Pour Claude Javeau
Résumés
La disparition soudaine d’un ami installe inexorablement le sentiment d’un lancinant « jamais plus », avec sa tristesse et sa nostalgie, mais elle incite aussi à la remémoration des complicités professionnelles partagées, des accords théoriques majeurs, des convergences éthiques et politiques profondes : nécessité d’une socio-anthropologie critique, pluraliste et complémentariste, critique des logiques destructrices du capitalisme néo-libéral, des régimes totalitaires et du sport de masse, importance de la vie quotidienne comme fondement de l’existence. Claude Javeau fut pour beaucoup d’entre nous l’exemple de cette liberté d’esprit, avec sa culture exigeante, son sens de l’humour et de l’humanisme sans frontières
Texte intégral
- 1 Louis-Vincent Thomas, La mort en question. Traces de mort, mort des traces, Paris, L’Harmattan, « N (...)
- 2 Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, « Champs », 1983, p. 311 (...)
1Que dire, que faire lorsqu’une personne que l’on a bien connue et fréquentée pendant des années disparaît soudainement ? Il reste des souvenirs dira-t-on (des conversations, des événements, des impressions), des traces1 sans doute aussi (lettres, photos, livres, objets, lieux partagés…), mais il s’installe surtout le sentiment d’un lancinant « jamais plus », avec ce que cela suscite de tristesse, de nostalgie, de regrets2.
- 3 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, Bruxelles, La Lettre volé (...)
Je ne pense pas être le seul à m’être demandé comment rendre compte d’un temps d’amitié et de compagnonnage qui est passé « goutte à goutte » pour reprendre la surprenante mais suggestive expression de Claude3 ? Comment aborder ce qui ne peut se dire sans se heurter à d’immédiates résistances qu’il a toujours su décrire avec sobriété ? Ses livres – dont certains sont de petits chefs-d’œuvre d’observation anthropologique et d’ironie corrosive sur la comédie humaine – le disent pourtant avec force :
- 5 Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, Paris, La Découverte/Poche, « Sciences humaines et so (...)
2La sociologie du quotidien ou au quotidien de Claude Javeau avait à cet égard un côté balzacien. C’est à dessein que j’évoque ici Balzac, dont le réalisme critique, comme l’a bien montré Georg Lukács5, est une géniale anticipation littéraire des analyses sociologiques concrètes de la vie ordinaire des gens de toutes conditions, de toutes les classes sociales, de toutes les générations, hommes ou femmes. Dans ses « Huit propositions sur le quotidien » Claude a illustré sans faux-fuyants le côté profondément anomique, hétéroclite, chaotique parfois de la vie en société, avec ses injustices, ses violences, ses crimes et ses misères.
- 6 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit., p. 42-43.
La vie quotidienne du puissant n’est pas celle du misérable, même si des formes identiques s’y révèlent. Les rapports sociaux […] peuvent être certes renversés, mais c’est pour en créer d’autres et non pour déboucher sur une égalisation angélique des conditions. La violence, effective ou symbolique, est le mode d’expression et de réalisation de ces rapports. Le quotidien renferme une violence qui le fonde autant qu’elle le mine […]. La duplicité est donc la parade sociétale à la violence inscrite de nécessité dans les rapports sociaux […]. Le quotidien suscite le mensonge, est lui-même mensonge. Les ritualisations sur lesquelles il repose sont essentiellement mensongères […]. Le quotidien, en fin de compte, s’identifie avec la condition humaine. Le vrai discours sur le quotidien rétablit la dimension “dramatique” des existences individuelles et collectives6.
- 7 Ibid., p. 18.
La vie, [insiste-t-il], est avant tout tragédie. Il s’en suit que l’existence collective, ce que nous appelons d’ordinaire le social, est marquée du sceau de cette tragédie. La sociologie devrait être un discours tragique7.
- 8 Ibid., p. 19.
[Si la vie est tragédie, ajoute-t-il,]il appartient à l’individu de lui donner un sens […]. Donner un sens, c’est relier les significations entre elles, c’est s’éprouver comme sujet actant et créant, même sur une toute petite échelle. C’est combattre pour un monde de compréhension mutuelle et de fraternité. Cela s’appelle la démocratie. Vieux grands mots ! J’assume ce dérapage hors des sentiers bien protégés de la Wertfreiheit. Pour moi, la sociologie est avant tout un discours de « défense et illustration » de l’idéal démocratique8.
- 9 Voir Robert Castel, Le psychanalysme, Paris, François Maspero, « Textes à l’appui », 1973.
