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Inégalités et déplacements forcés

Inégalités et déplacements forcés : l’hospitalité comme dialogue et comme reconfiguration sociale

Introduction (éditorial)
Louis Jacob et Myriame Martineau
p. 139-141

Texte intégral

  • 1 Voir par exemple les publications de l’International Displacement Monitoring Centre (IDMC) et du No (...)

1Les trois articles que nous avons le plaisir de présenter ici s’inscrivent dans un vaste débat autour des déplacements forcés de population, un phénomène qui s’accentue dramatiquement depuis quelques décennies et qui est certainement un des grands défis du XXIe siècle1.

  • 2 Voir notamment Gideon Baker, « The spectre of Montezuma : Hospitality and Haunting », Millenium, 20 (...)

On le sait, outre l’enchevêtrement des causes sociales, politiques, économiques et environnementales des conflits et des déplacements, le débat porte sur le rôle des divers paliers de gouvernement et des organisations de la société civile, l’aide humanitaire, les mesures d’urgence, le droit d’asile, mais tout aussi bien sur les fondements même du politique aujourd’hui, et sur les dimensions culturelles, morales et philosophiques de la rencontre, de l’accueil ou de l’intégration des populations déplacées. La notion classique d’« hospitalité » se retrouve ainsi mobilisée en dehors de ses balises traditionnelles2.

  • 3 Intitulé « Les déplacés à l’aune de la construction d’hospitalité : études de cas », le projet a ét (...)

Plus précisément, en ce qui nous concerne, nous souhaitions poursuivre la réflexion sur l’hospitalité, ses discours et ses pratiques. C’est l’objet d’un projet de recherche inauguré en 2016 et portant sur les déplacements intra-étatiques ou interrégionaux des populations d’Amérique latine et des Caraïbes3. Dans le but d’élargir encore la discussion, nous avons notamment lancé un appel et tenu un colloque en juin 2019 à Genève, dans le cadre du XVIIe Congrès de l’Association internationale pour la recherche interculturelle (ARIC). Le dossier que nous présentons maintenant dans les pages de la Revue de l’Institut de sociologie ne rend pas compte de tous ces travaux. Il rassemble cependant des contributions originales qui répondaient à notre appel de 2019 et qui ont manifestement en commun des principes analytiques qui nous paraissent importants et que nous allons brièvement rappeler.

Le premier de ces principes est que les personnes déplacées sont partie prenante de la solution au problème, elles ne sont pas de pures victimes. L’hospitalité apparaît ainsi comme une construction impliquant les « arrivants » et les « déjà-là », un processus qui va reconfigurer les subjectivités et les communautés, de part et d’autre. Le deuxième principe est que cette situation demande de réfléchir aux conditions matérielles et symboliques du vivre ensemble ; la discussion porte alors moins sur les flux migratoires et les enjeux de politiques ou de droit, et davantage sur les gestes et le parler ordinaire, les communautés locales en train de se constituer ou de se recomposer. Le troisième principe est que l’hospitalité est ambivalente. En effet, dans ces conditions d’accueil complexes dont la durée est aléatoire, les paroles et les engagements quotidiens, loin des discours institués, construisent un espace commun, mais créent aussi de la dissonance, de la discorde. La résolution de ces situations qui ne sont pas toujours ouvertement conflictuelles peut prendre des chemins bien différents que ceux que définissent les politiques publiques visant l’intégration et l’égalité. Les politiques et leur cadre juridique peuvent receler des incohérences et entraîner des effets pervers, tels que l’essentialisation des différences culturelles, ou l’enfermement dans des catégories d’emploi précarisé.

En somme, l’hospitalité signifie des ajustements et des perturbations tant pour les personnes déjà-là que pour les personnes déplacées. Elle met en lumière des inégalités en ce qui concerne la participation à la vie publique, la capacité d’être et d’agir, elle rappelle cruellement la fragilité du droit des personnes et des communautés, et, en redessinant des modes de vie marginalisés, elle rouvre de nouvelles formes d’expérience du monde commun. C’est pourquoi les discours et les pratiques de l’hospitalité apparaissent comme de puissants révélateurs du politique aujourd’hui. Si les personnes déplacées se retrouvent bien souvent dans les interstices de l’intervention publique, la réflexion qui est proposée ici concerne tant les pratiques professionnelles que les réseaux informels ou les initiatives spontanées qui font qu’existent, malgré tout, des lieux de rencontre et d’échange. Ainsi, la discussion sur les inégalités dans les discours et les pratiques d’hospitalité permet d’interroger les réalités locales des interactions sociales et des relations de pouvoir, tout aussi bien que leurs horizons institutionnels, idéologiques et imaginaires plus lointains.

