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Hommage à Claude Javeau

Claude est parti

Anne Van Haecht
p. 13-21

Résumés

Dans la foulée d’une longue vie commune, partagée avec Claude, mon mari et complice, j’ai voulu dans ces quelques lignes souligner la profonde cohérence intellectuelle de son oeuvre. Cela depuis ses débuts avec une recherche internationale sur les budgets-temps jusqu’à plus tard avec l’élaboration d’une sociologie de la vie quotidienne solidement charpentée. Son humanisme profond s’est doublé d’un sens critique aigu et d’une ironie qui pouvait se révéler mordante, notamment à l’égard de ceux qu’il désignait comme les « idiots utiles » de notre société dite postmoderne. En sociologue engagé, il n’a jamais caché le rapport aux valeurs qui était le sien.

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Texte intégral

Ludwig Van a accompagné presque toute ma vie. Quand je me lasse des flonflons symphoniques, je me tourne vers les sonates pour piano et violon, surtout la cinquième, dite « Le printemps », un chef-d’oeuvre de grâce et de tendresse (surtout quand il est interprété par Grumiaux et Haskil). On trouve de tout chez Beethoven, des marches belliqueuses à l’hymne à l’amour conjugal, des sommations à Dieu à la construction formelle la plus raffinée. Mais il reste vrai que quelques symphonies, dont la cinquième, constituent des concentrés d’élan vital dont on ne trouve peut-être l’équivalent que dans la musique religieuse de Bach. Il s’agit d’un viatique dont toute personne cherchant à faire le bien ou faire le mieux ne devrait pouvoir se passer : pom pom pom pom !
Claude Javeau in La Libre Belgique, 14.IX.2005.

1Claude est parti. Le 12 août 2021. Brutalement, d’une manière qu’il n’avait jamais imaginée, même pour un spécialiste de la question de la mort comme lui. Fracassé deux jours avant, juste après avoir écouté une sonate de Beethoven (le hasard d’une programmation de France Musique). Pour se définir, il utilisait des mots clairs :

  • 1 Bernadette Bawin-Legros et Nathalie Lenaerts, Claude Javeau, témoin de son temps, Paris, L’Harmatta (...)

Même si je suis pessimiste à court terme, je reste un héritier des Lumières qui fait confiance à la perfectibilité de l’espèce humaine. C’est sans doute en raison de cette conviction, peu validée il est vrai par les événements actuels, que j’ai persévéré dans ma posture de « spectateur engagé », pour parler comme Raymond Aron. Cette posture s’est alimentée à ma profession de sociologue, je dis bien « profession » et non seulement « métier », car il s’est bien agi de « professer » comme on professe une religion, sauf que la mienne, en l’occurrence, était laïque et universaliste. J’ai pu l’exercer dans la recherche, parfois sur le terrain (davantage que j’ai pu en donner l’impression, mais mes « terrains » n’étaient pas souvent orthodoxes et bien balisés), parfois dans la solitude de mon bureau, à la maison, où j’ai vécu dans un entourage de livres en quantité toujours croissante. Et aussi dans l’enseignement. Pour cette occupation, j’avais réellement la vocation. Tout jeune, je voulais être professeur. Je le suis devenu et j’en ai été très heureux1.

  • 2 Claude Javeau, Vive la sociale ! Éloge de la social-démocratie, Bruxelles, Le Grand Miroir, 2003.

2Spectateur engagé, il l’a été vigoureusement mais sans aucun extrémisme. D’abord comme étudiant « comitard », puis comme jeune chercheur militant syndical, rédacteur dans la revue Mai issue d’une mouvance intellectuelle de gauche de l’Université libre de Bruxelles, intervenant devenu rapidement familier des médias, etc. Par la suite, sa pensée politique a été synthétisée dans une défense pleine et entière des services publics : Vive la sociale ! Éloge de la social-démocratie2. Une pensée néanmoins désabusée au vu du contexte néolibéral environnant.

