L’« altérité hospitalière » : pour une prise en compte des différences inhérentes à la relation d'hospitalité
Résumés
Les rapports conceptuels entre hospitalité et altérité sont traditionnellement difficiles à saisir. La relation hospitalière est souvent conceptualisée comme visant, tantôt, à familiariser l’autre, tantôt, comme mobilisant les différences afin de corriger une injustice. La littérature scientifique peine à cerner comment l’altérité modèle la relation, qu’elle soit hospitalière ou hostile. Nous suggérons que c’est la reconfiguration des différences au sein de la relation hospitalière qui alimente les adaptations entre accueillants et accueillis. Ce positionnement théorique inclut dans l’analyse, autant la personne qui se déplace que celle qui est déjà-là, contournant ainsi le biais de se concentrer plus sur l’un que sur l’autre. Enfin, on comprend ainsi comment les réagencements de l’altérité induits par l’hospitalité permettent de saisir les passages ambigus entre hospitalité et hostilité.
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Introduction
- 1 Anne Durfourmantelle et Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, « Petite bibliothèq (...)
- 2 Benjamin Boudou, « La traversée du politique : Derrida et Ricœur entre pureté de la philosophie et (...)
1Depuis les années 1990, le concept d’hospitalité reçoit un intérêt croissant de la part de la sphère scientifique. Elle est éclairée par des notions reflétant le contexte intellectuel, politique et social contemporain, particulièrement dans son rapport avec les personnes qui sont forcées de se déplacer aux portes de l’Union européenne. Si les conceptions à ce propos arrivent à trouver des solutions théoriques à la tension classique entre hospitalité inconditionnelle1 et conditionnelle2, deux écueils classiques à propos des théories semblent persister. Le premier concerne une certaine évacuation de l’agentivité et des perceptions des accueillis, ainsi qu’un oubli des possibles défis auxquels font face les accueillants, dans l’outillage théorique des sciences humaines et sociales. Tandis que le second écueil tend principalement à oublier la dynamique ambivalente de l’hospitalité et notamment son versant négatif : l’hostilité. Nous considérons que ces écueils proviennent de la façon dont on conçoit l’altérité dans ces théories, une altérité souvent unidimensionnelle et « extrême ». Or, pour certains terrains, il y a plus de similarités que de différences entre les personnes déplacées et déjà-là, entre les accueillants et les accueillis. Ces réalités peinent à être captées par les cadres théoriques actuels, nous proposons donc de concevoir la relation hospitalière comme un pont commun, un nouvel ensemble social plutôt qu’un rapport binaire, cela permet de mieux comprendre les refontes de l’altérité des individus dans les relations hospitalières. Afin d’illustrer cette conception, nous mobiliserons des exemples où les partis impliqués partagent beaucoup de similarités. Cette approche permet, notamment, de rappeler que l’hospitalité se base sur la reconnaissance d’une altérité indexée à la relation. On peut ainsi mieux comprendre comment l’accueil peut être une remise en cause de soi chez soi pour les accueillants et comment l’hostilité peut prendre place dans les contextes hospitaliers.
Deux écueils traditionnels de la réflexion sur l’hospitalité issus des conceptions de l’altérité
Positionner l’explication de la relation hospitalière sur le rôle des accueillants
- 3 Jacques T. Godbout, « Recevoir, c’est donner », Communications, 1997, 65(1), p. 35-48.
- 4 Cette remarque vaut pour n’importe quel niveau d’analyse, qu’il soit à l’échelle de deux individus (...)