3C’est au nom de cette éthique que Claude récusait les « grands récits » messianiques ou prophétiques – qu’ils soient religieux, mystiques, utopiques ou politiques – qui promettent divers paradis dans l’au-delà ou dans l’ici-bas (l’avenir radieux du socialisme/communiste…). Il refusait aussi les dogmatismes théoriques qui ont divisé et divisent encore la sociologie en diverses coteries (marxisme, structuralisme, structuralisme génétique, positivisme, fonctionnalisme, quantitativisme, individualisme méthodologique, actionnalisme, etc.). Sans pour autant préconiser un éclectisme sans rivages, il estimait nécessaire de conjoindre les perspectives micro et macrosociologiques, « atomistiques » et « holistiques », historiques, économiques, démographiques, politiques, sociétales, symboliques, linguistiques, pour tenir compte de la complexité humaine et en sachant que toutes ces dimensions interfèrent dialectiquement dans les interactions interindividuelles. Il savait aussi que le réductionnisme est la porte d’entrée obligée des impérialismes et exclusivismes méthodologiques (sociologisme, économisme, psychologisme, historicisme, psychanalysme9) et finit toujours par légitimer les complotismes et les fanatismes idéologiques.
- 10 Claude Javeau, Des impostures sociologiques, postface de Jean-Marie Brohm, Lormont, Le Bord de l’ea (...)
- 11 Voir Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1 (...)
En relisant La société au jour le jour, je me suis rendu compte que sa « Présentation » était une parfaite auto-présensation intellectuelle de la diversité de ses objets de connaissance, des questions qui l’ont préoccupé ou « travaillé », de son ouverture d’esprit, de ses choix politiques, des auteurs qui ont inspiré ses démarches – de Sorokin à Levinas, en passant par Lefebvre, Schütz, Goffman, Balandier, De Certeau, Garfinkel, Ferrarotti, et « de manière plus oblique Bourdieu », sans oublier Giddens et quelques autres encore, par exemple Halbwachs, Duvignaud10 et j’en oublie sans doute. Claude, grand lecteur, connaissait bien le champ de la sociologie et pas seulement celui de la francophonie, sans pour autant s’y limiter ; l’histoire, l’anthropologie, la littérature, la philosophie faisaient également partie en effet de ses « intérêts de connaissance »11.
- 12 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit., p. 10.
L’histoire, débarrassée de toute philosophie de l’histoire, écrit-il, a toujours été l’une de mes grandes amours. Le livre dont la lecture, pour ce qui est de mon métier, m’a le plus bouleversé, est et reste La société féodale de Marc Bloch. Je tiens que l’événement le plus tenu, le plus insignifiant, possède sa propre épaisseur historique […]. L’histoire, c’est-à-dire le récit de la temporalité, ne se contente pas de « sédimenter », à la manière des particules solides contenues dans le fleuve du Temps, sur le lit de l’humanité, afin d’y créer les structures et les institutions ; elle est aussi une création incessante des hommes qui, s’ils ne savent l’histoire qu’ils font, pour reprendre un mot de Marx, ne sont point pour autant dispensés de la faire. Ce mouvement incessant entre l’instant et l’éternité m’a fasciné. Cette fascination, certes, a été nourrie de Bachelard. Mais aussi de Braudel, de Duby, d’Aron et de quelques autres12.
- 13 Voir, par exemple, Georges Gurvitch, Déterminismes sociaux et liberté humaine. Vers l’étude sociolo (...)
4Bien qu’il les ait parfaitement connues, Claude ne s’est jamais laissé enfermer dans les classiques discussions concernant les antinomies entre déterminisme et liberté13, acteur et structure, institution et individu, causalité et finalité, explication et compréhension. Plutôt que de céder aux disjonctions abruptes, il privilégiait les conjonctions dialectiques :
- 14 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit., p. 11-12.
Individu et histoire : nos trajectoires privées s’inscrivent, soulignait-il, sur la trame des devenirs collectifs ; autrement dit, les destins individuels relèvent des destinées historiques. Tout en contribuant, il est vrai, à les façonner. Il est indiscutable, pour prendre cet exemple, que la langue qui m’a été imposée dès ma naissance est un produit historique, lentement institué – et de manière souvent complexe – au long des siècles. Mais il est patent aussi que cette langue cesserait d’exister si tous ses locuteurs, dont je suis, cessaient de la parler14.
