te retrouves plongée dans des rapports ultraviolents. Après, tu effaces tout et tu fais exactement ce que tu critiques. C'est un peu idéaliste, peut-être qu’il faut que je trouve un juste milieu. Mais moi, là, je ne pourrais pas être consultante, en tout cas pas pour des [thèmes d'étude]. » (DoctoK)

26Ici, l'application des méthodes d'enquête en sociologie et en anthropologie sur un objet de recherche a informé le chercheur sur la thématique et son contexte, et a constitué une connaissance qui limite les possibilités envisagées pour son avenir professionnel. Observée uniquement dans les entretiens avec des doctorants en SHS, cette dynamique suggère que le contenu et les méthodes de recherche peuvent influencer les aspirations et projets professionnels.

4.1.2. La représentation du travail

27Les perceptions des conditions de travail selon les secteurs influencent également la représentation des transitions. Les participants ont une représentation directe des postes académiques et les perçoivent comme offrant une liberté dans l’organisation du travail, et par extension, une « liberté d'organisation de vie » (DoctoC). Cependant, ces postes sont également associés à des journées de travail non-rémunérées, à la précarité (DoctoI, DoctoC) et à une hiérarchie floue, parfois qualifiée de « fausse horizontalité » (DoctoN). À l’inverse, les secteurs non-académiques sont considérés comme « plus confortables » en termes de conditions de travail, offrant de meilleurs salaires, plus de stabilité, des horaires fixes, et donc un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée (DoctoE). Toutefois, les postes dans le secteur privé sont également associés à une perte d’autonomie et à un travail monotone (DoctoJ, DoctoM, DoctoF). Ces éléments se retrouvent souvent confrontés entre eux ainsi qu'à d'autres considérations, comme les objectifs propres à chaque secteur, dans les discours des doctorants et docteurs, comme l'illustre l'extrait d'entretien suivant, réalisé avec une doctorante en sociologie en sixième année de thèse :

28« J'ai l'impression que les recherches qui sont financées par le privé, elles contribuent plutôt à légitimer quelque chose que... qui est critiqué. Du coup, je pense que j'aurais un peu peur de ça, mais en même temps, en termes de conditions de travail dans d’autres secteurs, j'imagine que ça doit pas être complètement pourri. Tu dois avoir de meilleurs salaires, des CDI, puis j'imagine qu'en fait, quand t'arrives à 35 ans, t'en as marre d'être étudiant dans des studios, là, enfin t'as envie de te stabiliser un peu. Donc, bon, moi j'en suis pas encore là, mais j'imagine qu'à un moment donné, je vais en avoir marre aussi. Donc voilà. Et après, c'est aussi parce que je pense que j'identifie pas complètement bien toutes les possibilités, hein. Je comprends un peu ce qui est possible, mais je pense que j'ai pas encore beaucoup d'exemples autour de moi. » (DoctoE)

29Cet extrait d’entretien montre une tension entre les valeurs (l’utilisation des recherches par le secteur privé) et les considérations pratiques (meilleures conditions de travail). Toutes ces considérations font partie de la dimension « idéelle » d’Albero (2018) car elles sont basées sur des représentations et sur les visions du monde. Elles forment la vision de la transition, même si les personnes sont conscientes de leur caractère subjectif. En effet, comme dans cet exemple, on remarque une certaine méconnaissance des structures non-académiques, en particulier chez les personnes qui n’ont pas eu d’expérience professionnelle avant de commencer leur doctorat (DoctoA, DoctoB, DoctoD, DoctoI, DoctoK).

30Dans l’ensemble, les différents facteurs qui influencent l’idéel de la transition émergent. Tout d’abord, le statut de chercheur public, perçu comme « prestigieux », ainsi que le « goût pour la science » associé aux métiers de chercheur dans le milieu académique. Ensuite, on observe une certaine réticence envers les autres secteurs que le public en lien avec le contenu de la recherche, un constat qui semble propre aux doctorants en SHS, notamment en sociologie. Enfin, il y a une certaine méconnaissance du milieu et de l’organisation du travail dans les secteurs hors académiques et les entretiens montrent une nette préférence pour le secteur académique. Cette situation place les doctorants et docteurs dans une position délicate, partagés entre une solide aspiration pour un secteur qu’ils jugent très difficile d'accès, et une méconnaissance des possibilités dans d'autres secteurs. Cela nous conduit à explorer les diverses ressources et contraintes qui influencent la transition.

4.2. Fonctionnel de référence

31Les entretiens ont révélé des ressources et des contraintes qui influencent les transitions postdoctorales. Parmi les principales contraintes, les participants ont relevé le manque d'informations sur la transition postdoctorale et les trajectoires possibles, l’inadéquation entre les carrières possibles et leurs valeurs, ainsi que les difficultés d’accès à certains types de poste. Nous avons également identifié quatre catégories de ressources facilitant la transition : les dispositifs institutionnels, les réseaux personnels et professionnels, les encadrants de thèse, et les mobilités nationales et internationales.