2La relation hospitalière est un système asymétrique qui pour fonctionner nécessite une inégalité de statut. En effet, l’hospitalité est avant tout une rencontre, toutefois, sa caractéristique essentielle est d’être une rencontre où les protagonistes n’ont pas le même statut, en effet, l’un accueille et l’autre est accueilli. Comme le souligne justement Godbout : « Cette différence de statut crée une instabilité au cœur de l’épreuve de l’hospitalité »3. Par conséquent, la relation hospitalière est souvent pensée via le filtre de la binarité, et la présente réflexion n’échappe pas complètement à cette tendance. En effet, il est difficile de conceptualiser une relation dont les deux statuts originaux différenciés, ambivalents et inégaux, sont une condition sine qua non de sa réalisation, sans tomber dans une visualisation théorique duale4. C’est d’ailleurs pour cette raison que le terme de « relation hospitalière » est privilégié dans cette réflexion, plutôt que simplement « hospitalité » qui a tendance à gommer le caractère dynamique des contextes de cohabitation. Ainsi, il est tentant de conceptualiser la relation hospitalière de façon binaire : avec d’un côté les invités et de l’autre les maîtres de maison, ce qui tend à rigidifier les attitudes et représentations des deux partis, voire, à réduire la relation à des accueillants puissants, chez eux, et à des accueillis subissant, dominés. Si toutes les études ne versent pas dans ces perspectives à tendance misérabiliste, un des écueils de la recherche sur l’hospitalité réside dans le positionnement de l’explication de la relation sur un des rôles. Tel que souligné précédemment, la conceptualisation duale des relations hospitalières est difficilement évitable, toutefois, il existe une tendance à constituer des cadres théoriques qui privilégient le point de vue des accueillants.
- 5 Hervé Le Bras, « L’hospitalité comme relation », Communications, 1997, 65(1), p. 143-148.
Ce constat est vrai en anthropologie, une discipline qui a particulièrement investigué le concept sous l’angle de la familiarisation. En effet, une des grandes conceptions anthropologiques considère que la relation d’hospitalité est la base d’un processus qui vise à transformer l’autre en soi5. Ce mouvement débouche sur une transformation de l’invité, l’étranger en membre d’une communauté, les limites de cette communauté pouvant être floues et extensibles. Ainsi, la différence et l’asymétrie des statuts hospitaliers serviraient en fait la transformation de l’altérité en familiarité, comme le décrit l’anthropologue Tom Selwyn :
- 6 Tom Selwyn cité par Paul Lynch, Jennie Germann Molz, Alison Mcintosh, Peter Lugosi et Conrad Lashle (...)
« Hospitality converts : strangers into familiars, enemies into friends, friends into better friends, outsiders into insiders, non-kin into kin. » One can see how the categories are based upon the seemingly bipolar nature, and foundations, of hospitality6.
- 7 Annick Germain, « L’Autre, là on ne l’attendait pas. L’expérience d’une ville multiethnique, Montré (...)
- 8 Benjamin Boudou, Théorie politique de l’hospitalité. Les relations de pouvoir aux frontières des co (...)
3Or, cette représentation théorique se concentre sur les accueillants en priorité puisqu’il s’agit de familiariser en fonction d’une communauté existante qui reçoit. Certes, il est mentionné que la familiarisation peut avoir des effets sur les accueillants. Ainsi, héberger des « étrangers » afin de les intégrer au groupe déclenche des questionnements et redéfinitions de la communauté d’accueil7. Comme souvent l’ambiguïté du mot hôte peut signifier aussi bien une absorption de l’invité par l’hôte qu’une absorption de l’hôte par son invité. Toutefois, même si ces conceptions anthropologiques analysent la familiarisation comme un processus nuancé, la structure de la théorie laisse peu de place aux perceptions, actions, attitudes des accueillis. Ces derniers ont en effet un rôle limité dans ce processus de familiarisation puisqu’ils en sont les principaux objets. Dans d’autres travaux de science politique, l’hospitalité est une manière de réduire ou corriger des inégalités de statut. C’est pour cela que l’hospitalité doit être temporaire puisque la maintenir est une façon de pérenniser l’asymétrie et l’inégalité fondamentale entre accueillants et accueillis. De cette façon pour Benjamin Boudou l’hospitalité corrige une injustice grâce à une situation hospitalière inégalitaire mais temporaire. Selon cette approche, c’est parce que certains ont des droits qu’ils se doivent d’utiliser l’hospitalité comme moyen politique de rétablir une égalité envers les personnes qui n’en ont pas ou moins. L’hospitalité ne relève donc en rien de la théorie idéale, elle répond à un besoin identifiable émis dans une situation de choix limité ou de détresse. Elle est entièrement déterminée par la réponse à ce besoin plutôt qu’à l’institution d’une relation juste, durable et égalitaire. C’est contre la domination – le contrôle ou la mise en danger des intérêts fondamentaux – qu’elle se pratique. Elle ne dépend donc pas de la bienfaisance d’un accueillant, mais d’un engagement politique à lutter contre la domination8.