5C’est pourquoi Claude n’a jamais cessé d’insister sur le rôle de l’individu, acteur et sujet, avec ses angoisses et ses passions, ses initiatives et ses dissidences, mais aussi sur sa capacité de négatricité.
- 15 Utinam, n° 2/3, « Comment peut-on être socio-anthropologue ? Autour de Louis-Vincent Thomas », avri (...)
6Je crois bien que ma première rencontre avec Claude eut lieu à Besançon le 14 décembre 1991 à l’occasion de la Première Rencontre sociologique « Comment peut-on être socio-anthropologue ? » consacrée à Louis-Vincent Thomas. Des amis étaient présents, notamment Pierre Fougeyrollas, mon directeur de thèse, Louis-Vincent Thomas qui fut dans mon jury de thèse d’État, Patrick Baudry, Jean-Didier Urbain et Henri-Pierre Jeudy. Les exposés et les débats, très riches, furent pour moi l’occasion de constater la variété des thèmes de recherche et des références théoriques, mais aussi l’atmosphère à la fois conviviale et complice, sans être forcément consensuelle, de cette rencontre sociologique autour de la personnalité unanimement respectée de Louis-Vincent Thomas. À l’époque j’étais encore Professeur en sciences de l’éducation à Caen et j’étais venu en voiture la veille avec mon chien Voutsy qui était déjà malade. Il faisait un froid de canard, ce qui perturbait sa fonction urinaire et paralysait sa mobilité. Il avait dormi dans ma chambre d’hôtel, comme d’habitude lorsque je l’emmenais à Caen, mais cette fois-ci il ne put se retenir et il avait pissé sur les draps et la moquette. Au petit-déjeuner Louis-Vincent Thomas, Patrick Baudry et Pierre Fougeyrollas firent des gorges chaudes sur ma « prostate défaillante », tandis que Claude appréciait en fin connaisseur l’humour un peu potache de ses collègues ! Pendant les séances studieuses, Voutsy dormait et ronflait sur la table devant moi. Les réactions étaient mitigées, soit amusées, soit agacées. Mais Louis-Vincent Thomas qui adorait mon chien était la caution suprême, d’autant que mon exposé s’intitulait, non sans quelque provocation : « Louis-Vincent Thomas, l’ami des chiens. À propos d’une transversalité à quatre pattes »15.
- 16 Claude Javeau, « Imaginaires sociaux et ritualisations de la vie quotidienne », Utinam, n° 2/3 (« C (...)
- 17 On lui doit un réjouissant petit manifeste à distribuer à tous les intoxiqués du Royal Sporting clu (...)
Le texte proposé par Claude à cette Rencontre, « Imaginaires sociaux et ritualisations de la vie quotidienne », avait immédiatement suscité ma sympathie par sa perspicacité et sa liberté de ton, en particulier au sujet de la violence des hooligans « sur les stades de football, alimentée de libations alcooliques et de résurgences fascistes »16. La différence d’analyse et de style était frappante pour moi parce que la quasi-totalité des sociologues français qui abordaient la question du sport-spectacle, du football en particulier, appartenaient à la meute idolâtre du sport-culture, du sport-pacification, du sport-intégration sociale, autrement dit à la confrérie politiquement alignée de l’illusion sportive. Claude, qui connaissait parfaitement le football, le jeu et les équipes, avait, lui, bien compris le rôle politique réactionnaire des rassemblements de supporters avec leurs slogans haineux souvent nationalistes, racistes et identitaires, leur idéologie du « baston », leurs fights ritualisés17.
- 18 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit.
- 19 Claude Javeau, Petit manuel d’épistémologie des sciences du social, Bruxelles, La Lettre volée, « E (...)
- 20 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit. p. 7. Voir aussi (...)
- 21 Je venais de publier un ouvrage qui faisait le point sur les constructions théoriques, les idéologi (...)
