Culture visuelle et regard féminin
Résumés
Partant du court essai, Deux images et le désir (1999), qui présente, en s’appuyant sur deux photographies de nus féminins, la posture phénoménologique de Claude Javeau sur le désir et l’érotisme, cet article questionne la place du regard situé. En présentant deux séquences cinématographiques en contrepoint, il souhaite ouvrir un espace de dialogue sur le regard, au sens de « gaze » et sur ce qu’il implique dans la culture visuelle contemporaine, mais aussi dans la posture sociologique de neutralité axiologique.
Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Voir Claude Javeau, « Philosophie et sociologie, une exploration problématique » dans Anne Van Haec (...)
- 2 Voir, Claude Javeau, Leçons de sociologie, Paris, Armand Colin, 2005 ; Conversation de MM. Durkheim (...)
1Passant du déterminisme à Madonna, de la mort à l’élitisme, du football à la cruauté, investiguant la vie quotidienne comme l’épistémologie des sciences sociales1, le périmètre de la curiosité du sociologue Claude Javeau défie les traditionnelles classifications. Ses écrits se présentent par ailleurs sous un éventail de formes éparses : texte scientifique, dialogue fictionnel, essai décapant, nouvelle, chronique de quotidien2. Si le jeu avec les thèmes se retrouvait, par exemple, chez son prédécesseur Georg Simmel, le couplage que Claude Javeau inaugure avec les types d’écriture reste très singulier dans le paysage académique de sa génération, faisant figure de remarquable exception et de source d’inspiration pour les suivantes.
- 3 Claude Javeau, Deux images et le désir, Bruxelles, La Lettre volée, 1999.
- 4 Je remercie les étudiantes et étudiants de mon séminaire de doctorat en Études et Pratiques des Art (...)
- 5 La notion de neutralité axiologique en sociologie traverse l’œuvre de Claude Javeau. Critique vis-à (...)
2Dans le cadre de ce texte d’hommage, je vais me pencher sur un aspect plus confidentiel de sa production intellectuelle et prendre la liberté d’en proposer un contrepoint. Partant du court essai Deux images et le désir3 qui décrit, en s’appuyant sur deux photographies de nus féminins, sa posture phénoménologique sur le désir et l’érotisme, je questionnerai la place du regard situé qui accompagne cette lecture des images. Je prendrai par ailleurs au pied de la lettre la proposition implicite qui y est faite de procéder à l’analyse médiatique, non pas en surplomb et en extériorité, mais en partant de ses propres situation et regard. Je décrirai donc, à mon tour, deux images choisies qui renvoient au désir. Par l’entremise de ce choix d’images, ici des photogrammes de deux films, je souhaite ouvrir un espace de dialogue sur le regard, au sens de « gaze »4, sur ce qu’il implique dans la culture visuelle contemporaine, notamment cinématographique, et en quoi il représente un outil critique incontournable, plus adapté, que la traditionnelle « neutralité » axiologique5, à la saisie du contemporain.
Deux images et le désir
3Dans ce court essai, paru il y a presque vingt-cinq ans, Claude Javeau relate sa défiance de la pornographie et du consumérisme dont les images culturelles portent souvent les stigmates. Il développe son appréciation de ce qu’est une œuvre d’art à partir de deux photos argentiques, en noir et blanc, de nus féminins dont les plans rapprochés sont cadrés pour l’une des deux femmes, sur le sexe, pour l’autre, sur les seins. Dans cet écrit, il parle aussi de sa position située – de regardeur masculin – et du désir qui l’accompagne et précède son analyse.
- 6 Ibid., p. 8. Je souligne.
- 7 Ibid., p. 17.
- 8 Ibid. Ceci est développé dans les pages 28-30.
- 9 Ibid., p. 30.