4.2.1. Les dispositifs institutionnels

32Les institutions de recherche et les écoles doctorales proposent plusieurs dispositifs formels, tels que les formations doctorales, l’accès à un portfolio numérique, ou des rencontres avec des entreprises. Parmi ces dispositifs, les formations doctorales ont été particulièrement discutées par les participants. Elles sont perçues comme le principal outil de préparation à une diversité de carrières, mais leur efficacité est critiquée. Certains participants les estiment utiles pour leur préparation et leur adaptation (DrD, DrF, DrG, DrL, DoctoH), tandis que d'autres soulignent un manque de pertinence (DrD, DrJ, DrH, DrI, DrP); surtout chez les SHS qui les jugent souvent « trop exigeantes en termes de temps » (DoctoC) ou « trop générales » et inappropriées aux spécificités des parcours en SHS (DoctoK, DoctoG, DoctoJ, DoctoF). Un exemple illustratif est celui d'une doctorante en cinquième année de thèse en sociologie qui explique :

33« Je sais qu'il existe des formations doctorales proposées par l'université [nom de l’université] auxquelles je ne vais pas, mais je sais qu'elles existent. Cependant, elles sont souvent orientées vers les carrières scientifiques. Vous avez beaucoup de formations sur comment valoriser sa thèse lorsqu'on a fait une thèse en physique, ou comment éventuellement travailler dans le privé après un doctorat. Nous, en sciences économiques et sociales, en sociologie ou en histoire, on n'est pas forcément attirés par ce genre de formations parce que, à l'université [nom de l’université], la majorité des doctorants sont des scientifiques en sciences de la nature. Donc, les formations sont souvent conçues pour ce public-là, et nous, les sociologues, ne nous y retrouvons pas forcément. C'est pour ça qu'on n'y va pas. » (DoctoG)

34Bien que ces formations soient ouvertes à tous les doctorants, elles sont souvent jugées inadaptées en raison des différences disciplinaires, ce qui conduit à une auto-exclusion des dispositifs existants (Carvajal et Mascareño, 2015) : les doctorants, ici en sociologie, évitent de participer à ces formations en considérant qu’elles ne répondront pas à leurs besoins spécifiques. Cependant, lorsqu'ils sont interrogés sur ces spécificités, les participants restent vagues, suggérant que les modules de formation « devraient être adaptés aux particularités des SHS » (DoctoD, DoctoJ, DoctoF), ou encore, que « l’objectif de l’université devrait être de créer des postes » plutôt que de « proposer des formations pour des carrières dans d’autres secteurs » (DoctoM, DoctoF).

35Un autre frein majeur à l'utilisation de ces dispositifs institutionnels est le manque de temps. Les formations, les rencontres avec les entreprises, et l'utilisation d'un portfolio numérique sont perçus comme trop exigeantes en termes de temps, alors que « la thèse, c'est déjà suffisamment dur comme ça » (DoctoC; DrP, DrN, DoctoN, DoctoJ,). Ceci amène les doctorants à repousser la préparation de l’après-doctorat, comme exprimé dans cet extrait :

36« Oui, en fait, je dois chercher [des formations] parce que je n'ai pas fait attention. Il faut que je cherche parce que au cours de mes études de doctorat, j'avais pas de temps. Je travaillais plus longtemps, mais j'étais très concentrée sur ma thèse et sur mon travail. Et maintenant, oui, je pense qu'il fallait… qu'il faut chercher quelque chose. » (DrN)

37Au-delà des institutions et des écoles doctorales, les laboratoires de recherche peuvent aussi avoir des dispositifs, en particulier sous la forme de séminaire. Ces séminaires, souvent organisés de manière ponctuelle et à l'initiative des doctorants eux-mêmes, abordent principalement les carrières académiques (DoctoA, DoctoD, DoctoL, DoctoE, DoctoF, DoctoM, DoctoK) et, plus rarement, les carrières en dehors du milieu académique (DoctoP). Des questions jugées cruciales, telles que la pertinence de poursuivre une carrière académique ou les alternatives possibles, ne sont alors pas véritablement discutées. Ainsi, bien que certains laboratoires proposent occasionnellement des séminaires sur les opportunités académiques, les stratégies de préparation à des carrières non-académiques ne sont généralement pas abordées dans ces contextes.

4.2.2. Les ressources informelles

38Si les dispositifs institutionnels apparaissent peu utilisés et ne répondent pas aux besoins des participants, les entretiens ont permis de mettre en évidence trois autres ressources plus informelles. La première ressource est l’importance des réseaux professionnels et personnels. La majorité des participants mobilise des réseaux informels, tant au sein du milieu académique qu'en dehors, notamment avec d'anciens collègues de travail. Ces réseaux offrent des opportunités d’emploi et des conseils sur les carrières possibles (DrF, DrH, DrI, DrC, DrB, DrO, DrP). Cependant, l'accès à ces réseaux varie considérablement. Par exemple, un docteur actuellement en contrat postdoctoral souligne l’importance du réseau dans son parcours :

39« Après [ma soutenance], j'ai commencé à chercher des contrats post-doctoraux. Et j'en ai eu un... Alors, je devais commencer en mars, j'ai commencé en avril dû à des problèmes administratifs. Donc au final, 4 mois après la fin de ma thèse. Je l'ai eu par le réseau. De manière générale, tous les contrats que j'ai eu jusqu'à présent c'est par le réseau. En l'occurrence, c'était un chercheur qui connaissait le président du jury de ma thèse. Et le président du jury de ma thèse était quelqu'un avec qui on faisait une collaboration donc… » (DrC).