Claude m’avait invité en 2003 à faire un cours à l’Université libre de Bruxelles sur la Chaire Internationale Henri Janne. Il venait de publier un important recueil de textes sur la sociologie de la vie quotidienne18 qu’il m’avait dédicacé avec son « amicale complicité » et une excellente synthèse d’épistémologie intitulée « petit manuel » et qu’il m’avait aussi dédicacée avec son « amicale connivence ». Or, ce petit manuel explicitait avec clarté et concision19 les questions essentielles de l’ensemble des « sciences du social », en particulier l’opposition entre les deux paradigmes fondamentaux de la sociologie, illustrés de manière canonique par les noms d’Émile Durkheim et de Max Weber, l’opposition entre les « faits sociaux » et les « significations » ou le « sens » que leur confèrent les acteurs sociaux, l’opposition entre les jugements de valeur et les jugements de fait, l’explication et la compréhension, la conceptualisation et le travail empirique de terrain, les techniques d’investigation quantitatives et les techniques d’investigation qualitatives, problématisant au passage l’équivoque et passe-partout « neutralité axiologique ». Son invitation m’avait honoré non seulement parce qu’il m’avait expliqué à plusieurs reprises le rôle joué dans son « aventure intellectuelle » par Henri Janne, « un maître éminent » qui lui « avait enseigné la nécessité de rapporter les phénomènes les plus infimes à la totalité du “vivre- ensemble” »20, mais aussi parce que cette invitation était un signe évident de notre proximité théorique. En me proposant un enseignement sur la sociologie de la corporéité21 et ses thématiques associées (sexualité, temporalité, mort), il m’avait présenté à ses étudiants avec beaucoup de sympathie agrémentée de son inimitable humour, qui n’était pas que belge ! À chaque fois j’avais un réel plaisir à me retrouver à l’Université libre de Bruxelles, à échanger avec lui et Anne, mais aussi avec ses étudiants attentifs et inventifs. Je me sentais chez moi à Bruxelles, j’y appréciais tout particulièrement les divins chocolats, les places, le Musée Magritte et les chaleureuses atmosphères des restaurants et brasseries où nous allions dîner. C’était une période heureuse et presque insouciante.
De mon côté j’avais invité Claude à participer à plusieurs jurys de thèse à l’Université Paul Valéry à Montpellier. Il aimait cette ville et son centre historique, surtout au printemps. L’hôtel du Parc était son point de chute préféré. Ses interventions précises et pédagogiques, sans animosité ni pédanterie – celles que manifestent souvent des universitaires qui confondent soutenances et procès, étalage de confiture et érudition – attestaient qu’il avait bien lu les textes et que ses critiques sur la forme ou le fond visaient simplement à souligner l’intérêt du travail, au meilleur sens du terme de l’évaluation formative. Par ses références bibliographiques, son questionnement subtil et ses encouragements à poursuivre leur recherche, Claude a marqué tous mes étudiants. Je me souviens en particulier des thèses de Nadia Veyrié (Deuil et héritage), Raymond Sémédo (Maladies et pratiques magiques au Sénégal) et Christiane Rozycki (Réalité de la diva. Figures mythiques de la femme).
- 22 Revue de l’Institut de sociologie, 2005/3-4, « Socio-anthropologie de la mort. Louis-Vincent Thomas (...)
- 23 Claude Javeau, « Plaidoyer pour l’homme universel », Prétentaine, n° 7/8, « Anthropologie de l’Aill (...)
- 24 Voir Claude Javeau, Mourir, Bruxelles, Les Éperonniers, 2000.
- 25 Revue de l’Institut de Sociologie, n° 1999/1-3 (publié en 2002), « L’anthropologie de la mort aujou (...)
7Une rencontre essentielle avec Claude a été l’anthropologie de la mort et l’œuvre fondatrice de Louis-Vincent Thomas. Après le décès le 22 janvier 1994 du principal fondateur de la Société française de thanatologie, Claude avait organisé le 22 avril 1994 à l’Université libre de Bruxelles un colloque qui avait réuni notamment Patrick Baudry, Jean-Marie Brohm, Marie-Thérèse Dekoninck-Gauthier, Claude Javeau, Gabriel Ringlet, Évelyne Sarah Mercier pour une série d’échanges et de témoignages amicaux sur l’anthropologie-thanatologie. En décembre 2004, Claude et moi-même avions à nouveau organisé un colloque à l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles à l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de Louis-Vincent Thomas dont les actes furent publiés dans la Revue de l’Institut de sociologie22. Claude avait participé auparavant à deux autres numéros spéciaux consacrés à l’anthropologie de la mort. Un numéro de la revue Prétentaine que j’avais fondée en 1994 à Montpellier en même temps que l’Institut de recherches sociologiques et anthropologiques (IRSA) où il avait publié une remarquable synthèse de l’apport de Louis-Vincent Thomas à l’anthropologie qui était du même coup une proclamation en miroir de ses propres convictions humanistes et de ses idées sur le rôle des sciences humaines dans une université digne de ce nom23. En tant que directeur de publication de la Revue de l’Institut de sociologie Claude avait par ailleurs encouragé la publication d’un gros numéro qui faisait le point sur l’état des recherches thanatologiques en conférant ainsi à la socio-anthropologie de la mort et du mourir24 une réelle reconnaissance institutionnelle, ce qui fut toujours le souhait le plus cher de Louis-Vincent Thomas25.
