• 1 « elles@centrepompidou » au Centre Georges Pompidou en 2009  ; « Chercher le garçon » au MAC/VAL en (...)
• 2 Clara LÉVY et Alain QUEMIN, « Stéréotypes genrés dans l’œuvre, reconnaissance esthétique et succès (...)

1Le monde de l’art contemporain est de plus en plus traversé par les problématiques liées à la thématique du genre, tant du côté institutionnel, où les diverses propositions curatoriales prolifèrent sur le sujet1, que du côté des artistes œuvrant via une « démarche genrée »2. Aussi nous semble-t-il pertinent de prolonger cet intérêt et ce questionnement désormais très prégnants dans le monde de l’art en nous interrogeant sur les différentes inégalités qui subsistent entre femmes et hommes artistes dans le milieu de l’art français à travers le prisme d’une variable supplémentaire souvent omise : l’âge.

• 3 Raymonde MOULIN, L’Artiste, l’Institution et le Marché, Paris, Flammarion, « Champs arts », 2012 (1(...)
• 4 Alain QUEMIN, Les Stars de l’art contemporain, Paris, CNRS Editions, « Culture et Société », 2013.
• 5 Dans les œuvres des Guerrilla Girls qui démontrent statistiquement les inégalités entre les femmes (...)

2S’il est vrai que des travaux sociologiques relatifs à l’art proprement contemporain se sont penchés sur l’effet de l’âge ainsi que sur la discrimination manifeste dont font l’objet les femmes artistes en termes de reconnaissances artistique et marchande34, ces deux facteurs de l’âge et du genre ont été étudiés indépendamment l’un de l’autre. De manière similaire, le rapport publié en 2016 par le Département des études de la prospective et des statistiques du Ministère de la Culture et de la Communication portant sur l’égalité entre femmes et hommes issus des métiers de la culture et de la communication raisonne uniquement par dichotomie entre les sexes, sans y intégrer la variable de l’âge, pourtant susceptible d’affiner l’analyse des écarts en y apportant un élément d’explication complémentaire5. Nous proposons ainsi de croiser ces deux caractéristiques sociales afin de rendre compte d’éventuelles variations de représentativité entre les hommes et les femmes dans les différents canaux de légitimation français et ainsi déterminer l’influence du vieillissement sur eux.

• 6 Pierre BOURDIEU, « La “jeunesse” n’est qu’un mot », in Questions de sociologie, Paris, Éditions de (...)
• 7 Olivier GALLAND, Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand Colin, « Collection U », 2017, p. 131.
• 8 Pierre-Michel MENGER, Être artiste. Œuvrer dans l’incertitude, Sofia, Al Dante + Aka, « Les Cahiers (...)
• 9 Joana HADJITHOMAS et Khalil JOREIGE, derniers lauréats du prix Marcel Duchamp 2017, avaient tous de (...)

3Si distinguer les femmes artistes des hommes ne pose guère de difficulté d’un point de vue méthodologique, traiter de l’âge relève d’une plus grande complexité. Comment aborder l’effet de l’âge dans le cadre de notre étude ? Nous suggérons, pour cet article, de scinder la population artistique en deux, à savoir les « jeunes » et les « vieux » au sens où l’entend Pierre Bourdieu, c’est-à-dire comme le résultat d’une construction sociale6. Mais où se situe la frontière qui sépare cette jeunesse artistique des artistes plus âgés ou dits « matures » ? Olivier Galland souligne que « la jeunesse peut être définie sociologiquement comme la phase de préparation à l’exercice de ces rôles adultes […]7 » ; dans le milieu professionnel de l’art contemporain français, cette jeunesse prendrait fin aux alentours de 45 ans, moment où s’achève la « succession d’épreuves d’évaluation8  » généralement nécessaires à la reconnaissance d’un artiste qui, passé ce cap, sera qualifié de « confirmé ». La borne des 45 ans coïncide de manière satisfaisante avec la limite d’âge suggérée (officiellement ou non) par les prix d’art contemporain qui, en dehors de quelques exceptions9, récompensent des « jeunes » artistes de vingt-cinq à 45 ans. Cette distinction entre « jeunesse » et « vieillesse » artistiques admise, il nous est dès lors plus aisé de traiter, par le biais d’une sociologie quantitative, des disparités existant entre les représentations des plasticiennes et des plasticiens pour ainsi déterminer si le vieillissement accentue, ou non, les inégalités.