Cette conception ne peut fonctionner que s’il y a une division stricte entre accueillants et accueillis permettant de séparer leurs rôles pour faire place au système de soin que peut être l’hospitalité. Dans ce mouvement, parce que le cadre théorique se base sur une dualisation des rôles, il déplace l’action et l’explication sur le statut des accueillants. En effet, si l’hospitalité dépend d’un « engagement politique à lutter contre la domination » ce ne sont que les personnes qui possèdent un chez-soi, les citoyens qui ont des droits, qui peuvent s’approprier et revêtir cet engagement politique. De nouveau, la théorie est taillée afin de faire une grande place au rôle des accueillants, en l’occurrence à leur responsabilité politique, mais moins aux accueillis qui, dans cette perspective, ne font que recevoir l’aide comme réponse à leurs besoins. Ce constat nous mène à identifier le second écueil rencontré par les théories de l’hospitalité : l’évacuation du caractère profondément ambivalent du concept.
L’ambivalence entre hostilité et hospitalité : essentielle à la compréhension de la relation
- 9 Jacques Derrida, De l’hospitalité (Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre), Paris, C (...)
- 10 Marie-Claire Grassi, « Pour une histoire de l’hospitalité », in Alain Montandon (éd.), Lieux d’hosp (...)
- 11 Angels Santa, « Le rôle de l’auberge dans la littérature populaire. Les Trois Mousquetaires d’Alexa (...)
- 12 Guillaume Le Blanc, « Politiques de l’hospitalité », Cités, 2011, 46(2), p. 87.
- 13 Patrick Verspieren, « L’hospitalité au cœur de l’éthique du soin », Laennec, 2006, 54(4), p. 33-49.
4L’hospitalité est parfois perçue comme un geste « pur » et intrinsèquement bon qui aurait été perdu avec la modernisation du monde. Derrida représente, dans une certaine mesure, cette mouvance théorique puisqu’il soutient la conception d’une hospitalité inconditionnelle qui ne prendrait pas en compte de critères de sélection avant d’accueillir9. C’est dans son rapport avec la souveraineté que cette hospitalité devient paradoxale : l’accueillant doit être en position d’offrir l’hospitalité, donc d’être chez soi, souverain, or, pour que l’hospitalité soit pure, il faut que le maître de maison ouvre ses portes à l’invité inconnu et ainsi abandonne le contrôle et la sécurité dans sa propre maison (sans rien attendre en retour). Ainsi, cette perception théorique de l’hospitalité revêt un caractère idéalisé, mythique puisqu’elle n’est atteignable ni en principe ni concrètement, sorte de cul-de-sac épistémologique et pragmatique. Et pourtant, l’hospitalité, même si elle est parfois perçue de manière idéalisée, renvoie directement à l’hostilité, pour preuve les analyses étymologiques du terme hôte en français : « Non seulement le mot veut dire deux choses, l’accueillant et l’accueilli, mais il a une troublante étymologie. Hospes, l’hôte, a une étrange parenté étymologique avec hostis, l’étranger, l’ennemi »10. Cette plausible violence de l’accueil s’illustre le plus clairement dans les contes et la littérature dans lesquels l’auberge, par exemple, est autant un lieu de protection, d’asile, qu’un lieu de danger, de menace où l’on peut trouver la mort11. Il est important de garder à l’esprit que ce basculement ambivalent peut aller de l’hospitalité vers l’hostilité ou de l’hostilité vers l’hospitalité. Cette ambiguïté concerne d’ailleurs tout autant les accueillants que les accueillis, même si un des partis reçoit et possède des avantages (être chez lui, connaître les codes que cela implique, etc.), cela ne veut pas dire que la personne accueillie n’a pas de ressources pour prendre sa place, et par là même susciter des tensions, résistances et ce sans nécessairement briser le cadre de la relation hospitalière. Cette caractéristique de l’ambivalence pousse à se questionner à propos du reflet hostile de l’hospitalité et pourquoi il semble si aisé de basculer de l’un à l’autre. Or, les théories actuelles examinent souvent l’hostilité comme une configuration sociale à éviter, plutôt qu’une composante essentielle de la relation hospitalière. Ainsi, les travaux de Guillaume Le Blanc considèrent que l’hospitalité est une réponse qui vise, avant tout, à secourir les vies vulnérables. Dans cette