40A l’inverse, un doctorant en troisième année, ayant une expérience de 9 ans hors du milieu académique, exprime la difficulté à construire ce réseau :

41« Enfin, petit à petit, je comprends que, pendant la thèse, il faudrait déjà avoir publié, il faudrait déjà être repéré. Repéré, il faudrait déjà être intégré dans des réseaux. Enfin, en fait, il n'y a pas que la rédaction d'une thèse, il faut aussi construire tout un écosystème. Ce qui, voilà, décuple la difficulté pour arriver à quelque chose. (...) Par ailleurs, n'ayant pas un parcours linéaire, je sors du master et j'intègre directement un labo dans une université que potentiellement j'aurais déjà connue. Je n'avais jamais étudié à [nom de l’université]. Enfin, je ne connais personne. En fait, j'essaie, à travers les réseaux sociaux, les associations aussi, et en étant présent au labo, d'intégrer cette communauté tant bien que mal. » (DoctoO)

42Bien qu’elles puissent favoriser les réseaux hors-académique (DoctoE), les trajectoires non-linéaires rendent plus difficile l’insertion dans les réseaux académiques. De même, les personnes qui ne peuvent pas se rendre régulièrement au laboratoire pour des raisons familiales (DoctoM), ainsi que les chercheurs étrangers n'ayant pas eu accès aux réseaux constitués durant leur scolarité (DoctoA), estiment que leur situation les désavantage pour l'insertion dans les réseaux académiques. Ces éléments soulignent le poids des situations individuelles.

43Ensuite, le soutien apporté par les encadrants est également cité comme une ressource-clé. Certains participants ont bénéficié d’un soutien actif de leurs encadrants qui les ont informés des différentes options professionnelles, aidés dans leurs candidatures, ou introduits dans des réseaux académiques (DrA, DrH, DrK, DoctoD, DoctoE, DoctoG, DoctoJ). Ce soutien est particulièrement important pour accéder à des postes temporaires dans le secteur académique (contrats d’ATER ou postdoctoraux). En revanche, d'autres doctorants n'ont reçu que peu de soutien, surtout lorsqu'ils exprimaient un intérêt pour des carrières non-académiques (DrC, DrM, DrL).

44Enfin, la mobilité, qu'elle soit nationale ou internationale, est perçue comme une ressource importante par les docteurs, surtout pour les carrières académiques. Cette mobilité peut se manifester par des contrats de recherche dans d’autres laboratoires, ce qui est considéré comme un atout dans les candidatures académiques. La capacité à être mobile augmente également les chances d’obtenir un poste permanent car elle permet de candidater à davantage de postes (DrD). Cependant, cette mobilité comporte des contraintes, notamment en termes de précarité et de déménagement, particulièrement difficiles pour ceux qui ont une vie de famille (DrH, DrL, DrO). En revanche, les doctorants en SHS mentionnent peu la mobilité comme un élément constitutif lorsqu'ils parlent de la transition.

45En résumé, les dispositifs institutionnels formels mis en place pour accompagner les transitions postdoctorales sont souvent jugés inadéquats, surtout pour les disciplines SHS, et notamment pour les doctorants en sociologie. Les réseaux personnels et professionnels, le soutien des encadrants, et la mobilité apparaissent comme des ressources essentielles mais inégalement réparties. Ces disparités, notamment basées sur les trajectoires individuelles et l’accès aux réseaux, contribuent à renforcer les inégalités dans les vécus des transitions postdoctorales.

4.3. Vécu

46Les entretiens ont également permis de recueillir les ressentis et expériences des participants concernant la transition postdoctorale. La transition postdoctorale évoque principalement des ressentis négatifs, marqués par l’anxiété et l’incertitude. En conséquence, les doctorants et les docteurs adoptent des stratégies variées pour s’adapter ou faire face à ces ressentis.

4.3.1. La place centrale de l’anxiété

47Un point commun à tous les parcours, docteurs comme doctorants, est le fort sentiment d’insécurité qui accompagne cette période. De nombreux participants ont exprimé des sentiments d’incertitude et d’anxiété concernant leur avenir professionnel (DrA, DrB, DrG, DrH, DrK, DrL, DrM). Ces sentiments sont particulièrement marqués chez ceux qui envisagent une carrière académique, en raison de la précarité des contrats à durée déterminée et de la forte concurrence pour les postes permanents.

48En lien avec cette anxiété et la pression ressentie, de nombreux docteurs expriment avoir fait une pause dans le parcours juste après la soutenance de leur thèse (DrA, DrE, DrH, DrJ, DrK, DrL, DrP). D’une durée de quelques semaines à plusieurs mois, cette pause est évoquée comme un moyen de se ressourcer après la période intense de la rédaction de la thèse, et comme un moyen de réfléchir à leur avenir professionnel :

49« Voilà à la suite de ma thèse que j'ai soutenu en novembre 2020, j'ai quitté le labo en janvier-février 2021. J'ai été sans-emploi pendant un bon moment, 6 mois pour commencer. Ça c'était un projet personnel, entre guillemets. J'ai pris le temps de prendre le temps pour moi. Je me suis un peu baladé. Une petite pause pour me balader dans toute la France, pour aller voir mes grands-parents qui sont originaires du Maghreb, et pour profiter de mon temps libre en fait. Pour me ressourcer et me dire ‘alors maintenant voilà, j'ai terminé mon cursus, qu'est-ce que je fais? Qu'est-ce que je fais de ma vie, qu'est-ce que je fais de ce papier qui est le doctorat?’ »

50(DrA)

51Les trajectoires postdoctorales sont diverses et rarement linéaires : presque tous les docteurs évoquent des changements et réorientations de leurs projets pendant et après le doctorat. Les doctorants en SHS ressentent particulièrement de l’incertitude, en raison des opportunités limitées dans leur domaine pour diversifier leur parcours professionnel. Pour ceux qui envisagent une carrière académique, la difficulté perçue pour atteindre un poste de titulaire est associée à la perspective d’une « vie malheureuse » (DoctoJ), générant des émotions négatives au cours du doctorat, car « c’est épouvantable de savoir que tu vas être au chômage » (DoctoF). Ceux qui ont une expérience professionnelle avant la thèse ou qui occupent un emploi à temps partiel expriment les mêmes émotions, mais sont davantage rassurés par la perspective de pouvoir éventuellement mobiliser leur réseau non-académique (DoctoA, DoctoM, DoctoP, DoctoC).