• 10 Erving GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (trad. Alain Kihm), Paris, Les éditions (...)

7Le double enjeu principal de ce travail sera de montrer que la vieillesse agit comme un stigmate10 dans le processus de reconnaissance au sein du milieu de l’art contemporain français, et comment cela peut jouer de façon différenciée à l’encontre des femmes artistes.

• 11 Nathalie HEINICH, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris (...)
• 12 Ces auteurs peuvent revêtir plusieurs casquettes et ne pas être uniquement journalistes mais égalem (...)

10La presse constitue un moyen de diffusion efficace, presque nécessaire, afin de faire connaître à un public plus ou moins averti le travail d’un individu ou bien empêcher ce dernier de tomber dans l’oubli sous l’effet du temps. Comme le souligne Nathalie Heinich, « la réussite en art contemporain passe obligatoirement par le discours d’un spécialiste, si possible largement transmissible et durable : donc un discours écrit, plutôt que la simple opinion orale exprimée lors d’un dialogue autour d’une œuvre ou dans une commission d’experts. C’est là qu’interviennent les critiques d’art, dont la fonction est précisément de publier ce qu’ils pensent de l’œuvre11. » Ces discours de spécialistes, au sein de la presse, participent à la légitimation de l’artiste ainsi qu’à la valorisation de son œuvre dans ce monde de l’art fortement concurrentiel. Plus l’auteur12 d’un article aura acquis de notoriété auprès du monde de l’art, plus la publication de son texte dans l’un de ces organes de presse pourra avoir de l’impact sur la carrière d’un artiste.

• 13 Le choix des journaux/magazines – tout comme pour les lieux exposant de l’art contemporain et les c (...)
• 14 Les papiers relatifs aux expositions, les « reviews », ou les portraits réalisés sur des personnali (...)

12Sept magazines/journaux13 ont été retenus pour cette analyse (Code Magazine (qui a stoppé son tirage en 2015), Zéro Deux, L’œil, Le Journal des Arts, Mouvement, Artpress et Point Contemporain (depuis avril 2015 sur le web, trimestriel au format papier depuis avril 2016)). Cela ne constitue pas l’ensemble de la presse spécialisée française mais permet cependant de rendre compte des plasticiens soutenus par des titres très ou assez influents. Nous avons ainsi étudié dans chacun de ces journaux/magazines les « portraits »/« focus » consacrés aux artistes14 sur une période allant de 2010 à 2017 en prenant soin d’étudier le genre et l’âge de ces derniers. Voici les résultats obtenus :

• 16 Le dernier numéro d’Artpress lors de l’écriture de ce texte illustre bien nos propos (septembre 201 (...)

15À l’inverse, lorsque nous considérons les magazines qui se penchent majoritairement sur les artistes de plus de 46 ans (Le Journal des Arts (90,5 %), L’œil (64,3 %), Mouvement (52,5 %)), la part totale des femmes y est très faible (respectivement : 13,7 %, 21,4 % et 23,7 % en moyenne). Le magazine Artpress est un cas particulier : il distingue bien les artistes jeunes qui débutent de ceux plus avancés dans leur carrière ; les premiers figurent dans la rubrique « Introducing » tandis que les seconds se voient attribuer un focus. Les Introducing concernent, pour 93,1 %, des artistes de moins de 46 ans avec une proportion totale de femmes vivantes de 41,1 %. Les autres articles d’Artpress se focalisent, quant à eux, à 58,6 % sur un artiste vivant de plus de 46 ans. Dans cette catégorie d’âge, nous retrouvons seulement 16,1 % de femmes vivantes16.

• 17 Nous y avons intégré, bien que plus rares, les duos.