perspective, l’hospitalité devient un système de sollicitude, de soin qui est « activé » par une demande : « La pauvreté des uns implique la structure de soin des autres »12. Dès lors l’hospitalité devient la porte d’entrée à l’appartenance, et c’est en mettant fin à cette dernière qu’on permet aux nouveaux arrivants de s’installer et de créer de nouvelles pistes narratives et biographiques. Par conséquent, l’hospitalité existe afin de pallier une inévitable hostilité du monde et doit déboucher sur une solidarité entre êtres humains13. Dans cette approche, une liaison conceptuelle forte est faite entre hospitalité et vulnérabilité basée sur le présupposé qui veut que l’hospitalité soit la réponse morale à la vulnérabilité. De nouveau, si l’hospitalité est un système de soin qui répond à une vie vulnérable, alors toute possibilité d’hostilité de la part des accueillants comme des accueillis est annulée par le caractère « soignant » de ce cadre théorique. De plus, c’est encore la personne qui n’est pas vulnérable qui peut constituer, offrir, gérer l’hospitalité reproduisant le premier écueil évoqué plus tôt. Bien que la vulnérabilité soit conceptualisée comme différente de la fragilité et qu’une certaine agentivité soit reconnue aux personnes déplacées qui sont accueillies, ce cadre philosophique d’analyse, en plaçant au cœur de son interprétation la dimension de vulnérabilité, positionne l’explication de l’hospitalité du point de vue des accueillants et évacue les possibilités d’hostilité entre les deux partis. Le double écueil d’évacuation de l’hostilité et du rôle des accueillis dans la conceptualisation théorique de l’hospitalité mérite d’être atténué afin de mieux saisir la complexité de cette relation duale. Nous postulons qu’une des origines de ces écueils se loge dans la conception qui est faite de l’altérité dans ces théorisations de l’hospitalité.
Quel cadre théorique pour l’hospitalité ?
L’altérité unidimensionnelle des théories
- 14 Jean-Louis Genard, « Pourquoi l’hospitalité ? », SociologieS [en ligne], 2018.
5Ainsi, la littérature scientifique peine à cerner comment la définition de l’altérité alimente la relation, qu’elle soit hospitalière ou hostile, voire, le rôle que cette définition joue dans l’ouverture ou la fermeture des communautés. Cette difficulté est partiellement attribuée à des conceptions implicites de l’altérité privilégiant une dimension des différences plutôt qu’une autre. Par exemple, considérer l’hospitalité comme un système de soin ne peut fonctionner que si l’altérité est réduite à la vulnérabilité (qu’elle soit juridique, pragmatique, ou autre) des accueillis. De la même façon, lorsque l’anthropologie conçoit l’hospitalité comme une manière de transformer l’autre en membre d’une communauté, c’est la différence essentiellement culturelle, les rites, croyances, valeurs qui sont principalement mis de l’avant. Certes, ces perceptions relèvent de spécificités disciplinaires propres à la science politique, la philosophie et l’anthropologie. Néanmoins, ces implicites conditionnent grandement les orientations théoriques et maintiennent les deux écueils évoqués précédemment. Ils ne sont pas incompréhensibles, cette altérité perçue comme « extrême », complètement inconnue peut être attribuée, notamment, au contexte de remise au goût du jour du concept, spécifiquement en Europe avec ce qui a été nommé la « crise migratoire »14. Dans ce contexte, les accueillis sont des migrants, voire, déplacés forcés dans des conditions de mobilité et de résidence précaires, et leur altérité est perçue comme totale : par leur vulnérabilité, ou encore, leurs différences culturelles, linguistiques, religieuses, entre autres. Et pourtant, au-delà de ce contexte social et politique, il paraît problématique, au niveau théorique, de ne pas se concentrer sur la source d’altérité que représentent les accueillants pour les accueillis, ou encore des vulnérabilités que la relation hospitalière implique pour les hébergeurs. Nous proposons d’essayer de contourner l’oubli de l’ambivalence ainsi que des accueillis en adoptant une conception de l’altérité différente. Cette dernière ne serait plus une caractéristique extérieure à la relation hospitalière, mais plutôt issue de la relation hospitalière.