4La question qui traverse la cinquantaine de pages est le rapport entre ces deux photographies et le désir, ou, plus précisément, « selon quelles voies et moyens ces photos peuvent-elles en appeler au désir, convoqué à lui »6. Les deux photos ont été prises par deux artistes reconnus dans le champ de l’art et connus de l’auteur lui-même : Michel Hanique en 1996 et Claude Fauville en 1997. Les deux ont pour titre : « sans titre ». Les deux ne montrent pas le visage de leur modèle. Le désir est mis en lien avec l’effacement de l’objet (ici de la femme), il ne porte pas sur lui, mais sur la relation qui s’instaure dans le mouvement entre l’objet et le regardeur (ici un homme à travers la prise de vue d’un autre homme). Ainsi, « ce n’est pas l’objet de l’image […] qui adresse la convocation, mais bien le lien que la composition de l’image ou du discours établi avec le regardeur » et lorsque « l’inachèvement se mut en suspension […] la contemplation peut s’insérer dans un fragment d’éternité »7. Dès lors, entre convocation et contemplation, se tisserait le lien étroit entre désir et images, lequel ouvrirait l’espace au voir, non pas dans le sens de « ce qui est donné à voir », mais plutôt au « faire voir » comme ouverture dans le champ de vision que seules les « œuvres-de-l’art » permettent par l’énigme qu’elles portent en elles et qui les constituent8. Ces photos érotiques, en effet, échappent – par la pose des modèles et le cadrage singulier opéré par les artistes – au genre pornographique qui ne se laisse pas « saisir sur le mode de la convocation, et qui de ce fait, ne produi[t] aucun indice d’énigme »9.
- 10 Ibid., p. 50.
- 11 Ibid., p. 24.
- 12 Ibid., p. 50.
- 13 Voir les ouvrages suivants : Françoise Héritier, L’exercice de la parenté, Paris, Seuil, 1981 ; Pie (...)
5Claude Javeau insiste, pour finir, sur l’écart entre les photos choisies, qui relèveraient de l’érotisme « destiné à consumation par hébétude », et les images pornographiques et leur « consommation par habitude »10. Mais ce qui les distingue et parcourt l’ensemble de l’essai est plutôt le positionnement que les images induisent, la manière dont elles situent celui qui les regarde et transforment son regard en le « contaminant ». En effet, « en quoi ce regard, ajoute l’auteur, va-t-il désormais affecter tous mes regards à venir »11 ? Interrogation centrale pour la sociologie, car le regard que porte Claude Javeau sur la photographie érotique est aussi l’expression d’un regard situé, porté par un imaginaire qui n’a rien d’universel ni d’indéterminé, et n’échappe pas, tel qu’il le reconnaît lui-même, à « l’emprise sociologique »12. En effet, si tous les regards masculins ne répondent pas du « male gaze », beaucoup restent toutefois redevables de la « valence différentielle des sexes » et de la « domination masculine »13.
Un regard majoritaire : le « male gaze14 »
- 14 L’expression male gaze vient du cinéma et des études cinématographiques. Le concept renvoie à la ma (...)
6Je vais maintenant prolonger cette réflexion sur la notion de regard que l’essai de Claude Javeau a suscité, en intégrant des développements théoriques parallèles sur le regard féminin au cinéma et sur ce qui aujourd’hui le rend possible, voire souhaitable dans une culture visuelle « contaminée », pour reprendre ses mots, par le regard masculin. Regard désirant ou regard prédateur, existe-t-il en effet un autre régime du regard indépendant du registre érotique de l’évocation ou pornographique de la monstration, invitant à regarder et donc à exprimer le désir autrement ? Un désir non pas marqué par une image qui se répète au gré de ses multiples variations, mais par des images qui invitent à expérimenter à la croisée des expériences vécues par les personnes captées et des désirs composites projetés par les publics.
- 15 Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020.
- 16 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », in Visual and Other Pleasures, Houndmills, (...)