Sa participation à la revue Prétentaine a également été marquée par l’originalité vagabonde de son style à la fois acéré, évocateur et malicieux, d’une grande acuité ethnographique et qui souvent n’hésitait pas à outrepasser la sacrosainte respectabilité académique. Dans un article qui évoque ses impressions de voyageur citadin ayant « toujours éprouvé une extrême volupté » à s’enfoncer dans des villes, on peut ainsi lire quelques excursus espiègles que l’on imagine difficilement dans la très officielle Revue française de sociologie :
- 26 Claude Javeau, « Stadtluft macht nicht frei. Quelques variations sur l’insignifiance urbaine », Pré (...)
Des lambeaux de musique, en contrepoint de rires et de cris divers, s’échappent des cafés. Des voitures rongent leur frein sous la férule d’un feu interminablement rouge. Leurs essuie-glaces font un bruit de succion qui évoque celui d’un coït bien tempéré (der Wohltemperierte Koïtus). Une femme arrive à ma rencontre, mais la rencontre n’aura pas lieu. Elle porte un manteau long sur une robe très courte et à chaque fois qu’elle fait un pas, je vois sortir du manteau vingt centimètres de cuisse nerveuse, un genou bien rond et un mollet bien dessiné. Petites épiphanies de l’érotisme urbain, que l’on retrouve dans les cuisses des dames au volant, quand on peut jeter un regard dans l’habitacle, avec le même sentiment d’effraction qu’un regard dans l’échancrure d’un corsage, celui de la vendeuse de grand magasin, par exemple, quand elle se penche un peu pour ficeler l’emballage de votre achat26.
- 27 Claude Javeau, « Was ist Musik ? Quelques modestes tentatives de réponse sociologique », Prétentain (...)
8Claude qui connaissait bien la musique classique avait aussi publié dans Prétentaine un article consacré à « un abord de la musique en tant qu’activité sociale telle que Max Weber la définit »27, c’est pourquoi il nous arrivait fréquemment de discuter de certaines œuvres et de leurs interprétations (Bach, Mozart, Beethoven, Schumann, Rossini, Offenbach, Verdi, Wagner, notamment). Il avait ensuite accepté de figurer au Comité scientifique international de Prétentaine.
9Claude avait participé au lancement de la revue Quel Sport ? Il était membre de son comité scientifique international depuis le n° 1, septembre 2007, et il s’était régulièrement associé à ses initiatives, par exemple à l’appel au boycott des Jeux olympiques de Pékin organisés par le régime totalitaire du Parti communiste chinois, à l’appel au boycott des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi organisés par la dictature militaire national-impérialiste de Poutine en 2014. Dans le n° 2 il avait publié une critique très drôle du rugby et du Haka, le rite d’auto présentation des joueurs néo-zélandais. Tout le style de Claude est dans ce petit chef- d’œuvre d’ironie, d’humour sarcastique qui pimente l’observation sociologique.
- 28 Claude Javeau, « Haka, ha, ka ! Un huron découvre l’Ovalie », Quel Sport ?, Section française de la (...)
Tout d’un coup, je tombe sur une image [à la télévision] qui démontrait que la primatologie appliquée avait fait ces dernières années beaucoup de progrès. En effet, l’image était celle de deux quinzaines de gorilles habillés de liquettes, de culottes courtes et de hauts bas, se faisant face, au milieu d’une pelouse d’un beau vert tout britannique. L’une des quinzaines était en gris, l’autre en bleu […]. Vint ensuite une chose étonnante : la quinzaine en gris s’est mise à exécuter ensemble des gestes belliqueux de gorilles, accompagnés d’ahanements très agressifs. Ils se martelaient la poitrine, se frappaient sur les cuisses, faisaient mine d’étriper les gorilles de l’autre quinzaine, qui ne bronchaient pas, mais dont les regards supportaient avec une détermination belliqueuse les regards tout aussi belliqueux de leurs adversaires. Je me suis dit qu’il s’agissait là d’une merveilleuse réussite du dressage de ces cousins très proches de notre espèce […]. Je tiens à préciser que j’éprouve pour nos cousins primates une vive sympathie, c’est quand les hommes singent malencontreusement les singes que je me gausse des gorilles déguisés en héros sportifs. C’est porter préjudice à nos cousins, sans d’ailleurs qu’ils puissent en tirer quelque vengeance28.