52Enfin, les perspectives sur « l’incertitude professionnelle » (Skakni et al. 2019) entrent en conflit avec les projets personnels, comme le montre cet extrait d’entretien avec une doctorante en cinquième année de thèse :

53« C'est que je n'ai pas envie de faire 5 à 6 années de post-doc et de devoir déménager dans toute l'Europe pour espérer avoir un poste de prof; parce qu'en France, ça se passe quand même beaucoup comme ça. Comme je vous disais, mon copain, ça fait 5 ans qu'il habite à Lyon et qu'il attend que je le rejoigne. En gros, lui, il n'est pas mobile, donc je ne vais pas déménager aux États-Unis ou en Allemagne pour espérer avoir un poste. Après, c'est mon choix, hein. Je sais qu'il y a plein de gens qui se disent 'bah, ça vaut le coup, donc je vais quand même le faire pour espérer avoir un poste', mais moi, ça ne fait plus partie de mes choix de vie, parce que je vais bientôt avoir 30 ans et j'aimerais bien avoir une vie un peu normale. » (DoctoG)

54Le désir d'une vie « normale », incluant une stabilité dans les relations, la création d'une famille, ou encore l'achat d'un bien immobilier « comme les amis du même âge » (DoctoF), devient un facteur-clé pouvant transformer les objectifs de la transition. Ce sentiment de décalage par rapport aux personnes du même âge, ainsi que la remise en question des projets initiaux, sont manifestes chez plusieurs participants, qu’ils soient doctorants ou docteurs (DoctoA, DoctoF, DoctoG, DoctoE, DrO). Ces projections inquiétantes de l'après-doctorat s'ajoutent à des parcours souvent difficiles. Par exemple, le recours aux postes d'ATER et au chômage pour terminer le doctorat sont considérés comme une « norme » dans les laboratoires de sociologie, permettant de « gagner du temps » pour finaliser la rédaction de la thèse. Ainsi, l’appréhension à s'engager dans une longue démarche de recherche de poste académique fait suite à un parcours déjà ardu.

4.3.2. Les adaptations au vécu

55Pour mieux gérer cette anxiété, certains choisissent de prendre du recul face aux nombreuses questions qui se posent durant cette phase, de reporter la réflexion, ou d’envisager d’autres projets, comme l’illustre cet extrait d’entretien :

56« Enfin voilà, avant j'ai eu beaucoup de doutes sur mes compétences, sur la légitimité de ma place, et tout. Et du coup, j'avais commencé à réfléchir à une alternative au poste académique. Enfin, maintenant que je suis dans la rédaction de ma thèse, j'essaie vraiment de m'interdire de penser que ça peut ne pas marcher, parce que j'ai besoin d'aller jusqu'au bout. Mais j'ai quand même toujours ça en arrière de ma tête : j'avais justement envisagé d'être professeur des écoles, c'est-à-dire d'enseigner à des classes à l'école primaire. Et c'est quelque chose qui m'intéresse toujours. En fait, si je n'obtiens pas de poste académique, j'envisage plutôt de me tourner vers l'enseignement ». (DoctoD)

57Le fait de « s’interdire » d’y penser permet de préserver un espace calme pour terminer le doctorat, tout en reportant la préparation de la transition. De manière similaire, plusieurs participants ont mentionné avoir « décidé de ne pas s’angoisser » parce que « ça ne sert à rien de penser trop au futur » et qu’il vaut mieux « bien vivre le moment de la thèse » (DoctoJ, DoctoP, DoctoC, DoctoB, DoctoM). Même parmi les docteurs, ceux qui estiment s’être bien préparés avant leur soutenance ne sont qu’une minorité (DrE, DrF, DrO). Ce discours n’est pas synonyme d’un désengagement de la planification de l’avenir : certains participants expriment avoir malgré tout réfléchi à des carrières alternatives (DoctoJ, DoctoM, DoctoP) et d’autres cherchent à se démarquer à travers leurs approches ou méthodes pour pouvoir intégrer le secteur académique (DoctoC, DoctoJ). Ainsi, une réflexion sur les options alternatives et les stratégies de différenciation peut exister même chez les participants qui évitent de se focaliser dessus.

58L’importance du réseau professionnel est également cruciale pour les ressentis des docteurs et des doctorants. Les docteurs ayant bénéficié d’opportunités offertes par leur réseau expriment des ressentis plus positifs concernant leur transition, que ce soit pour accéder à des postes dans le secteur privé ou le secteur académique (DrB, DrF, DrH, DrO). A l’inverse, les transitions vécues le plus difficilement concernent des docteurs qui estiment de ne pas avoir de réseau ou d’aide pour les accompagner (DrC, DrL, DrM). De même, les doctorants faisant partie de réseaux professionnels solides se montrent plus confiants quant à leur transition (DoctoD, DoctoJ, LG, DoctoE, DoctoG) et ceux qui ont eu déjà une carrière professionnelle bien avancée avant leur doctorat expriment plus d’optimisme (DoctoI, DoctoN, DoctoO, DoctoP, DoctoL). À l’inverse, les doctorants peu intégrés expriment davantage d’inquiétudes pour leurs projets académiques (DoctoC, DoctoF, DoctoB) et non-académiques (DoctoA, DoctoM).