Ironiquement, il voyait dans la sociologie le fruit d’une partouze métaphorique entre statisticiens et philosophes (entre autres Quételet et Comte). Une discipline relevant de la démarche critique dont la finalité est la construction d’une problématisation singulière : celle du passage d’une question sociale à une question sociologique, nécessitant des concepts et des méthodes ad hoc. Dans ce cadre, le projet est celui d’une interprétation spécifique qui permet une compréhension plus fine des faits sociaux et non celui d’un support direct à la prise de décision politique ou d’un apport de solutions directement « utiles » pour traiter des dysfonctionnements sociaux. Les sociologues n’ont pas vocation à être des « scribes accroupis ». Il s’agit bien plutôt de contribuer à l’élaboration d’une histoire du temps présent, une histoire agonistique se réalisant au fil de la continuelle (re)structuration du social.

  • 3 Claude Javeau, Les vingt-quatre heures du Belge, Bruxelles, Éditions de l’institut de Sociologie, U (...)

3Engagé à l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles en 1964, au Centre d’étude des problèmes sociaux et professionnels de la technique (CEPSPT), dirigé par Pierre Feldheim, il fut chargé avec celui-ci, à partir de 1966, de la partie belge d’une recherche comparative internationale sur les budgets-temps, conduite sous les auspices du Centre européen de coordination de recherche et de documentation en sciences sociales à Vienne (UNESCO). Une telle entreprise est évidemment marquée du sceau de la méthode quantitative. Il n’empêche que, dès la rédaction des Vingt-quatre heures du Belge3, Claude en pressentait les limites et se référait à la notion de « quotidienneté » et citait Henri Lefebvre. Dès lors, il ajoutait :

  • 4 Ibid., p. 94.

Il importe donc, pour donner à ces évaluations quantitatives une épaisseur qui rende compte, en définitive, de la vie de tous les jours de nos contemporains, d’apprécier chaque catégorie d’activité en fonction d’une analyse plus profonde, qui restitue aux éléments du « vécu » culturel tout leur poids intrinsèque4.

4Quid du « drame humain », sans intention dramatique ?

  • 5 Claude Javeau, L’enquête par questionnaire. Manuel à l’usage du praticien, Bruxelles, Éditions de l (...)
  • 6 Claude Javeau et Bernadette Bawin-Legros, Les sondages en question, Bruxelles, De Boek, 1977.

Dans un suivi méthodologique, L’enquête par questionnaire5 amena la réflexion sur ce moyen, parmi d’autres (observations, analyses de documents, histoires de vie, etc.), que mobilisent les sociologues pour connaître le social. Inscrite dans une perspective statique, cette enquête est à l’affût de tendances majoritaires, sur base de calculs de fréquences, sauf peut-être à permettre la comparaison de résultats échelonnés dans le temps. Faut-il rappeler que la technique ne vaut que pour des objets mesurables ? Et qu’elle s’accompagne de problèmes éthiques et déontologiques ? Non à une « quantophrénie » abusive, comme le disait Peter Sorokin. Il ne faut donc pas s’étonner d’une méfiance envers les sondages d’opinion. Qu’est-ce que l’opinion publique sinon une notion terriblement peu transparente ? Les sondages en question6, ouvrage en collaboration avec Bernadette Bawin-Legros, en a été le témoignage.

  • 7 Claude Javeau, Haro sur la culture, préface d’Henri Janne, Bruxelles, Éditions de l’Université de B (...)

Impliqué dans la critique de la société de consommation, de la culture bour- geoise comme de la culture de masse, Claude réunit essais et articles sous l’intitulé Haro sur la culture7 dont il reconnaîtra lui-même une certaine ambiguïté. Dans la préface, Henri Janne qualifie sa réflexion de critique, voire d’hypercritique, et l’identifie à une sociologie du « refus » et de l’irrespect, renvoyant aux réflexes intellectuels du libre examen et exprimant une certaine colère logique et une inconfortable inquiétude éthique. Un point les réunit : le caractère idéologique de la dichotomisation des temps (de travail et de loisir). C’est une mystification de vouloir faire croire que la sphère des loisirs, telle qu’évoquée alors (« la civilisation des… »), soit source de larges possibilités d’épanouissement, sinon d’émancipation. Par la suite, Claude va prolonger sa réflexion sur la société dite postmoderne mais encore sur le développement de la sociologie qui l’accompagne.

Dans la foulée de Mai 1968, le paysage intellectuel s’est modifié :

  • 8 Franco Ferrarroti, Histoire et histoires de vie. Méthode biographique dans les sciences sociales, P (...)
  • 9 Claude Javeau, Sociologie de la vie quotidienne, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2011, p. 118.