- 29 Voir, par exemple, Nathalie Heinich, Ce que fait l’art à la sociologie, Paris, Les Éditions de Minu (...)
- 30 Claude Javeau, « Pourquoi la sociologie est-elle une science critique ? », Éducation et Sociétés. R (...)
10Comme dans bien d’autres domaines de ses recherches, Claude ne s’est jamais départi d’une posture critique rigoureuse, alors que des sociologues bien en cours ont expliqué qu’il fallait renoncer purement simplement à la sociologie critique, soit au nom de la fétichisation de l’ainsi dite « neutralité axiologique », soit au nom du relativisme (« tout se vaut, tout est égal »), soit au nom d’une sociologie qui se veut un abandon de la posture critique29. Mon accord avec Claude était complet sur le point qu’il estimait décisif, à savoir défendre et développer la sociologie comme discipline critique. Dans un numéro spécial de la revue Éducation et Sociétés, il avait réaffirmé un principe essentiel, conforme à ses convictions profondes : « La recherche de la vérité (ou des vérités), depuis les Lumières, est l’un des principaux piliers sur lequel repose l’ensemble de notre civilisation »30. Rappel ô combien salutaire dans une période ténébreuse envahie par l’obscurantisme religieux, l’antisémitisme, le racisme, le terrorisme islamiste, les résurgences néonazies, le wokisme et la cancel culture. En conclusion de son article, il résumait sa conviction :
- 31 Ibid., p. 70. Dans le même numéro j’avais publié « Sociologie critique et critique de la sociologie (...)
La sociologie ne restera fidèle à ce qui peut légitimement passer pour son essence qu’en revendiquant le droit, contre menaces et séductions, de dire le vrai au sujet de cette réalité aux contours du reste si mouvants et aléatoires, la réalité sociale. Ce à quoi elle ne peut prétendre qu’en ne se départant jamais de la posture critique qui l’a fait naître et qui reste sa raison d’être31.
11Dans un ouvrage paru en 2014, Claude avait radicalisé sa critique de la sociologie « mainstream » en insistant sur ce qui distingue fondamentalement la sociologie critique de la quasi-totalité des autres approches :
- 32 Jean-Marie Brohm, La tyrannie sportive. Théorie critique d’un opium du peuple, Paris, Beauchesne, « (...)
- 33 Claude Javeau, Des impostures sociologiques, postface de Jean-Marie Brohm, op. cit., p. 59-60.
La sociologie critique, telle que Jean-Marie Brohm et moi-même l’entendons, est d’abord une critique générale, multidimensionnelle de la société capitaliste, celle où règnent la forme marchandise et le principe d’aliénation à celle-ci. Elle est aussi, et pas accessoirement, « remise en question des mœurs universitaires qui n’ont rien à envier aux mœurs politiques, à l’affairisme monétaire ou aux divers clientélismes des fraternelles, confréries, mutuelles et autres honorables sociétés qui tiennent et maintiennent tant d’institutions, y compris le sport32 »33.
12Dans ma postface – « Imposture sociologique ou sociologie de l’imposture » –, je soulignais non seulement mon accord complet avec son analyse à la fois percutante et comme d’habitude très bien documentée, mais aussi son originalité épistémologique. Dans ses nombreux livres et articles, sans aucun esprit de système, mais avec beaucoup de lucidité, Claude avait en effet insisté sur les trois points avec lesquels je me suis immédiatement senti en affinité et que je rappelais dans ma postface :
- 34 Ibid., p. 151-155.
1) Toute sociologie présuppose une ontologie du social, du lien social, de la socialité, des rapports sociaux, des institutions sociales, etc., c’est-à-dire une conception théorique – très souvent a priori, implicite ou non élucidée – de la genèse, de la nature, de l’identité et du mode d’existence des réalité sociales […]. 2) Toute sociologie présuppose ensuite une théorie de la connaissance (gnoséologie), c’est-à-dire à la fois une théorie de la vérité et une théorie des procédures cognitives (empirisme, intuitionnisme, constructionnisme, rationalisme critique, etc.) mises en œuvre dans l’enquête sociologique […]. 3) Toute sociologie suppose enfin une axiologie, un ensemble de valeurs (métaphysiques, politiques, éthiques, esthétiques) qui orientent les choix, les positions et les dispositions. L’imposture sociologique majeure, répétons-le, est la dénégation de l’engagement politique et éthique, conscient ou non, de tout chercheur en sciences sociales34.