- 17 Ibid. p. 24
7Dans Le regard féminin. Une révolution à l’écran15, Iris Brey pose les assises de la réflexion actuelle sur le regard féminin au cinéma en contexte francophone. En y opposant cet autre régime du regard, elle prolonge ainsi, ce qui a été identifié dès 1975 par la réalisatrice et théoricienne britannique Laura Mulvey16 comme le « male gaze » autrement dit la manière dont le cinéma hollywoodien s’est érigé sur un désir masculin de domination. Moteur des récits et des intrigues, il réduit les personnages féminins au statut d’objet, la plupart du temps sexuel, soumis au regard des hommes et à leur point de vue. De la Rivière sans retour (1954) aux films de Hitchcock, qui élèvent la pulsion scopique au firmament, Laura Mulvey dissèque la manière dont la caméra subjective orientée sur ce que vit et ressent le protagoniste masculin prédomine et domine le sujet féminin. Dans Vertigo (1958), par exemple, le récit est centré sur ce que « Scottie sees or fails to see »17, le point de vue de Judy est absent de l’écran, ce qu’elle ressent, effacé, son agentivité, réduite à néant. Mulvey montre ainsi qu’à l’écran l’objectivation du corps féminin participe de la construction du désir.
8Dépassant le cadre unique du cinéma hollywoodien, le « male gaze » est cette reproduction, dans la culture visuelle de ce que vit, ressent et expérimente le regardeur, au détriment de la regardée ; la caméra, vidéo ou photo, épousant le point de vue du masculin qu’il soit héros de la scène ou public dans la salle. Cette triangulation du regard entre le spectateur, le personnage principal, et la femme fonde le plaisir des salles obscures dont l’expérience repose sur une domination du corps féminin. Pour le dire avec Iris Brey :
- 18 Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran, op. cit., p. 32.
Le male gaze renforce donc une vision patriarcale où les femmes à l’écran (et dans la vie réelle) doivent être soumises au regard des hommes pour que ces derniers éprouvent du désir et du plaisir, soit dans la diégèse du film en tant que personnages, soit dans leur fauteuil au cinéma en tant que spectateurs.18
Cadrer les corps
9La contamination du male gaze dans la culture visuelle demande donc d’investiguer la manière dont sont découpées et cadrées les images, ce qu’elles fixent ou filment, à quelle distance des corps, à quelle échelle, à quelle hauteur, et finalement ce qu’elles nous disent des sujets captés. Comme il suffit d’ouvrir au hasard n’importe quelle plateforme web de contenu cinématographique pour faire l’expérience directe de ce regard majoritaire (et ce sans même aller sur un site pornographique), je propose, pour l’illustrer, de partir d’un exemple unique dans le paysage visuel actuel, car il procède par l’inversion et la dérision.
10Photogrammes du film Promising Young Woman de Emerald Fennel, 2020.
11Ce photogramme est l’une des deux « images » que j’ai choisies en contrepoint du texte de Claude Javeau. Il s’agit de la scène d’ouverture du film Promising Young Woman (2020) de la réalisatrice britannique Emerald Fennell. Ironique et sidérante, elle est une mise en abyme du male gaze. La scène est filmée comme le serait la plupart de ce type de séquences représentant des personnages féminins dansant sauf que, sur l’écran, ce sont des hommes hétérosexuels, qui se déhanchent.