17Pour un artiste, présenter son travail est essentiel à la poursuite de son activité artistique ainsi qu’à son homologation sur la scène contemporaine régionale, nationale voire internationale. Les expositions collectives dans des lieux indépendants (artist-run space), au sein même d’une école d’art (diplôme de fin d’année), en galerie ou par le biais de tremplins (Salon de Montrouge, Jeune Création) constituent une première étape afin de se faire connaître, repérer par les acteurs qui composent le milieu de l’art contemporain. Par la suite, peuvent être organisées des expositions collectives dans des espaces considérés comme plus « réputés » (par exemple, le Palais de Tokyo à Paris) pour les artistes ayant réussi à se démarquer de la concurrence. L’exposition monographique offre l’opportunité à un(e) plasticien(ne) de bénéficier d’une forte visibilité, qui variera en fonction de la réputation du lieu qui accueillera ses œuvres.

• 18 Plus communément appelés FRAC.
• 19 Plus communément appelés CRAC.
• 20 Pour éviter des écarts trop importants qui fausseraient les données, nous avons retenu les lieux qu (...)

18Nous nous sommes ainsi intéressés aux expositions personnelles pour traduire d’éventuelles divergences de genre liées au vieillissement. Les lieux d’art retenus pour cette étude sont au nombre de cinquante. Nous avons tenté d’être le plus exhaustif possible en y incluant des Fonds Régionaux d’Art Contemporain18 (Provence Alpes Côte d’Azur, Champagne-Ardenne par exemple), des Centres Régionaux d’Art Contemporain19 (Alsace, Sète etc.), des Musées d’art contemporain (Lyon, Centre Pompidou à Paris, etc.) et des fondations (Cartier, Ricard, etc.). Les expositions personnelles ainsi sélectionnées s’échelonnent sur la période 2010-201620.

• 22 Soulignons toutefois qu’un lieu qui expose majoritairement de jeunes artistes n’offre pas forcément (...)

20Sur la totalité de notre échantillon, nous n’avons recensé que six lieux (Le Parc Saint Léger à Pougues-les-Eaux, Le CRAC Alsace (Centre d’art Alkirch), La Passerelle à Brest, Espace Croisé à Roubaix, La Galerie à Noisy-le-Sec et La BF15 à Lyon) – soit 12 % du total des espaces étudiés – qui donnent majoritairement à des femmes la chance d’exposer leur travail. Nous retrouvons un point commun à tous ces lieux : ils exposent à plus de 60 % des artistes âgés de moins de 46 ans22. Inversement, lorsque nous considérons les lieux dont la programmation se concentre à plus de 90 % sur un créneau d’artistes vivants âgés de 46 ans et plus – soit dans notre échantillon quatre espaces (La Fondation Cartier à Paris, L’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, Le Creux de l’Enfer à Thiers et Le Centre d’art contemporain de Meymac) nous obtenons un taux extrêmement faible de femmes bénéficiant d’une exposition monographique sur la période étudiée (respectivement 0 %, 4,2 %, 10 % et 7,1 %). Le vieillissement sanctionne donc sévèrement les femmes lorsqu’il s’agit de braquer les projecteurs sur elles.

• 23 Robert STORR, Journal des Arts, n° 227, 2005.

22Les biennales d’art contemporain assurent aux artistes une certaine visibilité grâce à la réputation qu’elles ont su se forger au fil du temps, à l’affluence des visiteurs et aux personnalités du monde de l’art qu’elles attirent. Selon leur réputation, elles comportent différents enjeux « diplomatiques, économiques, politiques, touristiques23 ».

• 24 Source : Bilan de la Biennale de Lyon.

23La biennale de Lyon, dirigée depuis sa création et jusqu’en 2017 par Thierry Raspail, est la manifestation française qui bénéficie du plus grand retentissement dans le monde de l’art contemporain. Lors de sa dernière édition en 2017-2018, la biennale de Lyon a connu avec « Les Mondes flottants », principale exposition sous le commissariat de Emma Lavigne, sa plus grande affluence avec 260 420 visiteurs24.

• 25 Les Frac ont été créés en 1982.

28La prolifération des lieux dédiés à l’art contemporain sur le sol français, conséquence directe d’une politique de décentralisation et de démocratisation de l’art menée au début des années 198025, a ainsi permis la constitution de divers fonds publics dédiés à la création contemporaine dont les artistes ont bénéficié et bénéficient encore fortement aujourd’hui.