13Nous avions aussi nos propres rituels. Au téléphone, il nous arrivait de commenter l’actualité – sportive ou autre – agrémentée de quelques plaisanteries franco-belges : fallait-il annexer la Wallonie à la France ou plutôt l’inverse ? C’était toujours un moment très réjouissant. Autre rituel : Claude m’envoyait fréquemment ses publications ainsi que les coupures de la presse belge où il intervenait sur divers sujets. En juin 2021, je recevais sa dernière lettre avec sa petite brochure La gloire du préau. Plaidoyer pour une école magique, merveilleuse évocation poétique de l’école de son enfance, la Communale.
Notes
1 Louis-Vincent Thomas, La mort en question. Traces de mort, mort des traces, Paris, L’Harmattan, « Nouvelles Études Anthropologiques », 1991.
2 Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, « Champs », 1983, p. 311 : « Le regret nostalgique, pour lequel tout est fugacité, inconsistance, fétu emporté par le vent, présent aboli au fur et à mesure que le temps passe, le regret se change en souvenir familier ; dans la course irréversible qui nous entraîne nos souvenirs nous tiennent compagnie ».
3 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, Bruxelles, La Lettre volée, « Essais », 2003, p. 9
4 Ibid., p. 215. « La vie d’homme est à la fois comique et tragique. Et surtout tragique. La mort reste l’unique issue, et le mal l’unique problème » (Ibid., p. 213).
5 Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, Paris, La Découverte/Poche, « Sciences humaines et sociales », 1999.
6 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit., p. 42-43.
7 Ibid., p. 18.
8 Ibid., p. 19.
9 Voir Robert Castel, Le psychanalysme, Paris, François Maspero, « Textes à l’appui », 1973.
10 Claude Javeau, Des impostures sociologiques, postface de Jean-Marie Brohm, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014, p. 136 : « Les sociologues dignes de ce nom gagneraient beaucoup à relire Jean Duvignaud, immense penseur de leur discipline ».
11 Voir Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1976.
12 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit., p. 10.
13 Voir, par exemple, Georges Gurvitch, Déterminismes sociaux et liberté humaine. Vers l’étude sociologique des cheminements de la liberté, Paris, PUF, « Bibliothèque de sociologie contemporaine », 1955. Un ouvrage très riche qui intègre les perspectives philosophiques et épistémologiques.
14 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit., p. 11-12.
15 Utinam, n° 2/3, « Comment peut-on être socio-anthropologue ? Autour de Louis-Vincent Thomas », avril- juillet 1992.
16 Claude Javeau, « Imaginaires sociaux et ritualisations de la vie quotidienne », Utinam, n° 2/3 (« Comment peut-on être socio-anthropologue ? Autour de Louis-Vincent Thomas »), op. cit., p. 52. Voir aussi Claude Javeau, « Comptes et mécomptes du temps », Cahiers internationaux de sociologie, janvier-juin 1983 ; Claude Javeau, « Micro rituels et gestion du temps », Cahiers internationaux de sociologie, janvier-juin 1992. Claude faisait partie du « Conseil de rédaction » des Cahiers internationaux de sociologie.
17 On lui doit un réjouissant petit manifeste à distribuer à tous les intoxiqués du Royal Sporting club d’Ander- lecht ou du Royal Football club de Liège, Je hais le foot, Lormont, Le Bord de l’eau, « Altérité critique sport », 2015.
18 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit.
19 Claude Javeau, Petit manuel d’épistémologie des sciences du social, Bruxelles, La Lettre volée, « Essais », 2003.
20 Claude Javeau, La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, op. cit. p. 7. Voir aussi Leçons de sociologie, Paris, Armand Colin, 1986 ; Le petit murmure et le bruit du monde, Bruxelles, Les Éperonniers, 1999 ; Le bricolage du social. Un traité de sociologie, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 2001 ; Les paradoxes de la postmodernité, Paris, PUF, « L’interrogation philosophique », 2007 ; Sociologie de la vie quotidienne, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2011.
21 Je venais de publier un ouvrage qui faisait le point sur les constructions théoriques, les idéologies et les institutions du corps : Jean-Marie Brohm, Le corps analyseur. Essais de sociologie critique, Paris, Anthropos/Economica, « Ethno-sociologie », 2001.
22 Revue de l’Institut de sociologie, 2005/3-4, « Socio-anthropologie de la mort. Louis-Vincent Thomas : dix ans après », avec les contributions de Claude Javeau, Jean-Marie Brohm, Nadia Veyrié, Magali Uhl, Patrick Baudry, Pascal Hintermeyer, Jean-Didier Urbain, Gaëlle Clavandier, Dominique Trouche.