La figure du pont : une conceptualisation plus complète des relations hospitalières
6Dans cette optique, nous suggérons que : 1° la relation hospitalière ne doit pas être conceptualisée uniquement comme l’association de deux partis inégalitaires et étrangers, mais comme un nouvel ensemble social ; 2° ce nouvel ensemble nourrit par la différence entre les rôles d’accueillants et d’accueillis crée une altérité spécifique ; 3° cette altérité n’est pas exclusivement définie par les caractéristiques sociales, culturelles des individus, au contraire, elle provient essentiellement de la relation et du contexte hospitalier. De cette façon, on parlerait d’une altérité issue de la situation hospitalière et reconfigurée par la différence de statuts qu’implique cette relation : l’un quitte son chez-soi se déplace vers l’altérité tandis que l’autre voit son chez lui modifié par la rencontre avec cette altérité. Ainsi, ce ne sont pas exclusivement les différences « hors » de la relation hospitalière qui alimentent les adaptations, négociations entre accueillants et accueillis, mais bien le remaniement de ces différences au sein de la cohabitation.
- 15 Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de socio (...)
- 16 Thierry Paquot, « En lisant Georg Simmel », Hermès La Revue, 2012, 63(2), p. 24.
Pour pouvoir faire ce basculement dans la conception de l’altérité, il faut considérer la relation hospitalière comme un nouvel ensemble social avec ses propres caractéristiques qui ne sont pas réductibles à l’addition de deux cultures, statuts ou d’autres caractéristiques « extérieures » au contexte d’hospitalité. Cette vision théorique est directement inspirée par la pensée de Georges Balandier à propos de sa lecture des rapports sociaux en contexte colonial. L’anthropologue affirme à propos de la situation coloniale que le contact se fait entre groupements sociaux et non entre des cultures préexistantes sous la forme de réalités indépendantes. Ce postulat implique de considérer la société coloniale non pas comme une société composée de deux ensembles distincts, en ce cas, les colons et les colonisés, mais comme un nouvel ensemble social, « comme un complexe, une totalité »15. Si cette conception est pertinente pour le contexte colonial, elle fonctionne aussi très bien pour analyser la relation hospitalière. Pour compléter cette idée, la notion de pont telle que définie par Georg Simmel permet de mieux cadrer l’analyse des relations hospitalières. En effet, dans son texte « Pont et porte », une section de La Tragédie de la culture, le sociologue allemand se questionne sur la mise en relation entre individus en utilisant tantôt l’image du pont qui relie deux rives sans contact jusqu’alors, et tantôt, l’image de la porte qui permet de passer entre l’intérieur et l’extérieur. Comme le résume Thierry Paquot : « Pour le dire autrement, la porte sert de seuil entre deux univers, tandis que le pont fabrique un univers »16. Penser la relation hospitalière comme un nouvel ensemble social, comme une sorte de nouvel univers permet de mieux cerner les jeux et enjeux d’altérité sans évacuer ni l’ambivalence menant à l’hostilité ni les accueillis de l’analyse de cette relation. Ainsi, nous posons que la relation hospitalière « produit » un éclairage spécifique sur les altérités des individus. Cette reconfiguration des altérités est directement issue du contexte hospitalier et notamment de l’asymétrie des statuts d’accueillants et d’accueillis. Bien sûr, elle est reliée aux autres caractéristiques des personnes qu’elles soient sociales, culturelles, individuelles. Néanmoins, elle provient essentiellement de la relation et du contexte hospitalier, c’est pourquoi elle est nouvelle pour les deux partis, car jamais perçue ou découverte auparavant.
- 17 Pauline Neveu, « Le couchsurfing : une forme d’hospitalité touristique entre familiarité et altérit (...)
Ainsi, si l’hospitalité est un nouvel ensemble social on évite de privilégier son explication et son analyse en se basant sur les perceptions et attitudes des accueillants. Cette conceptualisation permet d’éclairer tous les contextes hospitaliers avec une prise en compte plus fine des repositionnements impliqués par la cohabitation, tout particulièrement, car elle intègre les contextes d’hospitalités où il y a des similarités prononcées entre accueillants et accueillis. En effet, reconnaître que le pont relationnel qu’est la relation hospitalière rebat les altérités et leurs perceptions permet de mieux saisir comment l’hospitalité peut passer à l’hostilité même dans un contexte d’accueil où les individus impliqués se ressemblent. On comprend comment des relations d’accueil entre personnes très proches socialement ou membres d’une même famille, par exemple, suscitent des tensions. Cela est dû à la « découverte » d’une certaine altérité qui prend racine dans la cohabitation17. Si on applique cette réflexion à d’autres situations, comme celle des personnes déplacées qui n’ont pas choisi de quitter leur lieu de vie, saisir les enjeux de cette altérité hospitalière permet de comprendre certains modes d’hospitalité ou d’hostilité. Car si l’accueil des personnes vulnérables se fait principalement entre mêmes personnes déplacées, cela n’empêche pas des rejets, conflits, tensions qui sont directement liés à cette altérité hospitalière, en plus, des vulnérabilités de conditions ou des effets de violences des structures. Enfin, ce positionnement théorique a l’avantage d’inclure dans les observations et analyses, autant la personne qui se déplace que celle qui est déjà sur le territoire d’accueil, contournant ainsi le biais théorique de se concentrer plus sur l’un que sur l’autre. Une fois que cette perspective est posée, il convient d’essayer de l’appliquer à des situations d’hospitalités localisées.