12En effet, les premiers plans, très rapprochés, captés au niveau des braguettes et des bas-ventres, suivent les mouvements de hanche d’un homme, puis de trois. Les corps se meuvent au rythme d’une musique électro acidulée répétant en boucle la même ligne, « I was busy thinking about boys ». Les hanches s’effleurent, se rencontrent, s’écartent à nouveau. Toujours sur ce cadrage niveau ceinture, on voit des mains refermées sur des goulots de bouteille de bière, des cravates qui pendent, un pan de chemise qui s’écarte et laisse apparaître un ventre. Les plans changent, toujours rapprochés, ils s’attardent maintenant sur le haut des corps de ces hommes, au niveau du torse et sur le bas des visages, au niveau des lèvres. Des poitrines tressautent, des lèvres s’entrouvrent, une langue lape une gouttelette d’alcool perdue. Le plan suivant passe sur des fesses qui bougent et se rencontrent à nouveau. Enfin la scène s’ouvre plus largement sur un groupe d’hommes qui dansent entre eux, se trémoussent, se tapent sur les fesses ou s’humectent les lèvres, et de quelques femmes participant avec avidité à cette bacchanale d’aujourd’hui. Le dernier plan montre le bar, classique, tel qu’on en voit dans la plupart des films ou des séries nord-américaines : un bar de sortie de bureau dans lequel généralement les hommes, en costume-cravate, boivent des bières au comptoir et offrent des cocktails à de belles isolées qu’ils repèrent entre deux dialogues insignifiants sur leur journée de travail.
- 19 Sören Kierkegaard, Le journal du séducteur, Paris, Gallimard, 1990.
13L’effet comique produit sur la regardeuse, en l’occurrence moi, se prolonge par un certain malaise car cette scène inaugurale « fait voir » – non pas au sens des œuvres d’art qui, tel que l’avance Claude Javeau, « font voir » par l’énigme qu’elles soumettent au regard –, mais, au contraire par la levée de ladite énigme. La lucide crudité du regard porté sur les corps et leur pseudo-charge désirante, ici tournée en dérision, est savamment mise en lumière par cette inversion des rôles. On se souvient que dans le Journal du séducteur de Kierkegaard, le dévoilement de l’énigme, annihile le désir du séducteur et interrompt brutalement sa quête19. La jeune réalisatrice prend, avec sa supercherie, le contre-pied de ce lien ontologique entre énigme et désir (que l’on retrouve aussi dans l’essai de Claude Javeau) et l’objective, par un cadrage rapproché qui reproduit, sur des hommes, un regard culturellement porté sur les femmes : les gros plans sur les seins ou les fesses en mouvement.
Ni provoquer, ni convoquer : le regard féminin
- 20 Claude Javeau, Deux images et le désir, op. cit., p. 15.
14Parlant de la pornographie, Claude Javeau écrit dans Deux images et le désir : « À tel genre d’image, tel genre de regard. Un regard qui ne répond ni à une évocation, ni à une invocation, ni à une convocation, mais à une provocation »20. On va donc quitter, cette provocante première scène de danse pour rendre compte du regard porté par la caméra sur le corps des femmes, et en décrire une seconde. Cette seconde scène de film est la deuxième image que je soumets.
15À l’image des sorties du bureau et des bars, la caserne de pompier est également le cœur de cible de la stéréotypie hétérosexuelle dans la culture visuelle actuelle. C’est toutefois dégagé de toute sa charge fantasmatique que la réalisatrice Julia Ducournau s’attarde, dans Titane (2021), à ce que vit un groupe de pompiers dansant, et sur le bonheur manifeste de l’un d’entre eux, incarné par l’acteur Vincent Lindon. Il y a en effet des images qui ni ne provoquent comme le fait la pornographie, ni ne convoquent, n’évoquent ou n’invoquent comme le ferait l’érotisme, car elles suivent un autre chemin pour entrer en résonance avec celles et ceux qui les côtoient. Ce régime d’images participe de cette séquence filmée et quitte la grille de lecture distinguant pornographie et érotisme proposée par Claude Javeau.
16Photogrammes du film de Julia Ducournau, Titane, 2021.