C’est dans ce climat que l’on allait redécouvrir l’agent, version personnalisée de l’individu statistique, porteur d’un habitus selon Bourdieu, d’un stock de connaissances selon Schütz (exhumé tardivement en France et de manière qui reste incomplète), de capacités définitionnelles selon Goffman, de compétences structurelles selon Giddens, de facultés productives selon Berger et Luckmann, et l’on en passe. Selon la belle formule de Ferrarotti, l’individu cessait d’être un « épiphénomène du social8 »9.

  • 10 Claude Javeau, Le bricolage du social. Un traité de sociologie, Paris, PUF, 2001.
  • 11 Ibid., p. 202.
  • 12 Michel Meyer, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 83.

5Ou plutôt l’individu devenu acteur allait être au cœur d’un Bricolage du social10. Sous cet intitulé, Claude a voulu offrir un traité destiné à répondre à la question : « Comment faisons-nous pour vivre ensemble ? » Et en même temps à la suivante : « Comment la sociologie est-elle possible ? » Contre les tenants du déconstructivisme qui « ont encouragé un relativisme paradoxalement taxable d’absolu, tout énoncé étant toujours situé dans un contexte spatio-temporel nécessairement contingent »11, et même si la sociologie n’échappe pas elle-même à cette critique selon laquelle toute production scientifique ne serait qu’un récit, il rétorque en s’appuyant sur le concept d’ontologie minimale, indispensable pour « dégager une unité du réel par-delà toutes les découpes multiples qu’on lui fait subir pour mieux s’y mouvoir et le comprendre »12. Et, dès lors, pour Claude :

  • 13 Claude Javeau, Le bricolage du social, op. cit., p. 204.

Cette ontologie minimale s’enracine dans une expérience originaire du monde, individuelle et collective, ces deux moments se mettant respectivement en abyme, qui englobe la matière environnante et surtout les jeux de cache-cache auxquels se livrent ensemble la vie et la mort. Toute science devient possible à partir de cette conscience. Et aussi toute science du social, toute sociologie, qu’on l’appelle « générale » ou non13.

6Dans cette voie, pour rendre compte de la praxis humaine, de l’enchevêtrement du chaos et de l’ordre, du changement donc, que peut faire le sociologue ? Ses outils sont l’érudition, une méthode (entendue au sens cartésien) et des techniques de travail. De manière basique, le but de la sociologie tient dans la mise en examen des multiples composantes des comportements collectifs, rapportés à leur sens pour les acteurs concernés et à leur contexte historique. Il s’agit de découvrir les fondements des idéologies ayant orienté ceux-ci dans leurs pratiques. Cela suppose une mise en cause des apparences au-delà d’une doxa semblant évidente. Reste que la distinction entre « connaissance ordinaire » et « connaissance savante » ne se passe pas d’une prise en compte des transformations affectant les objets étudiés et donc de l’épaisseur historique des constructions conceptuelles, comme des résultats des investigations empiriques. Mais reste un volontarisme du projet :

  • 14 Ibid., p. 227.

On se souviendra de la célèbre proclamation de Durkheim sur l’utilité de la sociologie. Je n’hésite pas à la faire mienne. Son projet est de connaître toujours mieux les bricolages auxquels se livrent les acteurs, afin d’en tirer des leçons pour les bricolages du futur. non pas que les sociologues aient d’aucune manière le droit de se prendre pour des prophètes ou simplement des donneurs de leçons. Leur rôle est plus modeste, celui d’éclaireurs, tout simplement parmi d’autres. Cela n’en rend leur savoir, quand il est correctement constitué, que plus indispensable14.

  • 15 Claude Javeau, Les paradoxes de la postmodernité, Paris, PUF, 2007.

7Avec Les paradoxes de la postmodernité15, Claude s’en prend à la thématique de l’individualisme contemporain et à sa duplicité, sur fond de l’effondrement des grands méta-récits traditionnels (religieux comme laïques) ayant servi précédemment pour légitimer l’activité scientifique. La supercherie est durement soulignée :

  • 16 Ibid., p. 56.