59Ainsi, le vécu de la transition est étroitement lié aux deux autres dimensions tant il dépend des représentations de la transition et des ressources et contraintes existantes. Les ressentis sont majoritairement marqués par l’incertitude sur l’avenir et la crainte de la précarité, particulièrement pour les doctorants et docteurs en SHS. La pression ressentie pour terminer le doctorat influence également les parcours, provoquant à la fois le désir de faire une « pause » et de ne plus « galérer » après le doctorat.

5. Discussion des résultats

60Nos deux études permettent de mieux comprendre les transitions postdoctorales, et en particulier celles des doctorants et des docteurs en SHS. En s'inscrivant dans la lignée des approches institutionnelles de l’analyse des transitions, et en utilisant le modèle théorique d’Albero (2011, 2018), nous avons analysé les trois dimensions suivantes : l’idéel, le fonctionnel de référence, et le vécu.

61Tout d’abord, nos résultats montrent un désalignement entre les trois dimensions de la rationalité. Alors que l'idéel des doctorants et des docteurs est majoritairement orienté vers les perspectives d’une carrière académique, nourri par un « goût pour la science », l’analyse du fonctionnel de référence révèle un manque de ressources et la présence de nombreuses contraintes, dont le faible nombre d’opportunités, la précarité, et l'opacité des modes de recrutement académique. En conséquence, le vécu est souvent marqué par des ressentis négatifs, tels que l’incertitude et l’anxiété, qui exacerbent les tensions entre les aspirations et la perception des possibilités de carrière. Ces résultats offrent une nouvelle lecture des difficultés concernant la transition postdoctorale : ces décalages entre les dimensions se rajoutent en effet aux contraintes existantes. Comme suggéré par Albero (2018), nos résultats soutiennent l’importance d’adopter une vision complète de la transition postdoctorale en intégrant les différentes dimensions et leurs connexions pour identifier les points de convergence et de divergence.

62L’analyse des trois dimensions révèle également des particularités spécifiques aux doctorants et docteurs en SHS, notamment une connexion entre le contenu de leur recherche et leur discours. Comme l’a souligné Hugrée (2020), les différences entre les fonctionnaires et les salariés du privé apparaissent comme un clivage social et symbolique, reflétant deux visions du monde distinctes. Dans nos études, cette lecture du monde social marquée par ces clivages, est particulièrement présente chez les doctorants en sociologie. Leurs recherches doctorales favorisent une analyse critique des rapports de force au sein de la société, où le secteur public est perçu comme menacé par les évolutions contemporaines, notamment sous l'effet des réformes du New Public Management issues du secteur privé. Ainsi, pour ceux qui s’identifient comme « les gens du public » (Hugrée, 2020), le secteur privé devient quelque chose à éviter. Cette position se traduit par une réticence à envisager une carrière dans le secteur privé et un faible engagement envers les formations conçues pour faciliter cette transition. Cette observation sur la spécificité des doctorants en SHS montre que ce n'est pas seulement un manque de compétences, comme l'ont suggéré des études précédentes (Rasmussen et Andreasen, 2023), qui « freine » leur accès aux secteurs non-académiques. Cette dynamique ne peut pas être appréhendée en se limitant à l'observation de leurs parcours de vie, de leurs aspirations professionnelles ou encore des structures sociales, telles qu'imaginées par McAlpine et Amundsen (2018) et Ta et al. (2024). En effet, ces cadres d'analyse ne suffisent pas à saisir la vision du monde social des participants.

63L’analyse des trois dimensions a également mis en lumière l’importance de points-clés affectant plusieurs dimensions simultanément. Ces points-clés semblent être spécifiques aux transitions postdoctorales en raison de la nature du doctorat et ne sont pas alors discutés dans les travaux plus « traditionnels » portant sur les transitions universitaires (Ecclestone et al., 2010; Gale et Parker, 2014; Nyström, 2009). Premièrement, le rôle fonctionnel des réseaux professionnels est habituellement souligné comme une ressource pour le développement d'une carrière académique (Heffernan, 2020) ou pour la recherche d'emploi (Germain-Alamartine et al., 2020). Notre étude révèle que le réseau professionnel joue en réalité un rôle plus global, agissant sur les trois dimensions : il facilite l’accès aux représentations des carrières possibles, il constitue une source d’opportunités d’emploi, et il offre un soutien émotionnel ou rassurant durant la transition.

64Un autre point-clé significatif est l’impact des encadrants. Leur influence varie considérablement selon les parcours des participants et peut s’exercer à plusieurs niveaux. Concernant l’idéel, les encadrants tendent à renforcer l'idéal d'une carrière universitaire. Cependant, sur le plan fonctionnel, leur soutien apparaît souvent limité, particulièrement en ce qui concerne la préparation à des carrières non-académiques. L'enquête nationale du RNCD (Pommier et al., 2022) montre que les directeurs de thèse accordent peu d'importance à l'orientation professionnelle et au développement des compétences transversales, ce qui peut freiner la préparation aux carrières non-académiques. Pour certains participants, l’influence des encadrants est ressentie comme une aide ou une contrainte significative, engendrant alors des ressentis positifs ou négatifs très marqués.

65Ces différences dans les ressources disponibles ou les contraintes rencontrées soulignent l'importance des parcours individuels dans la transition postdoctorale. Il existe de fortes disparités lors du doctorat, notamment en fonction du champ disciplinaire et des parcours antérieurs. Ces différences contribuent à une inégalité des chances, où les doctorants, notamment issus de milieux moins favorisés se retrouvent désavantagés en raison d'un d'accès plus limité aux réseaux professionnels ou à des ressources adaptées (voir aussi Calmand, 2020). Cette variabilité des situations individuelles appelle à une réflexion sur les dispositifs et interventions qui pourraient atténuer ces inégalités. Une action publique renforcée pourrait en effet favoriser une plus grande égalité des chances et améliorer l'expérience des doctorants durant cette période de transition cruciale.