Intérêt d’application de cette perspective : comprendre pourquoi l’hostilité et l’hospitalité émergent dans des contextes de mêmeté
- 18 Anne Gotman, Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Pa (...)
7Comme mentionné précédemment, cette approche permet de comprendre pourquoi des situations de cohabitation entre personnes partageant des caractéristiques sociales similaires peuvent aussi basculer vers de l’hostilité. Un exemple très intéressant puisé dans les travaux d’Anne Gotman concerne une situation de cohabitation entre membres d’une même famille, donc des personnes qui se connaissent déjà et dont on sait qu’elles partagent des similarités sociales. Dans le chapitre à propos de « La construction et la régulation des altérités », la sociologue décrit comment l’altérité est différemment tolérée en fonction de l’individu qui en est porteur. De cette façon, la nièce végétarienne qu’une tante doit accueillir gêne, car son régime alimentaire n’est pas habituel dans la maisonnée, l’hôte mentionne « […] en plus elle n’aime pas les pâtes, elle n’aime pas le riz, c’est un vrai problème… »18. Cet exemple permet de comprendre comment l’altérité irréductible de la relation hospitalière met fin à la situation d’hospitalité, la sociologue conclut :
- 19 Ibid. p. 261.
« Souvent aussi, la relation d’hospitalité ne parvient pas à s’accommoder des différences d’un autre qui reste étranger ; […]. Ces différences refoulées, incorporées dans des individus singuliers, signent la fin de l’hospitalité »19.
- 20 Une forte homophilie sociale est en effet présente dans le réseau. Ce sont des jeunes (en moyenne 2 (...)
8Cette nouvelle totalité qu’est la relation hospitalière change l’éclairage sur les individus impliqués, et le régime végétarien, habituellement anecdotique, est caractérisé de problématique. De façon complémentaire, le contexte touristique peut-être intéressant comme lieu d’application de cette perspective conceptuelle qui considère la relation hospitalière comme un lieu de réagencements des altérités. La cohabitation impliquée par la situation touristique, principalement due à des lieux communs occupés par différents groupes hétérogènes ou non, favorise les possibilités de contacts, de conflits, de tensions tout comme d’échange ou de métissage. Le cas de notre recherche doctorale : le réseau touristique d’échange d’hospitalité Couchsurfing, dont les membres cohabitent gratuitement durant quelques jours, permet de cerner comment sont remaniées les altérités dans un contexte d’hospitalité entre inconnus similaires socialement20. L’exemple de Samuel un couchsurfeur québécois de 34 ans qui a hébergé un jeune couchsurfeur français en processus de visite, puis d’immigration, à Montréal décrit un invité modèle avec qui il a partagé des moments conviviaux et agréables. Durant les jours qui se sont renégociés en semaine de séjour, ils ont partagé leur repas, découvert les parcs aux alentours de la métropole ou encore les multiples restaurants autour de l’appartement de Samuel. Et pourtant, au moment où les deux couchsurfeurs décident de faire une collocation ensemble, la relation se dégrade et s’envenime jusqu’au conflit se résolvant uniquement par la dissolution de la collocation. Lors de son entretien, Samuel a posteriori analyse justement le nœud du quiproquo :
On a le côté visiteur qui respecte chez qui il est temporairement parce que c’est pas chez lui. Il respecte les meubles, il respecte la vaisselle, il respecte le ménage, la maison. Et quand il arrive pour vivre, bah là il s’impose, il est différent. Et là, c’est pas la même chose.