• 26 DEPS : Département des études de la prospective et de la statistique.
• 27 Zoé HALLER, «  Processus d’acquisition des fonds régionaux d’art contemporain : quelle part du genr (...)
• 28 De plus, le rapport du DEPS raisonne par « œuvre acquise » ce qui ne sera pas notre raisonnement mé (...)

29Si ces institutions étatiques ont pour mission « la diffusion, la sensibilisation et le soutien à la création contemporaine » (source FRAC Centre) ainsi que « de soutenir la création artistique, de valoriser le patrimoine artistique de l’État et de promouvoir l’art contemporain » (source, CNAP), nous remarquons toutefois que ces objectifs ne profitent pas de manière égale à toutes les catégories de plasticien(ne)s. On peut relever que, tout en soulignant les inégalités de genre liées à la politique d’acquisition des FRAC et du CNAP, ni le rapport de 2018 de l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication publié par le DEPS26, ni l’article de Zoé Haller27 sur le processus d’acquisition des FRAC ne prennent en compte l’âge des individus étudiés28.

• 29 Les données ont été récoltées sur le site du CNAP et également sur lacollectiondesfracs.fr qui répe (...)
• 30 Raymonde MOULIN, L’artiste, l’institution et le marché, op. cit.

30Dans notre étude s’étalant de nouveau sur la période 2010-201729, nous observons que les faveurs de ces institutions se portent sur les œuvres produites par des artistes dits « jeunes » (en moyenne annuelle, 58 % pour les FRAC et 57,8 % pour le CNAP). Cela peut en partie s’expliquer par le fait que les prix des œuvres à ce moment de la carrière (notamment pour les moins de 40 ans) restent accessibles et que les comités d’achat se tournent vers les galeries « leaders »30 et/ou prospectives qui les représentent (Marcelle Alix, Balice Hertling par exemple).
En combinant désormais la variable de l’âge à celle du genre, nous obtenons les résultats suivants :

• 32 À ce sujet voir l’article sur le Monde.fr : Les Frac, c’est chic.  https://www.lemonde.fr/culture/v (...)

31Les tableaux ci-dessus montrent que ces instances de légitimation privilégient, sans considération d’âge, les travaux de plasticiens masculins par rapport à leurs homologues féminins (66,2 % en moyenne par an pour les FRAC, 65,7 % pour le CNAP). Nous pouvons par ailleurs remarquer que seules deux institutions étatiques sur vingt-trois (8,7 %) ont acquis une majorité d’œuvres créées par des artistes femmes sur la période étudiée ; il s’agit du FRAC Picardie (« Les mondes dessinés »), spécialisé dans le dessin contemporain, et du FRAC Lorraine (« 49 Nord 6 Est »), qui a précisément pour spécificité d’orienter sa collection vers des œuvres réalisées par des femmes32.

• 33 Nous ferons de même pour les parties suivantes traitant des galeries et des prix sur le marché seco (...)

35Quelles que soient les motivations de ces acteurs, l’éclosion de ces structures permet à l’artiste de bénéficier d’un appui économique (grâce à la vente de ses œuvres) et d’augmenter sa visibilité. Pour déceler d’éventuels écarts de représentation liés au genre de l’individu, nous avons retenu dix collections, à savoir celles des fondations LVMH, Carmignac, Francès, Lafayette, Schneider, et des collections Rosenblum (aujourd’hui fermée), Meeschaert, Société Générale, Lambert et enfin de l’Institut Magrez. Si, auparavant, nous avons raisonné par âge, il sera désormais question d’effets de générations : ne pouvant avoir accès à l’année exacte d’acquisition de ces œuvres par les acteurs privés, il nous est impossible de connaître l’âge de l’artiste lors de la vente. Nous procéderons ainsi par année de naissance et considérerons les jeunes artistes comme ceux nés à partir de 1970 puisque nous avons débuté notre recherche en 201533.

• 34 Guillaume FOURNIER, « Les “jeunes artistes” plasticiens en France : comment l’âge impacte leurs tra (...)