23 Claude Javeau, « Plaidoyer pour l’homme universel », Prétentaine, n° 7/8, « Anthropologie de l’Ailleurs. Présence de Louis-Vincent Thomas », octobre 1997. Ce numéro très riche comprenait des textes peu connus de Louis-Vincent Thomas, une bibliographie complète de ses livres et articles et les contributions de Patrick Baudry, Luce des Aulniers, Marie-Thérèse Dekoninck-Gautier, Gabriel Ringlet, Christine Bergé, Georges Bertin, Hélène Bretin, Annie Thébaud-Mony, Nadia Veyrié, Jean-Didier Urbain, Pierre Fougeyrollas, Jacqueline Trincaz, Jacque- line Andoche, Miguel Benasayag, Évelyne-Sarah Mercier. J’avais pour ma part publié un récit sur la vie et la mort de mon chien Voutsy, qui fut étroitement associé à Louis-Vincent Thomas (« Un chien se meurt… »).
24 Voir Claude Javeau, Mourir, Bruxelles, Les Éperonniers, 2000.
25 Revue de l’Institut de Sociologie, n° 1999/1-3 (publié en 2002), « L’anthropologie de la mort aujourd’hui », avec notamment les contributions de Patrick Baudry, Jean-Marie Brohm, Jean-Didier Urbain, Pascal Hintermeyer, Magali Uhl, Nadia Veyrié, Gaelle Clavandier, Luce des Aulniers, Évelyne-Sarah Mercier, Marie-Thérèse Dekoninck- Gautier, Magali Molinié. Claude avait publié « Sur la souffrance et sur la dignité face à l’auto-suicide et au suicide assisté ».
26 Claude Javeau, « Stadtluft macht nicht frei. Quelques variations sur l’insignifiance urbaine », Prétentaine, n° 16/17, « Villes », hiver 2003-2004, p. 218. Claude n’avait guère de sympathie pour les cars de touristes qui déversent « leurs cargaisons hébétées d’idiots du voyage » (p. 225), « les forçats du tourisme » « sommés de consommer des images comme on consomme des crèmes glacées (les deux peuvent se faire en même temps) » (p. 222).
27 Claude Javeau, « Was ist Musik ? Quelques modestes tentatives de réponse sociologique », Prétentaine, n° 18/19, « Musique. Phénoménologies, ontologies, interprétations », printemps 2005, p. 329.
28 Claude Javeau, « Haka, ha, ka ! Un huron découvre l’Ovalie », Quel Sport ?, Section française de la critique internationale du sport, n° 2, janvier 2008, p. 45-48.
29 Voir, par exemple, Nathalie Heinich, Ce que fait l’art à la sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, « Para- doxe », 1998. Au nom de la défense de la « neutralité axiologique » préconisée par Max Weber, cet auteur envisage une posture a-critique qui consiste à passer « d’une sociologie critique à la sociologie de la critique », p. 23.
30 Claude Javeau, « Pourquoi la sociologie est-elle une science critique ? », Éducation et Sociétés. Revue inter- nationale de sociologie de l’éducation, n° 13, « La posture critique en sociologie de l’éducation », numéro coordonné par Anne Van Haecht, Bruxelles, De Boeck, 2004/1, p. 69.
31 Ibid., p. 70. Dans le même numéro j’avais publié « Sociologie critique et critique de la sociologie », en rappelant quelques-unes de ses caractéristiques marquantes : la nécessité de la collaboration inter- ou trans- disciplinaire, notamment avec la philosophie, l’histoire, l’anthropologie et l’économie politique, le recours méthodologique à la « totalité concrète » (le fait social total) et l’autoréflexivité (sociologie de la sociologie).
32 Jean-Marie Brohm, La tyrannie sportive. Théorie critique d’un opium du peuple, Paris, Beauchesne, « Prétentaine », 2006, p. 70.
33 Claude Javeau, Des impostures sociologiques, postface de Jean-Marie Brohm, op. cit., p. 59-60.
34 Ibid., p. 151-155.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean-Marie Brohm, « Pour Claude Javeau », Revue de l’Institut de Sociologie, 91 | 2022, 23-33.
Référence électronique
Jean-Marie Brohm, « Pour Claude Javeau », Revue de l’Institut de Sociologie [En ligne], 91 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 10 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ris/901
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