66Par ailleurs, nos résultats mettent en évidence un écart significatif entre les objectifs et dispositifs des politiques publiques, d'une part, et les aspirations ainsi que les pratiques des doctorants et docteurs, d'autre part. Les politiques actuelles encouragent la diversification des carrières doctorales, en insistant sur les débouchés dans le secteur privé et sur les compétences transférables des docteurs, tout en cherchant à fluidifier la transition vers ce secteur par divers dispositifs publics. Cependant, une grande partie de nos participants, en particulier ceux en SHS, reste fortement attachée à l'idée d'une carrière académique. De plus, sur le plan fonctionnel, on observe un décalage entre les ressources proposées par les pouvoirs publics et les universités, et les ressources utilisées par les doctorants et les docteurs. Ces derniers s'appuient davantage sur des réseaux professionnels et informels pour obtenir un soutien dans leur transition, tandis que l’action publique s’est concentrée principalement sur le renforcement des capacités d'accompagnement des écoles doctorales et des institutions. Une intervention plus adaptée consisterait à diversifier les approches afin de mieux prendre en compte les pratiques réelles, ainsi que les différences de champs disciplines, notamment en soutenant leur transition vers d’autres secteurs non-académiques.

67Il est à noter que certaines spécificités n’ont pas pu être étudiées dans notre étude. En particulier, certains doctorants et docteurs peuvent avoir une expérience plus proche du secteur privé au cours de leur doctorat, notamment au travers des partenariats publics-privés tels que les CIFRE. Les doctorants CIFRE, qui travaillent en collaboration étroite avec des entreprises, peuvent avoir des expériences de transition postdoctorale différentes, avec des trajectoires moins marquées par les réticences observées chez d'autres doctorants en SHS. Cette possibilité est notamment suggérée par le fait que, dans notre échantillon, les participants qui ont une expérience du secteur privé avant leur doctorat sont plus enclins à envisager le secteur privé dans leur poursuite de carrière. Néanmoins, de futures études sont nécessaires pour étudier comment ces partenariats influencent les représentations, ressources, et vécus des doctorants et des docteurs.

68Enfin, l’application du modèle théorique d'Albero (2018) nous a permis de structurer notre analyse autour des dimensions idéelle, fonctionnelle de référence, et vécue, offrant ainsi une lecture approfondie des transitions postdoctorales. Ce modèle s'est révélé pertinent pour mettre en évidence les décalages entre les dimensions et leurs conséquences, tout en permettant de combiner les approches individuelles et institutionnelles de la transition. Ce cadre a permis de joindre à la fois l’analyse des croyances et des représentations et celles des ressources ou des freins institutionnels, tout deux identifiés comme des éléments cruciaux dans la transition post-doctorale (Le Bayon, 2021; O’Meara et al., 2014). Continuer à analyser les différentes dimensions de la transition pourrait enrichir le cadre conceptuel global sur les transitions universitaires, comme cela est envisagé dans la littérature sur les approches institutionnelles (Ecclestone et al., 2010 ; Gale et Parker, 2014). Néanmoins, le modèle est limité pour expliquer les changements dynamiques au fil du temps, notamment lorsque les jeunes docteurs se confrontent au marché du travail. Chaque changement de phase au cours de la transition, de la préparation à l’après-doctorat aux périodes qui suivent l’obtention du diplôme (Burnett, 2007), peuvent être marquées par des changements dans les représentations, ressources, contraintes et ressentis. Le modèle d'Albero est donc utile pour décrire les tensions dans les transitions, mais pourrait être enrichi par des perspectives plus dynamiques et contextuelles qui incluent l'évolution des perceptions et des aspirations des doctorants tout au long de leur parcours. Par exemple, la théorie socio-cognitive des carrières (Lent et al., 1994) pourrait permettre une compréhension plus complète et nuancée des interactions dynamiques entre les croyances personnelles, les attentes, les ressources, et les obstacles perçus.

6. Conclusion

69Cet article visait à étudier comment les doctorants et docteurs traversent la transition postdoctorale. Pour ce faire, le modèle d'analyse des rationalités d’action d'Albero (2011, 2018) a été appliqué à une approche institutionnelle de l'analyse des transitions postdoctorales. À partir d’une analyse thématique des entretiens, les trois dimensions de la rationalité – l'idéel, le fonctionnel de référence, et le vécu – ont été examinées, permettant d'explorer les alignements et les tensions existant entre ces dimensions.

70Trois principaux résultats méritent d’être soulignés. (i) Tout d'abord, les entretiens ont révélé des désalignements entre les dimensions de la rationalité d'action des doctorants et docteurs concernant la transition postdoctorale. Cette observation offre une nouvelle perspective sur les difficultés rencontrées grâce à l’analyse conjointe de ces dimensions. (ii) Ensuite, l’analyse a mis en lumière des éléments spécifiques aux transitions postdoctorales par rapport aux transitions universitaires, tels que l'importance des réseaux professionnels et la diversité des rôles des encadrants. L’analyse de ces éléments dans chacune des trois dimensions a montré leur rôle crucial dans les dynamiques des inégalités liées à la transition postdoctorale. (iii) Enfin, les résultats ont mis en évidence un écart significatif entre les objectifs et dispositifs des politiques publiques et les aspirations et pratiques des doctorants et docteurs. Une intervention institutionnelle efficace devrait diversifier les approches pour mieux soutenir les doctorants et docteurs dans leur transition vers des secteurs non-académiques, en tenant compte des spécificités disciplinaires.