36Précisons d’emblée qu’en moyenne par collection privée, les artistes nés avant 1970 sont privilégiés (57,79 % en moyenne). Seules trois collections représentent à plus de 50 % des artistes plus jeunes, nés à partir de 1970 (Fondation Schneider, la Fondation Lafayette et la Collection Rosenblum). Cela tient peut-être en partie à la génération du collectionneur : Steve Rosenblum et Guillaume Houzé (Fondation Lafayette) sont respectivement nés en 1974 et 1981. Pour la Fondation Schneider, la forte représentation des générations les plus jeunes peut s’expliquer par le fait que les œuvres acquises sont essentiellement issues du prix Schneider. Les récompenses d’art contemporain distinguant particulièrement les « jeunes » artistes34, il n’est donc pas surprenant d’observer, pour la fondation Schneider, cette disposition à collectionner des œuvres réalisées par les artistes émergents, et ce malgré l’âge du fondateur.
Intégrons désormais la variable du genre pour rendre compte d’éventuelles disparités.

• 36 Raymonde MOULIN, Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion, « (...)

38« Dans le champ artistique s’opèrent et se révisent les évaluations esthétiques. Dans le marché se réalisent les transactions et s’élaborent les prix36. » Si les paragraphes précédents s’intéressaient principalement aux inégalités de genre dans le champ artistique, il s’agit à présent de vérifier ce phénomène sur le marché. Pour connaître une validation marchande, le passage par une galerie est primordial pour un artiste ; tandis que certains occultent cette étape de manière contrainte (fermeture de galerie par exemple) ou intentionnelle (volonté personnelle), bien souvent, ils ont par le passé été représentés par un marchand qui leur a permis d’acquérir une certaine visibilité et un réseau. C’est en effet souvent grâce à elles et aux artist-run spaces que les plus jeunes artistes parviennent à exposer leurs œuvres en début de carrière et à se faire connaître des divers acteurs du milieu de l’art français.

• 37 Françoise BENHAMOU, Nathalie MOUREAU et Dominique SAGOT-DUVAUROUX, Les Galeries d’art contemporain (...)

39Une typologie des galeries d’art contemporain, distinguant quatre groupes, avait été dessinée en 200137  :

• 38 Foire Internationale d’Art Contemporain.
• 39 Nathalie MOUREAU et Dominique SAGOT-DUVAUROUX, Le Marché de l’art contemporain, Paris, La Découvert (...)

40Nous nous intéresserons principalement aux deux premiers groupes en modifiant la terminologie pour mieux répondre à la situation actuelle que nous avons pu observer. Nous nommerons ainsi ces galeries – validées par le milieu de l’art contemporain – leaders et/ou prospectives. Ces marchands, par le biais des œuvres qu’ils proposent, ont la préférence des instances de légitimation publiques, des grandes collections privées, et participent à des foires nationales se tenant à Paris (FIAC38, Paris Internationale, etc.) et à l’international (Art Basel, Frieze, Armory Show, Liste, etc.). La majorité des artistes représentés par ces galeries se voit ainsi intégrée dans les marchés de « l’avant-garde médiatisée » et « des talents consacrés  »39 ; nombre d’intermédiaires français (et par conséquent les artistes qui y figurent) seront écartés de ces marchés pourtant de plus en plus nécessaires à l’obtention d’une reconnaissance marchande et artistique à un niveau national voire international.

• 40 « MAP Métropolitain Art Paris (anciennement association Galeries Mode d’Emploi) est une association (...)
• 41 Soulignons que pour éviter des écarts de représentation trop importants, nous avons retenu les gale (...)

41Nous retiendrons pour notre enquête les galeries françaises qui ont participé à la FIAC entre 2014 et 2017 et/ou celles recensées dans le Metropolitan Art Paris40 de septembre 2018. Pour expliquer les différentes représentations genrées en galerie, nous avons constitué un échantillon de 67 intermédiaires marchands, très majoritairement basés à Paris. Nous notons d’entrée que ces galeries privilégient légèrement (52,1 % en moyenne par galerie) les artistes nés avant 1970. Nous pouvons, une fois encore, croiser les variables du genre et de génération41.