9Ainsi, dans certains cas de figure, les reconfigurations hospitalières basées sur les différences de statuts peuvent permettre de faciliter l’hospitalité, comme c’est le cas pour Samuel, car l’altérité est modelée de telle façon qu’elle n’est pas menaçante pour la relation hospitalière. Cependant, lorsque les statuts inégalitaires disparaissent alors l’hospitalité se termine, l’altérité se transforme, l’hostilité apparaît, et la relation de cohabitation doit se terminer. Dans d’autres contextes, la reconfiguration de l’hospitalité exacerbe des différences, comme le régime alimentaire d’un membre de la famille avec qui on a déjà partagé de nombreux repas auparavant. Ce constat vaut aussi pour les invités, comme dans l’exemple de Pamela, une Française d’une trentaine d’années qui décide, après avoir travaillé en Grèce pendant un an, de faire un voyage en Australie avec une amie en utilisant le réseau Couchsurfing. Lorsque je lui demande de me décrire son expérience de cohabitation la plus désagréable, elle évoque un hébergeur australien « radin » :
Donc en fait, je me fais héberger en Australie et je pense que le gars devait être très… très radin et que… je suis pas sûre pourquoi il hébergeait, je pense qu’il devait héberger pour lui après l’utiliser et se faire héberger, je suis pas sûre. Il n’était pas antipathique, mais il avait une personnalité particulière où… oui, il était d’une part un peu radin. Donc euh, ’fin, moi en général sur Couchsurfing, je fais les courses, je fais à manger, mais en fait, lui, il vient avec nous faire les courses, mais il prend des tas de choses à lui parce qu’il savait qu’on allait clairement payer. Donc c’est un petit peu… des petites choses comme ça que… il calculait un peu les choses.
10Bien sûr, il est difficile de savoir si l’hébergeur se permet cette attitude utilitariste puisqu’il est maître de maison, ou bien s’il aurait agi comme cela dans tous les contextes sociaux. Ce qu’il convient de retenir, c’est que de nouveau la relation hospitalière éclaire des différences qui resteraient invisibilisées dans un autre contexte social. Dans ce cas, l’altérité est refondue par la relation hospitalière et se manifeste via une forme d’exploitation, comme c’est souvent le cas pour les invités qui ont le statut le plus dominé. À noter que cela ne les empêche pas de faire preuve de formes de résistances. Dans cet exemple, Pamela et son amie n’iront plus faire les courses avec leur hébergeur et elles partiront quelques jours avant la fin de leur séjour chez lui afin d’aller en auberge de jeunesse. Ainsi, dans les trois exemples évoqués, l’altérité, tolérée dans d’autres contextes, se voit remodelée dans et par la relation hospitalière, cette reconfiguration peut déboucher tout autant sur des formes d’hostilité que d’hospitalité.
Conclusion
11L’approche en termes de nouvel ensemble social permet de mieux saisir comment la reconfiguration des altérités dans la relation hospitalière peut perturber les accueillants, comme les accueillis. Ces réagencements contextualisent les échanges qui prennent une tournure hostile pendant la relation hospitalière ou une fois qu’elle se termine. De cette façon, saisir les enjeux de reconfiguration des altérités permet de mieux comprendre certains modes de coopération ou de conflit, et ce, pour les deux rôles de la relation. Être accueilli, ou accueillir, c’est ainsi se confronter à un nouveau type d’altérité qu’on ne connaissait pas auparavant et qui débouche sur des facilitations à l’hospitalité ou à l’hostilité. Évidemment cette source d’altérité n’est pas exclusive dans la compréhension des repositionnements sociaux que l’hospitalité implique. Les identités des individus ne se dissocient pas, ne se scindent pas dans la pratique et l’hospitalité peut prendre fin prématurément à cause de différences culturelles, sociales, juridiques, générationnelles, ou autres, clairement identifiables. Néanmoins, nous pensons que l’approche proposée a le mérite de cerner les particularités de multiples contextes sociaux hospitaliers avec une complexité qu’une analyse en termes d’altérité unidimensionnelle, privilégiant l’étrangeté ou la vulnérabilité de l’autre, ne peut pas atteindre. Enfin, elle permet de souligner que la fin nécessaire de la relation asymétrique qu’est l’hospitalité se construit sur une reconnaissance de l’altérité particulière à la relation. Lorsque les deux partis sont « chez eux » et basculent vers une relation moins inégalitaire, la reconnaissance de l’altérité doit être renégociée et réactivée à ce moment sous peine d’arrêt de la relation tout court. Il s’agit là d’un point central dans à une compréhension fine de l’hospitalité, parfois source de tensions et de conflits, mais aussi, de soutien et d’entraide.