Auriol, L., Misu, M. et Freeman, R. (2013). Careers of doctorate holders: Analysis of labour market and mobility indicators. Documents de travail de l'OCDE sur la science, la technologie et l'industrie, (2013/04). Éditions OCDE. https://doi.org/​10.1787/​18151965

Batteau, P. (2023). Transitions in the French doctorate. Innovations in Education and Teaching International, 60(5), 656–667. https://doi.org/​10.1080/​14703297.2023.2237946

Béret, P., Giret, J.-F. et Recotillet, I. (2004). L'évolution des débouchés professionnels des docteurs. Éducation & Formations, 67(9), 109-116. https://shs.hal.science/​halshs-00005789/​

Bonnard, C. (2012). Jeunes diplômés en sciences : Les déterminants de l’accès à la recherche-développement privée. Formation Emploi, (117). https://doi.org/​10.4000/​formationemploi.3520

Bran, A., Lopes, N. et Lafon, M. (2024). PhD graduates’ appraisals of work demands: Challenging, hindering, and not very threatening. Studies in Higher Education, 49(3), 559-575. https://doi.org/​10.1080/​03075079.2023.2244963

Braun, V. et Clarke, V. (2006). Using thematic analysis in psychology. Qualitative Research in Psychology, 3(2), 77-101. https://doi.org/​10.1191/​1478088706qp063oa

Burnett, L. (2007). Juggling first year student experiences and institutional changes: An Australian experience. Paper presented at the 20th International Conference on First Year Experience, Hawaii, USA. http://www98.griffith.edu.au/​dspace/​bitstream/​10072/​32622/​1/​51648_1.pdf

Calmand, J. et Giret, J.-F. (2020). Trouver sa place dans le secteur académique, un projet de moins en moins attractif pour les doctorants? Éducation et Socialisation, (58). https://doi.org/​10.4000/​edso.13502

Carvajal, F. et Mascareño, A. (2015). The different faces of inclusion and exclusion. CEPAL Review, (116), 127-141. https://doi.org/​10.18356/​00b3dff6-en

Creely, E. et Laletas, S. (2019). Transitions, transformations and finding success: A phenomenological analysis of the experiences of a doctoral student in early candidature. Higher Education Research & Development, 39(3), 439-453. https://doi.org/​10.1080/​07294360.2019.1680957

Espino, M. M., Muñoz, S. M. et Marquez Kiyama, J. (2010). Transitioning from doctoral study to the academy: Theorizing trenzas of identity for Latina sister scholars. Qualitative Inquiry, 16(10), 804-818. https://doi.org/​10.1177/​1077800410383123

Francis, J. J., Johnston, M., Robertson, C., Glidewell, L., Entwistle, V., Eccles, M. P. et Grimshaw, J. M. (2010). What is an adequate sample size? Operationalising data saturation for theory-based interview studies. Psychology & Health, 25(10), 1229–1245. https://doi.org/​10.1080/​08870440903194015

Germain-Alamartine, E., Ahoba-Sam, R., Moghadam-Saman, S. et Evers, G. (2020). Doctoral graduates’ transition to industry: Networks as a mechanism? Cases from Norway, Sweden and the UK. Studies in Higher Education, 46(12), 2680–2695. https://doi.org/​10.1080/​03075079.2020.1754783

Hayter, C. S. et Parker, M. A. (2019). Factors that influence the transition of university postdocs to non-academic scientific careers: An exploratory study. Research Policy, 48(3), 556-570. https://doi.org/​10.1016/​j.respol.2018.09.009

Heilbron, J. (2015). Epilogue: What is French about sociology in France? Dans French sociology (1e éd., p. 218-224). Cornell University Press.

Heffernan, T. (2020). Academic networks and career trajectory: ‘There’s no career in academia without networks.’ Higher Education Research & Development, 40(5), 981-994. https://doi.org/​10.1080/​07294360.2020.1799948

Hnatkova, E., Degtyarova, I., Kersschot, M. et Boman, J. (2022). Labour market perspectives for PhD graduates in Europe. European Journal of Education, 57(3), 395-409. https://doi.org/​10.1111/​ejed.12514

Holley, K. (2009). Animal research practices and doctoral student identity development in a scientific community. Studies in Higher Education, 34(5), 577-591. https://doi.org/​10.1080/​03075070802597176

Kopanidis, Z. F. et Shaw, J. M. (2014). Courses and careers: Measuring how students’ personal values matter. Education+ Training, 56(5), 397-413. https://doi.org/​10.1108/​ET-05-2013-0065

Lent, R. W., Brown, S. D. et Hackett, G. (1994). Toward a unifying social cognitive theory of career and academic interest, choice, and performance. Journal of Vocational Behavior, 45(1), 79-122. https://doi.org/​10.1006/​jvbe.1994.1027

McAlpine, L., Amundsen, C. et Turner, G. (2013). Constructing post‐PhD careers: Negotiating opportunities and personal goals. International Journal for Researcher Development, 4(1), 39-54. https://doi.org/​10.1108/​IJRD-01-2013-0002

McAlpine, L. et Emmioğlu, E. (2015). Navigating careers: Perceptions of sciences doctoral students, post-PhD researchers and pre-tenure academics. Studies in Higher Education, 40(10), 1770-1785. https://doi.org/​10.1080/​03075079.2014.914908

MESR. (2023). Sylvie Retailleau et Roland Lescure lancent une mission sur la reconnaissance du doctorat dans les entreprises et la société. [Communiqué de presse]. https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/​fr/​sylvie-retailleau-et-roland-lescure-lancent-une-mission-sur-la-reconnaissance-du-doctorat-dans-les-93477