  • 4 Alain Montandon (s.l.d.), L’hospitalité dans les contes, Clermond-Ferrand, Presses universitaires B (...)

2C’est dans cette optique que nous avons cherché à problématiser l’hospitalité, conçue à la fois comme dialogue, puisqu’elle implique des positions et des points de vue qui s’interpellent réciproquement, et comme reconfiguration sociale, puisque les parties prenantes entrent dans un processus de changement modifiant parfois jusqu’à leurs qualités substantielles et leur place dans ce jeu des positions. L’hospitalité désigne alors un travail des imaginaires, un espace d’interaction humaine et sociale, mettant en scène le rapport fondamental à l’altérité. Comme le souligne par exemple Montandon, l’hospitalité « peut être envisagée comme structure de désir ; désir d’accueillir et désir d’être accueilli »4. La notion d’hospitalité renvoie à une épreuve, aussi bien pour la personne qui reçoit que pour celle qui est reçue. Au-delà de la relation « inégalitaire » entre les deux positions, comment se négocie le nouvel espace ? L’hospitalité est marquée par le franchissement d’un seuil, et une gestuelle d’admission, d’invitation, de partage ; or, ces discours et ces pratiques ne répondent pas à script tout écrit d’avance, et ils sont incertains. L’action de « faire une place » à l’Autre n’est-elle qu’une obligation, n’est-elle pas aussi un devoir de réciprocité qui permet de parler d’inclusion et non plus seulement de tolérance ?

Les contributions au présent dossier soulignent l’importance de ce travail des imaginaires et proposent un retour critique sur le concept d’hospitalité à partir de cas variés. Ce retour critique est évidemment loin d’être achevé. Simon Latendresse livre quelques éléments de son enquête ethnographique dans deux refuges pour migrants à Mexico. L’éthique de la sollicitude constitue une prise de position politique qui s’oppose à l’approche gestionnaire préconisée ailleurs au Mexique et en Amérique du Nord. Pauline Neveu explore les rapports conceptuels entre hospitalité et altérité, et suggère comment comprendre les adaptations réciproques entre accueillants et accueillis, voire les transitions ambiguës entre hospitalité et hostilité. Jean-Louis Genard s’interroge sur l’exigence morale de l’hospitalité dans un contexte où le droit est fragilisé. Il met lui aussi en évidence les usages ambivalents du concept qui pourraient faire écran à des réponses plus probantes, de types politiques et juridiques.

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Notes

1 Voir par exemple les publications de l’International Displacement Monitoring Centre (IDMC) et du Norwegian Refugee Council (NRC).

2 Voir notamment Gideon Baker, « The spectre of Montezuma : Hospitality and Haunting », Millenium, 2010, vol. 39, n° 1 ; Benjamin Boudou, « La traversée du politique : Derrida et Ricœur entre pureté de la philosophie et tragique de l’action », Raisons politiques, 2012, vol. 45, n° 1 ; Guillaume Leblanc, « Politiques de l’hospitalité », Cités, 2011, vol. 46, n° 2 ; Joan Stavo-Debauge, Martin Deleixhe et Louise Carlier (s.l.d.), « Hospitalités. L’urgence politique et l’appauvrissement des concepts », SociologieS, 2018 (en ligne).

3 Intitulé « Les déplacés à l’aune de la construction d’hospitalité : études de cas », le projet a été initié par André Corten, professeur du Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal, décédé en mai 2019. Le projet est financé par le Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada (CRSH, 2016-2021) et est maintenant dirigé par Leila Celis, professeure au Département de sociologie de l’UQAM.

4 Alain Montandon (s.l.d.), L’hospitalité dans les contes, Clermond-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2001, p. 11. Voir aussi Michel Agier, L’étranger qui vient. Repenser l’hospitalité, Paris, Seuil, 2018.

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Pour citer cet article

Référence papier

Louis Jacob et Myriame Martineau, « Inégalités et déplacements forcés : l’hospitalité comme dialogue et comme reconfiguration sociale »Revue de l’Institut de Sociologie, 91 | 2022, 139-141.

Référence électronique

Louis Jacob et Myriame Martineau, « Inégalités et déplacements forcés : l’hospitalité comme dialogue et comme reconfiguration sociale »Revue de l’Institut de Sociologie [En ligne], 91 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 21 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ris/971

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Auteurs

Louis Jacob

Professeur au département de sociologie de l’Université du Québec, à Montréal

Articles du même auteur

Myriame Martineau

Professeure au département de sociologie de l’Université du Québec, à Montréal

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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