17La scène captée apparaît au milieu du film. Elle est l’une des trois scènes de danse filmées par la réalisatrice. On y suit un homme jeune qui traverse en dansant une piste de danse improvisée qu’il partage avec d’autres hommes, tous en uniforme. La caméra suit au plus près son déplacement dans un plan qui englobe le haut des corps, et les visages. Les yeux des danseurs sont clos, les bras se meuvent au-dessus des têtes. Chacun paraît absorbé dans son paysage intérieur baigné par la musique atmosphérique du groupe pop Future Islands. La traversée du jeune homme s’achève devant le chef de caserne pour l’inviter, par un geste, puis, devant son refus, un second, à rejoindre le groupe. Ce dernier s’exécute et entre dans l’espace de danse, d’abord avec résignation, puis hésitation, pour finalement être pris à son tour par le mouvement qui s’installe. Pour témoigner de ce changement d’état d’esprit, la caméra se rapproche du visage de l’acteur. Le cadrage reste alors suspendu à ses mouvements de tête et aux bras des danseurs qu’il croise dans sa propre traversée, des bras flottants dans l’espace et le chorégraphiant.
- 21 La scopophilie ou la pulsion scopique a été théorisée par la psychanalyse et notamment par Freud po (...)
18Si tous les stéréotypes fantasmatiques hétérosexuels et gays associés à la figure du pompier sont présents – jeunes hommes, beaux, sportifs, racisés, en uniforme, etc. – ce que l’on voit et partage avec eux est leur plaisir commun d’être envahi par la musique et de danser que la caméra suit en se fixant sur leurs bras levés et leur visage et non sur une partie de leur corps renforçant la métonymie érotique. Contrariant les cadrages de la domination et de la chosification du male gaze qui pourtant étaient faciles à reproduire ici, le regard porté sur les pompiers-danseurs les enveloppe pour mieux saisir leur expérience subjective et, visiblement, leur plaisir. D’autres formes de désirs peuvent alors s’épanouir à la faveur de ce regard caméra qui capte le monde vécu des sujets filmés, loin de la scopophilie dominante21.
19Pour Iris Brey l’expression female gaze
- 22 Iris Brey et Sandra Laugier, « Le regard féminin à l’écran », entretien d’Élise Domenach, dans Espr (...)
fait référence à un regard qui permet aux spectateurs et spectatrices de ressentir les expériences de corps féminins, un regard qui met en valeur les expériences du corps biologique ou social des femmes. C’est aussi un regard qui déconstruit la notion de domination dans l’émergence du plaisir et du désir au sein du récit et aussi entre les spectateurs et spectatrices de l’œuvre22.
- 23 Ibid. p. 152.
20J’ajouterai, avec cette séquence de Titane, que c’est enfin un regard ouvert aux sensibilités et aux subjectivités autres et au partage de leurs expériences. Si le male gaze est avant tout, comme le note Sandra Laugier, « un outil critique, destiné à pointer la perspective masculine et hétérosexuelle imposée au public d’un film »23, le female gaze peut être, ensuite, le chemin qui permet d’adopter un autre type de regard pour une culture visuelle valorisant tous les corps minorisés et toute la gamme de leurs expériences différenciées.
Un autre régime du regard
21J’ai choisi de décrire deux « images » d’hommes captées par des femmes revendiquant cette optique d’un autre régime du regard dans leur film. Dans la première séquence, les hommes sont filmés comme le sont les femmes sous un male gaze : de manière intrusive, dominatrice, chosifiante. Dans la seconde, la caméra épouse un female gaze élargi, et les hommes sont captés comme des subjectivités porteuses d’un monde et d’une expérience en propre (qui ici n’est pas forcément attribuable à leur genre à l’écran). J’ai ainsi tenté de répondre à l’invitation induite par la lecture de l’essai de Claude Javeau de lier deux images et le désir. Je l’ai fait à partir de mon point de vue, hétérosexuel comme le sien, mais façonné, comme femme, par mon appartenance à un groupe minorisé. Je l’ai fait aussi en cohérence avec mes expériences de vie qui m’ont conduites à reconnaître et à respecter la pluralité des désirs. Le female gaze est lui aussi pluriel. Tel que le souligne Lisa French pour le cinéma documentaire :
- 25 Sandra Laugier et Iris Brey, , « Le regard féminin à l’écran », loc. cit., p. 155.