MESRI-SIES. (2021). Une insertion et des conditions d'emploi des docteurs plus favorables pour les diplômés de 2016 par rapport à ceux de 2014. Note d’information du Sies. https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/​sites/​default/​files/​2021-09/​ni-sies-21-09-12914.pdf

Nyström, S. (2009). The dynamics of professional identity formation: Graduates’ transitions from higher education to working life. Vocations and Learning, 2, 1-18. https://doi.org/​10.10.1007/​s12186-008-9014-1

O’Meara, K., Jaeger, A., Eliason, J., Grantham, A., Cowdery, K., Mitchall, A. et Zhang, K. (2014). By design: How departments influence graduate student agency in career advancement. International Journal of Doctoral Studies, 9(1), 155-179. https://doi.org/​10.28945/​2048

Rasmussen, A. et Andreasen, K. E. (2023). To and from the university: Employability discourses and narratives of PhD graduates from the social sciences and humanities in Denmark. Studies in Higher Education, 48(10), 1551–1562. https://doi.org/​10.1080/​03075079.2023.2253439

Reeve, J. et Lee, W. (2014). Students’ classroom engagement produces longitudinal changes in classroom motivation. Journal of Educational Psychology, 106(2), 527-540. https://doi.org/​10.1037/​a0034934

Roach, M. et Sauermann, H. (2010). A taste for science? PhD scientists’ academic orientation and self-selection into research careers in industry. Research Policy, 39(3), 422–434. https://doi.org/​10.1016/​j.respol.2010.01.004

Skakni, I., Calatrava Moreno, M. del C., Seuba, M. C. et McAlpine, L. (2019). Hanging tough: Post-PhD researchers dealing with career uncertainty. Higher Education Research & Development, 38(7), 1489–1503. https://doi.org/​10.1080/​07294360.2019.1657806

Ta, B., Hoang, C., Khong, H. et al. (2024). Australian PhD graduates’ agency in navigating their career pathways: Stories from social sciences. Higher Education. https://doi.org/​10.1007/​s10734-024-01181-6

Haut de page

Bibliographie

Albero, B. (2011). Approche trilogique des dispositifs en formation : pourquoi est-ce que les choses ne fonctionnent-elles jamais comme prévu? Colloque OUFOREP, Nantes, France.

Albero, B. (2018). Entre prescription et appropriation : les logiques d’action qui font dispositif. Dans E. Brossais, G. Lefeuvre (dir.), L’appropriation de la prescription en éducation. Le cas de la réforme des collèges (p. 126-133) Octarès.

ATHENA. (2019). Evolutions des études doctorales. Éléments de débat pour le doctorat en SHS. Alliance Athena.

Boosten, K., Vandevelde, K., Derycke, H., te Kaat, A. J. et Van Rossem, R. (2014). Careers of doctorate holders survey 2010. Belgian Science Policy Office.

Calmand, J. (2020). La professionnalisation du doctorat : vers une segmentation de la formation doctorale et des parcours des docteurs? (Thèse de doctorat, Université Bourgogne Franche-Comté).

Céreq. (2017). Les débuts de carrière des docteurs : une forte différenciation des trajectoires professionnelles. Bref n°354.

Ecclestone, K., Biesta, G. et Hughes, M. (2010). Transitions in the lifecourse: The role of identity, agency and structure. Dans K. Ecclestone, G. Biesta ET M. Hughes (dir.), Transitions and learning through the lifecourse (p. 1-15). Routledge.

Gale, T. et Parker, S. (2014). Navigating change: A typology of student transition in higher education. Studies in Higher Education, 39(5), 734–753. https://doi.org/10.1080/03075079.2012.721351

Hugrée, C. (2020). Public/privé : la fin d’une grande différence? Dans S.Paugam (dir.), 50 questions de sociologie (p. 253-261) Presses Universitaires de France.

Le Bayon, F. (2021). Le processus (s) électif de fabrique institutionnelle des projets et parcours professionnels : un suivi longitudinal des candidats au doctorat, doctorants et jeunes docteurs (Thèse de doctorat, Aix-Marseille).

McAlpine, L. (2014). Post-PhD trajectories: Desperately seeking careers? Higher Education Review, 47(1).

McAlpine, L. et Amundsen, C. (2018). Identity-trajectories: ways of understanding post-PhD career choices. Basingstoke: Palgrave MacMillan.

Pommier, S., Talby, M., Auffray-Seguette, M., Dalaut, M., Eijsberg, H., Elshawish, P. et Muller, H. (2022). Le doctorat en France Regards croisés sur la formation doctorale. Rapport de travail, Réseau National des Collèges Doctoraux.

Ritchie, J. et Lewis, J. (2003). Qualitative research practice: A guide for social science students and researchers. Sage Publications

Vitae. (2016). What do research staff do next? [Document de travail].

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Teele Tõnismann et Alexandre Bran, « Rationalité des transitions postdoctorales : conflits entre les représentations, ressources, et vécus des doctorants et des titulaires de doctorat »Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur [En ligne], 41(1) | 2025, mis en ligne le 13 mars 2025, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/ripes/6190 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13gp8

Haut de page

Auteurs

Teele Tõnismann

Laboratoire Interdisciplinaire sur le Doctorat (LID), Adoc Talent Management, Paris, FranceMembre associée du Laboratoire des Sciences Sociales du Politique (LaSSP), tonismann@adoc-tm.com

Alexandre Bran

Laboratoire Interdisciplinaire sur le Doctorat, Adoc Talent Management, Paris, France.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search