D’un côté, un suivisme général des modes dans tous les domaines, du vêtement au langage, de la bagnole aux loisirs, du look à l’idéologie ; de l’autre, l’exaltation fallacieuse d’un individu autonome, capable de choisir seul, entrepreneur patenté de sa propre existence16.

  • 17 Zygmunt Baumann, Vies perdues : la modernité et ses exclus, Paris, Payot, 2006.
  • 18 Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.

8Mais le propos d’Érostrate (celui de l’individualisme) occulte pleinement d’un point de vue idéologique le propos de Panurge (celui du suivisme) : la philosophie de la postmodernité est celle d’un double langage camouflé et son emblématique renvoie à un entertainment généralisé. Mais il n’empêche que le concept d’habitus de classe n’a rien perdu de sa pertinence. Autrement dit, les positions de classe restent bien liées aux rapports de production qui ne sont, certes plus, les mêmes que ceux du XIXe siècle. Et donc, pour citer Baumann, s’il existe pas mal de « séduits » de la postmodernité, il existe en même temps pas mal de « réprimés »17. Les paradoxes de celle-ci, qui tiennent à ses prémisses oxymoriques (autonomie individuelle/injonctions du marché), ne manquent pas et Claude les aborde à partir de domaines qu’il a coutume de traiter : la marchandisation économique et culturelle, la sexualité, et le culte du « gnangnan ». Pour les acteurs avides d’une « sécurité ontologique » (Anthony Giddens18), la société de consommation est aussi une société de « consolation », de là le « gnangnan » :

  • 19 Claude Javeau, Les paradoxes de la postmodernité, op. cit., p. 141.

Ce que je rassemble sous cette appellation consiste donc en pratiques et discours dont la fonction est avant tout propiatoire – en d’autres termes, revient à parer aux risques inhérents à la condition de notre homme postmoderne. […] Il s’agit avant tout de faire l’apologie des projets personnels, des relations interpersonnelles, de la santé psychique et du bien-dans-la-peau des individus pris dans les rets de ces processus. Ce nombrilisme soigneusement entretenu par les chants des sirènes de la com’ ne recouvre en fait qu’un égotisme de la résignation19.

9Les proclamations individualistes de la postmodernité ont accompagné l’émergence d’un droit à la différence, émanant d’un nombre diversifié de figures sociales marquées par une appartenance ethnique, une singularité de genre, une revendication linguistique, un handicap physique, etc. Ce droit à la différence a soutenu le projet idéologisé d’un multiculturalisme se muant en communautarisme. Voilà qui constitue pour Claude un élément négatif du contexte postmoderne.

Mais, il faut le rappeler, l’individualisme contemporain est un fait macrosociologique. Il aurait souscrit à la formulation de Gauchet qui parle ainsi d’une société des individus de droit comme d’un phénomène holiste :

  • 20 Marcel Gauchet, « À la découverte de la société des individus », Le Débat, mai-août 2020, n° 210, p (...)

Elle est née de ce remodelage complet qui a fini par ajuster les modalités pratiques du fonctionnement collectif avec sa norme théorique. Celle-ci décrète qu’il n’y a, en droit, que des individus, et la société œuvre, avec quelle ampleur de moyens, à ce qu’il en soit ainsi. Contrairement aux craintes de dissolution qui hantaient nombre d’observateurs à ses débuts, le processus d’individualisation est puissamment intégrateur. C’est qu’il s’accompagne d’une socialisation de ces individus qu’il intronise dans leur individualité. Cela ne va pas sans des tensions et des contradictions tout aussi inédites que la forme de société au sein de laquelle elles se déclarent. Elles n’empêchent pas la convergence sur le fond20.

10En tant que spectateur engagé, il a participé sans cesse à de multiples débats sur l’actualité (le féminisme, le sport spectacle, l’euthanasie, etc.) que je ne reprendrai pas ici systématiquement car sa bibliographie en atteste largement. Il a beaucoup parlé de la Belgique et de son histoire. Et, à ce sujet, faut-il encore souligner combien son idée de belgitude a été mal interprétée : loin de l’amour des frites et du chocolat, il s’agissait d’un malaise propre à des intellectuels mal reconnus dans leur univers national.

  • 21 Claude Javeau, Mourir, Bruxelles, Les Éperonniers, 1988.