22S’il s’agit bien d’un regard genré, ou porté par des façonnements subjectifs féminins, cela ne signifie pas, comme le constate à son tour, Sandra Laugier, que toutes les femmes sont « naturellement » productrices de ce regard ou qu’il ne peut pas être produit par des hommes25, voire sur des hommes tel que le fait Julia Ducournau. Le regard féminin est dès lors à prendre comme une ferme invitation à regarder autrement.
- 26 Claude Javeau, « La cruauté. Un point de vue microsociologique », loc. cit., p. 18.
- 27 Claude Javeau, Le bricolage du social. Un traité de sociologie, Paris, PUF, 2001, p. 190.
- 28 Claude Javeau, « L’expert et le spectateur engagé, deux figures contrastées du sociologue professio (...)
23Analyser la culture visuelle en termes de regards situés permet de sortir du paradoxe de la neutralité axiologique évoqué par Claude Javeau26, qui alors qu’elle demande aux sociologues d’extraire de leur analyse tout jugement de valeur, n’interroge pas précisément les valeurs qui ont présidé à leur choix d’objet. Ainsi « quitter la voie, au demeurant mal balisée »27 de la neutralité axiologique comme il l’a lui-même parfois fait en adoptant une posture de « spectateur engagé »28, permet aussi d’emprunter d’autres voies qui n’ignorent pas l’incarnation du regard.
Notes
1 Voir Claude Javeau, « Philosophie et sociologie, une exploration problématique » dans Anne Van Haecht (s.l.d.), Volontarisme et déterminisme dans les sciences sociales, Bruxelles, Les Éperonniers, 1990, p. 17-26 ; La culotte de Madonna. Essai sur la sexualité de masse, Bruxelles, La Lettre volée, 2014 ; Mourir, Bruxelles, Les Éperonniers, 1998 ; Éloge de l’élitisme, Bruxelles, Édition Le Grand Miroir, 2004 ; Je hais le foot, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015 ; « La cruauté. Un point de vue microsociologique », Cahiers de psychologie clinique, 2004/1, n° 22, p. 13-26 ; La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, Bruxelles, La Lettre volée, 2003 ; Petit manuel d’épistémologie des sciences du social, Bruxelles, La Lettre volée, 2003.
2 Voir, Claude Javeau, Leçons de sociologie, Paris, Armand Colin, 2005 ; Conversation de MM. Durkheim et Weber sur la liberté et le déterminisme lors du passage de Max Weber à Paris, Caen, Éditions EMS, 2013 ; Dieu est-il gnangnan ?, Bruxelles, la Lettre volée, 2014 ; Six novelettes obliques, Soignies, Éditions Talus d’approche, 1997 ; et de nombreuses chroniques dans le quotidien La Libre Belgique.
3 Claude Javeau, Deux images et le désir, Bruxelles, La Lettre volée, 1999.
4 Je remercie les étudiantes et étudiants de mon séminaire de doctorat en Études et Pratiques des Arts (session d’automne 2021) et plus particulièrement Caroline Mauxion, qui m’a fait réfléchir à la question du « gaze » en photographie.
5 La notion de neutralité axiologique en sociologie traverse l’œuvre de Claude Javeau. Critique vis-à-vis de son utilisation, c’est surtout sa « traduction malhabile de la Wertfreiheit de Weber », « à propos de laquelle, au sein de la discipline, des hectolitres d’encre n’ont pas fini de couler », qu’il met en cause. Voir ici pour les citations, « Argumentation scientifique et argumentation mondaine dans la sociologie académique », Cahiers Internationaux de sociologie, n° 110, 2001/1, p. 93 et « La cruauté. Un point de vue microsociologique », loc. cit., p. 14.