• 42 Françoise BENHAMOU, L’Économie de la culture, Paris, La Découverte, « Repères », 2017 (1^e éd. 1996) (...)
• 43 Les prix calculés sont ceux de l’adjudication.
• 44 Quatre artistes, loin dans le classement de la base de données Artfacts mais très présents sur le m (...)

45Nous avons pu observer que plus une artiste femme est issue d’une génération reculée dans le temps, plus ses chances d’être représentée par une galerie leader et/ou prospective sont compromises. Mais quelles sont les conséquences du vieillissement et du genre sur la cote d’un artiste ? Comme le mentionnait Raymonde Moulin, c’est au sein du marché que s’élaborent les prix qui vont ainsi résumer « les qualités reconnues de l’œuvre par les acteurs du marché […]42 ». Sur le premier marché, c’est-à-dire celui où se vendent les œuvres par l’intermédiaire d’une galerie, il nous est impossible d’obtenir les valeurs des transactions du fait de la non transparence des prix. Néanmoins, nous pouvons avoir connaissance, via la base de données Artprice, de l’ensemble des transactions effectuées sur le second marché des enchères. Pour ce travail, nous nous sommes cantonné à l’observation des prix43 (en dollars) relatifs aux artistes de nationalité française. La sélection des artistes s’est faite au moyen de la base de données Artfacts qui classe les artistes en fonction de leur visibilité44.

• 45 Notons qu’un grand nombre n’a pas vendu d’œuvres sur le second marché sur cette période.

46Nous avons calculé la somme des ventes pour chacun d’entre eux sur la période 2010-2017 et retenu ceux ayant dégagé un produit supérieur à cinquante mille dollars45.

• 47 Howard S. BECKER, Les Mondes de l’art (trad. Jeanne BOUNIORT), Paris, Flammarion, « Champs arts », (...)
• 48 Gérard MAUGER, Âges et générations, Paris, La Découverte, « Repères », 2015, p. 86-87.
• 49 Vincent CARADEC, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, Paris, Armand Colin, 2015.
• 50 Pierre-Michel MENGER, Être artiste. Œuvrer dans l’incertitude, op. cit.

49Dans le milieu de l’art contemporain français, la validation artistique et marchande des formes actuelles privilégie majoritairement les créateurs masculins. La prise en compte de l’âge en tant que caractéristique sociale permet d’affiner la compréhension de ces inégalités de genre et met en évidence le fait que, dans les arts plastiques, le vieillissement sanctionne d’autant plus les plasticiennes. Le monde de l’art se présentant « comme un réseau de chaines de coopération qui relient les participants selon un ordre établi47 », il n’est pas surprenant de découvrir que l’ensemble des canaux de légitimation étudiés relève d’une logique similaire sur le sujet. La jeunesse qui « apparaît comme le temps qu’il faut pour trouver sa place48 », tend à réduire ces écarts de représentation alors que le vieillissement d’un individu qui dépend des trajectoires passées et du contexte présent49 les accroît. Pour les artistes femmes vivantes issues de générations plus éloignées, les chances de se maintenir dans le champ artistique – et davantage encore sur le marché – semblent bien plus compromises que celles de leurs homologues masculins. L’incertitude de la poursuite d’une carrière artistique et marchande propre à l’artiste contemporain50 semble s’accentuer sous l’influence de la variable du genre et de l’âge d’un individu. Le marché paraît particulièrement enclin à sélectionner les plasticiens masculins, et notamment ceux des générations anciennes. Le vieillissement agit ainsi comme un second stigmate pour les femmes et amplifie les inégalités de genre. On observe néanmoins que les écarts d’accès à une notoriété artistique et/ou marchande tendent à se restreindre pour les créatrices contemporaines les plus jeunes. Quelles seront les conséquences de ce fait dans l’avenir ? Deux cas de figure sont envisageables, que seul le temps viendra confirmer ou infirmer : assistons-nous, dans le milieu de l’art contemporain français, à une réelle prise de conscience de ce problème sociétal pour les nouvelles générations, ou bien cette tendance ne concernera-t-elle jamais que la jeunesse, et les plasticiennes qui auront dépassé quarante-six ans, avec les effets du vieillissement, ne finiront-elles pas par se retrouver tout aussi pénalisées que leurs aînées ?