Je m’arrêterai néanmoins sur deux de ses centres d’intérêt essentiels, la mort d’abord qu’il a traitée dans Mourir21 dans la foulée de la disparition accidentelle de son frère André et dont il a travaillé la signification sociale et les rituels avec ses collègues et amis Louis-Vincent Thomas, Jean-Marie Brohm et Marie-Thérèse Gauthier-Dekonink, entre autres proches, le support de leur réflexion étant la thanatologie. En cela, il est beaucoup question de déni et d’escamotage de la mort. Et, à cet égard, Claude en revient, en toute cohérence personnelle, à l’une de ses préoccupations majeures :

  • 22 Claude Javeau, « Le risque, la mort et la vie quotidienne », in Éric Volant, Joseph Levy et Denis J (...)

Le petit efficace de la socialité quotidienne se révèle dans sa visée métasociale : au-delà des routines établies, la dissidence renoue avec le destin fondamental de l’homme, avec sa temporalité porteuse de mortalité. Ainsi se réalise, au jour le jour, la belle proposition de Louis-Vincent Thomas : « Le seul pouvoir authentique qui soit compatible avec la dignité de l’homme, c’est de faire entrer la vérité de la mort dans la quotidienneté […]. La vie n’a de sens qu’à ce prix-là »22.

  • 23 Claude Javeau, « La musique de Beethoven : des esquisses sociologiques », Revue belge de musicologi (...)

11Le deuxième centre d’intérêt essentiel tient dans la musique (classique) et son histoire. Un nom en particulier s’est toujours trouvé dans le cœur de Claude : Ludwig Van Beethoven. Il lui a consacré un article important23. Sur cette question, comment traiter du domaine de l’« ineffable » ? Impossible, sauf à sélectionner une pluralité de points de vue autorisant le regard sociologique (quatre au moins selon lui). Il en existe certes d’autres mais c’est celle-ci qui lui importe d’abord.

12Premièrement, la perspective constructiviste qui envisage l’élaboration de l’œuvre à partir d’une conjonction de ressources cognitives et de règles normatives (Giddens) ou de la conceptualisation de l’habitus (Bourdieu). Dans cette deuxième optique, le rapport à la classe ou à la position sociale de l’artiste est central :

  • 24 Ibid. p. 59.

Il s’agit de mettre en évidence les caractéristiques probables d’un habitus supposé et l’état du « champ » (autre concept cher à Bourdieu) musical à l’époque où il a composé. […] Elle (cette démarche) restituerait aussi le travail d’écriture dans le contexte de l’avènement d’une bourgeoisie, enrichie, cherchant à se substituer progressivement à une noblesse en perte de légitimité politique. Il s’en faut beaucoup, toutefois, pour qu’elle puisse prétendre à éclairer le « mystère » de la création24.

13Ensuite vient la perspective des « pratiques culturelles » dont l’objet serait l’étude des publics de la musique beethovénienne, conduisant à une typologie de ceux-ci, confrontés à d’autres typologies sociales des goûts musicaux.

Ensuite encore pourrait se concevoir une étude du marché de la musique, lieu de croisement d’une offre et d’une demande où les divers intervenants peuvent se réclamer de la valeur intrinsèque de l’œuvre ou, plus rarement, d’une recherche musicologique ascétique émanant d’amateurs éclairés.

  • 25 Le concept renvoie à l’ouvrage de Pierre Sansot et al., Les donneurs de temps, Albeuve, Castella, 1 (...)

14Reste in fine une interprétation phénoménologique, partant de la distinction entre mélodie et rythme chez Schütz : le rythme n’est pas autre chose que la distribution d’une mélodie sur l’espace-temps. Se tournant vers Beethoven, Claude parle de ses hésitations qui apparaissent dans les ruptures de rythme, ou plus précisément dans ses suspensions apparentes, qui ne sont qu’artifices (au sens positif du terme) dans le déroulement du discours musical. À partir de là, Beethoven peut être vu comme un véritable donneur de temps25 :

  • 26 Claude Javeau, « La musique de Beethoven », loc. cit., p. 64.

[…] la coupure dans le rythme, que ne commande pas de façon formelle la fin d’un mouvement ou l’introduction d’une cadence, met le temps externe, socialement constitué en suspens. Le retour est alors possible sur la seule durée interne, et une fenêtre s’ouvre, fût-ce subrepticement, sur la perception de la seule mélodie, de ce qui peut être envisagé comme la substance ontologique de la musique26.