6 Ibid., p. 8. Je souligne.
7 Ibid., p. 17.
8 Ibid. Ceci est développé dans les pages 28-30.
9 Ibid., p. 30.
10 Ibid., p. 50.
11 Ibid., p. 24.
12 Ibid., p. 50.
13 Voir les ouvrages suivants : Françoise Héritier, L’exercice de la parenté, Paris, Seuil, 1981 ; Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
14 L’expression male gaze vient du cinéma et des études cinématographiques. Le concept renvoie à la manière dont la caméra objective le corps des femmes par des gros plans cadrés sur des parties fétichisées de leur corps. Si Foucault a introduit le lien entre regard et contrôle des corps avec le modèle du panoptique – dans lequel le gardien peut voir à l’insu des prisonniers et avoir ainsi le contrôle sur eux – il n’a pas questionné le désir qui se glisse dans cette position de domination ni la soumission induite sur les regardés. De la même manière donc que les incarcérés, les femmes ont historiquement incorporé cette dynamique de domination qui passe, dans le male gaze, par le dispositif de captation visuelle et non par l’architecture. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Pour une définition du male gaze, voir en plus des deux notes ci-après, Caroline Evans et Lorraine Gamman, « The gaze Revisited, or Reviewing Queer Viewing », in Paul Burston et Colin Richardson, A Queer Romance. Lesbians, Gay Men, and Popular Culture, Londres/New York, Routledge, 1995.
15 Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020.
16 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », in Visual and Other Pleasures, Houndmills, Basingstoke, Hampshire, Palmgrave Macmillan, 1989, p. 14-27.
17 Ibid. p. 24
18 Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran, op. cit., p. 32.
19 Sören Kierkegaard, Le journal du séducteur, Paris, Gallimard, 1990.
20 Claude Javeau, Deux images et le désir, op. cit., p. 15.
21 La scopophilie ou la pulsion scopique a été théorisée par la psychanalyse et notamment par Freud pour qui le plaisir de regarder est une pulsion dans laquelle s’accomplit le désir de posséder l’objet regardé. Voir notamment Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle [1905], Paris, Gallimard, 1987.
22 Iris Brey et Sandra Laugier, « Le regard féminin à l’écran », entretien d’Élise Domenach, dans Esprit, 2021/1, janvier-février, p. 151.
23 Ibid. p. 152.
24 Lisa French, The Female Gaze in Documentary Film. An international perspective, Houndmills, Basingstoke, Hampshire, Palmgrave Macmillan, 2021, p. 249. Voir aussi l’ouvrage de Kate Ince, The Body and the Screen : Female Subjectivities in Contemporary Women’s Cinema, New York/Londres, Bloomsbury Academic, 2017 ; et le classique de Teresa De Lauretis, Technologies of Gender : Essays on Theory, Film and Fiction, Bloomington, Indiana University Press, 1987.
25 Sandra Laugier et Iris Brey, , « Le regard féminin à l’écran », loc. cit., p. 155.
26 Claude Javeau, « La cruauté. Un point de vue microsociologique », loc. cit., p. 18.
27 Claude Javeau, Le bricolage du social. Un traité de sociologie, Paris, PUF, 2001, p. 190.
28 Claude Javeau, « L’expert et le spectateur engagé, deux figures contrastées du sociologue professionnel » dans Sociologues dans la cité. Carnet de l’association internationale des sociologues de langue française [en ligne].
Haut de pageTable des illustrations
![]() |
|
---|---|
URL | http://journals.openedition.org/ris/docannexe/image/942/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 335k |
![]() |
|
URL | http://journals.openedition.org/ris/docannexe/image/942/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 292k |
Pour citer cet article
Référence papier
Magali Uhl, « Culture visuelle et regard féminin », Revue de l’Institut de Sociologie, 91 | 2022, 75-83.
Référence électronique
Magali Uhl, « Culture visuelle et regard féminin », Revue de l’Institut de Sociologie [En ligne], 91 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 22 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ris/942
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page