Notes
1 Anne Durfourmantelle et Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, « Petite bibliothèque des idées », 1997, p. 135.
2 Benjamin Boudou, « La traversée du politique : Derrida et Ricœur entre pureté de la philosophie et tragique de l’action », Raisons politiques, 2012, 45(1), p. 211-233.
3 Jacques T. Godbout, « Recevoir, c’est donner », Communications, 1997, 65(1), p. 35-48.
4 Cette remarque vaut pour n’importe quel niveau d’analyse, qu’il soit à l’échelle de deux individus ou de groupes de population plus larges.
5 Hervé Le Bras, « L’hospitalité comme relation », Communications, 1997, 65(1), p. 143-148.
6 Tom Selwyn cité par Paul Lynch, Jennie Germann Molz, Alison Mcintosh, Peter Lugosi et Conrad Lashley,« Theorizing hospitality », Hospitality & Society, 2011, vol. 1(1), p. 6.
7 Annick Germain, « L’Autre, là on ne l’attendait pas. L’expérience d’une ville multiethnique, Montréal », Les Annales de la recherche urbaine, 2003, 94(1), p 16-23.
8 Benjamin Boudou, Théorie politique de l’hospitalité. Les relations de pouvoir aux frontières des communautés politiques, Paris, Institut d’Études Politiques de Paris, « Programme doctoral Théorie politique », 2013, p. 399.
9 Jacques Derrida, De l’hospitalité (Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre), Paris, Calmann-Lévy, 1997.
10 Marie-Claire Grassi, « Pour une histoire de l’hospitalité », in Alain Montandon (éd.), Lieux d’hospitalité : hospices, hôpital, hostellerie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « Littératures », 2001, p. 28.
11 Angels Santa, « Le rôle de l’auberge dans la littérature populaire. Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas et les Pardaillan de Michel Zévaco » in Alain Montandon (éd.), Lieux d’hospitalité : hospices, hôpital, hostellerie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « Littératures », 2001, p. 415-429.
12 Guillaume Le Blanc, « Politiques de l’hospitalité », Cités, 2011, 46(2), p. 87.
13 Patrick Verspieren, « L’hospitalité au cœur de l’éthique du soin », Laennec, 2006, 54(4), p. 33-49.
14 Jean-Louis Genard, « Pourquoi l’hospitalité ? », SociologieS [en ligne], 2018.
15 Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, 1951, vol. 11, p. 18.
16 Thierry Paquot, « En lisant Georg Simmel », Hermès La Revue, 2012, 63(2), p. 24.
17 Pauline Neveu, « Le couchsurfing : une forme d’hospitalité touristique entre familiarité et altérité », Mondes du tourisme, 2017, 13, p. 1-15.
18 Anne Gotman, Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Paris, Presses universitaires de France, « Le lien social », 2001, p. 246.
19 Ibid. p. 261.
20 Une forte homophilie sociale est en effet présente dans le réseau. Ce sont des jeunes (en moyenne 27 ans) diplômés issus des classes moyennes et supérieures de leur société (David Picard, Sonja Buchberger, Jennie Germann Molz, Dennis Zuev, Chen De-Jung, Bernard Schéou, Jun-E Tan, Paula Bialski et Nelson Graburn, Couchsurfing Cosmopolitanisms. Can Tourism Make a Better World ?, Bielefeld, [transcript], « Culture and Social pratice », 2013, p. 187). Pour plus de détails à propos de la méthodologie qualitative employée dans cette recherche, se référer à Pauline Neveu, « Entre profils et discours : tentative de complémentarité méthodologique entre le “en ligne” et le “hors-ligne” dans un réseau d’hospitalité », L’ère du numérique : quelles possibilités et quels défis pour la recherche qualitative ?, 2018, p. 51-67.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Pauline Neveu, « L’« altérité hospitalière » : pour une prise en compte des différences inhérentes à la relation d'hospitalité », Revue de l’Institut de Sociologie, 91 | 2022, 159-169.
Référence électronique
Pauline Neveu, « L’« altérité hospitalière » : pour une prise en compte des différences inhérentes à la relation d'hospitalité », Revue de l’Institut de Sociologie [En ligne], 91 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 11 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ris/986
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