15Voilà qui fait de Beethoven une exception au nombre des grands compositeurs :

  • 27 Ibid. p. 65.

C’est dans ses « hésitations » stylistiques, préfigurations des modes de composer modernes, qu’il faut chercher la légitimation d’une telle attribution27.

16Rien ne pourra combler le manque que signifie la mort de Claude mais que ses ultimes instants de vie consciente aient été habités par une sonate de Beethoven a quelque chose d’apaisant mais non de consolant.

17Daniel Vander Gucht et moi-même, nous remercions chaleureusement ses amis et collègues qui ont contribué à la réalisation de cet hommage. Chacun a su trouver l’accroche particulière pour exprimer leur connivence intellectuelle et affective avec lui. Car il s’agit bien de connivence et de partage d’une vision du monde progressiste dans ces temps d’incertitude et d’inquiétude pour l’avenir de nos disciplines qui sont menacées directement dans un contexte de néolibéralisme et de valorisation d’un communautarisme inquiétant, ancré contre les principes d’une émancipation collective universaliste.

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Notes

1 Bernadette Bawin-Legros et Nathalie Lenaerts, Claude Javeau, témoin de son temps, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 158.

2 Claude Javeau, Vive la sociale ! Éloge de la social-démocratie, Bruxelles, Le Grand Miroir, 2003.

3 Claude Javeau, Les vingt-quatre heures du Belge, Bruxelles, Éditions de l’institut de Sociologie, Université Libre de Bruxelles, Études du Centre National de sociologie du Travail, 1970.

4 Ibid., p. 94.

5 Claude Javeau, L’enquête par questionnaire. Manuel à l’usage du praticien, Bruxelles, Éditions de l’institut de Sociologie, Université Libre de Bruxelles, 1971.

6 Claude Javeau et Bernadette Bawin-Legros, Les sondages en question, Bruxelles, De Boek, 1977.

7 Claude Javeau, Haro sur la culture, préface d’Henri Janne, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1974.

8 Franco Ferrarroti, Histoire et histoires de vie. Méthode biographique dans les sciences sociales, Paris, Librairie des Méridiens, 1983.

9 Claude Javeau, Sociologie de la vie quotidienne, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2011, p. 118.

10 Claude Javeau, Le bricolage du social. Un traité de sociologie, Paris, PUF, 2001.

11 Ibid., p. 202.

12 Michel Meyer, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 83.

13 Claude Javeau, Le bricolage du social, op. cit., p. 204.

14 Ibid., p. 227.

15 Claude Javeau, Les paradoxes de la postmodernité, Paris, PUF, 2007.

16 Ibid., p. 56.

17 Zygmunt Baumann, Vies perdues : la modernité et ses exclus, Paris, Payot, 2006.

18 Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.

19 Claude Javeau, Les paradoxes de la postmodernité, op. cit., p. 141.

20 Marcel Gauchet, « À la découverte de la société des individus », Le Débat, mai-août 2020, n° 210, p. 158-159.

21 Claude Javeau, Mourir, Bruxelles, Les Éperonniers, 1988.

22 Claude Javeau, « Le risque, la mort et la vie quotidienne », in Éric Volant, Joseph Levy et Denis Jeffry (s.l.d.), Les risques et la Mort, Montréal, Le Méridien, 1996., p. 39.

23 Claude Javeau, « La musique de Beethoven : des esquisses sociologiques », Revue belge de musicologie, vol. 52, p. 57-65.

24 Ibid. p. 59.

25 Le concept renvoie à l’ouvrage de Pierre Sansot et al., Les donneurs de temps, Albeuve, Castella, 1981. Dans sa définition, il vise tout facteur de rythme régularisant un ensemble.

26 Claude Javeau, « La musique de Beethoven », loc. cit., p. 64.

27 Ibid. p. 65.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Van Haecht, « Claude est parti »Revue de l’Institut de Sociologie, 91 | 2022, 13-21.

Référence électronique

Anne Van Haecht, « Claude est parti »Revue de l’Institut de Sociologie [En ligne], 91 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 10 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ris/894

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Auteur

Anne Van Haecht

Professeure émérite de l’Université libre de Bruxelles

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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